– Comment des Khmers ont pu se comporter de cette façon à l’égard de leurs congénères ?
– C’est un problème politique.

Ce 9 avril, c’est l’accusé qui rappelle le primat essentiel du politique pour expliquer ce qui s’est passé au Cambodge.


Le juge : – Ce sont des Khmers qui ont fait ça à des Khmers…

Duch : – Pendant la période où j’ai supervisé M13, je n’ai vu que des Cambodgiens à l’exception de Bizot et Jacques Roiselec. Donc bien sûr c’était des Khmers qui tuaient des Khmers.


Juge : – Comment des Khmers ont-ils pu se comporter de cette façon à l’égard de leurs congénères ?

Duch – C’est un problème politique. Tout d’abord il fallait liquider les espions ennemis. Ensuite, il y avait la lutte des classes dans la zone libérée. Il fallait défendre la ligne prolétarienne. Voilà pourquoi des Khmers ont tué d’autres Khmers, à cause de ces principes.

« J’aurais dû relire mon livre avant de venir parce que je ne me souviens plus de ce que j’ai écrit »

François Bizot, chercheur de l’Ecole française d’Extrême-Orient détenu à M13 entre octobre et décembre 1971, a fait le récit de sa détention dans Le Portail, un roman autobiographique.

Au cours de son témoignage devant le tribunal de Phnom Penh les 8 et 9 avril 2009, il reviendra plusieurs fois sur les conditions dans lesquelles il a rédigé son livre en 2000, expliquant : « je n’ai pas sollicité ma mémoire consciente. Dans ce livre, j’ai parlé d’un ressenti ».

François Bizot prend donc des précautions verbales pour témoigner. Il reconnaît par exemple ne pas se souvenir des termes précis employés par Duch lors de leur dernière discussion à la veille de sa libération. « Je n’ai pas entendu Duch exprimer de remords. Je crois me rappeler de la grande gêne de Duch. » L’ancien directeur de M13 n’a donc peut-être pas dit que son travail le faisait précisément « vomir » (terme employé par le témoin la veille) mais François Bizot a bien senti qu’il s’agissait d’un travail « qu’il était obligé de faire en se forçant, en en faisant un devoir. »

Le procureur insiste : « On n’a pas forcément à se forcer à faire un devoir. Etait-ce une impression de votre part plutôt que quelque chose de dit ? » « Il m’a dit que c’était un travail qui lui revenait », répond François Bizot. « Comme j’ai écrit ce livre, ma mémoire s’est vidée », explique-t-il ensuite avant de répéter sa certitude que Duch accomplissait son travail sans plaisir, « comme une obligation parce que les prisonniers ne diraient pas la vérité eux-mêmes. »

Les questions du procureur s’achèvent sur la « blague » que Duch a faite à François Bizot, en français, lui faisant croire qu’il avait été démasqué comme espion avant de lui annoncer, après avoir vu le chercheur s’effondrer à genoux, qu’il serait en fait libéré.

Robert Petit se réfère à une autre anecdote du livre de François Bizot mais le chercheur ne peut répondre et lâche, avec embarras : « J’aurais dû relire mon livre avant de venir parce que je ne me souviens plus de ce que j’ai écrit ».

« Je n’ai plus peur parce que le tigre a perdu ses crocs »


Ouch Son, 72 ans, témoignant sur ce qu'il a vécu  à M13. (Anne-Laure Porée)
Ouch Son, 72 ans, témoignant sur ce qu'il a vécu à M13. (Anne-Laure Porée)


Accusé d’être un espion, Ouch Son s’est retrouvé à M13 un jour de mars ou avril 1973, arrêté alors qu’il cherchait, dit-il, un cochon pour célébrer une fête religieuse. Au tribunal, il reconnaît Duch mais Duch ne le reconnaît pas. Duch se rend compte qu’il attendait un autre prisonnier, un coupeur de tête, qu’il avait appelé à devenir garde à M13. Sa confusion sème le trouble.


Pas un jour sans un mort

A son arrivée à M13, Ouch Son était enchaîné. Plus tard, il est détaché pour travailler à M13. Il cultive la rizière ou sert dans l’enceinte du camp : « On m’a demandé de creuser des fosses, de porter du bois pour fabriquer des abris pour protéger les fosses des bombardements. » Duch tentera plus tard de le recruter comme garde.


« J’ai vu perpétrés des actes de torture. Il ne se passait pas un jour sans qu’un détenu meurt », commence Ouch Son. Très vite un juge l’interroge sur le nombre de détenus à M13, sachant que Duch a estimé le nombre entre 200 et 300 détenus en quatre ans de fonctionnement. Le témoin, lui, propose une estimation entre 2 000 et 3 000 prisonniers, à son arrivée à M13. Il évalue entre 30 et 40 enfants. Le juge demande à Ouch Son s’il avait des problèmes de vue en 1973, l’homme affirme que non. Néanmoins, la Défense constate la variabilité des chiffres livrés par le témoin, par exemple le nombre de morts par jour (« au moins 3 morts par jour », « 10 à 20 morts par jour de famine », « en moyenne 5 à 7 morts par jour »). Pourtant elle ne le questionne pas.


Qui a tiré en pleine tête ?

