« Des vieilles dames sans dents, des nourrissons… En quoi étaient-ils aussi des agents du KGB et de la CIA ? Je voudrais qu’on m’explique pourquoi. Au plus profond de moi, je suis convaincu que c’est ça l’intention génocidaire »

A la juge Silvia Cartwright, Chum Mey explique qu’il a été accusé d’être un agent au service de la CIA et du KGB. « Encore aujourd’hui je me demande pourquoi j’ai été accusé d’être un agent de la CIA et du KGB. » Les premiers à avoir prononcé cette accusation sont ceux qui ont arrêtés le témoin. A ce jour, Chum Mey n’a reçu aucune explication satisfaisante. « Mon enfant de deux mois a été emmené pour être exécuté. […] Des vieilles dames sans dents, des nourrissons, en quoi étaient-ils aussi des agents du KGB et de la CIA ? Je voudrais qu’on m’explique pourquoi. Au plus profond de moi, je suis convaincu que c’est ça l’intention génocidaire. »


Cette phrase essentielle de Chum Mey n’a été traduite ni en anglais ni en français. Que le tribunal passe à côté de déclarations si substantielles est dramatique.


Après quoi Chum Mey murmure la mort dans l’âme qu’il a connu son fils (âgé de deux mois et exécuté avec sa femme par des soldats khmers rouges) l’espace d’une journée, « de 7 heures à minuit ». Il les avait rencontrés tous les deux par hasard en chemin en fuyant Phnom Penh et l’avancée des troupes vietnamiennes.

Un « procès Paris-Match »

En ce mardi 30 juin 2009, ils ont présenté une photographie d’un détenu assis dans une cellule collective. Montrant cette photo, recadrée pour l’occasion, William Smith demande au témoin si elle reflète ses conditions de détention. Chum Mey répond confusément tant il est perturbé de voir cet homme assis au milieu d’autres détenus alors qu’un prisonnier n’avait jamais le droit de prendre une telle liberté à S21. Sur cette image coupée, loin du format original, on voit à peine le numéro que porte le prisonnier. Pourquoi ne pas avoir respecté l’original de cette archive de S21 ? Y a-t-il un problème technique qui déforme l’image comme cela s’est déjà produit avec la photo d’archive de Duch projetée à l’écran pendant une heure au début du mois de juin ? Devant une photographie non recadrée Chum Mey aurait probablement mieux identifié le document et répondu de façon plus complète à ce que William Smith lui demandait.

Comme d’habitude, les co-procureurs sourcent l’image à la va-vite et s’abstiennent de donner un contexte. Par exemple, pourquoi cette photo d’identité d’un prisonnier de S21 a-t-elle été prise dans une cellule collective ? En fait, quand beaucoup de détenus arrivaient à S21 en même temps ou quand ils entraient trop tard (en pleine nuit), les photographes réalisaient les photos d’identité à un autre moment, par exemple le lendemain de leur arrivée.

Deuxième erreur du jour : la projection d’un extrait de film en noir et blanc dans lequel un homme habillé en gardien khmer rouge marche parmi des détenus allongés sur le sol, alignés, entravés par les pieds. D’emblée, ces prisonniers semblent trop peu maigres pour être de vrais détenus de Tuol Sleng. Le réalisateur du documentaire S21 la machine de mort khmère rouge, Rithy Panh, bondit sur son siège : « Qu’est-ce que c’est que ce film ! On ne peut pas montrer une fiction, et aussi médiocre, au tribunal ! » Il quitte la salle. Une fois son calme retrouvé, il confie : « Comment ce tribunal peut-il prétendre à la pédagogie avec un tel manquement à l’éthique ? »

De fait, après la projection de cette très courte séquence (de la seconde 35 à la seconde 59!), William Smith annonce qu’il ne s’agit pas d’image datant de 1978 mais d’une « reconstitution sur la base de témoignages connus ». Autant dire une fiction. Imaginons. Et pourquoi pas une sous-Liste de Schindler au tribunal de Nuremberg pour montrer comment étaient traités les juifs ? A quoi sert ce film ? Est-ce qu’on comprend mieux parce qu’on voit ? Et pourquoi pas un bon petit film d’horreur avec une séquence arrachage d’ongles pour être mieux informé sur cette méthode de torture ?

Les co-procureurs manipulent l’audience en ne contextualisant pas les images montrées. Ils utilisent des éléments qui n’ont pas la moindre valeur juridique de preuve et qui n’apportent strictement rien au procès. Ces images n’ont aucune légitimité dans ce prétoire. Elles ont aussi un effet pervers : elles dévalorisent le témoignage des survivants.

Cerise sur le gâteau : les co-procureurs osent présenter une photographie de Chum Mey, assis dans sa cellule, comme au temps du régime du Kampuchéa démocratique. Il est cadré en vue plongeante avec au premier plan un uniforme policier qui fait référence à la reconstitution de février 2008. L’hebdomadaire Paris-Match avait réalisé un reportage sur Bou Meng, autre survivant de S21, en s’y prenant de la même manière, en lui demandant de réintégrer son ancienne cellule, en sachant qu’il s’effondrerait en larmes dedans et en photographiant l’émotion ressurgie.

Les co-procureurs mènent un « procès-Paris Match » mais ils n’assurent ni le poids des mots ni le choc des photos.

Et personne ne proteste.

Premier témoignage sur la torture










Un réparateur envoyé à S21

En avril 1975, lorsque les Khmers rouges prennent Phnom Penh, Chum Mey est expulsé comme le reste de la population citadine. Il réunit sa famille et plie bagage, direction Prek Pnœu. Là-bas son fils de deux ans, malade, meurt. Son père l’enterre, il en a aujourd’hui encore la gorge serrée.

Quand l’Angkar annonce qu’elle cherche des mécaniciens, il se porte candidat, il est recruté et part pour Phnom Penh. L’Angkar promet qu’elle s’occupera de sa famille. Chum Mey répare de tout : barques, tracteurs, haut-parleurs avant de se retrouver à réparer des machines à coudre, collectées par les Khmers rouges pour fabriquer les fameux vêtements noirs. De 1975 à 1977, il répare ces machines en voyant ses chefs remplacés à tour de rôle, jusqu’au jour où il reçoit avec deux autres compagnons instruction d’aller réparer des véhicules pour l’Angkar. L’ordre les conduit tous trois directement à S21. « Ils ont utilisé notre krama pour nous bander les yeux », se souvient Chum Mey. Il prie les gardes de s’occuper de sa famille, il prend des coups en échange et des insultes : « Connard ! L’Angkar doit te détruire ! » « Il n’y avait pas de méthode froide ou chaude comme le dit Duch, c’était toujours la méthode chaude » dénonce Chum Mey devant les juges.

Le 28 octobre 1978, Chum Mey est incarcéré dans une cellule individuelle sans autre forme de procès. A 13 heures, les gardes viennent le chercher : les yeux bandés, il est tiré par l’oreille jusqu’à une pièce où il s’assied et où ses jambes sont entravées. Avec le recul, il pense avoir été envoyé dans cet enfer par la responsable de l’unité des machines à coudre, Van, et son adjoint, Lin.


Premier témoignage de torture

« On m’a dit de dire la vérité. » La vérité des interrogateurs de S21 consiste à reconnaître que le prisonnier appartient à la CIA ou au KGB. « J’ai joint les mains. Ils m’ont dit de ne pas faire ça parce qu’ils n’étaient pas des moines. Je les appelais ‘lok’ [monsieur], je prenais cinquante coups. Je les appelais ‘bang’ [grand frère], je recevais des centaines de coups ! Je ne savais pas comment les appeler. » Le public composé d’étudiants rit en l’entendant raconter son désarroi de détenu ne sachant pas en quels termes s’adresser à ses geôliers. Mais le récit tourne vite au cauchemar.

Pendant 12 jours et 12 nuits, Chum Mey est soumis à la torture dans une pièce du bâtiment sud de la prison. Entre deux séances de torture (7h-11h ; 13h-17h ; 19h-23h) il est ramené dans sa cellule du rez-de-chaussée numérotée 22. Copieusement insulté (« A’ceci, A’cela », soit « méprisable ceci, méprisable cela »), il subit différentes techniques de torture dont la plus courante est le passage à tabac. « Il y avait des cannes de bambou, des cannes en rotin, des branches tressées, se souvient le témoin. J’étais battu avec une canne de l’épaisseur d’un pouce et quand la canne cassait, ils en prenaient une autre. »

Le bourreau est toujours seul à s’occuper de Chum Mey, étendu sur le sol face contre terre, mais ils sont plusieurs à se relayer. Leurs noms : Seng, Thit et Hor (ce-dernier ne faisait que frapper et insulter : « Fils de pute ! Comment peux-tu encore cacher des informations ! »). L’interrogateur pose ses questions sur la CIA et le KGB, si le détenu parle d’autre chose, il le frappe. A la suite de quoi il s’assied devant une machine à écrire pour taper les aveux extorqués par la force. Un jour, Chum Mey lève le bras pour se protéger d’un coup. La canne casse son petit doigt qui n’a jamais été soigné et en est resté déformé.

Après dix jours, les interrogateurs passent à la méthode des décharges électriques en branchant les fils sur le courant et entre autres dans l’oreille de la victime.  « Il y avait comme un son dans ma tête. » Deux fois ils pratiquent cette torture, deux fois Chum Mey perd connaissance.

Peu avant, les bourreaux avaient arrachés les ongles de pied du témoin. Les questions du président de la cour à ce sujet furent insoutenables, autant que l’absence de réaction dans le public.


L’insupportable sourire

Dialogue entre Nil Nonn et Chum Mey sur cette torture abominable :

– Quand vous a-t-on arraché les ongles ? Quel jour ?

– Je ne me souviens pas du jour exact mais je crois que c’était à peu près une semaine après que les interrogatoires aient commencé.

– Est-ce que vous pouvez nous décrire plus en détail la manière dont on vous a arraché les ongles ?

– Monsieur le président, les coups de canne c’était tous les jours. […] Mais comme je donnais toujours la même réponse que je ne connaissais pas la CIA et le KGB, ils ont pris des pinces pour arracher mes ongles de pied.

