« J’ai attendu trente ans pour une seule journée de déposition »


Vann Nath photographié au cours d'un atelier avec Sera et une dizaine de jeunes artistes cambodgiens au centre Bophana au début de l'année 2009. (Anne-Laure Porée)
Vann Nath photographié au cours d'un atelier avec Sera et une dizaine de jeunes artistes cambodgiens au centre Bophana au début de l'année 2009. (Anne-Laure Porée)



Le procès a-t-il réussi à démontrer le degré de responsabilité de Duch ?
Pas de manière approfondie. Quand Duch argumente qu’il a reçu des ordres fermes et indiscutables, c’est presque lui qui devient une victime parce qu’il a reçu des ordres. C’est contraire à ce que je sais de lui à l’époque. Le tribunal n’a pas réussi à démontrer avec exactitude l’étendue du pouvoir de Duch à la tête de S21. Duch dit par exemple qu’il n’avait pas la possibilité d’aider qui que ce soit mais en réalité il était un dirigeant extraordinaire, au sens propre du terme. Il était au sommet. Bien sûr qu’il a reçu des ordres mais le pouvoir qu’il avait en main pour décider des choses, il s’en est servi.


En quoi ce procès a-t-il été utile ?
La seule chose que j’ai vue depuis deux ans, c’est que le fonctionnement du tribunal est différent de ce qui se pratique dans le pays, des débats ont lieu. Mais pour moi ce n’est pas le plus important. Le plus important, c’est comment on solde les comptes avec l’accusé. Lors de ma déposition, j’ai pu mesurer la différence entre mes droits, ma liberté de parole et ceux de l’accusé. Dès qu’on essaye d’aller au-delà de la question posée, on vous arrête tout de suite. L’accusé, lui, choisit de répondre ou pas.


Que retenez-vous d’autre de votre témoignage au procès ?
Que j’ai attendu trente ans pour une seule journée de déposition.


Quelle image gardez-vous de Duch ?
Duch ne dit pas les choses clairement, il les contourne tout le temps. Et puis à la fin il demande sa libération. Comme il était un dirigeant hors du commun, il devrait accepter ses crimes. Pourquoi demande-t-il sa libération ? Lui n’a jamais appliqué de mesure de libération à aucun détenu de S21 quand il en était le directeur.


Duch est-il un manipulateur ?
Quand il y a des documents, des preuves, il reconnaît ses crimes. Il a l’habitude de dire ce qu’ont fait ses subordonnés et de les couvrir en tant que responsable. Mais en même temps, il y a des choses qu’il a faites et qu’il réfute, par exemple le règlement des interrogatoires, que j’ai vu moi-même dans la salle d’interrogatoire. Il dit que ce règlement n’a jamais existé. Il dit aussi qu’il n’est jamais allé dans une salle d’interrogatoire, alors comment sait-il qu’il n’y avait pas de règlement dans ces salles ?
Autre exemple, à propos des cordes. J’ai vu de mes propres yeux, la nuit, qu’elles servaient lors de séances de torture à suspendre des hommes attachés par les bras dans le dos. Duch a dit que ça n’existait pas, il a contesté. Alors c’est pour moi une très grande déception. Quelqu’un ‘d’extraordinaire’ reconnaîtrait avoir tué des milliers de personnes et ne demanderait pas à être libéré. Lâcheté, opportunisme… En khmer, on a un proverbe : « Quand la tête (du poisson) est cuite, tu manges la tête ; quand la queue est cuite, tu manges la queue. »

A lire : Dans l’enfer de Tuol Sleng, Vann Nath, édité par Calmann-Lévy.



Un homme en convalescence
A la fin du mois d’avril, Vann Nath a eu de gros problèmes de santé. Un appel urgent lancé par le réalisateur Rithy Panh a mobilisé suffisamment de donateurs pour permettre de financer ses soins médicaux. Aujourd’hui Vann Nath continue de récupérer.
Alors que les accusés Khieu Samphan, Ieng Sary, Nuon Chea, Ieng Thirith et Duch bénéficient gratuitement d’une assistance médicale, rien n’a été créé ou imaginé pour venir en aide à des témoins majeurs comme Vann Nath. Pas de fond de solidarité. Pas d’initiative en faveur des victimes. Juste des initiatives individuelles en marge du monde des puissants qui eux, faut-il le préciser ?, sont dispensés de frais médicaux…


A voir :

Le site du Cercle des amis de Vann Nath

Site web sur Vann Nath

«Duch est, une fois de plus, prisonnier d’enjeux qui le dépassent»


François Roux lors de sa plaidoirie le 26 novembre 2009. (Anne-Laure Porée)
François Roux lors de sa plaidoirie le 26 novembre 2009. (Anne-Laure Porée)



Que pensez-vous des arguments juridiques de Kar Savuth qui n’ont pas changé depuis le début du procès ?
En droit c’est une question qui peut se poser de savoir si Duch faisait partie des principaux responsables. Nous avions renoncé à la poser dans la mesure où Duch avait dit qu’il voulait être jugé par les Chambres extraordinaires, qu’il voulait reconnaître sa responsabilité et plaider coupable.


Si les procureurs avaient solidement démontré que Duch était un haut responsable, est-ce que Kar Savuth aurait pu continuer à tenir cette ligne ?
Je pense qu’il l’aurait fait quand même. J’ai apprécié que Chea Leang, le premier jour du procès, anticipe ça et explique que Duch était un haut responsable au regard de la jurisprudence du Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie (TPIY). En fonction d’un certain nombre de critères, on peut considérer que quelqu’un est un des principaux responsables. Elle a dit que Duch remplissait ces critères. J’aurais espéré qu’elle reviendrait là-dessus vendredi, elle ne l’a absolument pas fait. C’était le moment où jamais.


Etait-ce le moment pour Kar Savuth de poser cette question ?
Cette question pouvait se poser au début. Et justement elle ne pouvait être posée qu’au début. C’est ce qu’on appelle une question préliminaire. Or au début du procès, et ça, c’est Silke Studzinsky qui l’a bien redit, quand Kar Savuth évoque cette question, Robert Petit prend la parole, il comprend que la cour est interpellée sur l’incompétence et veut clarifier les choses. Kar Savuth répond : « Non, non, non, je ne soulève pas l’incompétence ». Pour moi soulever une question à contretemps, c’est le pire.  On n’en a pas le bénéfice, on en a que les inconvénients.


