Les juges reviennent sur les confessions de S21 et ébauchent la question des luttes internes




Journalistes face aux diagrammes de Craig Etcheson. (Anne-Laure Porée)
Journalistes face aux diagrammes de Craig Etcheson. (Anne-Laure Porée)



Bavardage matinal

Avant que les juges n’entrent à la cour, les bavardages vont bon train derrière la vitre du tribunal. Sans son retransmis, le regard se focalise sur les attitudes. Après ces quinze jours de « vacances », Duch a l’air reposé. Il discute avec son avocat Kar Savuth, il rit et accompagne ses propos de gestes vifs comme s’il cherchait à convaincre. Un peu après, François Roux prend le relais de cette conversation, Duch opine du chef, Kar Savuth leur tourne le dos et baille. L’accusé, détendu, semble très à son aise dans le prétoire.

Sur les bancs des parties civiles, il n’y a toujours que trois personnes (sur 93) qui siègent derrière les deux rangées d’avocats. Continuer la lecture de « Les juges reviennent sur les confessions de S21 et ébauchent la question des luttes internes »

Une jeune Cambodgienne expérimente le dessin de procès


Dalin à la sortie du tribunal. (Anne-Laure Porée)
Dalin à la sortie du tribunal. (Anne-Laure Porée)


Au deuxième rang de la salle d’audience, une jeune fille en chemise bleue d’écolière et sandales de paillettes argentées a placé sur ses genoux un paquet de feuilles blanches et une boîte à crayon métallique. Elle se concentre, son regard fait des aller-retour sur l’écran qui retransmet l’image en gros-plan de l’accusé tandis que son crayon court sur la feuille. Elle hésite, elle gomme, elle reprend. A la fin de la journée, elle a esquissé quelques portraits (Duch, un juge, un co-procureur…) de face ou de profil, plus ou moins serrés, et croqué une scène plus large où un homme siège face aux juges. En l’espace de cette seule journée, le regard s’est affuté, le coup de crayon a gagné en assurance. Pour Dalin, l’expérience est réussie.


A 18 ans, cette Cambodgienne timide et douée, met pour la première fois les pieds dans un tribunal. Pour la première fois aussi, elle s’attaque à un dessin très particulier, loin de la reproduction ou de la mise sur papier d’une scène imaginaire. « C’est difficile de dessiner parce qu’il y a toujours du mouvement, jamais de pose », explique-t-elle à la sortie du tribunal. Cependant elle explore ce nouveau champ avec plaisir et sérieux.


Elle doit sa présence au tribunal à quelques circonstances heureuses. D’abord l’association Taramana, qui organise le parrainage d’enfants défavorisés, repère son talent lors d’un concours de dessin entre les enfants parrainés. Elle décroche le premier prix à l’unanimité. Son talent impressionne. Elle est alors encouragée par son entourage à le travailler et l’approfondir. Dans cette affaire, elle reçoit le soutien inconditionnel de sa mère et de sa grand-mère. « Elles veulent que j’étudie ce que j’aime pour avoir un bon avenir et être capable de subvenir à mes besoins. » Le soutien financier de son parrain lui a rendu l’espoir de réaliser son rêve de devenir architecte ou designer. « Ce sont des métiers populaires dans mon école », glisse-t-elle en évoquant son envie de concevoir des bâtiments. Comme le pays se développe, cet avenir devient possible. En parallèle de ses études en classe de 12e, l’équivalent d’une classe de terminale, elle se prépare donc en suivant des cours à l’Université royale des beaux-arts où elle compte entrer l’année prochaine comme étudiante.


L’idée des dessins de procès vient d’un Français en stage aux CETC et de son contact avec les membres de Taramana. Ensemble, ils accompagnent ce lundi matin la jolie Dalin au procès de Duch. Dans l’enceinte du tribunal, en entendant les magistrats décortiquer la période khmère rouge, la jeune fille se souvient des récits de sa grand-mère et de sa mère sur le régime de Pol Pot, sur la survie, sur les morts dans la famille. Elle fait le lien avec l’histoire des siens. Et déterminée à construire son avenir, elle dessine.