– Vos jambes étaient déjà entravées alors si je comprends bien ils ont pris une pince et vous ont arraché les ongles de pied. Et est-ce que l’ongle est parti ?

– Oui, l’ongle a été complètement arraché. Ils ont tordu l’ongle avec la pince et comme l’ongle ne venait, ils ont tiré.

– Vous voulez dire que l’ongle tout entier a été arraché ou seulement une partie de l’ongle ?

Le président sourit en posant cette question, d’un sourire malsain, déplacé.

– L’ongle tout entier a été arraché.

– Il a repoussé ?

– Oui l’ongle a repoussé mais il est déformé.

– Est-ce que vous pouvez nous montrer cet ongle qui est déformé ?

Chum Mey se lève et s’avance face au président. Il enlève ses sandales.

– Les ongles ont été arrachés aux deux pieds ? Est-ce que les techniciens peuvent nous donner une image des pieds de la partie civile ?

[Gros plan sur les pieds de Chum Mey]

Je vous remercie monsieur. Vous pouvez reprendre place. Ils ont pris une pince pour tordre les ongles et les arracher et ils l’ont fait aux deux pieds si je comprends bien ?

– Oui c’est exact.

– Est-ce que cela a été fait lors d’une séance de torture ou lors de plusieurs séances ?

– Un jour ils m’ont fait les ongles d’un côté et un autre jour de l’autre côté.

Seng fut le tortionnaire.


Les conséquences de la torture

Les interrogatoires cessent, selon Chum Mey, parce qu’il a avoué avoir rejoint la CIA et le KGB. Les aveux sont faux bien sûr mais sous la contrainte il a donné les noms d’autres personnes. A la suite de ces douze jours et douze nuits, Chum Mey n’est pas soigné. « Je ne pouvais faire que des petits pas. […] Cela a pris plus d’un mois avant que je puisse marcher normalement », décrit-il à son avocat Hong Kim Suon. Mais la blessure morale, psychologique, est la plus douloureuse, assure le témoin-partie civile. « Je n’oublierai pas ce que j’ai enduré à S21 jusqu’au jour de ma mort et ce n’est que quand justice sera rendue que je me sentirai mieux. » Depuis trois mois que le procès a commencé, il ne peut retenir ses larmes en entendant les mots « Tuol Sleng ». Il a reçu le soutien de TPO, une organisation qui propose un soutien psychiatrique et psychologique. « Ils m’ont expliqué que c’est la colère et le traumatisme qui génèrent ces larmes. » En dehors de la torture, les seules conditions de détention ont suffi à ancrer définitivement le souvenir de la déshumanisation : les nuits enchaîné avec les autres détenus, couché à même le sol, les journées de travail dignes d’une bête de somme, l’obligation d’uriner dans un bidon ou de faire ses besoins dans une boîte à munitions sur seule autorisation des gardes, l’arrosage en guise de douche, l’interdiction de parler à un voisin en cellule collective, l’obligation de demander la permission de changer de position pour ne pas prendre 200 coups de bâton.

L’émotion, la souffrance s’installent par à-coups dans le prétoire. Quand les co-procureurs projettent une photographie de Chum Mey prise lors de la reconstitution de février 2008 à S21, assis dans son ancienne cellule, l’homme hoquette et s’écroule. « Quand je suis entré dans cette cellule, je ne pensais pas survivre. Je n’ai pu que m’allonger sur le dos en attendant d’être tué. C’était la première fois de ma vie que je m’étendais ainsi à même le sol. Et c’était la première fois de ma vie que j’étais arrosé d’eau comme cela était le cas pendant ma détention. Même quand on élève des cochons on leur donne à manger. Moi je ne recevais qu’une cuiller de soupe très claire. »


Le témoin déconsidéré

A cet instant précis, le témoin n’avait besoin que de compassion, d’empathie et d’un silence respectueux de sa douleur viscérale. Mais le président de la cour n’est pas à l’aise avec l’émotion, il enchaîne avec rudesse : « Monsieur le co-procureur, votre temps de parole s’épuise. Monsieur Chum Mey remettez-vous s’il vous plaît. Nous en sommes au stade du procès. » [A noter que cette deuxième partie de la réplique, qui illustre le manque de sensibilité de Nil Nonn pour le témoin, n’a pas été traduite en français]. Un peu plus tard, c’est son propre avocat qui prie Chum Mey de se reprendre vite parce que le temps des parties civiles est compté. Au terme de la journée, la cour ne le remercie même pas de sa présence. Le témoignage des survivants aurait dû donner un nouveau souffle au procès, une voix aux victimes, ce genre d’interventions maladroites entament la dignité du tribunal.


Les morts ont des noms

Chum Mey a survécu parce qu’il était le réparateur de machines à coudre dont S21 avait besoin. Il a également réparé les machines à écrire. Ce travail lui donne un statut de détenu à part, il est mieux nourri, on ne lui fait pas de mal. Cependant il reste enchaîné et enfermé la nuit, il n’a aucun droit de circuler librement. Le jour il travaille sous un hangar situé à l’arrière des bâtiments C et D, à l’extérieur de la première enceinte clôturée. Tout près se trouve la cuisine, l’atelier de menuiserie, et un élevage de poulets et de lapins.

Quand le juge Jean-Marc Lavergne demande combien de personnes travaillaient avec lui dans cet atelier, Chum Mey cite d’emblée les noms de ses compagnons d’infortune. « Ta Pech, Ta Kon, moi-même et Ta Dy Phon. Ça fait quatre. » Pour lui, les morts ont des noms avant de s’incarner en chiffres. Il aura ce réflexe poignant d’énumérer les noms des disparus à plusieurs reprises au cours de l’audience.


Le sentiment d’injustice

Longtemps, Chum Mey contient sa colère. Le président l’autorise à poser deux questions à Duch. En substance : les agents de la CIA ont-ils tous été écrasés ou en restaient-ils en vie ? Qu’est-ce qu’était l’Angkar ?

Duch, hautain depuis le début de l’audience avec ce témoin pour qui il n’a visiblement pas d’estime, lui répond comme à un mauvais élève : « Monsieur Mey, j’aimerais préciser que comme vous assistez depuis longtemps aux débats, vous devez savoir que la CIA fait référence à toute personne de la partie adverse. Par CIA on voulait dire tous les adversaires du PCK. Il y a la vraie CIA et la CIA que le PCK percevait comme étant telle. Les adversaires, les opposants. Et je ne pense pas qu’on les ait éliminé. » Quant à l’Angkar, il s’agit du Comité permanent, de Pol Pot et pour Duch, de Son Sen.

La réponse ne satisfait visiblement pas Chum Mey qui explose quand l’avocate Ty Srinna lui demande si ses tortionnaires lui ont dicté les noms de ses aveux ou s’il les a fourni lui-même. « On ne m’a pas donné de noms mais on m’a demandé de réfléchir combien de personnes faisaient partie de mon réseau. A ce moment-là je ne savais pas ce que c’était, s’énerve Chum Mey. On nous demandait tout le temps si nous faisions partie de la CIA et du KGB ! Lorsque des personnes étaient accusées d’être des ennemis, combien d’ennemis y avait-il ? Pourquoi les accuser d’être membres de la CIA alors qu’ils avaient juste cassé un outil ou commis un méfait ? » Ce feu soudain traduit le profond sentiment d’injustice et d’incompréhension des victimes, ce « pourquoi ? » qui hante les nuits des survivants et que les explications de Duch ne suffiront jamais à étouffer.


Les défaillances de la cour

Une nouvelle fois, cette journée d’audience laissait plus de questions que de réponses dans l’esprit du public. Pourquoi trois juges se sont-ils acharnés à poser trois fois la même question insistante sur les circonstances de la mort de la femme de Chum Mey et de son bébé de deux mois ? Par défaut d’attention ? Les explications réitérées patiemment par le témoin-partie civile étaient-elles si peu claires ? Sa femme a été exécutée avec son enfant par des Khmers rouges tandis qu’il fuyaient les troupes vietnamiennes ? Quel était l’intérêt de s’appesantir ainsi sur des faits qui ne sont en rien imputables à l’accusé ? Impossible pour le public d’établir clairement le rapport avec le procès en cours. La ritournelle prenait des airs de hors-sujet.

Les incohérences dans le témoignage de Chum Mey auraient pu générer d’intéressantes informations. Mais personne ne les relève. Par exemple Chum Mey déclare au juge Jean-Marc Lavergne qu’un détenu lui a chuchoté que les camions emmenaient les prisonniers pour être exécutés à Choeung Ek. Sachant le secret qui entourait ces exécutions, le propos est surprenant.


Les limites du témoignage

Le témoignage de Chum Mey, significatif sur la torture, s’avère plus limité concernant Duch, les relations avec les gardes de S21 et les relations entre les détenus. Chum Mey n’a pas vu Duch torturer puisqu’il ne l’a jamais vu en 1978. Martine Jacquin, avocate du groupe 3 des parties civiles, s’intéresse à la peur : « Avez-vous eu l’impression que les gardiens avaient peur ou étaient terrorisés ? » « Je ne les ai jamais regardés dans les yeux, confie Chum Mey. Pendant cette période j’avais tellement peur que je ne pouvais les regarder dans les yeux. »


Les larmes du bourreau n’effacent pas la mémoire des victimes

En fin d’audience, Kar Savuth, avocat de la défense, rappelle à Chum Mey ses paroles envers l’accusé lors de la reconstitution de février 2008, après que Duch ait lu, bouleversé, la voix brisée, ses excuses aux victimes. « Vous avez dit que vous attendiez ces mots depuis près de trente ans. Pouvez-vous commenter plus en détail ? »

« Cela fait de nombreuses années que j’attends d’entendre ces mots de la bouche de Duch. […] Je pensais qu’il avait réalisé avoir tué des gens mais qu’il ne serait jamais un jour en mesure de dire cela. C’est la raison pour laquelle lorsque je l’ai vu pleurer à Tuol Sleng, je lui ai dit cela. Je ne vais cependant pas laisser quelques larmes faire oublier les âmes de milliers de personnes qui ont été exécutées à Tuol Sleng. »



Chum Mey, survivant et partie civile au procès, a témoigné une journée au tribunal. (Anne-Laure Porée)
Chum Mey, survivant et partie civile au procès, a témoigné pendant une journée au tribunal. (Anne-Laure Porée)




Heureusement que Vann Nath était là










Vann Nath, un témoin crucial pour l'histoire de S21. (Anne-Laure Porée)
Vann Nath, un témoin crucial pour l'histoire de S21. (Anne-Laure Porée)






Mise au point du président

Le président monopolise le début de la séance matinale pour évoquer les témoins qui seront entendus par la cour. Dans cette liste aux noms codés, on comprend seulement que le chercheur Raoul-Marc Jennar, auteur d’ouvrages de référence sur le Cambodge, ne sera finalement pas invité, ni Nic Dunlop qui a retrouvé Duch en 1999 et a signé The Lost executioner. En revanche, Françoise Sironi, docteur en psychologie clinique et psychopathologie sera appelée à témoigner pendant une journée et demie avec un collègue ; l’historien David Chandler viendra une journée. Quant aux témoins de la défense Richard Goldstone (magistrat, ancien chef du bureau du procureur aux TPIY et TPIR, aujourd’hui à la tête d’une mission d’enquête sur les violations des droits de l’Homme et du droit humanitaire dans le conflit entre Israël et Gaza) et Stéphane Frédéric Hessel (résistant en France, il a participé à la rédaction de la déclaration universelle des droits de l’Homme), ils seront questionnés par visioconférence.