Comment analysez-vous ce qui s’est passé vendredi (la demande de libération de Duch et d’acquittement formulée de nouveau par Kar Savuth) ?
Je pense qu’il faut bien entendre le discours de Kar Savuth. Kar Savuth dit à la chambre : il y a 14 personnes qui font partie des hauts dirigeants et principaux responsables, pas un de plus. Et sur ces 14 personnes, 11 sont mortes et les 3 autres vous les avez. Donc occupez-vous des trois que vous avez et fichez la paix aux autres. En substance, c’est ce qu’il dit : « Je vous demande de rendre une décision dans laquelle vous allez écrire que vous vous occupez des 3 personnes que vous avez. Pas un de plus. » Suivez mon regard. C’est exactement le même discours qu’a tenu Hun Sen il y a quelque temps.


Quelle est la part de Kar Savuth et quelle est la part de Duch dans cette affaire ?
Je ne connais pas un seul prisonnier au monde, même pétri de remords, à qui son avocat dit « Je vais ouvrir la porte de la prison » et qui réponde « Non je reste dedans ». J’en connais un seul qui l’ait fait, c’est Gandhi. C’était dans d’autres circonstances. Et aussi José Bové. A part ça je ne connais aucun prisonnier qui dirait « Je ne prends pas ». Ce n’est pas Duch qui est en cause, c’est un prisonnier lambda.


A-t-il la moindre chance d’acquittement ?
J’imagine que s’il le plaide, Kar Savuth le pense. S’il ne le pensait pas, et s’il le faisait quand même, ce serait grave, terrifiant.


Cette option ne vous paraît-elle pas possible ?
Je ne veux pas l’imaginer. Une des raisons pour lesquelles Kar Savuth peut penser que l’acquittement marche c’est qu’il faut 4 voix (sur 5) pour obtenir une condamnation. Par exemple sur la question de la compétence, pour dire « Nous sommes compétents », il faut quatre voix dont celle d’un juge international.


Pourquoi pensez-vous que Kar Savuth cherche une décision écrite des juges limitant le nombre d’accusés ?
La seule chose qui peut être intéressante pour ceux qui souhaitent que le tribunal se limite à trois accusés c’est qu’il y ait une décision écrite. Et là on est dans une alliance quand même assez étonnante avec les procureurs cambodgiens qui ne veulent pas qu’il y en ait plus. Je n’ai pas trouvé la procureure cambodgienne très pertinente face à Kar Savuth. Objectivement, si Kar Savuth plaide ça, il est d’accord avec Chea Leang. Alors qu’entendent les trois magistrats cambodgiens ? Le même discours côté procureure et côté avocat de la défense. Quand je dis que les Cambodgiens parlent aux Cambodgiens… N’oublions pas que dans le discours de Kar Savuth  il y a « Vous ne devez pas toucher à la souveraineté du Cambodge ». Ce mot « souveraineté » est apparu pour la première fois au mois de mars. Ce qu’il adresse aux trois magistrats cambodgiens est loin d’être neutre. Je peux me tromper dans l’interprétation mais je ne suis pas hors sujet quand j’entends Hun Sen dire « Je n’en veux pas plus », quand je sais que Chea Leang n’en veut pas plus et que Kar Savuth dit « Il n’en faut pas plus ».
Si c’est ça qu’on essaye de faire acter, ce n’est pas Duch qui est en cause. Ce qui me trouble profondément, c’est qu’il est à nouveau, une fois de plus, prisonnier d’enjeux qui le dépassent. C’est fascinant quand on pense à qui est Duch. Jusqu’au bout il aura laissé d’autres décider de sa propre vie.


C’est difficile de croire qu’il ne réalise pas ce qui se passe…
Il réalise. Pour réaliser, il réalise ! Mais qu’est-ce qu’il peut faire ? Théoriquement, oui, ça aurait été géant si il s’était levé en disant « Non ! Je ne veux pas. Je plaide coupable ! » Là on projette… Pour les victimes ça aurait été extraordinaire, et tactiquement, ça aurait été le meilleur moyen d’obtenir les plus grosses circonstances atténuantes. Mais Duch ne le fait pas. C’est fou ! C’est à la fois l’obéissance et en même temps c’est terriblement humain. Il est totalement un homme quand il dit « Libérez-moi ! »


Ne croyez-vous que Duch a pu jouer deux fers au feu : vous utiliser pour enfoncer les procureurs et laisser Kar Savuth tenir sa ligne pour prendre une décision au dernier moment ?
Non, pas du tout. Pas d’après ce que je connais de lui. Et puis un détenu est toujours entre les mains de ses avocats. C’est une situation impossible pour lui puisqu’il a deux avocats qui disent deux choses différentes. Forcément il donne la priorité à l’avocat cambodgien. Forcément ! Moi je m’en vais… Même si je suis très meurtri par ce qui s’est passé, je garde une certaine estime pour Kar Savuth qui depuis dix ans, sans être payé par qui que ce soit, a rendu visite régulièrement à Duch. C’est la réalité. Il lui a amené des livres, des vêtements… Je suis convaincu que Kar Savuth est bon et généreux.


Est-ce qu’il n’y aurait pas un deal entre Kar Savuth et Duch sachant que les CETC parties, Duch se retrouverait dans une prison cambodgienne ?
Je suis persuadé qu’il y a des choses qui nous dépassent. Mais, au début, Duch le premier acceptait la compétence des chambres. Je crois que les choses se construisent après. Je ne sais pas comment, ni pourquoi. Nous ne pouvons pas dire que nous avons été pris totalement par surprise puisque c’était des thèmes qui avaient surgi au mois de janvier, au mois de mars. La vraie surprise, c’est que je croyais que Kar Savuth les avait abandonnés. Ça c’est le coup de poignard. Vous préparez une plaidoirie avec votre co-conseil et il dit l’inverse de ce qui a été prévu.


Est-ce que vous vous retirez ?
Pas jusqu’au délibéré. Je crois que j’ai encore des choses à dire pour Duch. Pour le moment, le choix que je fais c’est de dire que je ne veux pas qu’il paye le prix de ce qui vient de se passer. La démission pourrait être une stratégie. Mais je suis tellement persuadé que ce qui lui a été suggéré va à l’encontre de ses intérêts que tant qu’il ne m’aura pas dit « Je ne vous veux plus », j’essayerai de lui éviter le pire.


