Heureusement que Vann Nath était là










Vann Nath, un témoin crucial pour l'histoire de S21. (Anne-Laure Porée)
Vann Nath, un témoin crucial pour l'histoire de S21. (Anne-Laure Porée)






Mise au point du président

Le président monopolise le début de la séance matinale pour évoquer les témoins qui seront entendus par la cour. Dans cette liste aux noms codés, on comprend seulement que le chercheur Raoul-Marc Jennar, auteur d’ouvrages de référence sur le Cambodge, ne sera finalement pas invité, ni Nic Dunlop qui a retrouvé Duch en 1999 et a signé The Lost executioner. En revanche, Françoise Sironi, docteur en psychologie clinique et psychopathologie sera appelée à témoigner pendant une journée et demie avec un collègue ; l’historien David Chandler viendra une journée. Quant aux témoins de la défense Richard Goldstone (magistrat, ancien chef du bureau du procureur aux TPIY et TPIR, aujourd’hui à la tête d’une mission d’enquête sur les violations des droits de l’Homme et du droit humanitaire dans le conflit entre Israël et Gaza) et Stéphane Frédéric Hessel (résistant en France, il a participé à la rédaction de la déclaration universelle des droits de l’Homme), ils seront questionnés par visioconférence.

Au terme de cette mise au point, le juge Jean-Marc Lavergne annonce que sur la notion d’entreprise criminelle commune, la cour rendra sa décision en même temps que le jugement au fond. Les parties sont d’ici là priées de répondre par écrit aux conclusions des co-procureurs. On note au passage le retour de Robert Petit à la place de William Smith et l’absence de François Roux, remplacé par Marie-Paule Canizares.


Des tableaux pour dire l’horreur

En projetant des croquis et des tableaux de Vann Nath, le tribunal a prouvé combien le peintre avait eu raison de témoigner par son art sur les crimes du régime khmer rouge. Ces représentations, le peintre les classe en trois catégories : ceux qui décrivent ce qu’il a vu de ses propres yeux, ceux qui ont été imaginés à partir de la manière dont ça se déroulait, ceux qui ont été réalisé à partir des récits des autres prisonniers.

L’effet sur les nombreux villageois venus de la province de Kien Svay est saisissant pour qui siège avec eux dans le public. Devant les croquis en noir et blanc (malheureusement montrés dans le désordre), ils reconnaissent chacune des étapes du calvaire de Vann Nath qu’ils commentent avec intérêt. Devant chaque tableau décrivant une forme de torture, une vague de « oh ! » indignés parcourt la salle en un haut le cœur collectif. Réactions vives, mouvements de dégoût. Vann Nath, qui n’entend pas l’émotion que ses peintures suscitent, explique calmement sur la base de quel témoignage ces tableaux ont été réalisés.


29-06-09-jarre-et-miroirLa jarre et le miroir :

« Je pouvais me voir en regardant ce miroir. J’ai regardé ce reflet. Ce reflet m’a montré comment j’avais changé. » Ce dessin illustre le traitement subi par les gardes de l’Angkar depuis l’arrestation à Battambang jusqu’à Phnom Penh.

29-06-09-cellule-individuelleL’homme en cellule individuelle :

« Les prisonniers étaient très maigres, ils pouvaient tout juste survivre. Ils étaient désespérés. Je pouvais voir ces cellules parce que pendant la période où je travaillais là, il m’arrivait de passer devant certaines de ces cellules. »

29-06-09-enlevement-enfantLes enfants enlevés à leurs parents :

« Je n’ai pu entendre que ce qui m’était raconté du bâtiment D. Je pouvais entendre les cris. Probablement les parents essayaient de reprendre les enfants qu’on leur enlevait. Cette peinture est basée sur ce que j’ai pu entendre et ce que j’ai pu imaginer. »

29-06-09-baignoireL’immersion :

« J’ai fait cette peinture sur la base de ce que Pha Tan Chan, le traducteur de vietnamien, m’a raconté. Il avait été plongé dans une baignoire […] de sorte qu’il s’était étouffé en ingérant de l’eau. Ensuite le garde a marché sur son estomac de manière à ce qu’il vomisse toute l’eau. Après 1979, il m’a demandé de peindre un tableau qui raconte cet incident. »

Le seau d’eau :

Pour celui-ci, pas de témoignage, pas de récit. Cet équipement, retrouvé dans la prison spéciale, fait l’objet d’une analyse fin 1981. « Nous avons supposé que les prisonniers étaient pendus par les jambes et immergés dans l’eau dans cette cuve car il y avait des menottes à l’intérieur. Cette peinture se base sur ce que nous avons analysé à ce moment. »