Au terme de cette mise au point, le juge Jean-Marc Lavergne annonce que sur la notion d’entreprise criminelle commune, la cour rendra sa décision en même temps que le jugement au fond. Les parties sont d’ici là priées de répondre par écrit aux conclusions des co-procureurs. On note au passage le retour de Robert Petit à la place de William Smith et l’absence de François Roux, remplacé par Marie-Paule Canizares.


Des tableaux pour dire l’horreur

En projetant des croquis et des tableaux de Vann Nath, le tribunal a prouvé combien le peintre avait eu raison de témoigner par son art sur les crimes du régime khmer rouge. Ces représentations, le peintre les classe en trois catégories : ceux qui décrivent ce qu’il a vu de ses propres yeux, ceux qui ont été imaginés à partir de la manière dont ça se déroulait, ceux qui ont été réalisé à partir des récits des autres prisonniers.

L’effet sur les nombreux villageois venus de la province de Kien Svay est saisissant pour qui siège avec eux dans le public. Devant les croquis en noir et blanc (malheureusement montrés dans le désordre), ils reconnaissent chacune des étapes du calvaire de Vann Nath qu’ils commentent avec intérêt. Devant chaque tableau décrivant une forme de torture, une vague de « oh ! » indignés parcourt la salle en un haut le cœur collectif. Réactions vives, mouvements de dégoût. Vann Nath, qui n’entend pas l’émotion que ses peintures suscitent, explique calmement sur la base de quel témoignage ces tableaux ont été réalisés.


29-06-09-jarre-et-miroirLa jarre et le miroir :

« Je pouvais me voir en regardant ce miroir. J’ai regardé ce reflet. Ce reflet m’a montré comment j’avais changé. » Ce dessin illustre le traitement subi par les gardes de l’Angkar depuis l’arrestation à Battambang jusqu’à Phnom Penh.

29-06-09-cellule-individuelleL’homme en cellule individuelle :

« Les prisonniers étaient très maigres, ils pouvaient tout juste survivre. Ils étaient désespérés. Je pouvais voir ces cellules parce que pendant la période où je travaillais là, il m’arrivait de passer devant certaines de ces cellules. »

29-06-09-enlevement-enfantLes enfants enlevés à leurs parents :

« Je n’ai pu entendre que ce qui m’était raconté du bâtiment D. Je pouvais entendre les cris. Probablement les parents essayaient de reprendre les enfants qu’on leur enlevait. Cette peinture est basée sur ce que j’ai pu entendre et ce que j’ai pu imaginer. »

29-06-09-baignoireL’immersion :

« J’ai fait cette peinture sur la base de ce que Pha Tan Chan, le traducteur de vietnamien, m’a raconté. Il avait été plongé dans une baignoire […] de sorte qu’il s’était étouffé en ingérant de l’eau. Ensuite le garde a marché sur son estomac de manière à ce qu’il vomisse toute l’eau. Après 1979, il m’a demandé de peindre un tableau qui raconte cet incident. »

Le seau d’eau :

Pour celui-ci, pas de témoignage, pas de récit. Cet équipement, retrouvé dans la prison spéciale, fait l’objet d’une analyse fin 1981. « Nous avons supposé que les prisonniers étaient pendus par les jambes et immergés dans l’eau dans cette cuve car il y avait des menottes à l’intérieur. Cette peinture se base sur ce que nous avons analysé à ce moment. »

L’arrachage des tétons avec des pinces :

Celui-ci se base sur la description d’une prisonnière travaillant en cuisine. « Elle m’a dit qu’elle avait perdu son attribut féminin quand elle avait été interrogée. »

L’arrachage des ongles :

Le récit vient de quelqu’un qui l’a subi : Ung Pech, ancien directeur du musée du génocide, mort en 1997. « Il m’a raconté que ses ongles avaient été arrachés de cette manière-là. […] Il a eu ce tableau en sa possession pendant plus de dix ans. »

29-06-09-fouetLe fouet :

« Ce tableau reflète ce que Bou Meng m’a raconté, la manière dont les tortionnaires l’ont frappé à tour de rôle. »

29-06-09-homme-pendu-au-fleauL’homme pendu par les pieds et les mains :

« Là, c’est une personne qui ne pouvait plus marcher. C’est ce que j’ai vu moi-même. Je pensais que cette personne était déjà morte. En fait elle pouvait encore parler. »

Nil Nonn et le short mouillé

Le président de la cour, tout à son pragmatisme, demande à Vann Nath comment les détenus pouvaient bien retirer leur short s’ils étaient entravés par les jambes. La question en choque certains dans la salle mais Vann Nath ne se démonte pas. Il fait une démonstration physique. Il lève son pied au-dessus du bureau, montre à Nil Nonn comment est placée l’entrave autour de la cheville et explique par des gestes que les détenus passaient leur short dans l’interstice étroit entre leur peau et le bois de l’entrave, en glissant le tissu petit à petit. « Avec un short mouillé c’était possible, mais ça prenait une demi-heure. Ça prenait beaucoup de temps. » Le public réagit, impressionné. Seul un ancien détenu peut fournir une telle explication.


Les blancs du tribunal

Pas un mot sur les rapports entre Vann Nath et Duch dans l’atelier. Le témoin dit devant la cour que « Frère de l’Est venait presque tous les jours à l’atelier. Il était rare qu’il ne vienne pas ». Duch acquiesce d’un signe de la tête. Le témoin est questionné sur l’attitude de l’ancien directeur, jamais sur les propos de ce-dernier au sein de l’atelier. « A chaque fois qu’il entrait dans l’atelier, nous devions aller dans un coin et attendre ses instructions, se souvient Vann Nath qui à l’époque n’osait pas s’asseoir. Nous devions avoir peur de lui et le craindre en tant que représentant de l’Angkar. »

Ros Phirun, 56 ans, est venue d’un village de Kien Svay. Voilà des semaines qu’elle veut découvrir ce tribunal. Elle se réjouit de voir enfin à quoi ressemble ce procès, grâce au soutien des Chambres extraordinaires qui ont répondu à la demande du chef de village d’emmener des gens aux audiences. Avec ses amies, elles n’en reviennent pas de la cruauté des tortures pratiquées à S21. « C’est la première fois que j’entends parler d’actes aussi cruels sous les Khmers rouges ! », s’exclame sa voisine. Phirun semble moins surprise parce qu’elle a visité en 1981 le musée du génocide et qu’elle se souvient encore de l’odeur de mort qui imprégnait le lieu. Que pense-t-elle de Duch ? « C’est un homme mauvais ». Ses yeux rougissent et brillent de larmes retenues. Elle pense à tous ceux qu’elle a perdus sous le régime de Pol Pot. Elle confie enfin qu’elle aurait souhaité en savoir plus sur les mauvais traitements endurés par Vann Nath comme si la parole du témoin servait de catharsis à ceux qui se taisent.


Des contradictions apportées à l’accusé

Les coups portés par Duch. Sur questions du juge Jean-Marc Lavergne et de l’avocat du groupe 1 des parties civiles Alain Werner, le témoin revient sur un incident entre Bou Meng (autre peintre survivant de S21) et Duch, qui en dit long sur la cruauté de l’accusé.

Un soir, Bou Meng disparaît de l’atelier, un garde vient le chercher. Deux semaines plus tard, il réapparaît avec une chaîne au cou, très pâle. « Mon coeur s’est mis à battre très vite », raconte Vann Nath. Frère de l’Est était là et il a dit » :

– A’Meng, qu’est-ce que tu m’as promis ?

– Je n’en sais rien

– Mets-toi à genoux et excuse-toi devant tout le monde.

« Moi je ne savais pas ce qui s’était passé », confie Vann Nath Après quoi Bou Meng est emmené de nouveau. « Plus tard, il [Frère de l’Est] a demandé si on pouvait encore utiliser A’Meng ou s’il fallait l’utiliser pour faire de l’engrais. Je pensais que par là qu’il voulait dire qu’il allait travailler à faire de l’engrais pour la coopérative. Je pensais que puisqu’il était lui aussi artiste, demander à un artiste de faire de l’engrais n’est pas vraiment un travail qui correspond à ses aptitudes. J’ai dit : ‘Pardonnez-le. Donnez-lui une possibilité de rester et s’il fait encore une fois une erreur, on pourra prendre une décision à ce moment-là. » Bou Meng se retrouve enchaîné sans avoir droit de bouger d’un centimètre et reprend son travail.

