Qui sont les survivants de S21 ?

Les sept hommes de 1979.
Sept hommes, anciens prisonniers de S-21, réunis probablement en 1980.

En 1979, un photographe immortalise les sept hommes rescapés de S21 qui posent en se tenant par l’épaule ou par la taille. De gauche à droite :

– Chum Mey, réparateur notamment de machines à coudre, 79 ans

– Roy Nea Kong, menuisier, mort en 1986

– Im Chan, sculpteur, mort en 2000

– Vann Nath, peintre, 63 ans

– Bou Meng, peintre, 68 ans

– Pha Than Chan, traducteur en vietnamien, mort en 2002

– Ung Pech, mécanicien, mort le 30 juillet 1996 (Source Cambodge Soir n.175)

 

Trois témoins-clés encore en vie

Aujourd’hui, ils ne sont plus que trois vivants. Deux d’entre eux se sont portés partie civile contre Duch, l’ancien directeur de S21 : Chum Mey (79 ans) et Bou Meng (68 ans). Vann Nath (63 ans), lui, ne compte pas parmi les plaignants, il estime que sa place est celle de témoin. Chacun d’entre eux a été entendu et questionné pendant une journée. Vann Nath le 29 juin 2009, Chum Mey le 30 juin et Bou Meng le 1er juillet. Leur témoignage a joué un rôle essentiel en terme d’émotion et de sensibilisation du public. En revanche leur connaissance de S21 a été sous-exploitée et la cour a échoué à faire comprendre à travers eux ce qui était en œuvre à S21.

 

Les enfants rescapés

Début février 2009, à l’approche des audiences sur le fond du procès de Duch, Norng Chanphal, 38 ans, décide de se constituer partie civile. Malheureusement, il dépose son dossier deux jours après la date limite. Mi-février, au tribunal, l’avocat des parties civiles Karim Khan bataille pour faire accepter le dossier. Les co-procureurs montent au créneau eux aussi. Une campagne de presse, orchestrée par le Centre de documentation du Cambodge où Chanphal a retrouvé la photo de son arrivée à S21, appuie leurs efforts. D’un coup, ce modeste conducteur de bulldozer sort de l’anonymat. L’histoire de cet enfant (âgé en 1979 de 7 ou 8 ans) retrouvé dans la prison où son père, ancien cadre khmer rouge, et sa mère ont été purgés, fait l’effet d’une révélation. Pourtant l’existence de Chanphal, de son frère et de deux enfants découverts par les troupes vietnamiennes n’a rien d’un scoop. Pas plus que la présence en tant que telle d’enfants à S21. Les photographies le prouvent ainsi que différents témoignages. Chanphal et son frère Lach auraient réussi à se cacher quand les gardes khmers rouges ont fui le centre de détention. Le 8 juillet les co-procureurs présentent la biographie de la mère de Chanphal aux juges, après des recherches de dernière minute faites par le DC-Cam. Duch admet alors que cet enfant était un rescapé de S21. Les deux autres enfants ont été adoptés en Allemagne de l’Est.

 

Un potentiel de 177 libérés de S21

En août 2008, le Centre de documentation du Cambodge (DC-Cam) révèle dans la presse (radio puis presse écrite) l’existence de 177 personnes libérées de S21. Son très médiatique directeur Youk Chhang indique que les documents sont là depuis trente ans, qu’ils n’ont jusqu’ici jamais intéressé personne. Il déclare également qu’il ne faut pas considérer ces prisonniers libérés comme des survivants dans la mesure où ils ont été épargnés par leurs geôliers. L’article de Douglas Gillison dans le quotidien anglophone Cambodia Daily du 28 août 2008 fait état de plusieurs listes et cite des noms de prisonniers relâchés avant que Duch prenne la direction de S21 puis après qu’il l’ait prise. Pourtant, anciens prisonniers, anciens gardes et même Duch, au tribunal, s’accordent à dire qu’entrer à S21 conduisait à une mort certaine. Si ces listes sont fiables, et leur authenticité vérifiée, elles pourraient servir à décrédibiliser Duch quand il affirme qu’il n’avait pas le choix, qu’il devait obéir aux ordres. Suspense jusqu’à ce que le tribunal aborde ce problème de front.

