De décisions à prendre en décisions à prendre






Craig Etcheson, 53 ans, attaché au bureau des co-procureurs, est entendu depuis lundi 18 mai. (Anne-Laure Porée)
Craig Etcheson, 53 ans, attaché au bureau des co-procureurs, est entendu comme expert depuis lundi 18 mai. (Anne-Laure Porée)





 

L’expert Craig Etcheson, interrogé par la juge Silvia Cartwright, a à peine eu le temps de décrire les purges généralisées dans tout le pays, de dire que les commandants des divisions connaissaient l’existence de S21 et que le centre de détention accueillait des membres de toutes les unités organisationnelles et de toutes les régions du pays que la défense objecte. Le témoin-expert n’est pas interrogé selon le programme prévu, à savoir « la structure militaire du Kampuchea démocratique, la structure politique et gouvernementale du régime khmer rouge et la configuration de la communication du régime ainsi que de sa politique et de son idéologie. » François Roux s’oppose à ce que l’expert appelé pour témoigner sur l’organisation générale du régime fasse « l’analyse du dossier des juges d’instruction qui n’a rien à voir ». Autre problème soulevé : Craig Etcheson se réfère à des documents postérieurs à son rapport rédigé en juillet 2007. « Mon malaise est qu’aujourd’hui, presque deux ans plus tard, le même expert ayant pris connaissance du dossier d’instruction, apporte des spécifications à son rapport qui peuvent être intéressantes pour la manifestation de la vérité mais qui auraient dû faire l’objet d’un rapport complémentaire. » François Roux saisit l’occasion pour rappeler que l’historien David Chandler sera appelé à la barre pour témoigner spécifiquement sur S21.

Le résultat de ces désaccords est une suspension d’audience jusqu’en début d’après-midi. Les juges ont besoin de temps pour débattre…

Deuxième round

14h30. Reprise avec une demie heure de retard de l’interrogatoire devant un parterre de 70 personnes. Les juges rejettent les objections de la défense en indiquant que « la chambre et les parties ont le droit de poser les questions que la chambre estime pertinente. Lorsqu’il répond aux questions, l’expert n’est pas tenu à son rapport. » L’objection de la défense sur la portée du témoignage de Craig Etcheson est rejetée. Les questions reprennent. L’expert américain explique que les purges ont été particulièrement importantes dans les zones Nord-Ouest, centrale et Est. Il date les périodes les plus meurtrières. François Roux déplore que la défense n’ait pas eu accès à ces documents avant l’audition de l’expert. « Ce n’est pas ma conception d’un procès contradictoire » conclut-il.

De vastes généralités

Les compétences et les connaissances de Craig Etcheson ont été jusqu’ici fort peu exploitées. Il explique que « la zone où opérait S21 était au niveau national » et que le centre était « autorisé à procéder à des arrestations sur l’ensemble du territoire ». Il argumente sur la dimension du niveau du secret dans ce régime mais il ne lui est guère laissé de place pour développer son propos et entrer en profondeur dans le sujet.

Des libérations à S21

Craig Etcheson distingue le centre S21 situé au coeur de Phnom Penh de S24, situé à Prey Sâr, en banlieue de la capitale. « Je crois comprendre que S24 était sous l’autorité de l’accusé et que sur le plan administratif il dépendait de S21. S24 était un camp de rééducation d’où beaucoup de gens sont sortis vivants. » Il n’omet pas de préciser les conditions de vie « extrêmement inhumaines » qui y régnaient.

Qu’en fut-il du centre de sécurité de Phnom Penh ? « Il apparaît au vu de documents reçus récemment du DC-Cam qu’il y a des indications convaincantes que des libérations ont été faites à S21. » Il cite l’exemple d’un groupe important de soldats de plus de 100 personnes qui auraient été relâchés après leur arrivée à S21. Cependant le document n’est pas encore versé au dossier, impossible d’en donner la cote. « Puisque ce sont des informations à décharge de l’accusé, j’espère que la défense ne m’en voudra pas » dit l’expert en adressant un sourire à François Roux. Une petite phrase que l’avocate du groupe 3 des parties civiles Elisabeth-Joelle Rabesandratana n’a pas digéré… « Ce document émanant du DC-Cam n’est pas versé au dossier mais ce n’est pas gênant puisque c’est un document à décharge ?! Si c’est extrêmement gênant pour les parties civiles. Il y a une neutralité à observer ! Comment objecter à des pièces qui ne sont pas produites ? C’est une violation du droit des victimes. »

Un silence confus s’installe avant que l’avocat du groupe 4 des parties civiles Hong Kim Suon reprenne la parole.