L’arrachage des tétons avec des pinces :

Celui-ci se base sur la description d’une prisonnière travaillant en cuisine. « Elle m’a dit qu’elle avait perdu son attribut féminin quand elle avait été interrogée. »

L’arrachage des ongles :

Le récit vient de quelqu’un qui l’a subi : Ung Pech, ancien directeur du musée du génocide, mort en 1997. « Il m’a raconté que ses ongles avaient été arrachés de cette manière-là. […] Il a eu ce tableau en sa possession pendant plus de dix ans. »

29-06-09-fouetLe fouet :

« Ce tableau reflète ce que Bou Meng m’a raconté, la manière dont les tortionnaires l’ont frappé à tour de rôle. »

29-06-09-homme-pendu-au-fleauL’homme pendu par les pieds et les mains :

« Là, c’est une personne qui ne pouvait plus marcher. C’est ce que j’ai vu moi-même. Je pensais que cette personne était déjà morte. En fait elle pouvait encore parler. »

Nil Nonn et le short mouillé

Le président de la cour, tout à son pragmatisme, demande à Vann Nath comment les détenus pouvaient bien retirer leur short s’ils étaient entravés par les jambes. La question en choque certains dans la salle mais Vann Nath ne se démonte pas. Il fait une démonstration physique. Il lève son pied au-dessus du bureau, montre à Nil Nonn comment est placée l’entrave autour de la cheville et explique par des gestes que les détenus passaient leur short dans l’interstice étroit entre leur peau et le bois de l’entrave, en glissant le tissu petit à petit. « Avec un short mouillé c’était possible, mais ça prenait une demi-heure. Ça prenait beaucoup de temps. » Le public réagit, impressionné. Seul un ancien détenu peut fournir une telle explication.


Les blancs du tribunal

Pas un mot sur les rapports entre Vann Nath et Duch dans l’atelier. Le témoin dit devant la cour que « Frère de l’Est venait presque tous les jours à l’atelier. Il était rare qu’il ne vienne pas ». Duch acquiesce d’un signe de la tête. Le témoin est questionné sur l’attitude de l’ancien directeur, jamais sur les propos de ce-dernier au sein de l’atelier. « A chaque fois qu’il entrait dans l’atelier, nous devions aller dans un coin et attendre ses instructions, se souvient Vann Nath qui à l’époque n’osait pas s’asseoir. Nous devions avoir peur de lui et le craindre en tant que représentant de l’Angkar. »

Ros Phirun, 56 ans, est venue d’un village de Kien Svay. Voilà des semaines qu’elle veut découvrir ce tribunal. Elle se réjouit de voir enfin à quoi ressemble ce procès, grâce au soutien des Chambres extraordinaires qui ont répondu à la demande du chef de village d’emmener des gens aux audiences. Avec ses amies, elles n’en reviennent pas de la cruauté des tortures pratiquées à S21. « C’est la première fois que j’entends parler d’actes aussi cruels sous les Khmers rouges ! », s’exclame sa voisine. Phirun semble moins surprise parce qu’elle a visité en 1981 le musée du génocide et qu’elle se souvient encore de l’odeur de mort qui imprégnait le lieu. Que pense-t-elle de Duch ? « C’est un homme mauvais ». Ses yeux rougissent et brillent de larmes retenues. Elle pense à tous ceux qu’elle a perdus sous le régime de Pol Pot. Elle confie enfin qu’elle aurait souhaité en savoir plus sur les mauvais traitements endurés par Vann Nath comme si la parole du témoin servait de catharsis à ceux qui se taisent.


Des contradictions apportées à l’accusé

Les coups portés par Duch. Sur questions du juge Jean-Marc Lavergne et de l’avocat du groupe 1 des parties civiles Alain Werner, le témoin revient sur un incident entre Bou Meng (autre peintre survivant de S21) et Duch, qui en dit long sur la cruauté de l’accusé.

Un soir, Bou Meng disparaît de l’atelier, un garde vient le chercher. Deux semaines plus tard, il réapparaît avec une chaîne au cou, très pâle. « Mon coeur s’est mis à battre très vite », raconte Vann Nath. Frère de l’Est était là et il a dit » :

– A’Meng, qu’est-ce que tu m’as promis ?

– Je n’en sais rien

– Mets-toi à genoux et excuse-toi devant tout le monde.