Vann Nath confirme également qu’il a vu Duch frapper Bou Meng en pleine tête et que ce-dernier s’est écrasé par terre. Kar Savuth lui fait plus tard préciser : coups ou torture ? « Des tortures graves, non, mais donner des coups, oui, il l’a fait. »


L’anxiété de Duch. Robert Petit, co-procureur canadien, demande à Vann Nath si Duch lui avait paru déprimé ou anxieux lorsque ce-dernier venait à l’atelier de peinture. Le témoin répond d’abord : « A cette époque, mon seul sentiment est que je devais peindre de bons portraits pour satisfaire Duch ». L’angoisse de la mort, en somme, est du côté du détenu. Robert Petit insiste pourtant. « S21 c’était son fief et il en était le chef. Je ne vois pas très bien de quoi il devait avoir peur. » Vann Nath est clair : à l’époque, le directeur de S21 est perçu comme un chef efficace, respecté, intelligent.


Les insectes venimeux. Vann Nath fait le récit d’un prisonnier qui était chargé par un garde d’un groupe d’interrogateurs de nourrir des insectes venimeux avec des fourmis. « Ces insectes avaient la taille d’un index », précise le témoin après une description précise du lieu où ils étaient nourris.


La fuite devant les troupes vietnamiennes. Contrairement à ce que suggérait Duch récemment, à savoir que personne n’était obligé à rien dans le chaos de la chute du régime, Vann Nath décrit par le menu une évacuation des prisonniers survivants très encadrée : « Nous n’étions pas liés ni menottés mais on nous a fait mettre en file », « quatre ou cinq gardes armés sont venus et nous ont donné ordre de quitter la salle [de l’atelier] », « un pas de côté et nous serions abattus ». Là encore Vann Nath croit son heure venue. Heureusement il échappe aux affrontements entre troupes vietnamiennes et Khmers rouges et les gardes de S21 fuient dans différentes directions. Avec lui, trois autres rescapés retournent vers Phnom Penh malgré leur peur d’une exécution par les Vietnamiens.


Impossible oubli

Au juge Jean-Marc Lavergne, Vann Nath concède qu’il a essayé d’oublier, sans succès. « Les souffrances et la séparation que j’ai endurées pendant un an de détention à S21 et trois ans, huit mois et vingt jours sous le Kampuchéa démocratique ne peuvent être facilement oubliées. Je me souviens toujours de ce qui s’est passé. Je ne crois pas que je puisse jamais oublier ce qui est arrivé. »

Vann Nath, qui témoigne sans répit depuis 1979, veut que les jeunes sachent. Qu’ils sachent que les 35 arrivés avec lui à S21 et dont il est le seul survivant « n’avaient commis aucun crime ». Il est essentiel selon lui de « montrer que des personnes qui n’avaient rien fait de mal étaient malgré tout punies ». Dès qu’il en a eu la possibilité (peinture, écriture, cinéma, rencontre) il a raconté, patiemment, « pour que ne se répètent pas ces événements historiques ». Ce lundi 29 juin, Vann Nath formule une unique attente vis-à-vis de ce tribunal : « Ce que je souhaite c’est quelque chose d’intangible : la justice pour ceux qui sont morts ».


Fausses notes et dérapage de Kar Savuth

Revenant sur le cas d’un homme qui a été torturé parce qu’il s’était faussement prétendu sculpteur, et dont Vann Nath a peint le calvaire, Kar Savuth demande au témoin si les gardes torturaient en cachette de Duch comme si au centre de torture S21 il était nécessaire de se cacher pour faire son travail…

Pendant ces questions, Kar Savuth dérape. Il évoque ce détenu en lui accolant le A’ de mépris institué par les Khmers rouges. Cela résonne étrangement qu’un avocat qui clame avoir lui aussi été victime de ce régime en adopte si facilement le langage.

L’avocat s’appesantit ensuite sur les tombes des 14 derniers prisonniers exécutés à S21 au moment de la débâcle khmère rouge. Vann Nath assure ne pas connaître le nombre exact de prisonniers restant à S21, il a simplement déduit que s’il y avait 14 tombes en novembre 1979 c’est que 14 corps avaient été enterrés. Sans certitude évidemment. L’insistance de Kar Savuth sur ce sujet a un relent nauséabond.


Les uns à la place des autres

Pourquoi certains avocats des parties civiles vont-ils chercher des détails sur les éventuelles contradictions entre la version orale de Vann Nath et la version écrite en anglais ou en français de son témoignage, ce qui a priori aurait plutôt été le rôle de la défense ?

Parallèlement, la défense pose des questions qu’on se serait attendues à entendre poser par un avocat des parties civiles ou les co-procureurs, par exemple quand Kar Savuth demande si Vann Nath a vu Duch torturer.


Le top 5 des questions qui laissent sans voix

1- « Aviez-vous des couvertures ? » demande Nil Nonn. « Il fallait tout supporter », souffle Vann Nath sans regarder le juge. Après un tel témoignage, les questions anecdotiques deviennent superflues. On aurait attendu de la cour qu’elle approfondisse les relations entre Vann Nath et Duch, qu’elle creuse sur sa condition d’homme, qu’elle explore peut-être les liens avec les autres détenus de l’atelier. En avril François Bizot, libéré de M13 après 10 semaines de détention a été entendu pendant une journée et demie alors que Duch n’est pas jugé pour les faits survenus à M13. Ce lundi, la cour bouclait l’audition de Vann Nath qui a survécu un an à S21 avec 10 minutes d’avance.

2- « Avez-vous regardé  la plaque d’immatriculation du camion ? » Il est désespérant de constater que le juge Ya Sokhon n’avait pas de question plus fondamentale à poser à Vann Nath sur son arrestation.

3- « Si l’accusé ne croit pas à votre témoignage, que va-t-il se passer ? » demande l’avocat du groupe 3 des parties civiles. Le président de la cour interdit à l’accusé de répondre à une telle question.

4- « Pourquoi l’atelier était-il dedans et pas dans un local à l’extérieur de la prison ? » Ce n’est pas le genre de détail qui était expliqué aux prisonniers de S21. La question d’Alain Werner sous-entend-elle que Vann Nath et ses co-détenus n’étaient pas vraiment des prisonniers d’un centre secret dont personne ne sortait vivant ?

5– Un avocat des parties civiles demande quand les tableaux ont été peints parce qu’en lisant la date 1978 sur l’un d’entre eux, il a pensé qu’il s’agissait de la date de réalisation. Vann Nath corrige : non il n’a pas réalisé les scènes de torture alors qu’il était détenu à S21.


Crédit photo des reproductions de tableaux : Vann Nath.

« La mort était une présence constante »








Vann Nath au tribunal de Kambol le 29 juin 2009. (Anne-Laure Porée)
Vann Nath au tribunal de Kambol le 29 juin 2009. (Anne-Laure Porée)





Un homme fatigué

Les juges concluent leurs mises au point sur l’agenda, Vann Nath entre enfin. Le crâne rasé de celui qui a fait une retraite à la pagode, chemise blanche simple et pantalon sombre, il salue les parties les mains jointes puis s’assied droit sur son siège. La caméra cadre son visage épuisé, ses traits tirés. Il décline son identité selon l’usage ainsi que son métier : peintre. « Je suis en mauvaise santé, je ne travaille pas beaucoup en tant que peintre », explique-t-il au juge.

Le président de la cour, Nil Nonn, l’invite à raconter ce qui lui est arrivé avant et après le 17 avril 1975, date de prise du pouvoir des hommes en noir. Vann Nath vit alors près de Battambang. Comme à Phnom Penh, les Khmers rouges encerclent la ville et expulsent la population vers les campagnes. Il s’installe avec sa femme et son enfant à la coopérative n°5 où il travaille la rizière. « Je suis resté à partir du jour où je suis arrivé jusqu’au 30 décembre 1977, date où Angkar m’a arrêté », confie-t-il. Duch, le visage impassible, ne perd pas un mot du récit de Vann Nath. Le public non plus. Dans la salle, il ne reste pas un fauteuil libre.


La mémoire à vif

« Le 30 décembre 1977, j’étais en train de travailler dans la rizière, c’était la saison de la récolte du riz et nous étions à 5 ou 6 km de la coopérative où je vivais. Vers cinq heures de l’après-midi, le chef de la coopérative nommé Luom, chargé des affaires économiques pour le secteur 5, s’est rendu sur le lieu où je travaillais et m’a dit qu’Angkar lui avait donné instruction de m’emmener à Pursat, il avait besoin de forces et il me demandait si je pouvais aller avec lui. Lorsqu’il s’est adressé à moi, à ce moment-là je devais manger ma ration. J’étais inquiet parce que ce n’était pas à Battambang. Mais il me dit : ‘si telles sont les instructions de l’Angkar il faut que tu viennes’. Moi, étant donné le fait que je travaillais à la rizière, je n’avais pas grand-chose avec moi, j’avais juste les vêtements que je portais. Nous avons obéi aux ordres de l’Angkar et lorsque nous sommes arrivés à la coopérative, c’était tard, c’était à la fin de la journée. On m’a dit : ‘Vous allez revenir à votre maison très bientôt.’ »

Vann Nath s’interrompt. Un sanglot profond l’empêche de parler. Il appuie sur son ventre comme s’il avait un poing de côté et sort un mouchoir pour sécher ses larmes. L’épreuve est pénible. Avec calme et dignité, il surmonte la douleur du souvenir et reprend son récit.