Ce que le juge d’instruction Marcel Lemonde pense du tribunal


Marcel Lemonde à l'ouverture du procès de Duch le 17 février 2009. (Anne-Laure Porée)
Marcel Lemonde à l'ouverture du procès de Duch le 17 février 2009. (Anne-Laure Porée)


Marcel Lemonde qui dirige depuis 2006 l’instruction avec son homologue cambodgien You Bun Leng a insisté sur l’importance de « la pédagogie à double sens » et rappelé le rôle des magistrats : faire en sorte « que la justice soit rendue dans les meilleurs délais. Nous ne sommes pas là pour faire l’histoire. » Il ne fuit pas les questions gênantes, parfois il les contourne subtilement. Son calme et sa patience laissent imaginer une manière adéquate d’appréhender les obstacles au tribunal et les situations a priori inextricables.


Juger 30 ans après. Trop tard ?

« Il faut accepter le principe de réalité : il était inconcevable qu’un procès puisse être organisé plus tôt. Il a fallu que la guerre froide soit terminée. » Pour preuve qu’un procès trente ans plus tard n’est pas un obstacle rédhibitoire, Marcel Lemonde rappelle qu’en France des procès ont été organisés cinquante après les faits et ont donné lieu à un débat judiciaire. « Le temps peut être un atout. Certaines choses qui n’auraient pas pu être dites dix ans après les faits aujourd’hui peuvent être dites. »


Le tribunal, une structure inefficace ?

« Ce tribunal est difficile à faire fonctionner, c’est l’affaire d’une succession de compromis. Ce qui s’est passé jusqu’à maintenant, malgré les obstacles structurels, a fonctionné. » Selon le juge d’instruction, ce n’est qu’au terme des procédures que l’on pourra juger si ce tribunal a été inefficace.


Quid des interférences politiques ?

Marcel Lemonde se dit « parfaitement à l’aise » dans sa fonction de magistrat. « Je me garderai de parler pour les juges cambodgiens mais il est plus confortable d’être juge international que cambodgien, j’en ai conscience. » Il estime que la justice internationale n’est pas une justice comme les autres. « Elle est à la frontière du politique en permanence. Les problèmes politiques sont en permanence présents. Si vous voulez parler de coups de fil aux juges, non ce n’est pas comme ça que ça se passe. En revanche, couper les fonds, arrêter les financements, ce sont des possibilités. Cela dit, une fois le tribunal lancé, une dynamique s’est mise en place. Tout arrêter quand vous avez 5 personnes en détention devient difficile. »


Le contexte cambodgien ne permet pas d’organiser un tribunal ?

« Il serait infiniment plus simple d’organiser un tribunal à La Haye. Mais ça n’aurait aucun sens pour les Cambodgiens, or ce sont les premiers concernés. Organiser un procès des Khmers rouges sans les Cambodgiens me paraît discutable. Quand le Premier ministre dit qu’il souhaite la faillite du tribunal et le départ des juges, bien sûr, on sent que ce n’est pas favorable. Quand on parle de la corruption à longueur d’année, ce n’est pas très agréable », reconnaît Marcel Lemonde. Mais ce sont des aléas connus de tous.


Une justice d’Occidentaux plaquée sur un Cambodge qui n’en a pas besoin ?

Le juge d’instruction assure n’avoir jamais entendu un Cambodgien lui formuler le reproche selon lequel le jugement occidental est plaqué artificiellement sur la société cambodgienne et que les Occidentaux viennent appliquer leur justice pour se faire pardonner. Pour lui, ceci est un discours occidental et il ne fait aucun doute que « les victimes ont envie que justice soit rendue ».