« Moi je ne savais pas ce qui s’était passé », confie Vann Nath Après quoi Bou Meng est emmené de nouveau. « Plus tard, il [Frère de l’Est] a demandé si on pouvait encore utiliser A’Meng ou s’il fallait l’utiliser pour faire de l’engrais. Je pensais que par là qu’il voulait dire qu’il allait travailler à faire de l’engrais pour la coopérative. Je pensais que puisqu’il était lui aussi artiste, demander à un artiste de faire de l’engrais n’est pas vraiment un travail qui correspond à ses aptitudes. J’ai dit : ‘Pardonnez-le. Donnez-lui une possibilité de rester et s’il fait encore une fois une erreur, on pourra prendre une décision à ce moment-là. » Bou Meng se retrouve enchaîné sans avoir droit de bouger d’un centimètre et reprend son travail.

Vann Nath confirme également qu’il a vu Duch frapper Bou Meng en pleine tête et que ce-dernier s’est écrasé par terre. Kar Savuth lui fait plus tard préciser : coups ou torture ? « Des tortures graves, non, mais donner des coups, oui, il l’a fait. »


L’anxiété de Duch. Robert Petit, co-procureur canadien, demande à Vann Nath si Duch lui avait paru déprimé ou anxieux lorsque ce-dernier venait à l’atelier de peinture. Le témoin répond d’abord : « A cette époque, mon seul sentiment est que je devais peindre de bons portraits pour satisfaire Duch ». L’angoisse de la mort, en somme, est du côté du détenu. Robert Petit insiste pourtant. « S21 c’était son fief et il en était le chef. Je ne vois pas très bien de quoi il devait avoir peur. » Vann Nath est clair : à l’époque, le directeur de S21 est perçu comme un chef efficace, respecté, intelligent.


Les insectes venimeux. Vann Nath fait le récit d’un prisonnier qui était chargé par un garde d’un groupe d’interrogateurs de nourrir des insectes venimeux avec des fourmis. « Ces insectes avaient la taille d’un index », précise le témoin après une description précise du lieu où ils étaient nourris.


La fuite devant les troupes vietnamiennes. Contrairement à ce que suggérait Duch récemment, à savoir que personne n’était obligé à rien dans le chaos de la chute du régime, Vann Nath décrit par le menu une évacuation des prisonniers survivants très encadrée : « Nous n’étions pas liés ni menottés mais on nous a fait mettre en file », « quatre ou cinq gardes armés sont venus et nous ont donné ordre de quitter la salle [de l’atelier] », « un pas de côté et nous serions abattus ». Là encore Vann Nath croit son heure venue. Heureusement il échappe aux affrontements entre troupes vietnamiennes et Khmers rouges et les gardes de S21 fuient dans différentes directions. Avec lui, trois autres rescapés retournent vers Phnom Penh malgré leur peur d’une exécution par les Vietnamiens.


Impossible oubli

Au juge Jean-Marc Lavergne, Vann Nath concède qu’il a essayé d’oublier, sans succès. « Les souffrances et la séparation que j’ai endurées pendant un an de détention à S21 et trois ans, huit mois et vingt jours sous le Kampuchéa démocratique ne peuvent être facilement oubliées. Je me souviens toujours de ce qui s’est passé. Je ne crois pas que je puisse jamais oublier ce qui est arrivé. »

Vann Nath, qui témoigne sans répit depuis 1979, veut que les jeunes sachent. Qu’ils sachent que les 35 arrivés avec lui à S21 et dont il est le seul survivant « n’avaient commis aucun crime ». Il est essentiel selon lui de « montrer que des personnes qui n’avaient rien fait de mal étaient malgré tout punies ». Dès qu’il en a eu la possibilité (peinture, écriture, cinéma, rencontre) il a raconté, patiemment, « pour que ne se répètent pas ces événements historiques ». Ce lundi 29 juin, Vann Nath formule une unique attente vis-à-vis de ce tribunal : « Ce que je souhaite c’est quelque chose d’intangible : la justice pour ceux qui sont morts ».


Fausses notes et dérapage de Kar Savuth

Revenant sur le cas d’un homme qui a été torturé parce qu’il s’était faussement prétendu sculpteur, et dont Vann Nath a peint le calvaire, Kar Savuth demande au témoin si les gardes torturaient en cachette de Duch comme si au centre de torture S21 il était nécessaire de se cacher pour faire son travail…

Pendant ces questions, Kar Savuth dérape. Il évoque ce détenu en lui accolant le A’ de mépris institué par les Khmers rouges. Cela résonne étrangement qu’un avocat qui clame avoir lui aussi été victime de ce régime en adopte si facilement le langage.