Duch pouvait organiser des arrestations

Depuis le début du procès, l’accusé sépare clairement les tâches qui consistent à détenir des prisonniers des tâches qui consistent à les arrêter. Le juge Jean-Marc Lavergne demande à Craig Etcheson si Duch avait la possibilité de procéder à des arrestations. Évidemment, dans la majorité des cas, c’étaient les unités concernées qui organisaient le transport de leurs prisonniers jusqu’à S21. « C’était le scenario le plus commun mais pas le seul possible, invoque Craig Etcheson. L’accusé a décrit des cas où des dirigeants ont été attirés sous de faux prétextes au domicile ou au bureau de l’accusé et arrêtés. L’accusé a aussi décrit au juge d’instruction au moins un cas où les forces placées sous sa direction ont quitté S21 pour procéder à des arrestations. »

L’enjeu des preuves

Pour Craig Etcheson, le questionnaire s’arrête là car avant de poser ses questions, le co-procureur britannique Alex Bates se lance dans une nouvelle joute avec la défense. Stoïque, impassible, Craig Etcheson observe les parties tel un arbitre sur la ligne du milieu.

L’enjeu, c’est que les juges ne fondent leur décision finale que sur les preuves produites en audience.

Alex Bates demande comment présenter les documents sur la base desquels il compte interroger l’expert et qu’il souhaiterait voir considérés comme preuves. Pour éviter d’avoir des semaines, des jours de lecture des documents, le bureau des co-procureurs suggère « par souci d’efficacité » de fournir avant l’audience une liste des documents avec un résumé écrit et en audience de procéder à un résumé oral par types de documents. En cas d’objection sur un document, un débat contradictoire pourrait avoir lieu.

Réaction vive de la défense

François Roux réagit au quart de tour : « Je fais un rêve. Je rêve que devant les juridictions pénales internationales les procureurs arrêtent de nous inonder de documents parfaitement inutiles. Il y a dix ans que je fréquente les juridictions pénales internationales et c’est toujours la même chose ! Parce qu’il n’y a aucune hiérarchie établie par les procureurs dans l’important par rapport à l’accessoire. » L’avocat de Duch demande donc à la chambre de se saisir de la règle 85 qui donne pouvoir au président de l’audience « d’exclure des débats tout ce qui tend à les prolonger inutilement sans contribuer à la manifestation de la vérité. »

Les co-procureurs ont reçu l’appui de tous les avocats des parties civiles. Personne n’a mentionné l’intérêt du public, pour lequel ces audiences ont aussi lieu, qui a droit à une information complète et ne se satisferait peut-être pas de résumés de documents…

Verdict demain matin à 10h30.

«Je fais un rêve. Je rêve que devant les juridictions pénales internationales les procureurs arrêtent de nous inonder de documents parfaitement inutiles»

Le co-procureur Alex Bates demande aux magistrats une décision pour savoir comment doivent être présentés les documents en audience. Il lance ainsi un débat avec François Roux qui réagit vivement, sur le mode de l’invasion de documents. Un problème qu’il a déjà à plusieurs reprises souligné au sein du tribunal.

« Nous étions il y a une semaine avec Me Silke Studzinsky et Me Karim Khan au séminaire de la Cour pénale internationale en présence de hauts magistrats. Je leur ai dit : Je fais un rêve. Je rêve que devant les juridictions pénales internationales les procureurs arrêtent de nous inonder de documents parfaitement inutiles. Il y a dix ans que je fréquente les juridictions pénales internationales et c’est toujours la même chose ! Parce qu’il n’y a aucune hiérarchie établie par les procureurs dans l’important par rapport à l’accessoire. Quand vous réalisez tous les documents que les procureurs voudraient, on dit en français : ‘ça donne le tournis’. A-t-on vraiment besoin de tous ces documents ? » Selon François Roux, cette mauvaise habitude des procureurs est en grande partie responsable de la longueur des procédures dans les tribunaux pénaux internationaux. « Dans ma culture juridique, on m’a appris trois qualités : être clair, net et précis. Vouloir absolument verser au dossier sans aucun tri entre l’essentiel et l’accessoire, c’est tout l’inverse du clair, net, précis. »

Après avoir demandé aux juges d’adopter la règle 85 qui autorise le président à rejeter tout ce qui ralentit les débats, l’avocat français souligne que si la défense a bien accepté le principe du résumé en une page de 200 articles de presse consacré au conflit armé entre le Cambodge et le Vietnam, c’était pour éviter la redondance et la traduction inutile de 200 documents qui parlent de la même chose. « Mon rêve aurait été que le bureau des co-procureurs fasse une sélection des plus importants. […] Avez-vous besoin de 200 articles de presse pour savoir qu’il y a eu un conflit armé entre le Cambodge et le Vietnam ? Je vous demande d’utiliser la règle 85. Ils ne peuvent pas ensevelir les débats sous des tonnes de documents. »

 

A la suite de cette déclaration, Alex Bates soutient que la démarche des co-procureurs va dans le sens d’une justice équitable et rapide. François Roux intervient une dernière fois : « Qu’est-ce qui est plus intéressant pour nous aujourd’hui ? Commenter des tonnes et des tonnes de documents ou donner la parole aux victimes et aux parties civiles. Il y a des témoins qui attendent de venir. Personnellement je pense que c’est plus utile que d’inonder la chambre de documents. »