Mais sa déclaration de vendredi fiche tout en l’air…
Non, je m’y refuse ! Je m’y refuse. C’est précisément ça que je ne veux pas. Ce n’est pas lui qu’on doit blâmer pour ce qui s’est passé vendredi. On lui a dit qu’on allait ouvrir la porte de la prison…


Pourquoi dites-vous qu’on ne peut pas le blâmer ? Il a quand même fait un choix…
Jusqu’au bout il était dans une situation infernale. Je ne suis pas du tout sûr qu’au moment où il a fait ce choix, il l’a bien mesuré. Finalement, vendredi, j’ai vu l’homme que je défends depuis deux ans et demi, avec cette ambiguïté qui est en lui, qui vient en partie de ce qu’il est, et en partie de ce qu’on a construit chez lui. Quand on parle de soumission… Il faudrait qu’on arrête de faire comme si les Khmers rouges n’avaient pas existé. On ne peut pas à la fois dire que c’était un régime criminel qui déconstruisait la personnalité et s’étonner que Duch fasse partie des gens à qui on a déconstruit la personnalité. En tant que cadre du régime, il a « accepté » qu’on déconstruise sa personnalité.


N’y a-t-il aucune manipulation de sa part ?
Ce n’est pas l’homme que je connais et que je côtoie. Les psychologues l’ont dit, il n’y a pas de perversion chez Duch. Est-ce que c’est un manipulateur ? Non, pas du tout. Il faut écouter ce que disent les psychologues. C’est leur métier quand même.


Quels sont les risques pour Duch ?
Je ne sais pas. Ce que j’espère vraiment c’est que la Chambre ne lui en tiendra pas rigueur si elle estime que l’exception d’incompétence soulevée par Kar Savuth est inappropriée. Kar Savuth n’a jamais plaidé que Duch n’est pas coupable, il n’a pas dit « Acquittez-le parce qu’il n’est pas coupable ! » Il a dit « Acquittez-le parce que la chambre n’est pas compétente ! » A aucun moment ce n’est une remise en cause de sa culpabilité. Pour les juristes c’est ce qu’on appelle un moyen de droit.


Alors en réalité, il n’y a pas de désaccord au sein de la défense…
Si ! Le désaccord profond vient de ce que je considère qu’il ne fallait pas soulever cette question. J’en veux autant aux procureurs. Ils portent une part de responsabilités dans ce qui s’est passé. Cela aurait été différent si, il y a un an, nous avions bâti quelque chose ensemble et non pas les uns contre les autres, avec un accusé qui veut plaider coupable, qui veut demander pardon, en disant « Faisons de cela un procès historique ! » Ils ont refusé. C’est au moment de leur appel que cette nouvelle stratégie se joue. A mon insu.


Vous les blâmez plus pour leur stratégie que pour leur démonstration sur le fond du dossier.
Ils n’avaient pas à faire cette démonstration. Elle est faite à partir du moment où Duch dit qu’il reconnaît tout.


Pourquoi conduire un procès s’il reconnaît tout ?
Parce qu’on part de ce qu’il reconnaît pour essayer d’examiner exactement ce qui s’est passé. Après, on essaye de comprendre les processus. C’est là le ratage. Duch nous livre tout, nous explique S21, le système, etc., ce qui est très important pour les procureurs et le dossier 002. Une fois qu’on a ça, on n’en reste pas là. Comment devient-on bourreau ? On a un accusé sous la main avec qui on peut travailler, discuter… Et une fois qu’on a fait ça, comment peut-on reconstruire, aujourd’hui ? Est-il impossible que les procureurs pensent ainsi ?


Dans leurs arguments, les procureurs estiment que Duch n’a pas tant coopéré que ça…
C’est lamentable ! Ils ne peuvent pas dire des choses pareilles.


Quels sont les exemples concrets de cette collaboration ?
Pendant la procédure des juges d’instruction, ils lui ont donné je ne sais plus combien de documents à commenter. Si ça ce n’est pas de la coopération ! Duch retournait dans sa cellule avec des pages et des pages et il expliquait : là voilà ce qui s’est passé, le monsieur noté ici voilà qui c’est, quelles étaient ses responsabilités. Duch l’a fait sans jamais fuir ses propres responsabilités ! Ils lui ont donné une foule de choses, des confessions, des articles de presse, des carnets d’interrogateur. Ils lui ont donné le livre de David Chandler. « Faites-nous vos commentaires ! » C’est énorme le travail qu’il a fait ! Il a passé une année d’instruction à gratter pour répondre aux juges d’instruction et aux procureurs. Parce que les procureurs ont aussi donné des tonnes de pièces. Une fois ils sont arrivés avec 300 questions ! C’est toujours plus, toujours plus, et jamais l’essentiel. Ils avaient un homme qui pouvait leur donner l’essentiel et eux se noient dans les détails.


Là on parle de documents. Mais quand on commence à parler des cas concrets…
Attendez ! Les reconstitutions, ce n’est pas une coopération ? A l’époque, souvenez-vous de ce que j’ai entendu : « Mais que fait l’avocat de la défense ? Est-ce qu’il se rend compte que ça nuit à son client ? » Cela venait notamment de la presse anglo-saxonne qui ne connaissait pas les reconstitutions.


Duch a-t-il expliqué des choses pendant ces reconstitutions que vous ne saviez pas déjà ?
A Chœung Ek il ne pouvait pas expliquer grand chose mais on a fait tout le tour de S21. Plus qu’à la reconstitution, il a donné un nombre d’explications sur les documents… A commencer d’ailleurs par des traductions à hurler. Par exemple les procureurs présentent un document en disant qu’on voit la signature de Duch partout sur ce document. En fait c’était un griffonage. Toutes les instructions c’était ça : Monsieur Duch qu’est-ce qui est écrit ? Qui a signé ? Qu’est-ce que vous avez voulu dire ? Pourquoi est-il écrit ceci ? Par exemple l’organigramme de S21, c’est lui qui a tout donné, on n’avait rien ! Les maisons où il a vécu, les salles d’interrogatoire à S21, c’est lui qui a tout donné. Les procureurs n’avaient pas tous ces éléments.
Un autre exemple : quand on va à S21, il y a ces 14 tombes. Personne ne sait ce que c’est. Duch a expliqué qui étaient les quatre derniers prisonniers qui avaient été tués. C’était des militaires, qui eux-mêmes avaient tué des journalistes étrangers je crois. Quand Nuon Chea dit « Tuez tous ceux qui restent ! », Duch dit : « Moi je veux savoir pourquoi ils ont tué des journalistes étrangers. Il faut continuer à les interroger ». Ce sont les corps retrouvés sur les lits de S21. Ca n’enlève rien à la tragédie et à l’horreur mais ça a explicité un certain nombre de questions.