L’avocat s’appesantit ensuite sur les tombes des 14 derniers prisonniers exécutés à S21 au moment de la débâcle khmère rouge. Vann Nath assure ne pas connaître le nombre exact de prisonniers restant à S21, il a simplement déduit que s’il y avait 14 tombes en novembre 1979 c’est que 14 corps avaient été enterrés. Sans certitude évidemment. L’insistance de Kar Savuth sur ce sujet a un relent nauséabond.


Les uns à la place des autres

Pourquoi certains avocats des parties civiles vont-ils chercher des détails sur les éventuelles contradictions entre la version orale de Vann Nath et la version écrite en anglais ou en français de son témoignage, ce qui a priori aurait plutôt été le rôle de la défense ?

Parallèlement, la défense pose des questions qu’on se serait attendues à entendre poser par un avocat des parties civiles ou les co-procureurs, par exemple quand Kar Savuth demande si Vann Nath a vu Duch torturer.


Le top 5 des questions qui laissent sans voix

1- « Aviez-vous des couvertures ? » demande Nil Nonn. « Il fallait tout supporter », souffle Vann Nath sans regarder le juge. Après un tel témoignage, les questions anecdotiques deviennent superflues. On aurait attendu de la cour qu’elle approfondisse les relations entre Vann Nath et Duch, qu’elle creuse sur sa condition d’homme, qu’elle explore peut-être les liens avec les autres détenus de l’atelier. En avril François Bizot, libéré de M13 après 10 semaines de détention a été entendu pendant une journée et demie alors que Duch n’est pas jugé pour les faits survenus à M13. Ce lundi, la cour bouclait l’audition de Vann Nath qui a survécu un an à S21 avec 10 minutes d’avance.

2- « Avez-vous regardé  la plaque d’immatriculation du camion ? » Il est désespérant de constater que le juge Ya Sokhon n’avait pas de question plus fondamentale à poser à Vann Nath sur son arrestation.

3- « Si l’accusé ne croit pas à votre témoignage, que va-t-il se passer ? » demande l’avocat du groupe 3 des parties civiles. Le président de la cour interdit à l’accusé de répondre à une telle question.

4- « Pourquoi l’atelier était-il dedans et pas dans un local à l’extérieur de la prison ? » Ce n’est pas le genre de détail qui était expliqué aux prisonniers de S21. La question d’Alain Werner sous-entend-elle que Vann Nath et ses co-détenus n’étaient pas vraiment des prisonniers d’un centre secret dont personne ne sortait vivant ?

5– Un avocat des parties civiles demande quand les tableaux ont été peints parce qu’en lisant la date 1978 sur l’un d’entre eux, il a pensé qu’il s’agissait de la date de réalisation. Vann Nath corrige : non il n’a pas réalisé les scènes de torture alors qu’il était détenu à S21.


Crédit photo des reproductions de tableaux : Vann Nath.

« La mort était une présence constante »








Vann Nath au tribunal de Kambol le 29 juin 2009. (Anne-Laure Porée)
Vann Nath au tribunal de Kambol le 29 juin 2009. (Anne-Laure Porée)





Un homme fatigué

Les juges concluent leurs mises au point sur l’agenda, Vann Nath entre enfin. Le crâne rasé de celui qui a fait une retraite à la pagode, chemise blanche simple et pantalon sombre, il salue les parties les mains jointes puis s’assied droit sur son siège. La caméra cadre son visage épuisé, ses traits tirés. Il décline son identité selon l’usage ainsi que son métier : peintre. « Je suis en mauvaise santé, je ne travaille pas beaucoup en tant que peintre », explique-t-il au juge.

Le président de la cour, Nil Nonn, l’invite à raconter ce qui lui est arrivé avant et après le 17 avril 1975, date de prise du pouvoir des hommes en noir. Vann Nath vit alors près de Battambang. Comme à Phnom Penh, les Khmers rouges encerclent la ville et expulsent la population vers les campagnes. Il s’installe avec sa femme et son enfant à la coopérative n°5 où il travaille la rizière. « Je suis resté à partir du jour où je suis arrivé jusqu’au 30 décembre 1977, date où Angkar m’a arrêté », confie-t-il. Duch, le visage impassible, ne perd pas un mot du récit de Vann Nath. Le public non plus. Dans la salle, il ne reste pas un fauteuil libre.


