Duch mène la barque


"Les personnes qui arrivaient à S21 étaient déjà mortes", témoigne Duch. (Anne-Laure Porée)
"Les personnes qui arrivaient à S21 étaient déjà mortes", témoigne Duch. (Anne-Laure Porée)


Des airs de professeur


Au numéro 7, la dernière maison de Duch, située en face de son bureau. (Anne-Laure Porée)
Au numéro 7, la dernière maison de Duch, située en face de son bureau. (Anne-Laure Porée)


Lundi, dans la droite ligne de l’interrogatoire entamé jeudi dernier, Duch explique le rôle des différentes unités de S21, précise leur lieu de travail, la hiérarchie, pour lui et pour le personnel, la répartition des responsabilités aussi. Il s’étale parfois livrant tout un tas de noms qui embrouillent les traducteurs. Le juge Ya Sokhan s’obstine à questionner Duch sur ses différentes maisons et bureaux entre 1975 et 1979. A l’écran, les plans du quartier de S21 à Phnom Penh défilent. C’est interminable, répétitif et sans but apparent.




Un des documents sur lesquels Duch s'est appuyé pour montrer que ses supérieurs annotaient aussi. (Anne-Laure Porée)
Un des documents sur lesquels Duch s'est appuyé pour montrer que ses supérieurs annotaient aussi. (Anne-Laure Porée)


Duch, lui aussi, fait sa démonstration documents à l’appui. Il expose les aveux des prisonniers comme les copies des mauvais élèves, rouges de corrections. Il décrypte l’écriture des correcteurs, propre, nette, souvent structurée en trois points : Pol Pot, Son Sen, Nuon Chea ont signé ou annoté les confessions. Lui aussi bien sûr, c’était son travail. Cependant il recadre : « Cet exemplaire montre que j’étais en contact avec mon supérieur au quotidien ». Il faut en déduire que Duch exécutait les ordres : « S21 rendait compte de ses activités mais l’état-major prenait ses décisions. » « Je consacrais la plus grande partie de mon temps à lire les documents, insiste-t-il. La tâche était si lourde que je n’avais quasiment pas le temps de faire ce travail comme il faut. »  « Lorsque mes supérieurs prenaient la décision d’écraser, je devais suivre les ordres. » L’ancien directeur de S21 explique que si un chef était purgé, tous ses subordonnés l’étaient aussi. Et mercredi, il rappelle que « toutes les personnes arrêtées devaient être écrasées, c’était la ligne politique. Quiconque était arrêté et envoyé à S21 était considéré déjà comme mort. »


Meilleur que son prédécesseur

Pendant trois jours, tel un professeur qui répond patiemment à sa classe, l’accusé ponctue son interrogatoire de « comme je vous l’ai déjà dit », « j’ai répondu au juge d’instruction », « je vais peut-être être obligé de me répéter »… Questionné sur les raisons pour lesquelles il est devenu, lui, chef de S21, Duch déclare : « J’étais meilleur dans la pratique des interrogatoires que Nath. Mais maintenant je peux dire que ce n’est pas la seule raison pour laquelle j’ai été choisi. J’étais meilleur quand il s’agissait de former les gens aux méthodes d’interrogatoire. C’est quelque chose que je ne remets pas en question. Le parti n’avait pas confiance en Nath, il avait confiance en moi. […] Nath parfois ne consultait pas ses supérieurs. Moi, après le départ de Nath, j’ai toujours attendu de recevoir les instructions de mon supérieur. »


De mauvais gré

Mardi, le co-procureur britannique Alex Bates s’intéresse à la nature des formations menées par l’accusé, à son initiative de construire des cellules individuelles dans les bâtiments B et C du lycée Ponhea Yat sans en rendre compte à ses supérieurs. Il demande également comment Duch a exprimé sa demande de mutation. « Doit-on éplucher un oignon pour en voir le coeur ? », réplique l’accusé qui justifie ainsi ne pas avoir osé parler ouvertement au ministre de l’Industrie de son désir de travailler à ses côtés. « Ce que je vous dis, je vous le dis du fond du cœur », plaide Duch. Alex Bates insiste : « Son Sen savait que vous le faisiez de mauvais gré ? » « Parfois mon supérieur comprenait mes responsabilités. Il connaissait mes points faibles, par exemple que j’avais peur de tuer les gens. Mais il connaissait aussi mes points forts. Ce n’est pas la peine de fouiller la merde pour savoir de quoi elle est faite. »


