« Je fais confiance aux CETC pour dégager la vérité mais je ne fais pas confiance à Christophe Peschoux »

Alors que le co-procureur demande à Duch s’il pouvait alors qu’il était directeur de S21 calculer le degré de vérité dans les aveux recueillis, l’accusé, sans répondre à la question posée plusieurs fois depuis le début du procès, s’empresse de distinguer le passé du présent. « Aujourd’hui devant le tribunal et la chambre, la situation est différente. Les aveux que je fais sont vrais. » Il en profite également pour envoyer une pique au représentant du Haut Commissariat des Nations unies aux droits de l’Homme, Christophe Peschoux, pile deux mois après avoir contesté la manière dont ce-dernier l’a interviewé en 1999. « Je fais confiance aux CETC pour dégager la vérité mais je ne fais pas confiance à Christophe Peschoux » a donc balancé Duch en s’enfonçant vivement dans son siège.

La remarque subite et hors contexte de l’accusé fait étrangement écho aux propos du Premier ministre Hun Sen jeudi 18 juin 2009. L’homme fort du pays a répété à Surya Subedi, le rapporteur spécial des Nations unies pour les droits de l’Homme en visite au Cambodge, les allégations de Duch selon lesquelles, en substance, Christophe Peschoux aurait tenté de l’exfiltrer vers la Belgique en 1999 via la Thaïlande. Hun Sen a ensuite suggéré au rapporteur que la présence de Christophe Peschoux au Cambodge soit reconsidérée.

Le problème dans cette affaire, c’est que jusqu’ici, le public n’a entendu que la version de Duch.

Stratégie illisible des co-procureurs




En cette journée du 22 juin, Duch a pris soin de raccourcir ses réponses et d'être plus concis. (Anne-Laure Porée)
En cette journée du 22 juin, Duch a pris soin de raccourcir ses réponses et d'être plus concis. (Anne-Laure Porée)



L’accusation sur une pente glissante

Dans la matinée du 22 juin, le co-procureur cambodgien fait défiler nombre de documents à l’écran que Duch a annotés. Chaque fois, il demande si Duch reconnaît avoir écrit de sa main sur le dit document. Chaque fois Duch acquiesce. Cette litanie, nécessaire puisque seuls comptent pour les juges les éléments étudiés en audience, eut été moins soporifique si l’accusation avait été construite. Là, un document = une question. Les co-procureurs ne s’attardent ni sur les mots, ni sur les formules, ni sur l’implicite, ni sur les silences de l’accusé.

Difficile de résister au florilège des questions aberrantes : « Y avait-il un coiffeur pour couper les cheveux des prisonniers [qui étaient gardés longtemps en détention] ? » « Je n’en suis pas sûr », répond Duch imperturbable. Les prisonniers mangeaient en cachette des insectes qui tombaient après s’être grillé les ailes à la lumière. « Etiez-vous conscient de cela ? », interroge le co-procureur cambodgien. « Je ne le savais pas mais je pense que ça s’est produit », réplique prudemment l’accusé. « Vous le pensez vraiment ? » « Oui, vraiment ».


Sur le fond, rien de nouveau

Devant tous ces documents portant la marque de Duch, le public comprend que l’accusé a ordonné la torture, qu’un interrogateur pouvait être démis de ses fonctions sans être exécuté (un homme a en effet été envoyé « travailler » à Prey Sâr), que les subordonnés qui ont enfreint les règles de l’interrogatoire et fait manger des excréments à des prisonniers n’ont pas été punis, que si Duch est intervenu dans l’interrogatoire d’un ancien policier c’était pour lui éviter pire, à savoir l’intervention musclée de son prédécesseur à la direction de S21, In Nat. Par ailleurs « il est très possible que les interrogatrices aient torturé elles-mêmes » les détenues, glisse Duch.

En fait, sur le fond, rien de nouveau. « Les gens qui étaient envoyés à S21, indépendamment de leur âge et de leur sexe, étaient par avance condamnés. Nous devions appliquer les ordres », répète Duch. Il insiste sur le fait que son chef, Son Sen, décidait des noms devant être éliminés. De même « l’échelon supérieur » avisait quelles personnalités devaient être gardées et combien de temps.


Erreur sur la détention du professeur Phung Ton ?

Quand le co-procureur demande à Duch pourquoi certains prisonniers étaient détenus plus longtemps que d’autres, il prend pour exemple le cas du professeur Phung Ton « détenu vingt mois ». Silke Studzinsky, avocate de la femme et de la fille aînée de Phung Ton intervient pour demander au co-procureur pourquoi il prétend que Phung Ton a été emprisonné vingt mois. Le co-procureur argumente que les documents auxquels il se réfère établissent une détention sur vingt mois. Pourtant Duch, en début de matinée, rappelait que Phung Ton comptait parmi ceux qui avaient été incarcérés le plus longtemps, dix mois. Si les co-procureurs ne sont visiblement pas en accord ni avec les parties civiles, ni avec l’accusé, sur la durée de cette détention, Duch aura su profiter de l’occasion pour glisser une fois de plus qu’il ne savait pas à l’époque que l’ancien recteur des universités de Phnom Penh avait passé si longtemps à S21. Il affirme savoir simplement que Phung Ton est mort de maladie et de faim.


Pas de fil directeur

En s’arrêtant sur le cas de Ya, ancien secrétaire de zone exécuté à S21, le bureau des co-procureurs tente une intéressante stratégie en entrant dans le détail d’un cas particulier. Malheureusement, la stratégie s’avère une coquille vide et la démonstration inexistante. Que cherchent donc les co-procureurs en demandant à Duch qui, à l’époque, lui avait parlé de l’arrestation de Ya, ou quelle connaissance il avait de ce qui attendait des traîtres comme Ya ?