La mémoire à vif

« Le 30 décembre 1977, j’étais en train de travailler dans la rizière, c’était la saison de la récolte du riz et nous étions à 5 ou 6 km de la coopérative où je vivais. Vers cinq heures de l’après-midi, le chef de la coopérative nommé Luom, chargé des affaires économiques pour le secteur 5, s’est rendu sur le lieu où je travaillais et m’a dit qu’Angkar lui avait donné instruction de m’emmener à Pursat, il avait besoin de forces et il me demandait si je pouvais aller avec lui. Lorsqu’il s’est adressé à moi, à ce moment-là je devais manger ma ration. J’étais inquiet parce que ce n’était pas à Battambang. Mais il me dit : ‘si telles sont les instructions de l’Angkar il faut que tu viennes’. Moi, étant donné le fait que je travaillais à la rizière, je n’avais pas grand-chose avec moi, j’avais juste les vêtements que je portais. Nous avons obéi aux ordres de l’Angkar et lorsque nous sommes arrivés à la coopérative, c’était tard, c’était à la fin de la journée. On m’a dit : ‘Vous allez revenir à votre maison très bientôt.’ »

Vann Nath s’interrompt. Un sanglot profond l’empêche de parler. Il appuie sur son ventre comme s’il avait un poing de côté et sort un mouchoir pour sécher ses larmes. L’épreuve est pénible. Avec calme et dignité, il surmonte la douleur du souvenir et reprend son récit.


L’arrestation

« J’ai dit à ma femme que je devais aller à la province. Je n’ai pas dit grand chose d’autre. Lorsque nous sommes allés à la grande coopérative, c’est là que camarade Luom m’attendait et m’a emmené sur une charrette. Il n’y avait pas beaucoup de monde avec moi. Je n’avais pas conscience que nous étions arrêtés. Lorsque nous sommes arrivés à la coopérative de Balat, il m’a dit d’aller me reposer. Après m’être reposé pendant trente minutes, j’ai été réveillé, et on m’a donné instruction d’apporter une autre charrette tirée par des bœufs. J’ai dit comment pouvons-nous faire puisqu’il n’y a pas de bœufs de trait. On m’a dit ‘Si, tu vas le faire’. J’avais à peine fait deux pas que j’étais arrêté. Il y avait un milicien qui venait de mon village et d’après ce que je savais il avait tué beaucoup de personnes. Sien, le chef de la coopérative avait donné instruction de me ligoter. J’ai dit : ‘Qu’est-ce que j’ai fait de mal ?’ Il a dit qu’il ne savait pas et qu’il avait reçu l’instruction de m’arrêter. Ils m’ont ligoté, ils ont entravé mes jambes de la même manière qu’on entravait les jambes à S21. Je n’étais pas conscient de ce qui se passait. Plus tard ils m’ont emmené et nous avons été tirés avec cette charrette à bœufs. A minuit nous sommes arrivés à la pagode de Samraong. C’était un centre de détention souvent utilisé dans le secteur 4. C’est là que j’ai été détenu avec un autre de mes cousins, Sam Serak et nous avons passé la nuit dans cet endroit-là. Le jour suivant nous avons été interrogés. Le matin, vers 10 heures, j’ai entendu le bruit d’une moto, il s’agissait d’une Honda. La prison était installée dans les locaux de la pagode. » Vann Nath décrit alors précisément les entraves en bois, épaisses de 5 cm, avec des trous dans lesquels étaient placés les pieds. « Ils utilisaient une pince pour resserrer les entraves. »