Les victimes ne voient pas le bout de ces procédures…

« Nous avons obligation de négocier pas à pas certaines décisions. Malgré tout je dirais que c’est globalement positif. Le Cambodgien moyen a probablement l’impression qu’on passe du temps sur des détails mais c’est la condition d’un vrai procès. »


A quand la fin ?

Marcel Lemonde ne peut pas répondre à cette question mais il indique : « dans le système appliqué dans ce tribunal, la phase d’instruction est plus longue pour que les phases de procès soit réduites. Le but est de se concentrer en audience sur l’essentiel, pas sur les questions accessoires. Pour une instruction qui dure un an, si le procès en audience dure au-delà de 4 ou 5 mois c’est qu’il y a un problème et que le système n’est pas respecté. »


Peut-on parler de justice quand il n’y a pas de budget pour les parties civiles ?

Pas de budget ne veut pas dire pas de moyens, selon le juge qui rappelle que  l’unité des victimes est financée par des contributions, notamment celle de l’Allemagne. Le montant alloué n’est pas équivalent à celui de la défense mais pour le juge Marcel Lemonde « la défense est la condition de la justice. On peut parler de justice s’il n’y a pas de parties civiles. » Pour rappel, c’est la première fois que les parties civiles sont représentées dans ce type de tribunal à composante internationale.


Un tribunal qui coûte trop cher ?

L’avis selon lequel ce tribunal coûte trop cher et que l’argent devrait plutôt servir à construire des écoles, etc, paraît à Marcel Lemonde « à courte vue ». « Si on compare au tribunal pénal international pour le Rwanda, pour l’ex-Yougoslavie ou à la Cour pénale internationale, nous sommes des pauvres. »


Un tribunal trop limité dans sa compétence ?

« Il est reproché au tribunal de faire abstraction des bombardements américains, de l’aide de la Chine aux Khmers rouges, de ce qui s’est passé après 1979 qui n’est pas très glorieux pour la communauté internationale, explique Marcel Lemonde. On reproche aussi au tribunal de ne juger que les principaux responsables. Tous ces reproches mis bout à bout donneraient plutôt envie de jeter l’éponge… Sans doute la compétence du tribunal est limitée et on ne pourra pas juger Kissinger et Nixon pour ce qui s’est passé avant 1975 mais on en parlera. Un procès, ce n’est pas seulement se prononcer sur la responsabilité individuelle mais c’est organiser un débat public qui n’a jamais eu lieu. »


Les accusés sont déjà condamnés.

« On ne peut pas ignorer ce qui a été écrit sur les accusés mais nous ne devons pas en être prisonniers. »


D’où viennent les énormes problèmes de traduction ?

« Des langues elles-mêmes », déclare-t-il. « Certaines notions sont intraduisibles. Par exemple, pour ‘ordonnance de renvoi’, il n’y a pas d’équivalent en anglais. Il est plus facile de trouver un terrain commun entre le français et le cambodgien. » Le manque d’interprètes français-khmer notamment est également crucial.

Conscient que les plaintes ont entaché les audiences depuis le démarrage, il conseille de ne pas « trop attendre de ce qui se fait à l’audience », argumentant que « le dossier d’instruction constitue la base écrite, pour lequel nous avons essayé de traiter le problème de manière acceptable. »


Pourquoi n’avoir pas encore inculpé Khieu Samphan, Nuon Chea, Ieng Sary et Ieng Thirith de génocide ?

Le dossier est encore en cours d’instruction, tant que c’est le cas, la qualification de génocide peut encore être retenue.


Quels effets peut avoir ce tribunal ?

« Le simple fait qu’on soit là fait que des choses sont dites » assure Marcel Lemonde qui attribue en partie au fonctionnement du tribunal le lancement à la rentrée prochaine d’un programme d’enseignement sur la période khmère rouge dans les écoles cambodgiennes. Face aux doutes d’un Cambodgien qui considère que le débat public pourrait se révéler à double tranchant, Marcel Lemonde choisit une vision plus optimiste : « Le pire n’est jamais certain. Il suffit d’amorcer le processus pour qu’on ne puisse plus le contrôler. »

Par ailleurs, même s’il est matériellement impossible de juger tous les exécutants, les procès sont une occasion d’avoir « un débat sur cette période, douloureuse pour les vieux et inconnue pour les jeunes ». Il pense que cela permettra de modifier la relation caractérisée par le non-dit, sortir de la logique du non-dit.