Contradictions sur le mensonge

Après avoir constaté l’excellente mémoire des dates, des lieux et des noms de l’accusé, après avoir établi son expérience, en particulier dans les techniques d’interrogatoire, le co-procureur international tente de mettre Duch face à ses contradictions : « Vous avez dit que vous préféreriez mourir plutôt que mentir » et « Croyiez-vous que les confessions étaient vraies ? » L’accusé reconnaît (depuis plusieurs audiences déjà) que les confessions « n’étaient pas le reflet de la réalité ». François Roux saisit l’occasion pour rappeler que Duch a travaillé sur « un très long document appelé reconnaissance des faits » et espère que ce n’est pas du travail pour rien.


Les ennemis formateurs

L’accusé, qui enseignait les méthodes d’interrogatoire à S21, comme à M13, a été formé à l’école de ses ennemis, dit-il. A commencer par le régime de Lon Nol et par l’inspecteur de la police judiciaire (du temps de Sihanouk) qui avaient arrêté les prisonniers khmers rouges. Vient ensuite le régime français qui torturait les prisonniers vietnamiens. Enfin, la théorie de Mao Tse Toung et cet adage tiré de l’expérience d’un grand guerrier chinois : « Si vous connaissez bien votre ennemi, vous ne serez pas vaincu au cours de la bataille ».


L’endoctrinement des enfants

Mercredi, les co-procureurs terminent leur interrogatoire. Concernant les enfants travaillant à S21, Duch concède : « Je les éduquais mais savoir où ils allaient, pour moi, ce n’était pas clair. La majorité travaillaient comme gardes. D’autres devaient s’occuper de nourrir les lapins. » La veille, la majorité de ces enfants avait plutôt l’air de s’occuper des lapins. Ce phénomène des enfants-gardes n’était pas spécifique à S21 comme l’a redit l’accusé. Il y en avait dans tout le pays. « S’agissant de leur endoctrinement, ils étaient comme du papier blanc sur lequel on pouvait écrire ce que l’on voulait. » Puis il ajoute : « C’est l’idée maîtresse de tout politicien, quelle que soit l’idéologie politique. Moi j’ai été influencé par l’idéologie communiste. »


Chien fidèle mais pas balance

Les co-procureurs voulaient également savoir si Duch était celui par qui les membres de l’unité 703 avaient péri à S21. L’accusé a reconnu volontiers qu’il avait été placé à la tête de S21 pour être « leurs yeux et leurs oreilles ». « Ils me considéraient comme étant leur berger [le mot est prononcé en français par Duch], leur chien fidèle. » Une phrase déjà énoncée lundi. Il veut, pour preuve de cette confiance, rappeler que Nath, son supérieur direct au début de S21, n’a jamais été consulté sans lui, et que Hor, son adjoint, n’avait pas le droit de rencontrer les supérieurs de Duch. « Mon supérieur ne m’a jamais demandé d’espionner ceux de la division 703 », a-t-il finalement conclu.


L’image du directeur perfectionniste

Au cours de ces trois journées, voici ce que l’accusé décrit de sa fonction de directeur de S21 : « Lorsque je suis devenu directeur, notre orientation était claire, il s’agissait de purger les rangs du parti. » Cependant, il se décrit comme étant à distance. Il ne sait rien des questions de nourriture et de vêtements, il ignore d’où viennent les instruments de torture et de détention.  Il affirme que l’immersion dans l’eau et les sacs plastiques n’étaient pas des méthodes de torture utilisées à S21 avant de glisser au détour d’une réplique que les techniques d’immersion dans l’eau ont peut-être été introduites par certains. Quant aux confessions, sous la direction de Nath, elles étaient rédigées selon un format que la confession de Tioulong Rengsy pourrait illustrer (relativement courte donc).