 

Les inconnus des parties civiles

Parmi les parties civiles figurent des personnes qui affirment avoir été prisonnières à S21 et qui sont présentées par leurs avocats comme de « nouveaux » survivants. Ils portent plainte contre Duch. Ils ont été entendus en tant que partie civile, et non en qualité de témoin, ce qui signifie qu’ils n’ont pas prêté serment. Entre le 6 et le 13 juillet 2009 ont été invités à la barre :

Ly Hor, se serait évadé de Prey Sâr ;

Lay Chan, aurait été libéré de S21 ;

Phork Khon, aurait été rescapé des charniers de Choeung Ek ;

Chim Meth, incarcérée à S24, pas sûre d’avoir été à S21 ;

– Nam Mon, se déclare ancienne membre du personnel médical de S21

Ces parties civiles ont été soumises à rude épreuve, certaines ayant fort peu évoqué leur histoire jusqu’à ce jour. Suivant le principe de ne pas « préparer » leurs clients afin que leur parole soit naturelle et spontanée, les avocats des parties civiles ont lâché ces Cambodgiens pétris de souffrances dans l’arène, sans maîtriser les dossiers, sans parfois avoir procédé à certaines vérifications de base, sans avoir approfondi les récits. Les dossiers originaux ont quelquefois été constitué à la hâte, sans expérience, par des ONG dont ce n’est pas le métier mais qui en ont fait une sorte de « business judiciaire », privilégiant le prestige de contribuer au travail du tribunal sans toujours assurer des enquêtes solides.

Face à ces parties civiles fragilisées, les arguments d’un accusé méthodique, rigoureux, cohérent et qui a largement eu le temps de se préparer, insinuent le doute. Un doute terrible. Les avocats des parties civiles portent une lourde responsabilité. Erreur de stratégie ? Absence de stratégie ? Ils sont censés porter la voix des victimes. La cohérence et la solidité des témoignages ne doit-elle pas prévaloir sur le naturel du récit ? Il s’agit tout de même d’un procès pour crime contre l’humanité… Compte tenu de l’inconsistance de l’accusation, chaque erreur des avocats des parties civiles renforce un peu plus Duch.

 

L’appréciation des juges

Dans l’immédiat, les juges ne parlent que de témoins, c’est-à-dire des personnes qui ont prêté serment de dire la vérité, ou de parties civiles, qui ne prêtent pas serment parce qu’elles sont parties au procès.

Pour les juges, les témoignages sont importants car ils permettent de recueillir des éléments de preuve. Mais dans le cas d’un crime de masse, les histoires individuelles s’imbriquent nécessairement dans une histoire plus large, comme l’explique avec pédagogie le juge Jean-Marc Lavergne.

Au moment du jugement au fond, c’est-à-dire à la fin du procès, les juges prendront position. Ils apprécieront si telle ou telle partie civile est effectivement « survivante » de S21, s’ils estiment le lien avec les faits établi, s’ils considèrent donc que la constitution de partie civile est recevable. Alors seulement elle sera reconnue juridiquement comme victime, directe ou indirecte (il peut s’agir d’un membre de la famille).

Si un témoin ment pendant sa déposition, c’est un délit. Mais il ne peut être poursuivi par les CETC dont le mandat est limité aux plus hauts responsables khmers rouges. En revanche ce témoin peut être poursuivi devant un tribunal cambodgien normal.

Pourquoi l’audience de Prak Khân incarne la faillite de l’accusation


Duch conteste des éléments du témoignage de Prak Khân, sans brio. (Anne-Laure Porée)
Duch conteste des éléments du témoignage de Prak Khân, sans brio. (Anne-Laure Porée)


Les procureurs aiment les images. C’est presque leur marque de fabrique au tribunal. Pas d’interrogatoire ‘sérieux’ sans images à l’appui. A l’audience de Prak Khân ils choisissent de commencer par une photographie du témoin pointant du doigt les instruments de torture présentés derrière une vitrine au musée du génocide de Toul Sleng, le jour de la reconstitution à S21. Le co-procureur Seng Bunkheang, bien inspiré, demande à Prak Khân : « Pourriez-vous dire à la cour quels instruments de torture vous montrez ? » « Je montrais des instruments qui n’étaient pas utilisés pour frapper des prisonniers parce que si on les avait utilisés, les prisonniers seraient morts. » Prak Khân a fait la même déclaration au juge Jean-Marc Lavergne la veille. Sans la photo.