Le tribunal est également susceptible de « constituer une référence, donner des exemples susceptibles de laisser une trace par la suite. »

En matière de justice internationale, c’est la première fois qu’est appliqué le droit français. « Le système procédural  des CETC est peut-être de nature à donner une autre image de la justice internationale », suggère Marcel Lemonde.

Laisseriez-vous les victimes jouer les bourreaux ?

Le film* s’ouvre sur un gamin, micro en main qui interroge une grand-mère de son village :

– Dis grand-mère, je me demandais, à quoi ressemblaient les Pol Pot ?

– A n’importe qui d’entre nous mais ils se comportaient différemment.

– Où sont-ils aujourd’hui ?

– Ils sont partis, je ne sais pas où. Après la chute du régime, les leaders sont partis et ont laissé derrière eux leurs subordonnés. C’étaient des villageois comme nous mais ils étaient devenus des Pol Pot.

– Grand-mère, je me demandais pourquoi ils ont tué des Khmers ?

– Je ne sais pas. […] Ils ont suivi leur loi et leur loi c’était de tuer.


Aperçu historique

Après ce dialogue simple et vif, le documentaire s’attache dans une première partie, par le biais d’images d’archives, à résumer ce qui s’est passé entre 1975 et 1979 : la déportation de la population de Phnom Penh, l’installation dans les campagnes, le communisme agraire, les vêtements noirs, la séparation des familles. Les archives de la direction du cinéma cambodgienne montre un Pol Pot fringuant, avant que le Vietnam ne libère les Cambodgiens du joug khmer rouge. Des images de crânes, de charniers et un enfant triste et seul ont pour fonction de traduire le traumatisme de la population. Sont alors présentés les 5 responsables khmers rouges en détention au tribunal chargé de les juger. Enfin les aller-retour entre des photographies prises dans les cellules de détention du musée Tuol Sleng aujourd’hui et des images d’archives de 1979 montrant des cadavres sur les lits métalliques conduisent vers une nouvelle partie du film sur le Cambodge, trente ans après.


Des victimes dans tout le pays

Le réalisateur, Nou Va, 30 ans, témoigne dans ce film que de nombreux Cambodgiens ont attendu la justice. Il s’interroge sur le meilleur moyen pour le peuple de « gérer ce passé cruel ». Il cherche, caméra à l’épaule, les traces encore visibles du régime dans des pagodes que les Khmers rouges avaient transformées en prison. Traces de sang sur les murs. Il rencontre l’ancien prisonnier Chay Ghean qui lui montre comment il était attaché à un pilier de la pagode Ta Yeak, près de Siem Reap. Dans la province de Kratié, il questionne Uch Sunlay, dont la femme et les enfants ont été tués en 1978 et dont il sait qu’il ne retrouvera jamais le corps, emporté par les eaux du fleuve. D’un bout à l’autre du Cambodge existent des mémoires douloureuses mais Nou Va prévient : ceux qui apparaissent dans le film parlent quand tant d’autres préfèrent taire leurs souffrances. Or pour les réalisateurs, l’expression de ces souffrances est un mal nécessaire pour transmettre aux jeunes générations, ouvrir une forme de thérapie et franchir un pas vers l’apaisement.