Vous avez cité l’exemple de la débandade pour dire que Duch avait été lâché par les dirigeants khmers rouges. Mais Duch c’était la sécurité, n’était-ce pas normal qu’il soit le dernier à partir ?
Il faut relire le livre de Philip Short, il n’est pas le dernier à partir parce qu’il est de la sécurité, il est le dernier à partir parce que personne ne lui a dit que les Vietnamiens arrivent. S’il avait eu pour instruction d’être le dernier à partir, il aurait détruit les archives. C’est la débandade générale. Duch part en sandales et en short. Ils l’ont laissé tomber comme une vieille chaussette, comme un chien fidèle.


Quelles sont les conséquences de ce coup de théâtre pour les autres tribunaux pénaux internationaux ?
Les CETC sont le seul tribunal avec deux co-avocats. Dans tous les autres, il y a un lead counsel et un co-counsel. Le lead counsel trace la ligne à suivre et tout le monde suit, on ne fait pas des coups au dernier moment. J’ai déjà fait cette comparaison : dans un avion il y a le pilote et le co-pilote. En cas de crise, c’est toujours le pilote qui a le dernier mot.


Pourquoi pensez-vous que le gouvernement cambodgien ne veut pas de ce tribunal ?
On paye l’absence de soutien du gouvernement qui a accepté sous la pression un tribunal dont il ne voulait pas. Il suffit juste de regarder comment il a été créé, toutes les difficultés accumulées en chemin pour comprendre que ce tribunal n’était pas souhaité et qu’aujourd’hui la présence des internationaux n’est pas forcément souhaitée non plus. C’est quand même le message que je retiens de tout ce qui s’est passé. Avoir un tel effondrement à la fin du procès Duch, c’est quand même envoyer un signal très fort : « Votre tribunal n’est pas le nôtre ». Comment la chambre va-t-elle juger ? C’est toute la question. Aujourd’hui les bonnes réponses, c’est la Chambre qui les a en main.

« Ce que je photographie est le résultat inéluctable de ce qu’on me donne la possibilité de faire »

John Vink en pleine action. (Anne-Laure Porée)
John Vink en pleine action. (Anne-Laure Porée)




Quel souvenir as-tu gardé de ce reportage en 1989 ?

Nous avions un interprète en permanence avec nous, nous étions surveillés. C’était un reportage très compliqué pour des raisons de sécurité et de logistique puisqu’à l’époque il n’y avait pas voitures, pas d’essence non plus et que les gens avaient d’autres chats à fouetter. On travaillait au rythme du couvre-feu. Alors pour aller à Sihanoukville, on roulait comme des fous avec un soldat armé comme garde du corps qui tirait en l’air par la fenêtre pour que les camions se rangent sur la route. C’était assez cow-boy ! On s’est arrêtés pour visiter le port et on est rentrés à Phnom Penh. On a vu beaucoup de choses malgré les conditions difficiles. A Choeung Ek, il y avait un stupa depuis deux ans environ. Au musée de Toul Sleng, il y avait des inscriptions sur les murs qui ont disparu. Le pont japonais [au nord de Phnom Penh] était cassé. Nous sommes aussi allés à Siem Reap. Photographiquement, c’était une très bonne récolte. Je regrette de ne pas avoir fait plus de photos des rues vides, des quartiers à l’abandon. On sentait que le pays était vraiment démuni, tout y était problématique, difficile, compliqué. Il y avait des gens paumés, sans solution, et ce silence de la ville, sans voitures, ni motos dans le paysage. Le pays était sous blocus à l’époque. C’était vraiment dur, l’état de choc subsistait mais il y avait beaucoup d’énergie, de persévérance. Et être là avec Serge Daney, c’était lumineux, c’était un feu d’artifice intellectuel en permanence. J’avais franchement du mal à suivre parfois…


Pourquoi regrettes-tu de ne pas avoir photographié par exemple le boulevard Monivong selon un axe nord-sud ?

J’aurais aimé pouvoir faire un simple « avant-après ». La photographie est un aide-mémoire, c’est pour ça que je fais des photos : pour raconter des histoires et pour me souvenir.


Depuis quand travailles-tu sur les Khmers rouges ?

J’ai commencé quand il a été question que le procès ait lieu. En 1999 j’ai fait une histoire sur l’héritage des Khmers rouges, un état des lieux à travers ce qu’ils avaient détruit. Plus tard j’ai travaillé sur le Centre de documentation du Cambodge (DC-Cam) qui joue un rôle central dans la récolte d’informations sur les Khmers rouges. Je n’ai jamais enquêté en tant que tel sur les Khmers rouges, ce n’est pas ma manière de travailler, il y en a d’autres qui font ça très bien par le texte, par leurs recherches. Je suis plus opportuniste que ça. J’essaye de voir comment traduire toutes ces histoires en photos : celles des victimes, des bourreaux, de leur éventuelle cohabitation dans un village. Ici, au Cambodge, les rapports ne sont pas conflictuels. Une fluidité dans les relations s’impose. Il faut éviter d’avoir des éclats, il faut garder les eaux calmes parce que sinon ça complique la vie de tout le monde. Comment traduire les Khmers rouges dans un contexte de calme apparent ? C’est ça qui me plaît. Par exemple il y a une grotte près de la ville de Battambang, c’est un très bel endroit qui n’a rien de spectaculaire ou de sanglant, c’est esthétique mais quand tu sais ce qui s’y est passé, ça prend une autre valeur.


Pourquoi viens-tu au tribunal tous les jours ?

Pour faire la photo du jour de Ka-set. Et puis j’aime bien voir quelle chemise a mis Duch… J’imagine qu’à un moment donné, une photo par jour ça va pouvoir être utilisé.


Tu viens tous les jours faire une photographie pour le site Ka-set que tu as contribué à fonder mais tu mènes en même temps un projet personnel autour de ce procès. En quoi consiste-t-il ?

J’ai démarré en me disant qu’une fois le procès commencé des tas de gens le couvriraient et qu’il serait temps pour moi de me retirer. C’était mon intention. En revanche je savais que peu de gens travailleraient sur tout ce qui se passait avant le procès. J’ai imaginé un livre sur cet avant-procès. Ce sont des photographies plutôt de l’ordre de la métaphore que du factuel. Or quand le procès a démarré, le tribunal a été plein pendant trois-quatre jours et puis plus personne. J’ai donc décidé d’ajouter un chapitre à mon projet de livre. Pour l’instant j’en suis à cinq ou six chapitres : les lieux, la mémoire, les protagonistes, la mise en place du tribunal, la Chambre préliminaire et le chapitre sur le procès de Duch, cas numéro 1.