L’arrestation

« J’ai dit à ma femme que je devais aller à la province. Je n’ai pas dit grand chose d’autre. Lorsque nous sommes allés à la grande coopérative, c’est là que camarade Luom m’attendait et m’a emmené sur une charrette. Il n’y avait pas beaucoup de monde avec moi. Je n’avais pas conscience que nous étions arrêtés. Lorsque nous sommes arrivés à la coopérative de Balat, il m’a dit d’aller me reposer. Après m’être reposé pendant trente minutes, j’ai été réveillé, et on m’a donné instruction d’apporter une autre charrette tirée par des bœufs. J’ai dit comment pouvons-nous faire puisqu’il n’y a pas de bœufs de trait. On m’a dit ‘Si, tu vas le faire’. J’avais à peine fait deux pas que j’étais arrêté. Il y avait un milicien qui venait de mon village et d’après ce que je savais il avait tué beaucoup de personnes. Sien, le chef de la coopérative avait donné instruction de me ligoter. J’ai dit : ‘Qu’est-ce que j’ai fait de mal ?’ Il a dit qu’il ne savait pas et qu’il avait reçu l’instruction de m’arrêter. Ils m’ont ligoté, ils ont entravé mes jambes de la même manière qu’on entravait les jambes à S21. Je n’étais pas conscient de ce qui se passait. Plus tard ils m’ont emmené et nous avons été tirés avec cette charrette à bœufs. A minuit nous sommes arrivés à la pagode de Samraong. C’était un centre de détention souvent utilisé dans le secteur 4. C’est là que j’ai été détenu avec un autre de mes cousins, Sam Serak et nous avons passé la nuit dans cet endroit-là. Le jour suivant nous avons été interrogés. Le matin, vers 10 heures, j’ai entendu le bruit d’une moto, il s’agissait d’une Honda. La prison était installée dans les locaux de la pagode. » Vann Nath décrit alors précisément les entraves en bois, épaisses de 5 cm, avec des trous dans lesquels étaient placés les pieds. « Ils utilisaient une pince pour resserrer les entraves. »


29-06-09-interrogatoire-nathLa torture

Vann Nath est emmené derrière la pagode en fin de journée. « Je pensais que c’était mes derniers moments de vie. On m’a accusé d’être un traître à l’Angkar.  Ils m’ont posé des questions sur des choses que je ne savais pas, à savoir qui participait aux réunions, à quelle fréquence se déroulaient ces réunions. Mais moi-même je n’avais jamais participé à aucune réunion avec qui que ce soit. Le matin lorsque la cloche retentissait nous devions aller travailler. Les seules réunions qu’il y avait c’étaient celles qui étaient tenues à la coopérative ! Ensuite une personne m’a dit : ‘Vous devez essayer de vous rappeler car l’Angkar ne se trompe jamais quand elle arrête quelqu’un’. Comment est-ce que je pouvais faire puisque je n’avais aucune connaissance de tels événements ? Ils ont ensuite utilisé un fil électrique. Il y avait une table à quatre ou cinq mètres de là où je me trouvais. Ils ont lié le fil électrique de cette table jusque là où je me trouvais, assis sur la chaise. Lorsque je suis entré dans cette pièce d’interrogatoire, j’étais en état de choc. Il y avait des sacs en plastique qui se trouvaient sur le mur, des vis en métal, il y avait des tenailles, des pinces et sur la chaise, il y avait des traces de sang partout. La personne m’a à nouveau posé la question, à savoir : ‘Est-ce que vous vous rappelez ?’ Puisque je ne pouvais rien dire, ils ont utilisé le fil électrique branché sur le courant et ont attaché l’autre extrémité à mon pied et ont relié cela aux menottes. Ils ont ensuite branché l’électricité. Après cela je me suis évanoui. Je me suis réveillé parce qu’ils m’ont lancé de l’eau au visage. Et ils m’ont reposé des questions sur les réseaux de traîtres. » Les bourreaux s’acharnent, Vann Nath s’évanouit à chaque nouvelle tentative d’extorquer des aveux. De retour en cellule, une chaleur et une soif intenses l’habitent.


29-06-09-arrivee-a-s21Le transfert vers S21

Le 7 janvier 1978, il est transféré dans un camion avec 35 autres personnes. « Nous avions perdu tout espoir. » Vers minuit, le camion s’arrête, les détenus ne savent pas où ils se trouvent. « Puisque nous avions les pieds entravés, poursuit Vann Nath, nous ne pouvions pas descendre du camion. Donc ils ont utilisé des menottes pour attacher les prisonniers les uns aux autres. Ensuite ils ont enlevé l’entrave qui nous liait les pieds. On était dans un état de faiblesse très important, on n’avait pas la force de marcher, on n’arrivait pas à être stable sur nos pieds. Il y avait deux rangées. On nous a demandé des informations sur notre biographie. On nous a demandé de décliner notre nom. […] On nous a tous bandé les yeux, on a utilisé une corde pour nous attacher les uns aux autres et pour nous faire marcher en tirant sur cette corde. A ce moment-là c’était la nuit noire, on ne pouvait qu’entendre les bruits de pas, on ne savait pas quand on devait tourner. Certains d’entre nous ont buté sur la clôture en zinc. Les gardes autour de nous ont ri. Lorsqu’on marchait en ligne, on nous donnait des coups de pied. On ne savait pas ce qu’on avait fait de mal. »


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Photographie de Vann Nath prise à son arrivée à S21. (Vann Nath)


Les détenus passent alors par une salle où ils sont pris en photo, toujours enchaînés les uns aux autres. Ils montent au deuxième étage du bâtiment D, où de nouveau ils sont entravés. Ceux qui portent des vêtements noirs doivent se déshabiller pour s’en débarrasser. Ceux qui se retrouvent nus se voient attribuer un short, sans ficelle, pour ne pas risquer un suicide et une chemise, sans boutons, pour les mêmes raisons.


Un mois de cellule collective

Vann Nath passe un peu plus d’un mois dans cette cellule collective. Au juge Nil Nonn, il décrit une pièce où s’alignaient au sol jusqu’à 65 détenus. « Parfois il n’y en avait que 40, parfois 50 », nuance-t-il. « Cela dépendait des mouvements de prisonniers. »

Dans son récit, le survivant met en exergue les conditions de vie imposées aux détenus. « Il y avait tellement peu à manger ! Il y avait un grand pot de gruau qui devait être distribué parmi 50 à 60 d’entre nous. On avait droit à deux ou trois cuillers de gruau. C’était vraiment très peu à manger ! Ensuite les cuillers étaient ramassées après le repas et si les gardes trouvaient que nous avions caché ou pas rendu une cuiller, ils nous donnaient des coups de pied. Les conditions de vie étaient tellement inhumaines, j’ai perdu ma dignité. La relation avec les gardes était tellement distante, c’était vraiment la relation qu’on peut imaginer entre des animaux et des êtres humains. On nous donnait vraiment très peu à manger. »

« Je suis arrivé le 7 janvier 1978. Je suis entré dans cette pièce pendant la nuit et je suis resté dans cette pièce pendant un mois et probablement quelques jours. Je veux parler ici des droits accordés aux détenus : on ne les autorisait qu’à s’allonger. Ils ne pouvaient pas bouger sauf s’ils avaient le consentement des gardes sous peine d’être battu. Il y avait des règlementations très particulières où on ne nous autorisait pas à parler les uns aux autres, à faire du bruit, nous devions écouter les gardes, il ne fallait pas être libéral et ainsi de suite. On ne pouvait rien faire sans permission. Nous recevions à 8 heures le matin un bol de gruau et la même chose le soir à 20 heures. On nous autorisait à faire des exercices physiques le matin mais tout en restant entravé. Dans cette pièce, nous dormions, nous mangions et nous faisions nos besoins. Tout ça dans la même pièce. Et nous n’étions pas autorisés à bouger d’un centimètre de l’endroit où nous nous trouvions. Quand nous étions autorisés à faire de l’exercice, notre jambe restait enchaînée à la barre et nous ne pouvions que sauter et si nous ne le faisions pas nous étions frappés. Nous étions très faibles alors comment pouvions-nous sauter ? Nous le faisions contre notre gré pour éviter les coups. Et nous ne pouvions arrêter de sauter que lorsque nous en recevions l’ordre par les gardes, sinon il fallait continuer à sauter jusqu’à mourir. »

« Pour nous laver, un garde amenait un tuyau d’arrosage et arrosait à peu près quinze prisonniers en même temps. Ça durait cinq minutes et puis ils arrêtaient d’arroser les prisonniers. Donc on ne s’est jamais vraiment lavés, pendant longtemps. Nous avions toutes sortes de maladies de la peau. Et le sol était mouillé, on ne pouvait pas s’allonger après la douche. Il fallait retirer nos vêtements pour essayer de faire sécher le sol pour qu’on puisse de nouveau s’asseoir. C’était extrêmement inconfortable, il fallait retirer ses vêtements alors qu’on était toujours enchaînés. Vous pouvez imaginer que c’est très difficile. Nous avions aussi tellement faim que nous mangions des insectes qui tombaient du plafond. On les attrapait immédiatement. Quand nous mangions ainsi des insectes, si un garde nous repérait, nous devions mentir, dire que nous n’avions rien fait car s’il se rendait compte que nous mangions un insecte, il nous frappait aussi. Il fallait donc le faire sans être vus par les gardes.

La mort était une présence constante. Et les prisonniers mouraient les uns après les autres. Vers dix onze heures du soir on emportait les corps. Nous prenions nos repas à côté des cadavres. Mais ça ne nous faisait rien parce que nous étions réduits à l’état d’animal. »



La commande du « Frère de l’Est »

« Un jour j’ai été emmené à l’étage inférieur mais je pouvais à peine marcher parce qu’après plus d’un mois de ce régime d’immobilité, j’étais très maigre, très faible. Quand j’ai entendu qu’on m’appelait, j’ai cru que mon heure était venue. Quelqu’un est venu et a dit mon nom, Nath. J’ai eu très peur quand j’ai entendu qu’on me cherchait. Puis je me suis dit que ça n’avait plus d’importance, que s’ils le voulaient je serais tué n’importe quand, qu’il valait peut-être mieux mourir que continuer à vivre dans ces conditions. Je n’ai pas pensé à autre chose que la faim et la soif. J’avais une faim que je n’avais jamais connue avant. Je pensais même que manger de la chair humaine ce serait un repas. Quand on a dit mon nom, quand on est venu me chercher, on a retiré mon entrave. J’étais le dernier en bout de file, donc il a fallu faire bouger d’autres prisonniers avant qu’on puisse me libérer de l’entrave. Après ça je pouvais à peine tenir debout, j’avais besoin d’aide parce que je n’avais pas pu bouger de ma place pendant plus d’un mois dans cette cellule. »