Exprimer la douleur

C’est au village de Tnol Lok, dans la province de Takéo, qu’ils choisissent de travailler avec les habitants et de mettre à la disposition des volontaires différents moyens d’expression (dessin, peinture, photographie, vidéo) pour évoquer leurs pires souvenirs de la période khmère rouge. Au début, ils ont du mal à faire comprendre leur démarche. « Ce n’est pas facile de motiver les gens, explique Nou Va lors d’un débat au centre Bophana. Il faut qu’ils vous fassent confiance. Nous devions leur dire qui nous étions. » L’objectif, rappelle Ella Pugliese, était de les motiver à « faire quelque chose, à agir ». « L’art, le film, créent un espace très nouveau pour agir. L’idée était qu’ils parlent de ces choses très douloureuses d’une autre manière et qu’ils rendent cela public. »


Interpréter le rôle des bourreaux

Apparemment, les villageois racontent facilement. Certains dessinent, d’autres peignent. Les récits prennent forme. Puis le documentaire bascule. Les victimes décident de filmer les scènes de crimes et d’interpréter eux-mêmes les rôles, y compris ceux des anciens bourreaux. Les réalisateurs prennent alors la précaution d’informer le spectateur qu’ils ont réagi : « Nous ne sommes pas à Hollywood », ont-ils répliqué aux villageois. Sous-entendu le budget n’est pas celui d’un film d’acteurs. « Nous jouerons ! », assurent les survivants impliqués dans le projet, « pour informer les jeunes générations ». Dès lors il n’y a plus d’obstacle, plus de débat, plus d’opposition à ce que les anciennes victimes interprètent le rôle de leurs anciens bourreaux.

Lentement mais sûrement mon estomac se noue.


La représentation des crimes à tout prix

Plusieurs scènes sont présentées dans le documentaire : une escorte de prisonniers vers les charniers, l’arrestation d’un mari, d’un père. Les scènes d’exécutions des proches, mimées selon l’imaginaire des villageois puisqu’aucun n’y a jamais assisté, ne sont pas montées dans le documentaire. Mais on les voit jouer les moments tragiques de leur vie. D’ailleurs les répliques sonnent parfois faux, récitées.

Un malaise, mêlé de rage, m’envahit : je ne peux pas croire que ces villageois aient demandé à jouer les anciens bourreaux. Des juifs déportés auraient-ils proposé de jouer d’anciens nazis ? Je ne comprends pas que les réalisateurs aient accepté cela. Ella Pugliese explique que l’équipe a insisté auprès des villageois pour savoir ce qu’ils voulaient dans leur film. « Ils nous ont répondu : les crimes. »

Les réalisateurs proposent d’abord de dessiner ces crimes mais un villageois suggère de filmer et tout un groupe de victimes récupère plus tard cette idée de filmer les tueries. « C’est vraiment comme ça que ça s’est passé » jure-t-elle en reconnaissant que la démarche, au départ, a un peu effrayé l’équipe.


Un tournage, ça se prépare

Mais ils laissent faire. Discutent-ils avec les villageois du fond du problème ? Le film ne le dit pas. Il montre le groupe d’habitants préparant le tournage : dessin du script, frottage des sandales modernes au charbon pour rappeler les sandales en pneu des Khmers rouges, nouage du krama autour du cou à la mode Pol Pot… Nul doute que tout ce processus prend du temps. Mais à l’heure du débat, Ella Pugliese raconte un moment du tournage où les villageois avaient décidé d’une scène avec tant de détermination que l’équipe a dû les suivre en courant pour filmer. « C’était absolument spontané et hors de notre contrôle », se souvient-elle. La spontanéité des autres abstient-elle de débattre des enjeux, ou d’imaginer d’autres formes de récits ?