Le photographe a moins de dix minutes pour photographier les parties civiles au procès numéro 2 qui sont de passage au tribunal. (Anne-Laure Porée)
Le photographe a moins de dix minutes pour photographier les parties civiles au procès numéro 2 qui sont de passage au tribunal. (Anne-Laure Porée)

Comment avancer avec les contraintes imposées par le cadre du tribunal ?

Je me conforme au déroulement du procès, notamment je prends Duch en photo tous les jours sur l’écran, je photographie la voiture qui va le chercher à la prison aussi bien que la nourriture qu’on a à manger, les conférences de presse, les captations, un lézard dans un arbre, l’eau pour les prisonniers détenus derrière le tribunal, de temps en temps un portrait. Là j’en suis encore à l’étape de la récolte. J’ai quelques idées avec les portraits de Duch sur écran, il y a moyen de faire quelque chose. Le tout c’est de traduire ce par quoi je suis passé avec ce procès en tant que spectateur vaguement privilégié.


Qu’est-ce que tu expérimentes en photographie ?

J’essaye de nouvelles lumières qui rendent l’image plus appétissante. C’est du gimmick. Je ne sais pas si je vais utiliser tout ça. J’essaye. J’utilise le flash en plein jour, je fais des gros plans sur l’écran. C’est tout ce que j’ai à me mettre sous la dent. Je photographie l’écran verticalement, pas horizontalement, pour acter le fait que je suis en train de faire une photo. C’est une interprétation de l’écran. J’utilise aussi un appareil très grand angle, un format plus ou moins panoramique. Tout ça c’est de l’ordre de l’artifice photographique, en deçà d’une limite à ne pas dépasser, fixée d’une manière empirique qui relève de mon éthique personnelle.  La photographie est déjà une manipulation de la vérité, je livre une interprétation de ce qui se passe.


De quel genre de manipulation parles-tu ?

La première fois que j’ai vu les Rolling Stones en concert, c’était parce que le pion de mon lycée travaillait pour la télévision et il nous a invité à faire le public. Les Rolling Stones n’étaient pas connus à l’époque. J’ai réalisé en direct que Mick Jagger est tout petit ! Alors qu’en contre-plongée ça disparaît. C’est la première fois que j’ai réalisé que l’écran ment très fort.


Tu as publié sur le site de Ka-set une photographie de Duch zoomée sur ses horribles dents, ça faisait un peu vampire, carnassier, ça engendrait une forme de dégoût. Pour dire quoi ?

L’idée c’est que sa bouche parle. J’ai donc photographié sa bouche. Ça a un côté très premier degré. Je crois que c’était limite mais d’un autre côté c’est sa bouche… [rires] Sous-jacent, il y a que ça me fait chier de photographier un écran. Est-ce que les juges vont se rendre compte de l’image qu’ils projettent à travers cette captation vidéo ? Est-ce qu’ils veulent que ça soit ces images-là qui soient perpétuées par l’histoire ? On me pousse à faire des trucs anormaux. Je préfèrerais de loin être dans la salle. Ce que je photographie est le résultat inéluctable de ce qu’on me donne la possibilité de faire. La photographie devrait avoir autant droit de cité dans l’histoire que la vidéo, l’écrit ou le son.

Plus les gens essayent de verrouiller l’image pour l’extérieur, plus on abonde dans l’autre sens, on essaye de contourner les interdits, de passer outre.

L’intelligence de certains leaders politiques comme Obama est d’avoir laissé plus d’espace aux médias pour travailler. Si le type est sincère, ça passe dans l’image. Verrouiller l’image n’est jamais bon. Il y a aussi une différence entre assurer une certaine sécurité, une intimité et prémâcher l’image pour les médias. Il y a une juste mesure à trouver. Ici ils verrouillent, ils ne se rendent pas compte qu’ils se tirent une balle dans le pied.


Quel est l’enjeu de ce verrouillage ?

Les juges ne savent pas à quoi sert une image, ils savent à quoi elle ne peut en aucun cas servir. La protection des témoins, le besoin d’avoir de l’ordre dans la salle… Ok, ça relève de la justice. Mais ici  nous sommes dans un procès historique. La dimension de transmission de ce qui s’est passé est très importante sinon ça ne sert pas à grand-chose. La justice est aussi là pour expliquer ce qui a amené les Khmers rouges à anéantir leur pays, pour l’avenir.


Si tu avais la liberté de le photographier, que chercherais-tu ?

Si je pouvais photographier Duch dans sa cellule ou de plus près, je chercherais à trouver la faille probablement, à faire des images où il correspond à l’image de tortionnaire que j’ai de lui. Et même si je cherchais la faille, il est certain qu’il aurait une toute autre image que derrière cet écran : celle d’un homme normal.


Comment as-tu commencé la photographie ?

J’ai fait mes premières photos à l’âge de 10 ans et mes premiers tirages à 12 ans. A 16 ans j’ai décidé de devenir photographe. Dans les années 1950, mon père était abonné à Life. Mais mes parents pensaient que les enfants ne devaient pas être confrontés à la guerre. Les numéros étaient planqués dans la cave, je les ai découvert par hasard. Ces grandes photographies, c’était ça la semence. Et puis dans le numéro 2 de Salut les copains, il y avait une rubrique sur les métiers de rêves présentant la carrière de Jean-Marie Perrier, le photographe de Johnny Halliday, Sylvie Vartan… Mes parents m’ont obligé à passer le bac et puis j’ai commencé par faire beaucoup de photo de théâtre. C’est une bonne école, les lumières sont difficiles. J’ai réussi à convaincre les troupes de me laisser monter sur scène pour être plus près des acteurs et livrer une interprétation photographique de leur jeu et non une reproduction. Cette expérience m’a aidé à trouver ma place dans l’espace et la distance par rapport aux gens. Après il me suffisait de reproduire ça dans la rue. Je suis entré à l’agence Vu en 1986 puis chez Magnum en 1993.