Ouch Son décrit les fosses de M13 dans lesquelles étaient détenus 20 à 30 prisonniers, les attaches des détenus, les repas de gruau, la faim et la maladie, les conditions de vie en cas de pluie. Il confirme sa déposition comme quoi il y avait plus de morts de faim que de morts par torture. Cependant il a vu des séances de torture, des prisonniers ligotés et immergés dans l’eau par exemple ou des détenus frappés avec un bâton. Il a assisté, par « accident », à des exécutions. Il détaille en particulier « Ta Chan » tirant sur un des hommes attachés aux poteaux de torture de M13. « Il lui a tiré dessus, dans la tête, pour faire peur aux autres prisonniers. Moi j’étais en train de balayer. J’ai nettoyé le sang tout autour. » L’homme dénoncé par Ouch Son sera plus tard le fidèle adjoint de Duch à S21, en charge des interrogatoires. Trente cinq ans après, le témoin cite sans la moindre hésitation le nom du bourreau tandis que Duch déclare : « Je peux seulement vous confirmer que la personne qui a tiré n’était pas Chan. »


Ce que Duch nie en bloc

Enfin, Ouch Son se rappelle d’autres sinistres détails comme la présence de pinces et d’aiguilles destinées à la torture, et celle des chiens emportant les os déterrés des charniers. Sur ces points, Duch nie en bloc.


D’après Ouch Son, le directeur de M13 n’était jamais présent au moment des faits de torture ou d’exécutions dont il a été témoin. A l’exception d’une fois où il assure avoir vu Duch frapper une détenue avec un bâton, passer le relais à un garde et donner une claque sur les fesses de la femme en riant. Duch  réplique : « Je sais que son témoignage reflète sa souffrance. […] Le témoin a dit plus que ce qui s’est réellement passé. 1- Lorsque j’interrogeais une femme, je faisais en sorte qu’aucun détenu ne me voit le faire. 2- Je n’ai jamais frappé de femme détenue. 3- Lorsqu’un détenu était frappé, personne ne m’aidait. » Ouch Son maintient son témoignage. Désemparé, Duch hausse les épaules face à la caméra en souriant, entraînant le rire du public.

François Bizot face à son ancien geôlier


Duch, très attentif au récit de François Bizot. (Anne-Laure Porée)
Duch, très attentif au récit de François Bizot. (Anne-Laure Porée)


Il est venu raconter, à la demande de la cour, ses semaines de détention en 1971 dans le maquis khmer rouge, au camp M13, alors dirigé par Duch. Ce-dernier comparaît pour les crimes commis sous sa responsabilité entre 1975 et 1979 au centre de détention S21, version institutionnalisée et perfectionnée de M13.

François Bizot compte parmi les dix personnes que Duch affirme avoir relâché à M13.

Traitement de faveur

Pendant une journée et demie de témoignage, l’ethnologue a expliqué sur un ton monocorde son arrestation par les Khmers rouges qui le prenaient pour un agent de la CIA, et le quotidien  des détenus au camp M13 où étaient incarcérés, torturés et assassinés les « espions ». « Très vite, l’ambiance m’est apparue comme celle d’un camp dont on ne pouvait pas sortir vivant », se souvient-il. Cependant, au fil des interrogatoires, qui se déroulent sans brutalité, des liens se tissent entre lui et Duch. François Bizot bénéficie d’un traitement de faveur par rapport aux autres détenus, il a le droit de se baigner tous les jours, il mange du riz à sa faim, il reçoit même un cahier qu’il a conservé et exhibé devant les juges.

Un homme, pas un monstre

Quand Duch lui annonce sa libération en décembre 1971, François Bizot a du mal à y croire. « Le mensonge était l’oxygène que nous respirions », explique-t-il. Duch tient pourtant parole et à la veille du départ avoue à « son » Bizot (c’est l’expression que l’accusé utilise au procès) qu’il frappe parfois les prisonniers parce que c’est ce qu’on attend de lui. Le chercheur en restera ébranlé.

Aujourd’hui, François Bizot interprète que Duch n’aurait pas pu « faire marche arrière », que « sa marge de manoeuvre était nulle » et plaide pour son ancien geôlier, qu’il salue pendant les suspensions de séance : « Ce crime qui est le sien, pour en mesurer l’abomination, ce n’est certainement pas en faisant de Duch un monstre à part mais en lui reconnaissant cette humanité qui est la sienne comme la nôtre et qui n’a manifestement pas été un obstacle aux tueries qui ont été perpétrées. »

Pas de pardon possible

Au deuxième jour de son témoignage, comme pour rectifier l’ambiguïté de sa position, il redit « l’ambiance effrayante de peur et de mort » et déclare : « Essayer de comprendre, ce n’est pas vouloir pardonner. Il n’y a pas de pardon possible. Et le cri des victimes doit être entendu sans jamais penser qu’il puisse être excessif. Les mots les plus durs qu’on peut avoir contre l’accusé sont des mots qui ne seront jamais assez durs. »

Cependant François Bizot persiste à penser que Duch ne faisait qu’exécuter les ordres et que sa libération à lui révélait « une recherche passionnée de droiture morale ». Le témoignage du chercheur s’est clôt sur les remerciements de la Défense.