Prey Sâr, la prison sans murs

 







Duch a reconnu qu'il avait envoyé 160 enfants de Prey Sâr directement à Choeung Ek où a été construit ce monument, rempli de crânes, en hommage aux victimes. (Anne-Laure Porée)
Duch a reconnu qu'il avait envoyé 160 enfants de Prey Sâr directement à Choeung Ek où a été construit ce monument en hommage aux victimes exécutées dans ces charniers. (Anne-Laure Porée)





Antichambre de la mort

Prey Sâr est le nom d’une ancienne prison coloniale, située à une dizaine de kilomètres au sud-sud ouest de Phnom Penh, dont Duch a gardé le souvenir pour y avoir été détenu sous le régime de Sihanouk. Le bâtiment en tant que tel ne fut pas utilisé par les Khmers rouges. Pourquoi ? Duch prétend d’abord que ce choix vient du manque d’eau mais la ténacité du juge Jean-Marc Lavergne le contraint à reconnaître qu’il s’agissait aussi pour le régime (qui officiellement n’avait pas mis en place de prisons) de garder le lieu secret. Duch propose alors, en français, de qualifier Prey Sâr de « chambre de la mort » et non de « prison ». « En effet, il n’y avait pas de loi pour protéger les droits des détenus gardés pour interrogatoires puis emmenés pour être exécutés », précise l’accusé.


Etre rééduqué = produire du riz et ne pas s’opposer au parti

L’accusé, qui détaille les quatre fois au cours desquelles il s’est rendu sur place en l’espace de trois ans, est incapable de décrire la géographie du site de Prey Sâr. Il n’y a d’ailleurs jamais fait d’inspection. Il évoque vaguement une zone pas très grande avec des rizières.

Il s’avère en revanche plus précis sur l’historique de cette structure, mise en place par son prédécesseur In Nat dès la création de S21, un peu après le 17 avril 1975. En interne, Prey Sâr était appelé S24, toujours sur initiative de In Nat. L’objectif était d’y envoyer des personnes en « rééducation ». Elles étaient réparties selon trois catégories, la troisième regroupant les prétendus irrécupérables, ceux qui pouvaient « nuire » au régime et dont l’exécution était assurée à la moindre erreur. Inutile alors d’espérer changer de catégorie et grimper vers la 2ème voire la 1re catégorie, les Khmers rouges acceptaient la chute de catégorie, pas la promotion… « Le premier but de cette division en catégories était de pouvoir procéder à une éducation par le travail. […] Faire travailler dur les détenus, afin qu’ils produisent du riz, et faire en sorte qu’ils ne s’opposent pas au parti. » La rééducation consistait à « se reconstruire », « se forger », par le travail et la discipline. Le juge Jean-Marc Lavergne suggère une réduction à l’état d’esclavage. Duch acquiesce d’une phrase au style ampoulé : « Le langage caractéristique du droit international utilisé pour décrire Prey Sâr est exact ».

« A Prey Sâr, les gens perdaient leurs droits en tant que civils », raconte Duch, et ils n’étaient « jamais de nouveau considérés comme civils ». Il ne leur était pas possible de contester quoi que ce soit. « Lorsque Nat a été écarté par Son Sen de S21, se souvient Duch, on ne l’a pas informé du motif. »


Des détenus appelés « composants »

Il faut la constance et l’insistance des juges pour éclairer qui était envoyé à S24. Au départ, ce sont des soldats, hommes et femmes, certifie Duch. Puis des membres de l’état-major, d’autres unités militaires ou civiles, de différents ministères. Le président Nil Nonn mentionne les membres du personnel de S21. « Si des documents le prouvent je ne le nierai pas » lui répond Duch qui s’intéresse davantage aux cadres du régime détenus à S21, lesquels n’ont jamais été transférés à S24. Parmi les arrivants à Prey Sâr figurent aussi des enfants, arrivés avec leur famille à Prey Sâr, ou dont les parents sont restés à S21 (à Phnom Penh). Enfin des femmes enceintes dont la présence est attestée par des listes.

Le mot utilisé par les Khmers rouges pour désigner les détenus est le mot khmer « samaspheap » qui peut se traduire par « composants », un mot totalement dépourvu d’humanité. « On ne savait pas si ces personnes étaient des amis ou des ennemis », commente Duch. L’objectif, tôt au tard, était « d’écraser ».

Qui décidait d’envoyer ces personnes-là à S24, en rééducation ? « La décision d’arrestation était prise par le responsable d’unité et transmise à l’échelon supérieur », déclare d’abord l’accusé. Pour les militaires, c’était Son Sen. « Sans instruction de Son Sen personne n’osait faire quoi que ce soit. » « Pour les autres unités civiles, j’ai sans doute parlé vite et n’ai pas été compris, c’était Pol Pot et Nuon Chea », précise-t-il à la demande du juge Jean-Marc Lavergne. Une fois l’ordre donné, récupéré par Duch, les détenus passaient tous par le bâtiment de la radio (R) à Phnom Penh avant d’être envoyés à S24.