22-07-09-plan-styloVisite guidée sur plan

Deuxième image, le bureau des co-procureurs recycle sa vue aérienne de l’actuel musée de Toul Sleng et de ses environs. Le témoin est prié d’expliquer où arrivaient les détenus. Mais il est bien difficile de décrire sans noms ou numéros de rue. Prak Khân reste désemparé, la cour tergiverse, l’avocat Hong Kim Suon suggère de s’y prendre autrement. Pour finir, stylo en main, le témoin place sur le plan la maison où il travaillait rue 320, le bureau du personnel médical où avaient lieu les saignées des prisonniers, le carrefour où il a vu le bébé jeté de l’étage supérieur. Sur proposition de l’avocat de la défense François Roux, ce document sera référencé et gardé à disposition des parties avec les mentions de Prak Khân.


Identification d’écriture ratée

Les co-procureurs projettent ensuite la première page d’un aveu épais de 589 pages. Vont-ils enfin entrer dans le sujet ? Vain espoir ! Ils cherchent juste à faire identifier l’écriture de l’encadré rouge. Ne serait-ce pas celle de Duch puisqu’il avait pour habitude d’annoter en rouge ? Raté ! Le témoin, qui ne comprend pas ce que signifie le commentaire en rouge déclare qu’il ne s’agit pas de son écriture à lui et qu’il n’est pas capable d’identifier les auteurs de cette page. Bien lui en pris puisque l’accusé expliquera quand il aura la parole que l’encadré rouge est de Son Sen et l’écriture noire correspond à la sienne.


Photo de Prak Khân prise lors de la reconstitution à S21. (Anne-Laure Porée)
Photo de Prak Khân prise lors de la reconstitution à S21. (Anne-Laure Porée)


Après trois photographies et à ce stade des questions au témoin, qu’ont montré ou démontré les co-procureurs ? Rien.


Trois extraits du film S21

Les co-procureurs passent ensuite trois extraits du film documentaire de Rithy Panh S21, la machine de mort khmère rouge, dans lesquels s’exprime Prak Khân.

Saignées. Dans le premier extrait (moins de 2 minutes), il raconte à Vann Nath ce qu’il a vu des saignées sur les prisonniers au centre médical, et leur mort à petit feu. « Ils respiraient comme des grillons, les yeux révulsés » décrit-il. Ensemble ils examinent les bordereaux de prélèvement sanguins retrouvés dans les archives de S21. Après ce premier extrait, le co-procureur n’a qu’une question : « Ces bordereaux pour prendre le sang, vous les aviez vu à S21 lorsque vous y travailliez ? » Prak Khân ne les a pas vus sur le coup mais les bordereaux sont au musée Toul Sleng. William Smith semble s’étonner : ces bordereaux sont toujours à Toul Sleng ? Prak Khân confirme. Voilà qui laisse songeur… Pourquoi les co-procureurs ne présentent-ils pas un exemplaire de ces bordereaux à la cour ?

Torture. Dans le deuxième extrait du film, Prak Khân évoque la torture et son état d’esprit pendant les interrogatoires : « J’avais du pouvoir sur l’ennemi, je ne pensais jamais qu’il avait une vie, je le voyais comme un animal. Quand je levais la main contre lui mon cœur ne contrôlait jamais mon cerveau, n’arrêtait jamais ma main qui frappait. Mon cœur et ma main travaillaient en symbiose, c’était ça la torture. » William Smith aimerait savoir si le fait de penser les prisonniers comme des animaux lui était venu en même temps que ses fonctions à S21. Il n’obtient pas de réponse, le témoin demande à garder le silence. Ce-dernier a bien compris son droit à ne pas s’auto-incriminer, droit qui a fait l’objet lundi 20 juillet d’un huis-clos « inapproprié » à la demande de ce même co-procureur.

Aveux. Dans le troisième extrait choisi (moins de 4 mn), Prak Khân décrit l’interrogatoire de Nay Nân, 19 ans, jeune femme médecin de l’hôpital 98. « Pendant quatre ou cinq jours elle a refusé de répondre alors j’ai demandé à Duch et Chan ce que je devais faire. Ils m’ont dit d’utiliser la méthode chaude pour lui faire peur. J’ai suivi leurs conseils, je l’ai insultée, je l’ai intimidée, j’ai cassé une branche d’arbre pour la battre.[…] Je lui ai fait écrire ses aveux pendant quatre ou cinq jours. Ça a donné une page. […] Il n’y avait rien dans ces aveux. Je lui ai expliqué comment il fallait rédiger cela en suivant ma méthode. Il fallait qu’elle décrive un réseau, un parti, une activité de sabotage, qu’elle parle d’un leader et à la fin nous avons réussi à confectionner ce document. » Vann Nath réagit à ce récit, incrédule. Comment Prak Khân a-t-il pu croire à ces aveux ?