Se dédouaner d’un choix

L’argument massue, c’est surtout que l’idée vient des villageois eux-mêmes et que ça leur fait du bien. « Je ne pense pas que ce soit mauvais, explique Ella Pugliese. La femme qui a perdu son père sous les Khmers rouges, quand elle imagine où et comment il est mort, c’est un moyen pour elle de rendre cette mort concrète alors qu’elle n’a jamais retrouvé le corps de son père. C’est une forme de reconstruction. » Je passe sur la caution morale du conseiller en psychologie qui était présent aux différentes étapes de réalisation du film. Pour Julian, un autre intervenant du débat, la proposition des villageois n’a rien de surprenante, « le film est un moyen, un support offert pour raconter des histoires. C’est quelque chose qui se pratique couramment dans d’autres pays. »

Je reste imperméable à cet argument de si ça se fait ailleurs c’est que c’est bien… Je maintiens que les réalisateurs ne devraient pas se dédouaner de leur choix, car il s’agit bien de leur choix. Les villageois ne sont pas crédités comme co-réalisateurs du documentaire.


Devoir de refuser

A la sortie du débat, j’ai une pensée fugitive pour les trois survivants de S21, Chum Mey, Bou Meng, Vann Nath. Je me dis que même s’ils avaient exprimé le désir de retrouver leurs chaînes, à S21, comme au temps des Khmers rouges, pour convaincre les jeunes générations de leur histoire, jamais je n’aurais accepté de les filmer ainsi. Il est des choses qu’il est de notre devoir de refuser.


L’influence de l’écran

De toute évidence, la réalisation de ce documentaire a ouvert au village une brèche dans le silence sur la période khmère rouge et a permis à différentes générations de tisser un lien autour de cette histoire. Ce que ne dit pas le film, c’est que des organisations travaillent avec la population depuis plusieurs années déjà sur le sujet.

Les habitants, sollicités pour produire leurs images, leurs histoires, les voient projetées au fur et à mesure devant toute la communauté villageoise. Les extraits des arrestations par de faux Khmers rouges, les dialogues surjoués produisent paradoxalement un effet de vérité. « Maintenant, nous vous croyons, nous savons que vous n’avez pas inventé. » Les victimes apparaissent soulagées, elles sont enfin crues. Le réalisateur Nou Va, nous apprend qu’il a aussi eu un effet bénéfique sur les relations entre les enfants des anciens Khmers rouges et les familles des victimes parce que les enfants des anciens Khmers rouges ont entendu et vu à l’écran les déclarations des anciens qui refusent la vengeance : « Nous ne voulons pas être des meurtriers, nous ne voulons pas la guerre ».



* Ce film « We want (u) to know » a été soutenu par l’Institut khmer pour la démocratie (KID), qui s’investit depuis longtemps dans les campagnes de sensibilisation autour du tribunal et par la Deustscher Entwicklungsdienst (Ded), le Service de développement allemand, un des bras de la coopération allemande.

« Je souhaitais que la nuit
ne vienne pas »

La nuit, le soir, minuit. C’étaient des heures propices pour tuer selon cet habitant de Tnol Lok, un village situé près de Takéo. Bien sûr les hommes disparaissaient aussi le jour, emmenés par les Khmers rouges. Mais à la tombée de la nuit, ce témoin raconte comment l’angoisse s’accentuait. Dans le documentaire d’Ella Pugliese et Nou Va, « We want (u) to know », il avoue cette sourde peur quotidienne : « Je souhaitais que la nuit ne vienne pas ».


Les images possibles et impossibles du tribunal


Le tribunal a autorisé les prises de vue dans la salle du public seulement une fois, le 17 février 2009. (POOL CETC-Reuters)
Le tribunal a autorisé les prises de vue dans la salle du public seulement une fois, le 17 février 2009. (POOL CETC-Reuters)


Loin de Phnom Penh

Le tribunal a été construit à Kambol, en périphérie de Phnom Penh, au-delà de l’aéroport, à 16 km environ du centre-ville, sur un terrain de l’état-major cambodgien. Il faut compter autour de 45 mn pour s’y rendre en moto sans forcer sur l’accélérateur et en tenant compte d’une circulation dense aux heures matinales. Le retour peut prendre bien plus longtemps pour toutes sortes de raisons : l’orage de mousson a la fâcheuse tendance d’éclater sur le coup de 16h30-17 heures, à la sortie de l’audience, empêchant les motocyclistes de reprendre la route. Pour ceux qui repartent en voiture vers la capitale, la barre des 17 heures est fatidique pour éviter les embouteillages monstres de la capitale.  Le tribunal met à disposition un bus pour le public mais si seules une ou deux personnes s’inscrivent, le transport public n’aura pas lieu. Dans ce cas, l’aller simple coûtera entre 5 et 15 dollars, ce qui n’est évidemment pas à la portée du premier Cambodgien venu.