« On m’a emmené en bas, on ne m’a pas bandé les yeux mais j’avais les mains menottées. Quand des prisonniers étaient emmenés, en général on leur mettait en bandeau. Mais moi on m’a emmené sans bandeau sur les yeux. En général on leur mettait un bandeau sur les yeux pour qu’ils ne reconnaissent pas les lieux. Pour moi c’était différent. J’étais escorté par trois personnes. Deux qui m’aidaient à marcher de l’étage supérieur à l’étage inférieur. Nous sommes allés dans une pièce où j’ai vu quelques personnes assises. Au départ je ne savais pas qui c’était. Plus tard, j’ai su que c’était les chefs. Je ne savais pas leurs noms. Notamment celui du chef parce qu’on l’appelait ‘Frère de l’Est’. Je l’ai aussi appelé ‘Frère de l’Est’. Il m’a demandé depuis combien de temps je peignais. Je lui ai donc dit ce que je faisais avant, que je peignais depuis 1965, ça faisait presque dix ans. Je me souviens qu’il y avait là aussi Bou Meng et quelqu’un qui venait de France, Khoun, et trois autres personnes encore. On m’a dit que l’Angkar avait besoin d’un portrait. On m’a demandé si je pouvais peindre ce portrait. J’ai dit que cela faisait longtemps que je n’avais pas fait ce genre de choses mais que je ferai de mon mieux pour peindre le portrait. Il m’a alors donné une photo. Je ne savais pas qui c’était sur la photo parce que je venais de la province. Je savais que c’était sans doute le chef. On m’a demandé de peindre cette photo mais en plus grand. J’avais du mal à écouter. Il m’a dit de me reposer pendant trois jours. Il m’a dit aussi que je sentais très mauvais et il m’a dit de me raser la moustache. »

« Après ça deux gardes m’ont accompagné pour éviter que je me suicide. Je leur ai dit de ne pas s’inquiéter parce j’étais content d’être libéré. Ils m’ont donné un krama et des vêtements. Mais j’avais des problèmes de peau sur tout le corps. Je ne sais pas quel jour c’était mais on m’a donné à manger du riz. J’arrivais à peine à manger parce que j’avais les mâchoires complètement endolories. J’avais beaucoup de mal à mastiquer. J’ai un peu mangé ensuite Frère de l’Est m’a demandé de travailler sur les portraits, il m’a dit d’essayer de peindre un premier projet. J’ai donc essayé. Pendant longtemps après, ma main tremblait quand je tenais les pinceaux. Je savais que si je ne peignais pas bien j’aurais des problèmes. Le premier portrait était raté parce que c’était en noir et blanc. Je n’avais pas appris à l’école, moi, je savais mélanger les couleurs pour peindre. Mais peindre en noir et blanc, pour moi, c’était quelque chose de nouveau. Je lui ai dit que je voudrais plutôt peindre des portraits en couleurs. Il m’a donné le choix, il m’a dit : ‘d’accord, vous n’avez qu’à faire ce que vous faites le mieux’, pour être sûr que ça plaise à l’Angkar. J’ai compris que j’étais dans une situation de vie ou de mort et que si j’arrivais à faire un beau portrait en couleurs, peut-être que ça me sauverait la vie. Au début le portrait n’était pas tout à fait réussi mais il a pensé que j’étais effectivement peintre et qu’il était possible de se servir de moi à S21. J’ai fait de gros efforts, c’est comme ça que j’ai continué à travailler comme peintre jusqu’au 7 janvier 1979. Voilà en gros mon histoire. »

Cette nouvelle fonction de peintre à S21 lui octroie des conditions de vie « complètement différentes ». Il change de régime alimentaire : riz et soupe au lieu du gruau, « une ration correcte comme c’était le cas pour les gardes. » Fini les menottes et les entraves. Il a le droit de se laver. Mais chaque jour qui passe est hanté par la mort et par les cris des suppliciés. « J’ai été choqué de [les] entendre, puis je me suis habitué », murmure l’homme que les fantômes de ses compagnons accompagnent depuis trente ans.



En 1980, Vann Nath découvre dans les archives de S21 que sur la liste du 17 février 1978, son nom est barré avec la mention « garder pour utiliser ». Il en est bouleversé. « Si mon nom n’avait pas été barré, je serais mort. »

« Ce n’est pas une question purement personnelle. C’est quelque chose qui intéresse tout le peuple cambodgien, par conséquent je ne voulais pas devenir partie civile »

« Pourquoi vous n’avez pas souhaité vous constituer partie civile ? » C’est l’avocate de Duch qui pose la question, lundi 29 juin 2009, à Vann Nath, 63 ans, lors de la première audience d’un survivant de S21.

« Maître les gens ont des objectifs différents. Moi, mon but premier c’est de m’occuper de ma santé », explique Vann Nath qui a de graves problèmes de reins. « Je craignais  de ne pas pouvoir assister de façon régulière au procès. »

« Deuxièmement, je crois que ce n’est pas une question purement personnelle. C’est quelque chose qui intéresse tout le peuple cambodgien et je ne voulais par conséquent pas devenir partie civile. Je ne pensais pas que je pourrais venir de façon régulière au tribunal. Par contre si la chambre souhaite m’entendre comme témoin, oui je suis tout disposé à témoigner. […]

En général, les gens qui se portent plaignants demandent réparation or pour ma part, je ne demande aucune réparation. Par contre si on a besoin de moi je suis tout à fait disposé à venir témoigner. »

Une audience sur S24 peu convaincante









Photo du mariage de Huy Sraé, adjoint de Duch qui avait sous sa responsabilité S24, avec Khoeun qui devint interrogatrice à S21. Dans l'ouvrage réalisé par le DC-Cam pour les classes cambodgiennes sur l'histoire du Kampuchéa démocratique, cette image est simplement légendée "mariage khmer rouge". (DC-Cam)
Photo du mariage de Huy Sraé, adjoint de Duch qui avait sous sa responsabilité S24, avec Khoeun qui devint interrogatrice à S21. Dans l'ouvrage réalisé par le DC-Cam pour les classes cambodgiennes sur l'histoire du Kampuchéa démocratique, cette image est simplement légendée "mariage khmer rouge". (DC-Cam)






L’autorité sur S24 déléguée

Les questions des co-procureurs auront contribué à montrer que Duch avait délégué une partie importante de pouvoir à ses adjoints Hor et Huy Sraé (surnom de Nuon Huy). A l’époque, aucune piqûre de rappel ne fut nécessaire : « L’autorité a été donnée une fois et une fois seulement ». « Pour ce qui est du travail que nous faisions, oui je leur faisais confiance. Je peux aussi dire qu’ils ne nous ont jamais mis en danger. » Quelle était la menace ? Selon Duch, il fallait empêcher les « composants » de s’échapper ou de se révolter. Hor et Huy étaient tous deux « très préoccupés de faire leur devoir vis-à-vis du parti », précise l’accusé. A la demande du co-procureur William Smith, Duch explique que s’il avait voulu intervenir dans leur gestion de S24, il avait toute autorité pour le faire. « Oui je n’ai rien fait pour y mettre un terme ». A l’avocate du groupe 1 des parties civiles Ty Srinna, l’accusé avoue n’avoir pas tenté de minimiser les exécutions : « J’ai fait ce qu’on m’a dit de faire car je respectais le gouvernement à l’époque. […] Je n’ai rien fait pour résister. »


Timing serré pour les parties civiles

Les co-procureurs et le groupe 1 des parties civiles s’étaient associés mercredi 24 juin pour demander au président de la cour du temps afin de préparer leurs questions sur Prey Sâr. Jeudi, chaque groupe de parties civiles avait 15 mn pour interroger l’accusé. Quand Alain Werner prend son tour après Ty Srinna, il annonce : « A ma montre suisse, il me reste 5 minutes et demie ».

La formulation des questions posées par les parties est parfois surprenantes. On demande à l’accusé si telle déclaration a bien été comprise, si telle interprétation est exacte. Ces vérifications sont certes parfois nécessaires mais se révèlent souvent peu efficaces quand il s’agit de prouver.

Surtout quand les questions sont longues et tarabiscotées ou quand personne ne relance l’accusé sur ses réponses vagues. Lorsque l’avocat du groupe 3 des parties civiles, Kim Mengkhy, se fait porte-parole de ses clients et qu’il interroge très concrètement sur le vol d’un fruit qui pouvait conduire à Choeung Ek ou le travail forcé pour creuser un canal en l’espace de trois jours, Duch se contente de déclarer « Je ne nie pas les peines et les souffrances des victimes. » Personne ne s’arrête aux détails, l’avocat enchaîne la question suivante.


Le co-procureur suggère à Duch une mémoire défaillante

« Est-il exact de dire que vous étiez bien informé de tout ce qui se passait à Prey Sâr grâce à vos réunions quotidiennes avec Hor et vos contacts avec Huy Sraé ? Mais il est peut-être difficile trente ans après de se souvenir du nombre et de la fréquence [des rapports envoyés sur S24]. » « Ce que vous dites est juste, répond sans surprise Duch. Trente ans se sont écoulés. » L’accusé se rappelle des rapports qui parvenaient à son bureau : il lui arrivait, dit-il, de rester plusieurs mois sans les regarder, ou il en annotait certains avant de les envoyer à l’échelon supérieur, ou d’autres restaient stockés dans ses archives. « Si on retrouve les documents, je pourrai les regarder et vous en dire plus », conclut-il. Le co-procureur avait-il besoin de suggérer à Duch une mémoire défaillante ?


Les formes sans le fond

William Smith remercie l’accusé pour son « honnêteté » et sa « clarté ». Pourquoi tant de déférence vis-à-vis d’un accusé qui, bien sûr collabore avec le tribunal, mais jusqu’ici ne reconnaît que les faits strictement étayés par des documents. « S’il y a des éléments de preuve nouveaux, on verra » lance-t-il au co-procureur en début de matinée.

Alain Werner a les mêmes égards pour l’accusé : « Merci d’avoir répondu à mes questions et je vous remercie pour votre indulgence. » A la pause de 10h30, certains auditeurs sortent pour le moins étonnés par les questions jusqu’ici peu dérangeantes associées aux courbettes de ceux qui sont censés démontrer les responsabilités de l’accusé dans le crime. Un homme venu pour la première fois au tribunal confie : « C’est à se demander si le co-procureur et l’avocat travaillent pour la défense ».