A la suite de cet extrait, Prak Khân atteste que « seul Duch assurait l’endoctrinement ». William Smith tente de nouveau de savoir si la déshumanisation de l’Autre datait de son entrée à S21 mais Prak Khân garde le silence.


« Il fallait que je révèle la vérité »

Le co-procureur s’étonne que l’ancien interrogateur en dise moins au tribunal que dans certains films. « Hier il a semblé difficile de reconnaître votre participation aux crimes à S21. Vous avez fait un certain nombre d’omissions pour ce qui est de votre participation au crime alors que cette participation ressort de documents du domaine public. […] Pourquoi un beau jour avoir décidé de participer au tournage de ces films documentaires ? Pourquoi avoir reconnu votre participation aux crimes commis à S21 ? » « J’ai pensé qu’il était de mon devoir de le faire, rétorque Prak Khân. Il fallait que je révèle la vérité. »

En salle de presse, certains sont déconcertés : pourquoi les co-procureurs ont-ils besoin de films documentaires pour mener leur accusation ? Les Khmers rouges n’ont-ils pas produit assez de preuves à S21 ?


Défaut de stratégie

Le bilan de ces questions n’est pas brillant. Une fois de plus les co-procureurs survolent le procès. C’est comme s’ils se contentaient de la thèse de la défense : l’accusé reconnaît ses responsabilités. Ou plutôt c’est comme s’ils n’arrivaient pas à dépasser cette thèse, comme s’ils ne savaient pas vraiment ce qu’ils doivent prouver. L’ancien directeur de S21, lui, maîtrise parfaitement son dossier, la théorie, le contexte historique, les références idéologiques, la logique d’un système, il mesure les degrés de responsabilité. Jusqu’ici il se balade.


Où sont les preuves des co-procureurs ?

Que faudrait-il pour contrer Duch ? Rentrer dans le détail, dans le concret. Où les co-procureurs ont-ils laissé les preuves produites par S21 ? Les photographies des morts sous la torture par exemple ? Où sont leurs analyses des annotations de Duch sur les aveux des détenus ? Où sont leur étude des carnets de notes des interrogateurs qui pourraient illustrer le niveau d’engagement de l’accusé ? Il est proprement hallucinant que seule la défense ait pensé à utiliser ces notes prises pendant les formations du personnel de S21, en particulier des interrogateurs ! La non présentation de toutes ces preuves disponibles, l’absence de références à l’instruction révèlent une méconnaissance du dossier, un travail bâclé, sans exigence, et un évident refus d’écrire l’histoire. Les victimes méritent plus de considération.


Pas de méthode de travail

Le déroulé des questions des co-procureurs illustre combien ils négligent la démonstration. Ce déroulé ne souffre pas la comparaison avec l’implacable logique de la défense.

L’accusation a besoin de savoir si Duch assistait aux interrogatoires ? Qu’elle cherche les aveux de ce prisonnier qui écrit à Duch : « Pourquoi ne revenez-vous plus ? » ! L’accusation a besoin de connaître le degré d’implication de Duch ? Qu’elle épluche, décortique le langage des annotations, qu’elle sonde les traces de sa pensée, qu’elle mette à jour ses manipulations (par exemple promettre la libération de la famille du détenu contre des aveux, ou promettre aux Vietnamiens leur libération s’ils avouent qu’ils envahissent le Cambodge) !


Ils fuient le terrain de l’idéologie

Dans ce dossier n°1, soi-disant le plus simple, les co-procureurs fuient le terrain de l’idéologie, à tort. Ils en perdent la main sur le procès et toute espèce de réactivité. Très habilement, François Roux cite ce mercredi 22 juillet le carnet de notes d’un interrogateur intitulé « Liste de statistiques de la branche spéciale S21 » pour montrer que la « pression politique » doit être utilisée par les interrogateurs en priorité sur la torture. De citation en citation, l’avocat parvient à alléger la responsabilité de son client sur le sujet de la torture, insinuant l’idée que les subordonnés de Duch n’ont peut-être pas appliqué ou compris les ordres tels qu’ils étaient donnés. Pas de réaction du côté des co-procureurs.