Le tribunal vu depuis le bâtiment où travaillent les magistrats, les avocats, l'administration... (Anne-Laure Porée)
Le tribunal vu depuis le bâtiment où travaillent les magistrats, les avocats, l'administration... (Anne-Laure Porée)



Les arènes de Kambol

Ce tribunal ressemble à un théâtre. Les arènes de Kambol est un nom qui conviendrait bien. A gauche de la scène siègent les co-procureurs, en robe violet sombre et les nombreux avocats des parties civiles, vêtus de noir. A droite, la défense. Face au public, sur une estrade sont assis les juges, dans leur robe rouge. Sous eux, les greffiers, dans un violet plus vif que celui des co-procureurs. Les juges entrent invariablement par les coulisses à gauche de la scène, « côté jardin ». L’accusé, lui, est introduit « côté cour » et prend place derrière ses avocats ou, à la demande des magistrats, face à eux, dos au public.



Vue depuis l'intérieur du bocal. (POOL CETC-Kong Sovannara)
Vue depuis l'intérieur de la cour. (POOL CETC-Kong Sovannara)



La cour dans un bocal

Une immense paroi vitrée encadrée de rideaux bleu dragée isole les protagonistes du public. L’arrondi renforce l’impression de bocal. Cette paroi de protection isole de tout, en particulier du son, si bien que dans le bocal, personne n’entend par exemple les réactions du public. Côté salle, le public n’entend pas non plus ce qui se dit à l’intérieur, il dépend complètement de la retransmission audio des débats. Des hauts parleurs diffusent la version khmère, et des casques individuels sont mis à disposition avec sur le canal 1 la version khmère, sur le canal 2 la version anglaise et sur le canal 3 l’interprétariat en français. Les interprètes, eux, sont dans des cabines isolées, perchées au-dessus du public.


Pas de photographies des débats

Pourquoi ne verrez-vous jamais d’images du public dans la salle d’audience ? Parce que les photographies sont interdites à l’intérieur du tribunal, y compris aux journalistes accrédités. Seul un photographe de Reuters a été exceptionnellement autorisé à photographier l’intérieur de la salle à l’ouverture du procès de Duch le 17 février 2009.

Ce 17 février (date d’ouverture du procès mais l’audience était technique) et le 30 mars (date d’ouverture des audiences sur le fond) sont les seules dates auxquelles un pool de trois photographes a été autorisé à rentrer dans le bocal pour photographier pendant 5 mn les protagonistes du procès, notamment l’accusé : un photographe d’agence de presse internationale, un photographe de la presse locale cambodgienne et un photographe international tiré au sort. Les images ont ensuite été mises à la disposition de la presse, gratuitement.



A l'intérieur, les photographes sont au plus près des protagonistes. Pendant 5 mn à peine. (POOL CETC)
Les photographes autorisés à faire des photos avant l'arrivée des juges ont à peine 5 mn pour prendre leurs images. (POOL CETC)



En dehors de ces « opportunités photographiques », les photographes n’ont d’autre choix que de faire leurs images hors de la salle d’audience ou sur les écrans de la salle des médias qui retransmettent les débats. Avec de sacrées déceptions quand la caméra n’est pas fixée sur le bon interlocuteur ou quand elle le cadre de travers.