Le quotidien à Prey Sâr

Chaque journée était une journée de travail acharné à la rizière où les hommes étaient utilisés comme des bêtes de trait. Quatre heures le matin, quatre heures l’après-midi au minimum, estime Duch. Parfois le lever avait lieu plus tôt, parfois le coucher avait lieu plus tard, les soirs de pleine lune par exemple ou selon les besoins. Pas de repos, pas de visites familiales, pas d’autorisation d’aller au village natal. Personne ne se déplace hors de l’unité, le droit de mouvement est aussi limité que le droit d’expression… Les détenus de 3e catégorie dorment dans des granges fermées de l’extérieur.

Quant aux rations alimentaires, Duch assure que « les prisonniers à Phnom Penh étaient moins bien nourris qu’à S24 », que bien entendu ces rations étaient insuffisantes « comme dans tout le pays ». Les détenus de Phnom Penh étaient moins bien soignés qu’à S24. Les hommes et les femmes n’étaient pas autorisés à loger ensemble. Les enfants en revanche pouvaient rester avec les femmes. Le soir, ils s’occupaient à attraper les souris, dit Duch.

L’accusé croit se souvenir qu’il n’y avait pas d’interrogateurs à S24. « Si on avait interrogé, qui aurait porté les aveux ? Qui aurait désigné les interrogateurs ? » Le président de la cour Nil Nonn émet des doutes puisque des survivants signalent la pratique des électrochocs. « Il se peut qu’il y ait eu des interrogatoires. Mais s’ils ont eu lieu, c’est sans que je les ai décidés. » Il argumente aussi que la torture à l’électricité lui semble peu probable car il y avait peu de générateurs et que les cas graves étaient transférés à Phnom Penh. Il reste la possibilité que des événements se soient produits à son insu. Sur la privation de nourriture comme punition, Duch concède un « C’est possible. Mais pas très longtemps parce que cela affaiblit la personne concernée et elle ne peut plus travailler. »


Transfert vers la mort

Des rapports hebdomadaires sur les malades, les valides et les incidents étaient transmis à S21. Les membres du personnel de S24 avaient droit aux mêmes séances de formation que leurs collègues de Phnom Penh.

Le transfert des détenus de S24 vers Phnom Penh ou directement vers Choeung Ek signifiait la mort. « Le décision de tuer les ‘composants’ incombait au comité de S21 mais mon adjoint pouvait prendre la décision [sauf exception] spécifie Duch. […] Les exécutants devaient me rendre des comptes. » L’envoi de détenus de Prey Sâr directement à Choeung Ek relevaient de l’accusé, après « examen rapide » de leur cas. 160 enfants en firent les frais. « Il n’y avait aucune raison d’obtenir des aveux de ses enfants », confie Duch.

Même chose pour l’arrestation de membres du personnel de S24, elle dépendait du directeur de S21. L’unité spéciale se chargeait des interpellations qui avaient lieu de jour sous un prétexte de réunion ou de visite médicale. Qui décidait des prisonniers à éliminer ? La réponse n’est jamais claire. Duch se contente de faire allusion au mode opératoire. Il semble que son autorisation était nécessaire mais que par désintérêt il déléguait. Il ne précise pas à qui. Il ne sait pas si des transferts ont eu lieu sans listes. En revanche il est catégorique : « En dehors de quelques cas, personne n’était relâché. » « L’orientation révolutionnaire avait pour but d’écraser progressivement ces personnes. »

Sur la base des documents au dossier, Duch reconnaît le transfert de 590 personnes à S21-Phnom Penh. Quant au nombre de détenus de S24, il promet qu’il ne sait pas. Il brandit avec la minutie d’un archiviste des statistiques réalisées le 19 mars 1977 relevant 1 300 personnes à Prey Sâr.


Les zones d’ombre

Outre que cette version de Duch devra être croisée avec d’autres, cette journée laisse encore des zones d’ombre et des imprécisions que les co-procureurs, les parties civiles puis la défense devraient contribuer à éclairer.

Qui étaient les deux personnes qui répartissaient les détenus en trois catégories ? Comment était assurée la surveillance de S24 ? Pol Pot et Nuon Chea décidaient-ils vraiment de placer en camp de rééducation des Khmers rouges de la base ? Duch n’aurait-il pas dû en qualité de directeur de S21 inspecter sa « prison sans murs » ? Combien les détenus de S24 étaient-ils ? Qu’advenait-il de ceux qui n’étaient pas exécutés ?


Les mots khmers rouges en bouche

La deuxième journée d’audience sur Prey Sâr sera aussi l’occasion de voir si le juge cambodgien Nil Nonn continuera d’employer le vocabulaire khmer rouge sans aucune distance malgré des questions constructives, reprenant par exemple à son compte le mot « composants » pour désigner les victimes de Prey Sâr. Ses homologues internationaux ont, eux, fait preuve de prudence en définissant les mots (rééducation, prison…), en les utilisant entre guillemets sans les intégrer à leur vocabulaire.