« La destruction seule ne suffit pas »

Questionné sur cette expression khmère rouge de « pression politique », le réalisateur Rithy Panh explique que « dans leur langage, la pression politique signifie s’appuyer sur la doctrine. Et que dit la doctrine ? Qu’il faut détruire l’ennemi de l’intérieur comme de l’extérieur pour purger les rangs. François Roux emploie les termes dans leur sens noble, mais en réalité c’est tout un dispositif que traduit cette expression, de la manipulation psychologique et émotionnelle jusqu’à la torture pour obtenir une fausse confession. Obtenir cette confession ne suffit, la révolution exige aussi que son auteur admette cette vérité inventée. Il faut que les victimes croient à leur nouvelle histoire. Ensuite, quelque soit leur degré d’acceptation, vient la destruction. Mais la destruction seule ne suffit pas. »


Duch gêné aux entournures

L’accusé est appelé à faire des commentaires sur les propos de Prak Khân. Il y a quelques semaines, alors que la chambre examinait les organigrammes de S21, Duch lâchait l’air de rien que ce nom de Prak Khân lui était inconnu. Devant le témoin, après de longues heures d’audience, il révise sa version :  « Jusqu’au 7 janvier 1979, je n’ai jamais vu, jamais entendu cette personne, je ne connaissais pas son nom à l’époque. Il était assez bas dans l’échelle hiérarchique à S21. » Il se permet ensuite d’évaluer, références documentaires à l’appui, que « Prak Khân a bien reflété sa biographie devant la Chambre. » L’accusé expose ensuite le plan du témoignage de l’ancien interrogateur, recoupe à la place des juges ce qui est cohérent avec les dépositions d’autres témoins et parties civiles, il évite soigneusement d’aborder le sujet des formations des interrogateurs et préfère conclure : « Je suis d’accord avec Prak Khân pour dire qu »il est effrayant de se remémorer cette époque. J’ai écouté sa déposition et je le trouve crédible. » Puis tranquillement, Duch conteste un point important : sa présence à l’interrogatoire d’une femme en compagnie d’autres subordonnés.


L’accusé tente d’intimider le témoin

Malheureusement, Duch n’a aucun document pour prouver que Prak Khân ment. C’est parole contre parole. Il tente d’impressionner le témoin. « Il a été dit que 5 ou 6 cadres de S21 ont interrogé une femme détenue. Prak Khân a pu comprendre que les juges ne croyaient pas ce qu’il disait mais il a persisté dans ses propos. Il y a d’autres exemples. C’est vrai qu’il y a beaucoup d’erreurs qui entachent la déposition mais je pense que c’est le résultat de la peur. A l’époque on avait peur, ils avaient peur d’être arrêtés par moi. Mais aujourd’hui, le témoin a peur d’être lui-même face un jour à un tribunal comme je le suis aujourd’hui. Je ne demande pas pour ma part que mes subordonnés soient à mes côtés devant un tribunal. Je suis responsable juridiquement et émotionnellement de ce qui s’est passé à S21. »

L’avocat de Prak Khân ne moufte pas, les co-procureurs non plus.

Duch corrige que toutes les interrogatrices de S21 n’ont pas été éliminée, il cite le cas de Moth, toujours vivante. « Voilà ce que je peux vous dire concernant la déposition du témoin, elle n’est pas vraie sur tous les points. Il faudrait que le témoin avance des documents pour prouver ce qu’il dit. On ne peut pas avancer certaines choses sans avoir de preuves à l’appui. » Et pour souligner comme lui fait bien son travail de documentation il endort l’audience avec son argumentation sur un certain Chan Chakrey qui n’était pas membre du Comité central contrairement à ce qu’a dit le témoin. L’indice intéressant dans cette longue tirade, c’est que Duch n’est finalement pas en mesure de contester grand chose d’autre dans le témoignage de Prak Khân.

Au terme de sa tirade, il est mis en demeure par le président de ne pas faire pression sur le témoin, l’avocat des parties civiles Alain Werner intervient pour demander que l’accusé s’adresse à la cour et non au témoin directement.