Réactions de lycéens à la deuxième journée de procès

Des lycéens attentifs à la déclaration de Duch. (Anne-Laure Porée)
Des lycéens attentifs à la déclaration de Duch. (Anne-Laure Porée)

Grâce au travail pédagogique organisé par le lycée autour du tribunal chargé de juger les anciens dirigeants khmers rouges, ces élèves sont nettement plus informés sur l’histoire de ce régime que les Cambodgiens des écoles publiques du pays. Ils le savent. Dans leur famille, il n’est pas toujours simple d’aborder cette période qui rappelle de trop douloureux souvenirs. Mais ils bataillent pour en savoir plus, pour comprendre. A l’issue de la projection des déclarations de Duch et ses défenseurs, ils ont accepté de partager leurs réflexions sur ce qu’ils venaient d’entendre et de voir.


A : Duch s’excuse en lisant son texte, sans expression. Et je me rappelle le témoignage de Chum Mey [rescapé de S21] qui racontait l’exécution de son bébé de deux mois. Est-ce que le Khmer rouge [Duch] a donné l’ordre ? N’a-t-il pas écrit de sa main « Tuez-les tous ? » Ce n’est pas parce qu’il a tué moins que d’autres qu’il faut le libérer. Si il y a une justice, il faut chercher les autres dirigeants et les poursuivre. Dire qu’il vaut mieux n’en poursuivre aucun s’ils ne sont pas tous jugés, n’a aucun sens.

Pour moi Duch assume, c’est tout. Il a demandé pardon. Est-ce qu’on peut le pardonner ? Non ce n’est pas possible pour l’instant.


B : J’avais posé deux questions à Kar Savuth : pourquoi il défend Duch et pourquoi Duch n’est pas un des plus hauts dirigeants ? Que ce soit en conférence au lycée, en visite à S21 ou au tribunal, j’ai entendu le même discours à savoir qu’il y avait 196 autres prisons et donc 196 autres directeurs de prison. J’attendais d’autres arguments de sa part. Comme l’ont dit les procureurs, S21 c’était le sommet de toutes les étapes.

Concernant Duch, est-ce qu’on peut appeler ça du courage ? Pourquoi il n’est pas venu s’excuser plus tôt ? Pourquoi trente ans après ? Je sais qu’il reconnaît mais j’ignore s’il pense ce qu’il dit. D’accord il y a eu des larmes échangées pendant la reconstitution judiciaire à S21 mais ces larmes ne valent pas celles des morts. D’accord il a reçu des ordres mais il était le dirigeant de S21. Les autres, eux, dirigeaient tout le pays.


A : Comme l’a dit le procureur, Duch est resté avec les Khmers rouges. Pourquoi ne s’est-il pas excusé plus tôt ?


B : Je ne crois pas qu’on puisse le laisser en liberté après ce qu’il a fait. Il essaye de montrer qu’il veut se faire pardonner. Mais depuis la chute du régime, il n’est pas venu par lui-même, il a attendu d’être arrêté pour s’excuser. S’il assume ses crimes, s’il reconnaît honnêtement sa responsabilité, alors il doit accepter d’être condamné. Personne ne va torturer ces anciens dirigeants khmers rouges. Vann Nath par exemple ne cherche pas la vengeance, il veut que quelqu’un explique.


C : Moi je suis touché par ce que dit Duch. Je lui dis merci de s’être excusé. Ce qu’il dit est peut-être sincère, mais je n’ai pas vraiment entendu qu’il voulait être jugé. J’ai entendu qu’il voulait être pardonné. Après trente ans, je pense que c’est un peu tard. S’il n’y avait pas eu la mise en place des Chambres extraordinaires au sein des tribunaux cambodgiens (CETC), on n’aurait pas entendu ses excuses, on n’aurait même pas entendu parler de sa mort. Il aurait continué à se cacher. Devant le tribunal, il ne va évidemment pas dire : « je n’ai rien fait ». Il y a des preuves. Ce ne sont pas des larmes qui vont changer tout. Ce n’est pas un petit dessin [réalisé par Duch et présenté au tribunal] qui va changer tout.

Quant à l’avocat cambodgien, il a répété au moins sept fois pendant son intervention qu’il y avait 196 prisons et 196 autres chefs à juger. Son argument c’est « tout ou rien ». Bien sûr que ce n’est rien 1 sur 196. Mais les statistiques ce sont juste des chiffres. On me parle de 12 380 morts à S21. Moi je suis né vingt ans après le régime, je ne suis pas obligé de croire ce chiffre. Duch a reconnu qu’il avait donné des ordres donc c’est un dirigeant. Il emploie lui-même le mot diriger, donc c’est un dirigeant. Il a lui-même donné des cours de torture. Il a écrit « Tuez les tous ».

Pour ce qui est de François Roux, il ne peut pas vraiment contredire son co-équipier en disant « non, il faut juger Duch ». Il est obligé de suivre le cheminement de son collègue. Mais j’entends et j’espère comprendre qu’il instille des idées pour dire qu’il faut en effet le juger. J’espère que les juges et le président de la chambre comprennent qu’il faut rendre justice aux victimes et au peuple cambodgien.


D : Humaniser Duch sur la base du fait qu’il se soit exprimé me laisse sceptique. Je suis d’accord avec Kar Savuth : si S21 est au 10e rang des centres de détention pourquoi ne pas juger les autres ? S’il y a eu dix fois plus de victimes ailleurs, on ne peut passer ça sous silence parce qu’il n’y a pas eu de reportage sur ce lieu ou parce qu’on n’en a pas fait un musée. Je trouve que c’est un argument à prendre en compte et qu’il est le plus intéressant dans la défense de Duch. C’est ça la justice. Ce n’est pas se concentrer seulement sur S21.

On devrait aussi prendre du recul sur les excuses de Duch.


E : J’ai l’impression que ce procès est là juste pour dire « On a fait ce procès ». Une sorte de procès-spectacle. Ma grand-mère dit toujours : « C’est bien beau d’entendre tout ça mais qu’est-ce que ça va changer ? » Tout le monde sait que plein de coupables ne seront jamais jugés.


F : Le procès arrive trop tôt dans l’histoire. Les victimes ont encore de la rancœur contre l’accusé, ce qui est totalement compréhensible. Elles ont tant de rancœur qu’elles n’ont pas de recul. Elles ont du mal à accepter que peut-être Duch est sincère.


G : Faut se mettre aussi dans la peau de Duch. Torturer ou mourir : quel choix faire ? Une bonne partie des gens auraient tué pour éviter la mort. Le temps a passé, les Khmers rouges se sont effondrés. Il sait qu’il ne va pas être traité en héros au tribunal. Mes amis disent qu’il n’est pas venu s’excuser plus tôt mais qui l’aurait fait ? Pourquoi se serait-il manifesté plus tôt ? Il s’excuse au tribunal parce que c’est le seul moment où il peut le faire. Il ne s’excuse pas tellement pour dire : « sortez-moi de prison », mais pour lui. Il ne veut pas être considéré à tout jamais comme un être diabolique.