29-06-09-interrogatoire-nathLa torture

Vann Nath est emmené derrière la pagode en fin de journée. « Je pensais que c’était mes derniers moments de vie. On m’a accusé d’être un traître à l’Angkar.  Ils m’ont posé des questions sur des choses que je ne savais pas, à savoir qui participait aux réunions, à quelle fréquence se déroulaient ces réunions. Mais moi-même je n’avais jamais participé à aucune réunion avec qui que ce soit. Le matin lorsque la cloche retentissait nous devions aller travailler. Les seules réunions qu’il y avait c’étaient celles qui étaient tenues à la coopérative ! Ensuite une personne m’a dit : ‘Vous devez essayer de vous rappeler car l’Angkar ne se trompe jamais quand elle arrête quelqu’un’. Comment est-ce que je pouvais faire puisque je n’avais aucune connaissance de tels événements ? Ils ont ensuite utilisé un fil électrique. Il y avait une table à quatre ou cinq mètres de là où je me trouvais. Ils ont lié le fil électrique de cette table jusque là où je me trouvais, assis sur la chaise. Lorsque je suis entré dans cette pièce d’interrogatoire, j’étais en état de choc. Il y avait des sacs en plastique qui se trouvaient sur le mur, des vis en métal, il y avait des tenailles, des pinces et sur la chaise, il y avait des traces de sang partout. La personne m’a à nouveau posé la question, à savoir : ‘Est-ce que vous vous rappelez ?’ Puisque je ne pouvais rien dire, ils ont utilisé le fil électrique branché sur le courant et ont attaché l’autre extrémité à mon pied et ont relié cela aux menottes. Ils ont ensuite branché l’électricité. Après cela je me suis évanoui. Je me suis réveillé parce qu’ils m’ont lancé de l’eau au visage. Et ils m’ont reposé des questions sur les réseaux de traîtres. » Les bourreaux s’acharnent, Vann Nath s’évanouit à chaque nouvelle tentative d’extorquer des aveux. De retour en cellule, une chaleur et une soif intenses l’habitent.


29-06-09-arrivee-a-s21Le transfert vers S21

Le 7 janvier 1978, il est transféré dans un camion avec 35 autres personnes. « Nous avions perdu tout espoir. » Vers minuit, le camion s’arrête, les détenus ne savent pas où ils se trouvent. « Puisque nous avions les pieds entravés, poursuit Vann Nath, nous ne pouvions pas descendre du camion. Donc ils ont utilisé des menottes pour attacher les prisonniers les uns aux autres. Ensuite ils ont enlevé l’entrave qui nous liait les pieds. On était dans un état de faiblesse très important, on n’avait pas la force de marcher, on n’arrivait pas à être stable sur nos pieds. Il y avait deux rangées. On nous a demandé des informations sur notre biographie. On nous a demandé de décliner notre nom. […] On nous a tous bandé les yeux, on a utilisé une corde pour nous attacher les uns aux autres et pour nous faire marcher en tirant sur cette corde. A ce moment-là c’était la nuit noire, on ne pouvait qu’entendre les bruits de pas, on ne savait pas quand on devait tourner. Certains d’entre nous ont buté sur la clôture en zinc. Les gardes autour de nous ont ri. Lorsqu’on marchait en ligne, on nous donnait des coups de pied. On ne savait pas ce qu’on avait fait de mal. »


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Photographie de Vann Nath prise à son arrivée à S21. (Vann Nath)


Les détenus passent alors par une salle où ils sont pris en photo, toujours enchaînés les uns aux autres. Ils montent au deuxième étage du bâtiment D, où de nouveau ils sont entravés. Ceux qui portent des vêtements noirs doivent se déshabiller pour s’en débarrasser. Ceux qui se retrouvent nus se voient attribuer un short, sans ficelle, pour ne pas risquer un suicide et une chemise, sans boutons, pour les mêmes raisons.


Un mois de cellule collective

Vann Nath passe un peu plus d’un mois dans cette cellule collective. Au juge Nil Nonn, il décrit une pièce où s’alignaient au sol jusqu’à 65 détenus. « Parfois il n’y en avait que 40, parfois 50 », nuance-t-il. « Cela dépendait des mouvements de prisonniers. »

Dans son récit, le survivant met en exergue les conditions de vie imposées aux détenus. « Il y avait tellement peu à manger ! Il y avait un grand pot de gruau qui devait être distribué parmi 50 à 60 d’entre nous. On avait droit à deux ou trois cuillers de gruau. C’était vraiment très peu à manger ! Ensuite les cuillers étaient ramassées après le repas et si les gardes trouvaient que nous avions caché ou pas rendu une cuiller, ils nous donnaient des coups de pied. Les conditions de vie étaient tellement inhumaines, j’ai perdu ma dignité. La relation avec les gardes était tellement distante, c’était vraiment la relation qu’on peut imaginer entre des animaux et des êtres humains. On nous donnait vraiment très peu à manger. »

