Le procès s’embourbe dans les questions de procédure


Le 20 mai, "Journée de la Haine" au Cambodge, journée déprime au tribunal. (Anne-Laure Porée)
Le 20 mai, "Journée de la Haine" au Cambodge, journée déprime au tribunal. (Anne-Laure Porée)


Le président de la chambre de première instance, Nil Nonn, avait donné rendez-vous à 10h30 aux parties comme au public. Il entre en scène à 11 heures. Seul. Si les retards deviennent ici monnaie courante, l’arrivée d’un unique juge est exceptionnelle. Rapidement, Nil Nonn annonce que l’audience de la matinée ne peut se dérouler. Les débats sont complexes, les magistrats ont besoin de temps pour discuter et prendre leurs décisions. L’audience ne reprendra qu’à 13h30… Déception générale. Les dizaines de villageois amenés en bus par une ONG depuis la province de Kompong Chhnang, sortent bredouilles.


Trois documents irrecevables

A 13h50 (au lieu de 13h30), les magistrats reprennent leur place à la cour. Le président annonce deux décisions. La première décision est une réponse aux requêtes soulevées en avril (voir le compte-rendu du 22 avril). Elle concerne la recevabilité des documents versés au dossier comme éléments de preuve. Deux déclarations de deux témoins décédés (dont celle de Ham In, survivant de M13) prises par des représentants du Centre de documentation du Cambodge (DC-Cam) ne pourront pas être utilisées par les co-procureurs comme élément de preuve. La déclaration de l’accusé en date de mai 1999 faite à Christophe Peschoux, délégué du représentant du Haut Commissariat des Nations unies aux droits de l’Homme ne sera pas non plus admise. En revanche la chambre de première instance fait droit aux co-procureurs d’utiliser le rapport de Choeun Sothy.


Une demie-décision sur la méthode de présentation des preuves

La deuxième décision du jour n’est pas formulée de manière aussi claire que la première. Elle concerne la méthode à mettre en oeuvre s’agissant des documents à produire au débat. Parce que dans le fond, le problème est celui-ci : dans un système de civil law normal, le dossier des juges d’instruction est d’emblée accepté comme élément de preuve, mais dans le règlement établi par ces chambres extraordinaires, il est stipulé que seules les pièces débattues contradictoirement devant les magistrats peuvent servir à fonder leur jugement. Résultat : la chambre de première instance invite les parties à produire les documents pendant l’audience avec lecture intégrale ou résumé. C’est le seul moyen selon eux d’apprécier la valeur d’un document. Ils rappellent l’obligation de soumettre un document à débat contradictoire, condition là encore d’un procès équitable. La chambre s’autorise à décider si ce débat doit porter sur une partie ou sur l’ensemble d’un document. Dans cette décision, les juges ne tranchent pas sur un point essentiel : faut-il trier, hiérarchiser les documents présentés ?


Prouver que l’expert est un expert…

L’absence de décision sur ce point précis va empoisonner la fin de l’audience. Quand le co-procureur Alex Bates se lance dans l’interrogatoire de l’expert Craig Etcheson, qui attend patiemment que quelqu’un veuille bien lui poser des questions, il s’empresse de justifier la lecture de plusieurs dizaines de documents ou de leurs résumés.

Alex Bates : Combien de documents avez-vous lus et examinés dans les douze mois précédant la rédaction de votre rapport ?

Craig Etcheson : Environ 50 000, dont 2 000 à 3 000 de manière plus précise. 161 documents ont été sélectionnés dans le cadre de la rédaction de ce rapport.

AB : pourquoi avoir sélectionné 16 télégrammes plutôt qu’un seul ?

CE : Ces télégrammes illustrent différents types de communication entre les structures du Kampuchea démocratique et le Centre du Kampuchea démocratique. […] Ils témoignent de la mise en oeuvre de la politique du Kampuchea démocratique.

AB : Après deux années de recul [le rapport a été rédigé en juillet 2007], diriez-vous que ces 16 télégrammes sont superflus ?

CE : Non.