H : La majorité des personnes exécutées à S21 étaient des Khmers rouges. S21 servait l’épuration au sein du mouvement. C’est ce qui peut avoir poussé Duch à avoir autant de zèle. Cela n’excuse en rien ce qu’il a fait.


I : Ce procès c’est une bonne chose pour le devoir de mémoire, pour l’histoire et pour la jeunesse cambodgienne. Ca va aider à comprendre. Beaucoup de jeunes Cambodgiens ne savent pas qui étaient les Khmers rouges. Ils disent que ce sont des histoires de vieux. Or maintenant c’est dans les archives. Les gens savent que ce régime a existé.

On ignore si la demande de pardon de Duch est sincère mais c’est une chance de l’avoir entendue. Aucun dirigeant n’a fait cette démarche. Même si un de ses avocats minimise le nombre de morts par rapport à d’autres prisons khmères rouges, il y a bien eu plus de 12 000 morts.


J : Il est très important de ne pas réagir émotionnellement. La pire des peines qui existe au Cambodge c’est la perpétuité. Il va de soi que Duch mérite cette peine. On se doute du verdict. Le rôle du tribunal c’est de le mettre en prison pour le restant de sa vie. A mon avis la Défense de Duch n’est pas là pour réduire sa peine, mais pour lui donner la parole.

« L’intention génocidaire n’est pas écrite, elle est dans les actes »

(photo Anne-Laure Porée)
(photo Anne-Laure Porée)

En tant que psychiatre, vous recevez en France depuis plus de vingt ans des réfugiés cambodgiens en consultation. Comment avez-vous été amené à réfléchir sur l’intention génocidaire des Khmers rouges ?

Le fil conducteur de mon travail était cette impression, au fil des consultations, que les patients étaient toujours au Cambodge, qu’ils étaient restés entre 1975 et 1979 quand ils parlaient. Ils parlaient d’eux et de leurs morts. Ces morts étaient une présence envahissante, soit sous forme de fantômes, soit ils les cherchaient. On pourrait avoir une lecture culturaliste et ne pas s’en étonner en se référant à une société où le lien est très fort entre les morts et les vivants. Mais le problème, ce ne sont pas les fantômes, c’est qu’ils soient à ce point envahissants. Les patients étaient pollués par la mort. Pour nous, un mort c’est un cadavre ou un défunt. Et quand nous perdons un être cher, nous le revoyons vivant. Là, ces réfugiés ne me parlaient pas de la vie de ces gens-là, ils ne me parlaient que de leur mort.

Le deuxième aspect paradoxal c’était de les entendre dire ouvertement : « Pol Pot c’est fini, nous n’avons pas envie d’en parler », c’est-à-dire que c’était un sujet interdit dans la communauté, alors qu’en consultation ils ne parlaient que de ça. Si je voulais comprendre, je devais comprendre qu’est-ce qui s’était passé dans la tête des Khmers rouges. Quelle était leur intention…


Pourquoi définissez-vous cette intention comme une intention génocidaire ?

A travers les récits des survivants on perçoit une intention génocidaire, on perçoit que quelque chose vise à sortir l’humain de sa condition d’homme. L’être humain est daté du moment où il a le rite funéraire. Chaque société le construit différemment mais personne ne s’en affranchit. Les seuls à s’en affranchir sont les processus génocidaires qui disent : « on peut tuer la mort ».

En situation de guerre, les militaires tuent, mutilent les corps, organisent la terreur, menacent l’autre dans son devenir. Dans le Cambodge des Khmers rouges, le mort n’est pas utilisé comme une menace mais comme une identité, avec le vivant. Pourquoi cacher les morts ? En faisant disparaître les traces des morts, leurs corps, cela revient à mélanger les vivants et les morts ensemble. Il n’y a plus de différence entre les uns et les autres. Avant le régime khmer rouge, le culte des ancêtres est puissant et la mort est un espace très ritualisé. Sous Pol Pot, cet espace explose. C’est une détérioration profonde des fondements de la culture. Pourquoi faire ça ?


Pourtant les Cambodgiens qui racontent cette période ressentaient bien la mort comme une menace…

Quand on pense « ça va m’arriver », ce n’est plus une menace, c’est un destin. On est dans un univers hostile où personne n’est digne de confiance et où la mort n’est pas exhibée. Les Khmers rouges ne travaillent pas sur l’opposition morts-vivants qui terrorise les vivants, mais sur la confusion dans l’espace et le temps. Dans les rizières, la disparition est utilisée pour tuer la population. Il ne s’agit pas de la disparition des proches puisque tout le monde a été séparé. C’est la disparition des autres. Et ces morts sont partout. La dissimulation des traces c’est comme dire qu’il n’y avait rien, c’est nier l’existence. Les morts n’ont pas de lieu. Ca s’appelle un processus de déshumanisation. Donc un processus génocidaire.


Comment dégager l’intention génocidaire par l’observation clinique ?

Quand un archéologue trouve deux plats cassés, il en déduit que les gens mangeaient à leur époque certains plats, dans ces assiettes. Je procède pareil, je reconstruis une histoire avec des bribes, sans prétendre que ça n’est que ça. Je suis un archéologue de l’intention génocidaire. Je ne témoigne pas en tant que psychiatre. Certaines conséquences psychiques, certains effets, permettent de conclure. Bien sûr, plein de patients s’en sortent, mais ce n’est pas une raison pour ne pas condamner.


Le problème se pose au Cambodge des preuves de la planification, pour répondre à la définition juridique du génocide…

Ce n’est pas parce qu’il n’y a pas de trace écrite qu’il n’y a pas d’intention génocidaire. Si on ne trouve pas la preuve écrite, est-ce que cela veut dire que cela n’a pas existé ? Les Khmers rouges ont considéré qu’une partie du peuple n’était plus khmère, le Peuple nouveau était dépourvu de qualités, il fallait le régénérer ou le faire mourir. L’intention criminelle est claire, en particulier dans les slogans. Les slogans khmers rouges c’était de la métonymie. Ils ont fait ce qu’ils ont dit : « Reconstruire le peuple avec un tiers de la population », « les mauvaises branches on les coupe »… Une analyse intelligente montrerait qu’ils ont fait du performatif au sens : dire c’est faire. L’énonciation vaut pour acte. Toute une part de la langue c’est l’ordre. L’acte suit. Le meurtre effectif c’est avant, c’est l’ordre.