« Je suis arrivé le 7 janvier 1978. Je suis entré dans cette pièce pendant la nuit et je suis resté dans cette pièce pendant un mois et probablement quelques jours. Je veux parler ici des droits accordés aux détenus : on ne les autorisait qu’à s’allonger. Ils ne pouvaient pas bouger sauf s’ils avaient le consentement des gardes sous peine d’être battu. Il y avait des règlementations très particulières où on ne nous autorisait pas à parler les uns aux autres, à faire du bruit, nous devions écouter les gardes, il ne fallait pas être libéral et ainsi de suite. On ne pouvait rien faire sans permission. Nous recevions à 8 heures le matin un bol de gruau et la même chose le soir à 20 heures. On nous autorisait à faire des exercices physiques le matin mais tout en restant entravé. Dans cette pièce, nous dormions, nous mangions et nous faisions nos besoins. Tout ça dans la même pièce. Et nous n’étions pas autorisés à bouger d’un centimètre de l’endroit où nous nous trouvions. Quand nous étions autorisés à faire de l’exercice, notre jambe restait enchaînée à la barre et nous ne pouvions que sauter et si nous ne le faisions pas nous étions frappés. Nous étions très faibles alors comment pouvions-nous sauter ? Nous le faisions contre notre gré pour éviter les coups. Et nous ne pouvions arrêter de sauter que lorsque nous en recevions l’ordre par les gardes, sinon il fallait continuer à sauter jusqu’à mourir. »

« Pour nous laver, un garde amenait un tuyau d’arrosage et arrosait à peu près quinze prisonniers en même temps. Ça durait cinq minutes et puis ils arrêtaient d’arroser les prisonniers. Donc on ne s’est jamais vraiment lavés, pendant longtemps. Nous avions toutes sortes de maladies de la peau. Et le sol était mouillé, on ne pouvait pas s’allonger après la douche. Il fallait retirer nos vêtements pour essayer de faire sécher le sol pour qu’on puisse de nouveau s’asseoir. C’était extrêmement inconfortable, il fallait retirer ses vêtements alors qu’on était toujours enchaînés. Vous pouvez imaginer que c’est très difficile. Nous avions aussi tellement faim que nous mangions des insectes qui tombaient du plafond. On les attrapait immédiatement. Quand nous mangions ainsi des insectes, si un garde nous repérait, nous devions mentir, dire que nous n’avions rien fait car s’il se rendait compte que nous mangions un insecte, il nous frappait aussi. Il fallait donc le faire sans être vus par les gardes.

La mort était une présence constante. Et les prisonniers mouraient les uns après les autres. Vers dix onze heures du soir on emportait les corps. Nous prenions nos repas à côté des cadavres. Mais ça ne nous faisait rien parce que nous étions réduits à l’état d’animal. »



La commande du « Frère de l’Est »

« Un jour j’ai été emmené à l’étage inférieur mais je pouvais à peine marcher parce qu’après plus d’un mois de ce régime d’immobilité, j’étais très maigre, très faible. Quand j’ai entendu qu’on m’appelait, j’ai cru que mon heure était venue. Quelqu’un est venu et a dit mon nom, Nath. J’ai eu très peur quand j’ai entendu qu’on me cherchait. Puis je me suis dit que ça n’avait plus d’importance, que s’ils le voulaient je serais tué n’importe quand, qu’il valait peut-être mieux mourir que continuer à vivre dans ces conditions. Je n’ai pas pensé à autre chose que la faim et la soif. J’avais une faim que je n’avais jamais connue avant. Je pensais même que manger de la chair humaine ce serait un repas. Quand on a dit mon nom, quand on est venu me chercher, on a retiré mon entrave. J’étais le dernier en bout de file, donc il a fallu faire bouger d’autres prisonniers avant qu’on puisse me libérer de l’entrave. Après ça je pouvais à peine tenir debout, j’avais besoin d’aide parce que je n’avais pas pu bouger de ma place pendant plus d’un mois dans cette cellule. »

« On m’a emmené en bas, on ne m’a pas bandé les yeux mais j’avais les mains menottées. Quand des prisonniers étaient emmenés, en général on leur mettait en bandeau. Mais moi on m’a emmené sans bandeau sur les yeux. En général on leur mettait un bandeau sur les yeux pour qu’ils ne reconnaissent pas les lieux. Pour moi c’était différent. J’étais escorté par trois personnes. Deux qui m’aidaient à marcher de l’étage supérieur à l’étage inférieur. Nous sommes allés dans une pièce où j’ai vu quelques personnes assises. Au départ je ne savais pas qui c’était. Plus tard, j’ai su que c’était les chefs. Je ne savais pas leurs noms. Notamment celui du chef parce qu’on l’appelait ‘Frère de l’Est’. Je l’ai aussi appelé ‘Frère de l’Est’. Il m’a demandé depuis combien de temps je peignais. Je lui ai donc dit ce que je faisais avant, que je peignais depuis 1965, ça faisait presque dix ans. Je me souviens qu’il y avait là aussi Bou Meng et quelqu’un qui venait de France, Khoun, et trois autres personnes encore. On m’a dit que l’Angkar avait besoin d’un portrait. On m’a demandé si je pouvais peindre ce portrait. J’ai dit que cela faisait longtemps que je n’avais pas fait ce genre de choses mais que je ferai de mon mieux pour peindre le portrait. Il m’a alors donné une photo. Je ne savais pas qui c’était sur la photo parce que je venais de la province. Je savais que c’était sans doute le chef. On m’a demandé de peindre cette photo mais en plus grand. J’avais du mal à écouter. Il m’a dit de me reposer pendant trois jours. Il m’a dit aussi que je sentais très mauvais et il m’a dit de me raser la moustache. »