Le co-procureur aura peut-être estimé être ferme dans des commentaires du type : « Si on regarde ce qui s’est passé à Prey Sâr et Choeung Ek, vous ne pouvez pas dire que c’était sur ordre de vos supérieurs car votre engagement vis-à-vis de la politique criminelle du PCK était profond. » Mais Duch atteste : « Oui je suis responsable de tous ces crimes » comme il le fait depuis le début du procès, sans que les choses avancent sur le fond.

Le zélé intouchable

Alain Werner, comme en début de semaine, demande pourquoi Duch n’a pas subi les foudres de sa hiérarchie alors que son propre beau-frère a été arrêté puis exécuté à S21.

« Quelles que soient les purges, les déportations, quelle que soit votre propre implication […] rien ne vous arrivait jamais. Vous étiez intouchable. »Intouchable parce que Nuon Chea et Son Sen protégeaient leur serviteur zélé, suggère Alain Werner. Duch accepte l’hypothèse ainsi formulée, il remercie même l’avocat par trois fois. « J’ai survécu grâce à tous ces facteurs. Ça c’est la réalité. Toutefois j’étais absolument loyal, absolument honnête vis-à-vis de ces personnes », insiste Duch avant de glisser qu’il était lui aussi surveillé et que quand même ses supérieurs se méfiaient de lui. Dommage qu’Alain Werner n’ait pas demandé qui a donné l’ordre d’exécuter le beau-frère de Duch et pour quelle raison cet homme se trouvait à S21.


Les « composants » n’étaient pas strictement des ennemis



Duch arrivant à un repas de mariage. Cette photo a été présentée par les co-procureurs lundi 22 juin 2009 au tribunal. Dans le livre réalisé par le DC-Cam sur l'histoire du Kampuchéa démocratique, cette image est légendée : "Personnel de Tuol Sleng mangeant en communauté". (Tuol Sleng Genocide Museum Archives)
Duch arrivant à un repas de mariage. Cette photo a été présentée par les co-procureurs lundi 22 juin 2009 au tribunal. Dans le livre réalisé par le DC-Cam sur l'histoire du Kampuchéa démocratique, cette image est légendée : "Personnel de Tuol Sleng mangeant en communauté". Or il ne s'agit pas d'un repas habituel. (Tuol Sleng Genocide Museum Archives)



D’après Duch, les Khmers rouges n’accolaient pas un A’ marquant, en khmer, le mépris quand ils s’adressaient aux « composants ». Il les distingue des ennemis purs. Les « composants » répète-t-il sont « mi-amis mi-ennemis » cependant il est d’accord que l’emploi de ce terme facilitait le travail du bourreau qui le maltraitait. Après cette courte parenthèse sur le langage, l’avocate du groupe 2 des parties civiles Silke Studzinsky s’embourbe dans des questions générales sur le mariage collectif. Le président intervient rapidement : « Maître, vous semblez poser une question qui ne porte pas sur les faits. » Il la déboute. Elle demande alors si la photo (présentée lundi 22 juin) de Duch au repas du mariage de Huy Sraé et Khoeun était la photo d’un mariage collectif. Duch a à peine le temps de répondre par la négative que le président l’interrompt pour de nouveau demander à l’avocate allemande de poser des questions sur les faits. Insistante, elle justifie qu’elle s’intéresse aux conditions de vie du personnel de S24 et à la manière dont l’Angkar régentait la vie privée des gens. Elle conclut en demandant à l’accusé pourquoi S24 était nécessaire si tous ceux qui y vivaient étaient destinés à l’exécution. « C’était une décision du parti. Il fallait les garder un certain temps dans l’attente d’une décision finale. »


Une esquisse plus complexe de Prey Sâr

L’avocat du groupe 4 des parties civiles, Hong Kim Suon, concentre quelques questions sur le centre de Bakou, qui appartenait à la division 703, division d’où venaient nombre de membres du personnel de S21. En 1978, Duch demande à intégrer Bakou à S21. Ceux qui y logent sont les membres du personnel de S24, pas du tout des détenus. Malheureusement, Hong Kim Suon ne creuse pas cette piste qui aurait peut-être permis de mieux cerner ce qu’était S24.

Peu avant lui, le co-procureur cambodgien a aussi entamé ce chemin en demandant à Duch la différence entre S24 et une coopérative. L’accusé lui a répondu que les coopératives étaient organisées sur la base de l’origine de classe tandis qu’à S24 étaient regroupés des gens (la plupart venus du PCK) qui avaient commis des infractions. Au rang des infractions les plus graves : la révolte et l’évasion. Tout ce monde travaillait aux rizières, ce qui correspond à la manière dont David Chandler qualifie Prey Sâr dans S21 ou le crime impuni des Khmers rouges : une « ferme-prison ».


Certains membres du personnel de S21 formés à S24

En se focalisant sur le sort des « détenus » de S24 (envoyés à Choeung Ek ou Phnom Penh pour y être exécutés), sur les transferts de membres du personnel de S21 à S24, l’accusation comme les parties civiles occultent un autre aspect de Prey Sâr : celui d’un lieu où le personnel de S21 était également formé, à la dure. Khoeun, par exemple, la femme de Huy Sraé, rencontrée à S24, est ensuite devenue interrogatrice à S21. Jusqu’à ce qu’ils soient tous deux purgés. Certains gardes de S21 ont été recrutés à S24. Dans S21 ou le crime impuni des Khmers rouges, David Chandler mentionne que Him Huy, militaire de la division 703 qui a pris du galon dans la hiérarchie de S21, et Nhem En, photographe de S21, ont « purgé de courtes peines » à Prey Sâr avant de retourner à Phnom Penh. Par le travail et la discipline, par l’application d’un régime sévère aux détenus qui étaient conduits à la mort à la moindre faute, S24 réunissait les conditions idéales pour former le personnel de S21. La piste mériterait d’être creusée.


Kar Savuth garde le cap

Kar Savuth, avocat de la Défense, a construit ses questions autour de la nécessité d’avoir une autorisation pour se déplacer dans le pays, autour de la difficulté de s’évader, autour de l’idéal communiste de l’accusé, autour de la politique d’un Etat pour lequel l’accusé travaillait en tant que policier. « D’un point de vue du droit, quand nous nous sommes retrouvés au tribunal, j’aurais pu blâmer le gouvernement parce que j’étais policier. Maintenant, je m’incline devant le peuple cambodgien. Telle est mon attitude » déclare Duch.

L’accusé maintient que les libérations furent exceptionnelles, il estime que les mots « à libérer » écrits par son supérieur In Nat sur les documents n’étaient qu’une ruse, une tromperie. Epluchant différents documents dont il donne scrupuleusement les cotes, l’ancien directeur de S21 assure qu’il n’a jamais reçu certaines informations sur les évasions. « C’est une stratégie pour dissimuler le fait que ces personnes ont été emmenées et éliminées. » Kar Savuth insiste habilement : « Pourquoi avoir inscrit ‘libéré’, ‘échappé’, ‘fuite’ plutôt que tué ? » Sortant la tête de ses documents, Duch résume : « C’est une ruse de Nat de ce que je comprends. En tout cas ces documents mentent. Ce n’est pas vrai qu’ils ont été libérés. »


Duch se pose en expert historien sur son propre crime

Au cours de ces audiences, Duch se comporte parfois comme un expert. Il enfile ses lunettes, fouille ses documents, lâche des références apprises par cœur, renvoie les parties à ce qu’elles pourront trouver comme traces écrites. Il continue à s’imposer comme expert en chef sur les Khmers rouges et S21. Après avoir comparé de rares documents statistiques sur S24, il propose en fin d’audience, jeudi 25 juin, de croiser les statistiques, de chercher de nouveaux documents : « Il faudrait faire des recherches pour éclaircir le nombre de victimes [à S24], travailler ensemble pour dégager la vérité. »

Fuir ? « La question était de savoir où on pouvait se cacher »

L’avocat de la Défense Kar Savuth demande à son client jeudi 25 juin 2009 s’il était facile de s’évader après que ce-dernier ait dit qu’il fallait des autorisations pour se déplacer dans le pays et qu’elles étaient données dans très peu de cas.

Sur la possibilité de fuir, Duch assure qu’il était très difficile de se cacher dans le Kampuchéa démocratique et de prendre le maquis sans nourriture. « La question était de savoir où on pouvait se cacher », ajoute-t-il . « Si j’avais essayé de m’évader, quelqu’un aurait averti mes supérieurs. Je ne pouvais pas m’échapper. »


Prey Sâr, la prison sans murs

 







Duch a reconnu qu'il avait envoyé 160 enfants de Prey Sâr directement à Choeung Ek où a été construit ce monument, rempli de crânes, en hommage aux victimes. (Anne-Laure Porée)
Duch a reconnu qu'il avait envoyé 160 enfants de Prey Sâr directement à Choeung Ek où a été construit ce monument en hommage aux victimes exécutées dans ces charniers. (Anne-Laure Porée)





Antichambre de la mort

Prey Sâr est le nom d’une ancienne prison coloniale, située à une dizaine de kilomètres au sud-sud ouest de Phnom Penh, dont Duch a gardé le souvenir pour y avoir été détenu sous le régime de Sihanouk. Le bâtiment en tant que tel ne fut pas utilisé par les Khmers rouges. Pourquoi ? Duch prétend d’abord que ce choix vient du manque d’eau mais la ténacité du juge Jean-Marc Lavergne le contraint à reconnaître qu’il s’agissait aussi pour le régime (qui officiellement n’avait pas mis en place de prisons) de garder le lieu secret. Duch propose alors, en français, de qualifier Prey Sâr de « chambre de la mort » et non de « prison ». « En effet, il n’y avait pas de loi pour protéger les droits des détenus gardés pour interrogatoires puis emmenés pour être exécutés », précise l’accusé.


Etre rééduqué = produire du riz et ne pas s’opposer au parti

L’accusé, qui détaille les quatre fois au cours desquelles il s’est rendu sur place en l’espace de trois ans, est incapable de décrire la géographie du site de Prey Sâr. Il n’y a d’ailleurs jamais fait d’inspection. Il évoque vaguement une zone pas très grande avec des rizières.