Les hors champs

En dehors de la salle d’audience, les espaces où faire des photos sont assez  limités. Il y a l’arrivée au tribunal, mais attention à ne pas photographier l’espace de contrôle des visiteurs. Il y a le couloir grillagé qui conduit à l’entrée du tribunal où il est normalement interdit de stationner. Il y a un espace de retransmission des débats, près de l’escalier d’accès à la salle du public. Il y a la salle des médias. Il y a la cour, pas celle des juges mais celle des fumeurs et de ceux qui ont besoin de se délasser les jambes. Mais sous le soleil de plomb des mois les plus chauds, le public préfère l’ombre à l’insolation. Cette ombre est offerte par un toit de tôle couvrant les quelques tables de la cantine du public. Une cantine « camping » dont le seul luxe est la présence d’une machine à expresso, que les amateurs de café apprécient.



Le public arrive en bus au tribunal, souvent à l'invitation du tribunal lui-même ou d'ONG. (Anne-Laure Porée)
Le public arrive en bus au tribunal, souvent à l'invitation du tribunal lui-même ou d'ONG. (Anne-Laure Porée)



Un couloir grillagé mène à un escalier qui monte à l'entrée de la salle d'audience. (Anne-Laure Porée)
Un couloir grillagé mène à un escalier qui monte à l'entrée de la salle d'audience. (Anne-Laure Porée)




Un chemin grillagé mène à l'entrée de la salle. (Anne-Laure Porée)
Beaucoup d'étudiants viennent assister aux audiences. (Anne-Laure Porée)




En salle de presse, il est possible d'enregistrer le son, les images et photographier les écrans qui retransmettent les débats. (Anne-Laure Porée)
En salle de presse, il est possible d'enregistrer le son, les images et photographier les écrans qui retransmettent les débats. (Anne-Laure Porée)




Les journalistes font leurs interventions en direct depuis l'espace ouvert, devant la salle d'audience. (Anne-Laure Porée)
Les journalistes font leurs interventions en direct depuis l'espace ouvert, devant la salle d'audience. (Anne-Laure Porée)



Une collection d’interdits

De toute évidence, un tribunal est un lieu régi par une multitude d’interdits, pas seulement photographiques. Parfois ils sont justifiés, parfois ils s’avèrent ridicules.

Ainsi en est-il de ce Cambodgien à qui un garde de la salle d’audience vient demander de décroiser les jambes. Interdit au public de croiser les jambes ! Autant vous dire que le dit garde s’est fait envoyer paître vertement par ce spectateur furieux.

Un autre Cambodgien, moins prompt à la rébellion, se fait un autre jour redresser par un garde. Il était trop affalé sur son fauteuil.

Combien de personnes ai-je aussi vu se faire réveiller ou secouer par un surveillant parce qu’il est interdit de s’endormir pendant les audiences ! Les juges, eux, doivent compter sur leur propre vigilance. Au Tribunal pénal international pour le Rwanda, un juge avait ainsi été filmé, assoupi, ce qui avait permis à la défense de contester le verdict. Aux CETC, l’équipe audiovisuelle a pour consigne de ne pas filmer un juge qui piquerait du nez mais de se concentrer sur celui qui a la parole.


Le règlement c’est le règlement

Si vous arrivez en cours d’audience et que vous comptez vous installer au premier rang, vous ne pouvez avancer directement à ce rang, vous devez contourner par le haut de la salle et redescendre. Pourquoi ? « Parce que tout le monde fait ça », répond un gardien. Oui, mais pourquoi ? « Parce que vous ne pouvez pas passer devant ». Soit, mais pour quelle raison pratique ou éthique ? « Parce que c’est le règlement ». Fin de la discussion.

Dans les rangs, il est également interdit de lire le journal ou un bouquin. Il peut vous être demandé de le laisser à l’entrée, à côté du portique détecteur de métal avec les cigarettes, les briquets, les bouteilles d’eau, les casse-croûte…

Enfin les gardes veillent à ce que vous respectiez cette règle de vous lever quand les juges entrent dans la salle, jusqu’à ce qu’ils soient assis. De même quand ils en sortent.