« Lorsque je suis devenu directeur, les choses ont changé. La manière de rendre compte de nos activités a changé. »  Ses tâches principales ? Enseigner les méthodes d’interrogatoire et préparer les rapports à envoyer aux supérieurs (surtout la lecture des confessions). Mais il assure qu’il n’a jamais participé à aucun interrogatoire mené par ses subordonnés car le chef de groupe lui rendait compte de ces activités. Il se moque même de l’avocate des parties civiles du groupe 2 qui lui pose ces questions : « Je pense que mademoiselle Studzinsky n’a pas travaillé dans le domaine militaire ni dans d’autres postes à responsabilité. […] En tant que directeur de S21, je ne pouvais pas participer à tout ce qui se faisait. »


L’appui des plus hauts dirigeants

Les réponses faites à l’avocat des parties civiles du groupe 1, Alain Werner, montrent que Duch n’a jamais été fortement inquiété ou menacé pour des erreurs commises par ses subordonnés. Il s’est souvenu d’une confession « compromise » pour laquelle son supérieur a recommandé « que Hor ne s’occupe plus des aveux ». Il était également détenteur d’un téléphone en ligne directe avec Son Sen. Questionné pour savoir s’il était protégé par Son Sen puis Nuon Chea, Duch répond : « Dans les rangs du Parti communiste,  le subordonné devait respecter son supérieur et le supérieur devait protéger ses subordonnés. C’est ainsi que la question des intérêts communs a été mise en place. Cela ne veut pas dire que j’ai montré du doigt ceux qui sont morts. »


Une communication strictement verticale

A plusieurs reprises  les déclarations de Duch sur le mode de communication au sein de l’appareil khmer rouge, mal traduites, auront été reformulées. Mercredi, l’accusé réitère : « S21 ne communiquait pas avec les autres bureaux de sécurité. Jamais. » Il débat le caractère unique de S21 (voir la citation du jour) et réaffirme qu’il ne se souvient clairement de l’existence que de deux prisons khmères rouges et que s’il « supposait qu’il y avait des centres de sécurité dans chaque zone, dans chaque secteur et dans chaque district », il n’en avait eu connaissance que pendant la phase d’instruction.


Détournement des questions des parties civiles

Alain Werner l’interroge sur ses initiatives à la direction de S21. Duch prétend n’avoir pas compris la question avant de la reformuler parfaitement et déclare : « Si nous contestions des instructions, ça aurait été perçu comme une attaque directe vis-à-vis du Parti communiste du Kampuchea. »

Dans le face-à-face tendu avec Silke Studzinsky, il se braque et lance, alors qu’elle allait lui couper la parole parce qu’il raconte pour la n-ième fois qu’il a demandé à ce que Chay Kim Hour soit nommé directeur de S21 : « Veuillez ne pas m’interrompre ! Ceci est véridique ! Puisque vous êtes en train de poser une question qui a déjà été posée, j’ai le droit de ne pas vous répondre. » En salle de presse, les journalistes éclatent de rire. La démonstration d’autorité fait son effet. Dans les minutes qui suivent, il la rabroue d’un « je choisis de garder le silence » ou lui suggère de poser d’autres questions. Brouillonne dans ses questions, elle s’enfonce. Duch finit même par lui demander si ce qu’elle vient de dire est une question. Les journalistes cambodgiens sont hilares.


Le président de la cour soutient Duch

Quand Philippe Canonne, avocat du groupe 3 des parties civiles, demande à Duch qui allait chercher les prisonniers qui étaient amenés à S21. L’accusé a à peine le temps de répondre que le président l’interrompt : « Vous n’êtes pas obligé de répondre ». Maître Canonne s’offusque avec humour que Duch soit freiné dans sa spontanéité. Le président tranche : « Nous avons le droit d’interrompre ». Au placard les commentaires sur cette décision de la chambre. Duch saisit la perche et refuse de répondre à la question suivante puisqu’elle n’entre pas dans le thème de cette session sur la création de S21. Pour les questions sur le fonctionnement de S21, il faudra repasser.

Modérant son soutien à l’accusé, le président lui demande, après la pause de 15 heures, d’avoir un comportement approprié et de ne pas rire aux questions posées. La veille déjà, les parties civiles avaient exprimé leur malaise à la vue de certains gestes de l’accusé pouvant susciter la compassion.