Il s’avère en revanche plus précis sur l’historique de cette structure, mise en place par son prédécesseur In Nat dès la création de S21, un peu après le 17 avril 1975. En interne, Prey Sâr était appelé S24, toujours sur initiative de In Nat. L’objectif était d’y envoyer des personnes en « rééducation ». Elles étaient réparties selon trois catégories, la troisième regroupant les prétendus irrécupérables, ceux qui pouvaient « nuire » au régime et dont l’exécution était assurée à la moindre erreur. Inutile alors d’espérer changer de catégorie et grimper vers la 2ème voire la 1re catégorie, les Khmers rouges acceptaient la chute de catégorie, pas la promotion… « Le premier but de cette division en catégories était de pouvoir procéder à une éducation par le travail. […] Faire travailler dur les détenus, afin qu’ils produisent du riz, et faire en sorte qu’ils ne s’opposent pas au parti. » La rééducation consistait à « se reconstruire », « se forger », par le travail et la discipline. Le juge Jean-Marc Lavergne suggère une réduction à l’état d’esclavage. Duch acquiesce d’une phrase au style ampoulé : « Le langage caractéristique du droit international utilisé pour décrire Prey Sâr est exact ».

« A Prey Sâr, les gens perdaient leurs droits en tant que civils », raconte Duch, et ils n’étaient « jamais de nouveau considérés comme civils ». Il ne leur était pas possible de contester quoi que ce soit. « Lorsque Nat a été écarté par Son Sen de S21, se souvient Duch, on ne l’a pas informé du motif. »


Des détenus appelés « composants »

Il faut la constance et l’insistance des juges pour éclairer qui était envoyé à S24. Au départ, ce sont des soldats, hommes et femmes, certifie Duch. Puis des membres de l’état-major, d’autres unités militaires ou civiles, de différents ministères. Le président Nil Nonn mentionne les membres du personnel de S21. « Si des documents le prouvent je ne le nierai pas » lui répond Duch qui s’intéresse davantage aux cadres du régime détenus à S21, lesquels n’ont jamais été transférés à S24. Parmi les arrivants à Prey Sâr figurent aussi des enfants, arrivés avec leur famille à Prey Sâr, ou dont les parents sont restés à S21 (à Phnom Penh). Enfin des femmes enceintes dont la présence est attestée par des listes.

Le mot utilisé par les Khmers rouges pour désigner les détenus est le mot khmer « samaspheap » qui peut se traduire par « composants », un mot totalement dépourvu d’humanité. « On ne savait pas si ces personnes étaient des amis ou des ennemis », commente Duch. L’objectif, tôt au tard, était « d’écraser ».

Qui décidait d’envoyer ces personnes-là à S24, en rééducation ? « La décision d’arrestation était prise par le responsable d’unité et transmise à l’échelon supérieur », déclare d’abord l’accusé. Pour les militaires, c’était Son Sen. « Sans instruction de Son Sen personne n’osait faire quoi que ce soit. » « Pour les autres unités civiles, j’ai sans doute parlé vite et n’ai pas été compris, c’était Pol Pot et Nuon Chea », précise-t-il à la demande du juge Jean-Marc Lavergne. Une fois l’ordre donné, récupéré par Duch, les détenus passaient tous par le bâtiment de la radio (R) à Phnom Penh avant d’être envoyés à S24.


Le quotidien à Prey Sâr

Chaque journée était une journée de travail acharné à la rizière où les hommes étaient utilisés comme des bêtes de trait. Quatre heures le matin, quatre heures l’après-midi au minimum, estime Duch. Parfois le lever avait lieu plus tôt, parfois le coucher avait lieu plus tard, les soirs de pleine lune par exemple ou selon les besoins. Pas de repos, pas de visites familiales, pas d’autorisation d’aller au village natal. Personne ne se déplace hors de l’unité, le droit de mouvement est aussi limité que le droit d’expression… Les détenus de 3e catégorie dorment dans des granges fermées de l’extérieur.

Quant aux rations alimentaires, Duch assure que « les prisonniers à Phnom Penh étaient moins bien nourris qu’à S24 », que bien entendu ces rations étaient insuffisantes « comme dans tout le pays ». Les détenus de Phnom Penh étaient moins bien soignés qu’à S24. Les hommes et les femmes n’étaient pas autorisés à loger ensemble. Les enfants en revanche pouvaient rester avec les femmes. Le soir, ils s’occupaient à attraper les souris, dit Duch.

L’accusé croit se souvenir qu’il n’y avait pas d’interrogateurs à S24. « Si on avait interrogé, qui aurait porté les aveux ? Qui aurait désigné les interrogateurs ? » Le président de la cour Nil Nonn émet des doutes puisque des survivants signalent la pratique des électrochocs. « Il se peut qu’il y ait eu des interrogatoires. Mais s’ils ont eu lieu, c’est sans que je les ai décidés. » Il argumente aussi que la torture à l’électricité lui semble peu probable car il y avait peu de générateurs et que les cas graves étaient transférés à Phnom Penh. Il reste la possibilité que des événements se soient produits à son insu. Sur la privation de nourriture comme punition, Duch concède un « C’est possible. Mais pas très longtemps parce que cela affaiblit la personne concernée et elle ne peut plus travailler. »


Transfert vers la mort

Des rapports hebdomadaires sur les malades, les valides et les incidents étaient transmis à S21. Les membres du personnel de S24 avaient droit aux mêmes séances de formation que leurs collègues de Phnom Penh.

Le transfert des détenus de S24 vers Phnom Penh ou directement vers Choeung Ek signifiait la mort. « Le décision de tuer les ‘composants’ incombait au comité de S21 mais mon adjoint pouvait prendre la décision [sauf exception] spécifie Duch. […] Les exécutants devaient me rendre des comptes. » L’envoi de détenus de Prey Sâr directement à Choeung Ek relevaient de l’accusé, après « examen rapide » de leur cas. 160 enfants en firent les frais. « Il n’y avait aucune raison d’obtenir des aveux de ses enfants », confie Duch.

Même chose pour l’arrestation de membres du personnel de S24, elle dépendait du directeur de S21. L’unité spéciale se chargeait des interpellations qui avaient lieu de jour sous un prétexte de réunion ou de visite médicale. Qui décidait des prisonniers à éliminer ? La réponse n’est jamais claire. Duch se contente de faire allusion au mode opératoire. Il semble que son autorisation était nécessaire mais que par désintérêt il déléguait. Il ne précise pas à qui. Il ne sait pas si des transferts ont eu lieu sans listes. En revanche il est catégorique : « En dehors de quelques cas, personne n’était relâché. » « L’orientation révolutionnaire avait pour but d’écraser progressivement ces personnes. »

Sur la base des documents au dossier, Duch reconnaît le transfert de 590 personnes à S21-Phnom Penh. Quant au nombre de détenus de S24, il promet qu’il ne sait pas. Il brandit avec la minutie d’un archiviste des statistiques réalisées le 19 mars 1977 relevant 1 300 personnes à Prey Sâr.


Les zones d’ombre

Outre que cette version de Duch devra être croisée avec d’autres, cette journée laisse encore des zones d’ombre et des imprécisions que les co-procureurs, les parties civiles puis la défense devraient contribuer à éclairer.

Qui étaient les deux personnes qui répartissaient les détenus en trois catégories ? Comment était assurée la surveillance de S24 ? Pol Pot et Nuon Chea décidaient-ils vraiment de placer en camp de rééducation des Khmers rouges de la base ? Duch n’aurait-il pas dû en qualité de directeur de S21 inspecter sa « prison sans murs » ? Combien les détenus de S24 étaient-ils ? Qu’advenait-il de ceux qui n’étaient pas exécutés ?


Les mots khmers rouges en bouche

La deuxième journée d’audience sur Prey Sâr sera aussi l’occasion de voir si le juge cambodgien Nil Nonn continuera d’employer le vocabulaire khmer rouge sans aucune distance malgré des questions constructives, reprenant par exemple à son compte le mot « composants » pour désigner les victimes de Prey Sâr. Ses homologues internationaux ont, eux, fait preuve de prudence en définissant les mots (rééducation, prison…), en les utilisant entre guillemets sans les intégrer à leur vocabulaire.

« La chambre fait droit à l’interrogatoire par les parties civiles de manière à soutenir le travail des co-procureurs »

Voyant les parties civiles questionner l’accusé à la manière des co-procureurs, François Roux, l’avocat de Duch, s’est inquiété lundi 22 juin de la tournure que prenait le procès et a souhaité recadrer le rôle des différentes parties. « Je rappelle qu’il y a un procureur qui poursuit pour les faits en général. Les parties civiles sont là pour nous faire état des souffrances vécues par les victimes, en aucun cas pour refaire l’accusation. Je souhaiterais que les parties civiles soient invitées à ne pas faire un nouvel interrogatoire comme si elles étaient procureurs. » En somme, pour l’avocat français, la plus-value apportée par les parties civiles, vient de ce qu’elles interrogent sur ce qui concerne directement les victimes.

Face à lui, Alain Werner, avocat du groupe 1 des parties civiles, plaide pour que les parties civiles posent toutes les questions qui les intéressent en prenant soin de ne pas être répétitives avec leurs prédécesseurs.

« Je ne cherche nullement à limiter le rôle des parties civiles, a enchaîné François Roux, mais à lui donner tout son sens. […] Les cinq juges de cette chambre ont interrogé à charge et à décharge, les procureurs à charge, c’est leur rôle. Les parties civiles ont un rôle autonome. »

Lisant des passages d’un ouvrage de Serge Guinchard sur la procédure pénale, François Roux a voulu resituer le rôle des victimes ou familles de victimes. « Vous ne pouvez suppléer les procureurs », a-t-il conclu. « C’est en cela que nous construirons tous ensemble, chacun dans notre rôle, un procès équitable. »

Le juge Nil Nonn décide de ne pas suivre l’argumentation théorique de la défense. « La chambre fait droit à l’interrogatoire par les parties civiles de manière à soutenir le travail des co-procureurs. » Il requiert cependant des questions courtes, non répétitives, et en accord avec le sujet traité.