Ne serait-il pas temps de décortiquer un dossier plutôt que de demander à l’accusé si entre 1975 et 1979, il était en mesure de calculer le pourcentage de vérité dans les aveux recueillis ?

Pourquoi n’avoir pas rebondi sur les ruses et les manipulations dont a témoigné l’accusé pour obtenir des aveux de Ya ? Duch raconte en effet avoir écrit une lettre à son subordonné en décembre 1976 dans l’idée qu’elle serait présentée à Ya et qu’elle le convaincrait d’avouer. Cette lettre mentionne : « Nous ne pouvons être gentils avec lui. Le camarade doit le frapper » et elle est signée « Avec la plus chaleureuse fraternité révolutionnaire ».

Sans surprise, le bureau des co-procureurs ne retirera rien de cet interrogatoire. « La torture était un dernier recours », réitère Duch. « Nous faisions tout ce que nous pouvions pour ne pas enfreindre la ligne. S’il fallait aller à gauche, on allait à gauche, s’il fallait aller à droite, on allait à droite. »


Les incohérences de Duch à la trappe

Le co-procureur international constate que l’accusé a davantage coopéré ces deux dernières semaines avec le tribunal, qu’il a été « plus honnête ». Il relève des incohérences entre ce que Duch a dit aux co-juges d’instruction et ce qu’il a récemment déclaré à la chambre. « Avez-vous décidé d’être plus honnête ou n’avez-vous pas eu pleinement cette possibilité de parler ? » Piqué, l’accusé formule avec un calme cinglant : « Monsieur le co-procureur, je me suis soumis à l’interrogatoire des co-juges d’instruction en toute honnêteté, de même ici. Si vous constatez certaines incohérences, veuillez les soulever. »

L’accusé comme le public attendent toujours que les co-procureurs relèvent ces incohérences…


L’épluche-quotidien

Non seulement le sujet passe à la trappe, mais en prime, le co-procureur international se lance dans un questionnaire désopilant sur la vie quotidienne de Duch au prétexte de mieux comprendre son fonctionnement. Il s’intéresse au nombre de ses enfants, à ses moyens de transport, à la présence de sa femme à la maison, aux autres locataires, à ses horaires de bureaux, de cantine, à ses discussions téléphoniques… On se demande à quoi rime, côté accusation, ce portrait du parfait cadre moyen qui déjeune vite, chaque jour à la même table, à la même place, sans trop parler aux autres employés, qui travaille douze heures par jour et a épousé sa femme par « état de nécessité humaine ». On se serait bien passé de la photo du dîner de mariage khmer rouge qui n’a rien à voir avec la cantine de S21 (« Si ce repas avait été ordinaire, il n’y aurait pas eu de photographe », précise patiemment l’accusé). On désespère quand le co-procureur demande enfin si la nourriture était bien meilleure à la cantine que celle donnée aux prisonniers.


Une dérogation de 20 minutes

A la fin des trois heures imparties au bureau des co-procureurs pour questionner Duch, l’accusé explique comment Hor, son adjoint, lui rendait des comptes ; comment il a dû renforcer la formation à S21 qui recevait de plus en plus de monde en 1978. Il nie avoir été indifférent quand des membres du personnel de S21 étaient envoyés à la mort. « Je n’en étais pas heureux. » Puis le co-procureur international demande au président de la cour 20 minutes de plus pour poser des questions essentielles. François Roux, l’avocat de Duch, monte immédiatement au créneau : « Il appartient aux co-procureurs de mieux gérer leurs questions et leur temps ». William Smith (co-procureur austalien) argumente qu’il s’agit du « cœur du procès », François Roux lance que quand il s’agit du cœur du procès on n’attend pas que le temps soit terminé pour poser les questions essentielles. Le président Nil Nonn laisse cependant le bureau des co-procureurs poursuivre.


Que fait Robert Petit ? Il démissionne

Au cours de ce fameux « cœur du procès », Duch reconnaît qu’il était « celui qui faisait du bon travail » pour le parti communiste du Kampuchéa (PCK), comme il l’a déjà affirmé. Il redit : « Ce qu’ils m’ordonnaient de faire je le faisais. J’appliquais leurs décisions à 100% mais je n’étais pas le maître d’œuvre de cette politique. » Il évoque aussi la gradation dans la peur après l’arrestation des cadres de la zone Nord. « Je souhaiterais dire à monsieur le co-procureur dans un esprit de vérité que j’espérais pouvoir continuer à vivre. J’étais tellement honnête. J’étais pour eux la personne la plus loyale. » Et la conclusion de cet échange, presque attendue : « Si nous ne suivions pas les ordres, nous devions être exécutés. »

Parmi les observateurs de ce tribunal, les discussions allaient bon train sur Robert Petit, procureur général, qui brille par son absence depuis le début du procès et laisse patauger ses adjoints, ne les épaulant qu’en coulisses, au coup par coup. Mardi 23 juin Robert Petit a annoncé sa démission « pour raisons personnelles et familiales » après de longs mois de désaccords avec son homologue cambodgienne sur la poursuite d’autres anciens responsables khmers rouges.


Nil Nonn fait sa révolution

Au long de cette journée du 22 juin, l’attitude du président de la cour, Nil Nonn, a créé la surprise auprès des habitués du tribunal. Il semblait prendre les rênes des débats en vérifiant les temps de parole, en interdisant à l’accusé de répondre aux questions répétitives, en contrôlant davantage le fond des dialogues. Les réponses courtes et concises de l’accusé ont aussi apporté un réel changement dans le rythme de cette journée plombée par une accusation défaillante.