« Après ça deux gardes m’ont accompagné pour éviter que je me suicide. Je leur ai dit de ne pas s’inquiéter parce j’étais content d’être libéré. Ils m’ont donné un krama et des vêtements. Mais j’avais des problèmes de peau sur tout le corps. Je ne sais pas quel jour c’était mais on m’a donné à manger du riz. J’arrivais à peine à manger parce que j’avais les mâchoires complètement endolories. J’avais beaucoup de mal à mastiquer. J’ai un peu mangé ensuite Frère de l’Est m’a demandé de travailler sur les portraits, il m’a dit d’essayer de peindre un premier projet. J’ai donc essayé. Pendant longtemps après, ma main tremblait quand je tenais les pinceaux. Je savais que si je ne peignais pas bien j’aurais des problèmes. Le premier portrait était raté parce que c’était en noir et blanc. Je n’avais pas appris à l’école, moi, je savais mélanger les couleurs pour peindre. Mais peindre en noir et blanc, pour moi, c’était quelque chose de nouveau. Je lui ai dit que je voudrais plutôt peindre des portraits en couleurs. Il m’a donné le choix, il m’a dit : ‘d’accord, vous n’avez qu’à faire ce que vous faites le mieux’, pour être sûr que ça plaise à l’Angkar. J’ai compris que j’étais dans une situation de vie ou de mort et que si j’arrivais à faire un beau portrait en couleurs, peut-être que ça me sauverait la vie. Au début le portrait n’était pas tout à fait réussi mais il a pensé que j’étais effectivement peintre et qu’il était possible de se servir de moi à S21. J’ai fait de gros efforts, c’est comme ça que j’ai continué à travailler comme peintre jusqu’au 7 janvier 1979. Voilà en gros mon histoire. »

Cette nouvelle fonction de peintre à S21 lui octroie des conditions de vie « complètement différentes ». Il change de régime alimentaire : riz et soupe au lieu du gruau, « une ration correcte comme c’était le cas pour les gardes. » Fini les menottes et les entraves. Il a le droit de se laver. Mais chaque jour qui passe est hanté par la mort et par les cris des suppliciés. « J’ai été choqué de [les] entendre, puis je me suis habitué », murmure l’homme que les fantômes de ses compagnons accompagnent depuis trente ans.



En 1980, Vann Nath découvre dans les archives de S21 que sur la liste du 17 février 1978, son nom est barré avec la mention « garder pour utiliser ». Il en est bouleversé. « Si mon nom n’avait pas été barré, je serais mort. »

« Ce n’est pas une question purement personnelle. C’est quelque chose qui intéresse tout le peuple cambodgien, par conséquent je ne voulais pas devenir partie civile »

« Pourquoi vous n’avez pas souhaité vous constituer partie civile ? » C’est l’avocate de Duch qui pose la question, lundi 29 juin 2009, à Vann Nath, 63 ans, lors de la première audience d’un survivant de S21.

« Maître les gens ont des objectifs différents. Moi, mon but premier c’est de m’occuper de ma santé », explique Vann Nath qui a de graves problèmes de reins. « Je craignais  de ne pas pouvoir assister de façon régulière au procès. »

« Deuxièmement, je crois que ce n’est pas une question purement personnelle. C’est quelque chose qui intéresse tout le peuple cambodgien et je ne voulais par conséquent pas devenir partie civile. Je ne pensais pas que je pourrais venir de façon régulière au tribunal. Par contre si la chambre souhaite m’entendre comme témoin, oui je suis tout disposé à témoigner. […]

En général, les gens qui se portent plaignants demandent réparation or pour ma part, je ne demande aucune réparation. Par contre si on a besoin de moi je suis tout à fait disposé à venir témoigner. »