Le réveil de Kar Savuth

« Vous nous avez parlé de communisme, de socialisme, du parti et puis deux ou trois fois de l’Angkar. Les Cambodgiens à l’époque entendaient parler de l’Angkar. Pouvez-vous nous aider à comprendre ce qu’était l’Angkar ? » prie Philippe Canonne. Kar Savuth, que personne n’avait entendu depuis de longues journées, bondit de son siège pour faire objection. Selon lui, la question porte sur le fonctionnement de S21 et non sur sa création. Le président de la cour, l’air amusé, acquiesce. Philippe Canonne résiste : « En quoi ma question est-elle déplacée quand je demande comment l’Angkar organisait tout cela ? » Une fin de non recevoir claque. « La chambre a déjà statué sur ce point ». La question devra être reposée plus tard.


Des réponses floues

Il est certaines déclarations de l’accusé qui mériteraient d’être creusées ou clarifiées et qui pour l’instant doivent être prises avec prudence tant la traduction est sujette à caution. Il semble que Duch ait affirmé que S24 était sous sa direction mais qu’il n’en avait pas connaissance. « Après le départ de Nath [prédécesseur de Duch à la direction de S21 et fondateur de S24], je ne savais pas si S24 existait. Seul le comité permanent reconnaissait S24. »

On s’interroge encore sur les sanctions évoquées par Duch en cas de rapport erroné, sur ses réponses floues quant aux gardes affectés à Choeung Ek ou encore sur les directives disciplinaires imposées aux prisonniers de S21 car Duch affirme que les règles aujourd’hui affichées au musée de Tuol Sleng ont été crées par les troupes vietnamiennes… N’y avait-il donc aucune directive disciplinaire inscrite à S21 ?

On se demande enfin pourquoi il ne reconnaît pas le nom de Prak Khan parmi les interrogateurs de l’organigramme présenté par un avocat des parties civiles et préparé par les enquêteurs des juges d’instruction. Dans le film de Rithy Panh, Prak Khan affirme pourtant avoir été un des interrogateurs du groupe de « mastication ».

« Monsieur Werner, on ne considère pas que S21 est unique parce que ce sont les cadres du Comité central qui ont été éliminés à S21 ! »

Mercredi 29 avril, Duch est interrogé par l’avocat des parties civiles Alain Werner sur le caractère unique de S21 qui ne serait pas au même niveau que les autres prisons khmères rouges parce que c’était les cadres qui y étaient envoyés. Duch fait une longue réponse : « Nous parlons de caractère unique, dans quel sens ? Si nous parlons des documents relatifs aux décisions du Comité permanent et si on analyse ces décisions : S21 n’est pas un bureau de police unique car les personnes qui ont le droit de donner des ordres sont de quatre groupes :

– les secrétaires de zone (il y avait 7 zones donc il existait 7 secrétaires)

– le président du Comité du bureau 870

– le Comité permanent

– l’état-major, à savoir Son Sen

Quand toute personne faisant partie de ces quatre groupes émettait un ordre, tout bureau de sécurité au Cambodge devait obéir et mettre en oeuvre cet ordre. S’il était décidé qu’une personne devait mourir, nous devions obéir à cet ordre. Les personnes appartenant à ce groupe étaient désignées sous le terme « principaux responsables de crimes en vertu du droit cambodgien ».

Si nous utilisons cette ligne politique déterminée par Pol Pot le 30 mars, S21 n’est pas unique dans ce sens. Mais si vous pensez que c’est parce que S21 a éliminé les cadres du Parti communiste du Kampuchea, du Comité central… J’ai affirmé devant la chambre hier que lorsque S21 a éliminé ces cadres, cela ne bénéficiait pas au peuple cambodgien. La question est liée à la tromperie au sein du Comité central.

Par conséquent, si on ignore ce principe, S21 est unique !

Permettez-moi de poursuivre un instant : si la vie d’une personne du Comité central équivaut à 200 vies de gens ordinaires… Comment allez-vous traiter les intellectuels ? Leurs mains n’étaient pas entachées de sang.

Monsieur Werner, on ne considère pas que S21 est unique parce que ce sont les cadres du Comité central qui ont été éliminés à S21 ! »