Comme n’importe quel chercheur ou expert, Craig Etcheson confirme la nécessité de recourir à l’analyse d’une diversité de sources. Alex Bates embraye : « De l’avis des co-procureurs, pour apprécier la fiabilité du rapport de monsieur Craig Etcheson, la Chambre doit elle-même pouvoir apprécier la fiabilité des conclusions. Comment le faire sinon en s’assurant de la fiabilité de la teneur des documents sur lesquels s’est porté le rapport ? »

Quelle étrange situation que de voir cet homme convoqué en qualité d’expert parce qu’il travaille depuis trente ans sur le Cambodge, assis au milieu d’une cour qui ne lui pose pas de questions de fond. Quel paradoxe de voir les co-procureurs s’échiner à prouver que l’homme qui travaille pour eux depuis juillet 2006 est un expert digne de ce nom.


Partie de cache-cache avec les documents

La liste des documents présentés par les co-procureurs comme éléments de preuve aux magistrats n’est pas non plus au point, pour des raisons techniques d’enregistrement sur la base informatique, expliquera Alex Bates. Résultat, la cour passe près d’interminables minutes à chercher à quoi correspondent réellement certains documents énoncés. Cela donne lieu à des dialogues surréalistes :

François Roux : Il s’agit des deux derniers documents sur la liste que vous avez distribuée aux parties hier. Le premier : IS annexe C D2-15 annexe C numéro 39. Le deuxième : D2-15 annexe C numéro 30. Où se trouvent ces deux documents dans votre tableau E55 point 1 ?

Juge Lavergne, souriant : Je crois que j’en ai trouvé un ! S’agissant du numéro 30, il semblerait que ce soit le numéro 111 de votre liste. Je ne sais pas quel est le numéro de l’annexe 39…


Recevabilité des documents

En plus de s’embrouiller dans la nature des documents, les parties doivent faire le point sur ce qui, du document ou du résumé, est traduit et dans quelle langue. Puis surgit une question cruciale : quels documents doivent au final retenir les juges ? Jean-Marc Lavergne en perd son latin et requiert l’aide de l’expert : « Sur quoi vous êtes-vous fondé ? » Craig Etcheson ayant parfois travaillé sur des versions en khmer, parfois sur des résumés d’analyse en anglais, il conclut que le document original, dans sa version intégrale comme le résumé doivent être considérés.

Après la présentation d’un document qui compte 153 pages dont le résumé s’étire sur 12 pages, l’avocat de la défense François Roux implore un tri et propose de se limiter à 3 ou 4 documents pour les faits contestés et à 2 documents pour les faits non contestés. Il fait chou blanc. « Ce n’est pas le rôle de la Chambre de dire aux parties quel document utiliser avant d’avoir eu l’occasion de les entendre », tranche Silvia Cartwright. Plus tard Alex Bates, agacé par les « interruptions constantes de la défense » invoque « le droit du public à entendre les éléments de preuve qui fonderont le jugement ». « On entend souvent dire que le tribunal manque de transparence, les rapports sont de plus en plus nombreux sur les questions de corruption. Que souhaitons-nous réaliser au terme de ce processus ? » Pour le co-procureur la réponse se trouve dans « un jugement fondé sur des preuves solides et corroborées ». L’avocate des parties civiles Elisabeth-Joëlle Rabesandratana argumente en soutien aux co-procureurs que « la défense n’a pas à dicter les modes de preuve qui sont admissibles quand ces modes de preuves ne lui conviennent pas. Au regard de la règle 87, tous les éléments de preuve doivent être produits devant la Chambre. »


La place de l’instruction

« Nous nous battons à nouveau sur un problème de méthode et de culture juridique, contredit François Roux. Nous sommes ici à la suite d’une ordonnance de renvoi qui elle-même fait suite à un an d’instruction, instruction à laquelle ont participé de manière régulière et systématique les co-procureurs. Pendant un an nous avons pu débattre contradictoirement chez les juges. A la suite, les co-juges d’instruction ont rendu leur ordonnance de clôture. C’est cette ordonnance qui vous saisit. […] Mais a-t-on besoin de prendre connaissance de tous les documents dont s’est inspiré l’auteur de ce rapport ? En common law certainement, en civil law, ce n’est pas nécessaire. […] Une lecture exhaustive, c’est du temps perdu pour ce tribunal, c’est de l’argent perdu pour ce tribunal, c’est du temps perdu pour les victimes. Je demande que nous n’ayons pas les uns et les autres travaillé pendant un an et demi pour rien. »


La journée s’achève sur ces paroles de la défense. La seule bonne nouvelle du jour est l’annonce de l’audition de Nayan Chanda les 25 et 26 mai sur le conflit armé entre le Cambodge et le Vietnam.