En sociologie et en anthropologie, notre travail c’est donner du sens aux actes. Priver les hommes de leurs rites funéraires, c’est les déshumaniser. Les Khmers rouges l’ont dit : « Vous êtes des cadavres ». Ce qu’ils ont dit, ils l’ont fait.


Qu’est-ce qui, en dehors de la confusion imposée entre les morts et les vivants, vous a convaincu de la qualification de génocide ?

La première spécificité est la création de catégories qui n’ont rien d’empirique, de naturel. Ceux qui n’étaient pas du côté des Khmers rouges avant 1975, ceux-là étaient rangés dans une catégorie nouvelle, imperméable, de la force d’une catégorie ethnique. Passer du Peuple ancien au Peuple nouveau c’était possible, mais pas l’inverse. C’était l’invention d’une altérité radicale. Les intellectuels qui ont été appelés à servir le pays ont été éliminés. Il y avait une critériologie de catégorie à travers le langage, le port de lunettes, le fait d’avoir suivi des études…

Le deuxième point concerne la séparation des familles. Il n’y avait plus de famille, plus d’enfant. Les liens sociaux ont été disloqués, les hommes soumis à un ordre invisible, à une menace virtuelle. La descendance n’existe plus, la généalogie est détruite. Les Khmers rouges ont fait en sorte que les Cambodgiens n’aient plus d’histoire, ni avant, ni après. Pour moi en tant qu’anthropologue, c’est un génocide.


Pourquoi tenez-vous à cette qualification de génocide ?

Parce que je crains que les choses se passent à la sauvette. On qualifie ça de crime de masse, l’histoire est finie, on passe à autre chose. Or c’est quoi un génocide ? Ce n’est pas la même chose qu’un crime de masse. On croit que c’est la volonté délibérée d’éliminer un peuple étranger à soi. On doit faire évoluer cette définition, non s’en contenter. Ce tribunal pourrait créer une jurisprudence. Plus de deux millions de personnes disparaissent sans laisser de traces, sans preuves, sans qu’on retrouve les auteurs… La conception du génocide est probablement datée. Peut-être qu’on n’a pas besoin d’une intention génocidaire écrite. Un génocide est un phénomène d’une telle ampleur qu’on ne peut pas se satisfaire d’une définition juridique. A la société de définir le phénomène et à la justice de dire le droit. Si le génocide cambodgien n’est pas reconnu alors ce sera le premier génocide du XXe siècle à n’être pas reconnu.


Quel est selon vous le rôle des juges du tribunal mixte de Phnom Penh ?

Les juges doivent faire parler les bourreaux, c’est leur métier. Ils ont besoin d’établir des responsabilités. Leur travail consiste à étudier les faits, à interroger les accusés, et à juger leurs responsabilités. Ils pensent qu’on leur demande d’écrire l’histoire, mais on leur demande de faire leur boulot. Rien ne pèse sur les juges. Ils seront peut-être mauvais. Ce n’est pas leur jugement qui va changer la face du monde, c’est la tenue des procès. Après l’histoire passera. Les choses commencent au jugement. C’est toute la matière du tribunal qui est intéressante. Ce qui m’importe, c’est qu’on regarde l’histoire. Et ce n’est pas une affaire strictement cambodgienne.


Les bourreaux sont-ils des hommes ordinaires ?

Si vous retirez à l’homme son humanité, ses liens, sa terre, sa famille, s’il est vivant parmi les morts, c’est très facile de le tuer puisqu’il n’est plus un homme. Plus on désarticule l’être humain, moins le petit exécutant a de difficulté à faire le geste. Plus il y a des choses mécaniques à faire, moins la conscience est mobilisée. S’ils ne se posent pas de cas de conscience, c’est parce que, selon eux, ils n’ont pas affaire à des êtres humains. Pas besoin d’être un monstre, un salaud ou un pervers, il suffit de faire son travail, d’être un fonctionnaire. Pour faire ça, on a juste besoin de ne pas être quelqu’un de bien.

Donc oui le bourreau est un homme ordinaire, il est profondément humain, c’est d’ailleurs pour ça qu’on le condamne. Il est condamné parce que quand il aurait dû dire « je ne le fais pas », il ne l’a pas dit. Tout sujet paye le prix de son choix. Ils ont une responsabilité. Ce n’est pas un accident de la route, ce sont des millions de morts !

Prenons l’exemple du policier qui accepte un billet. Ce geste traduit toute une chaîne antérieure : celle de l’espace social qui n’est pas suffisamment contenant. Il n’est pas le seul responsable puisqu’il n’a pas un salaire juste. Mais c’est très problématique parce qu’on n’est pas du côté de l’Etat, on est du côté de l’arbitraire, dans le contexte d’un pouvoir souverain avec un dominant et un dominé. C’était la même chose sous les Khmers rouges. Les gens pouvaient faire des choix. Des choix qui n’ont pas été faits parce qu’il n’y avait pas d’intérêt propre à défendre. Les choix peuvent être difficiles mais ce n’est pas vrai qu’il n’y avait pas d’autre option. Ils n’ont pas pris de risques.


Comment les Cambodgiens ont-ils résisté à l’intention génocidaire des Khmers rouges ?

D’un côté les survivants sont envahis, ils vivent avec les morts, comme le voulaient les Khmers rouges. D’un autre côté, s’ils avaient abandonné leurs morts, ils auraient donné raison aux Khmers rouges. « Si on perd les morts, on perd notre humanité » m’a confié un jour un patient. C’est un paradoxe cruel mais c’est le paradoxe d’une résistance. Cette vie prouve que la stratégie du bourreau a échoué. Ce n’est pas possible de déshumaniser. Ce n’est pas en privant les gens de leurs morts qu’on supprime l’homme.


Quel est l’impact de cette vie avec les morts pour les générations futures ?

Le problème c’est que les jeunes n’arrivent pas à s’inscrire dans une généalogie. Quand des grands-parents sont morts sous Pol Pot, leur histoire s’arrête là bien souvent. Mais avant ? Il faut parler de cet avant. Il faut parler d’eux vivants. La mort n’est pas un état. Redonnons-lui son rôle d’aboutissement d’une vie. Laissons aux bourreaux la sale besogne de parler des morts.