Quand la mémoire revient à Duch

Le témoignage de Prak Khân aura au moins eu le mérite de rafraîchir la mémoire de Duch. Il y a dix jours, alors que témoignait madame Nam Mon, Duch rejetait qu’elle ait jamais été à S21 notamment sur l’argument qu’il n’y avait pas de personnel médical à S21. Mais Prak Khân a expliqué qu’il se souvenait de la présence d’une ou deux femmes dans le personnel médical sans se rappeler de leur nom avec certitude, à l’exception de Thon qui l’avait soigné par acupuncture. Ce 22 juillet, la mémoire revient à Duch. « Nam Mon n’était pas dans le personnel médical, Thon y était effectivement. […] Pour ce qui est des membres féminins du personnel médical, en fait il y en avait deux à S21. C’était Dara, alias Thon, qui avait étudié en Chine (elle était la nièce de Nuon Chea) et la deuxième était Padeth, alias Voeun, qui avait étudié en Union soviétique. […] Elles étaient des détenues que l’on avait affectées au service médical. » Et l’accusé de donner la référence du document dans lequel figurent les noms de ces femmes…


Kar Savuth vérifie

Lorsque la défense a la parole, Kar Savuth fait confirmer les points à l’avantage de son client : Duch n’a pas utilisé la torture sur la prisonnière et Prak Khân ne l’a jamais vu torturer qui que ce soit. Puis il pointe la contradiction déjà soulevée par la juge Silvia Cartwright d’une déclaration antérieure du témoin dans laquelle il déclare qu’il a vu Duch pratiquer la torture alors qu’à la cour ses propos ne furent pas aussi catégoriques. « J’ai vu Duch prendre part au processus, redit Prak Khân, mais je ne suis pas sûr qu’il ait spécifiquement torturé, je préfère donc maintenir ma déclaration dans le cadre de ma présente déposition. »


Les notes d’un interrogateur

François Roux, lui, éclaire des éléments biographiques, notamment une longue période d’hospitalisation en 1978 de Prak Khân dont d’anciennes blessures se rouvrent. Puis il lit certains passages d’un carnet de notes prises pendant une formation dispensée par Duch et Hor. L’interrogateur a écrit :

– « L’Angkar nous instruit bien d’interroger intensément. Nous avons bien suivi cette instruction mais nous donnons plus de poids à la torture qu’à la politique. Ceci est contraire à l’instruction selon laquelle nous devons nous servir de la politique. »

– « 1-Utiliser la politique comme base, 2-Suivre les réponses comparatives de manière détaillée avant de recourir à la torture, 3- respecter strictement la discipline de l’Angkar pendant l’interrogatoire. »

– « Les mesures pour chacun de nous pendant l’interrogatoire sont de deux sortes : a- pression politique, nous devons la faire de manière soutenue et à tout moment ; b-l’utilisation de la torture est une mesure complémentaire. Les expériences du passé de nos camarades interrogateurs étaient en général accentuées sur la torture, c’est-à-dire donner plus d’importance à la torture qu’à la propagande. Ceci est une expérience erronée et nous devons nous en rendre compte. »

Le témoin se rappelle avoir entendu cette théorie en formation.


Les mots pour dire la méthode des aveux

François Roux continue sur sa lancée en se concentrant cette fois sur la méthode pour recueillir les aveux. Il cite :

– « Les laisser parler ou écrire. Il ne faut pas les interrompre, les rectifier tout de suite selon notre intention […] à l’exception des points que le parti suggère et que nous leur demandons parce que le parti saisit bien la situation. Mais si nous insistons sur les noms et les activités, ils vont inventer des choses conformément à notre intention. Ce faisant nous allons perdre les forces révolutionnaires, ils vont rendre confuse la situation révolutionnaire, rendant le contenu des confessions vague et sans valeur. En réalité cela fait perdre toute l’influence de notre branche spéciale. »

– « Le mieux c’est qu’ils écrivent eux-mêmes avec leurs propres paroles, leurs propres phrases, leurs propres pensées, tout en évitant de leur dicter pour écrire. »

– « Comment rendre le parti chaleureux avec les aveux des ennemis : a- L’essentiel est que nous ne devons pas pointer les noms, ne pas les faire parler ou ne pas les forcer à parler selon notre intention. »

Le témoin se rappelle avoir entendu de tels discours en formation. « Oui c’est un point qui nous a été enseigné parce que si on forçait les prisonniers à répondre, ou à écrire à l’extrême, ça ne servait à rien donc il fallait leur expliquer comment écrire un texte qui soit clair et compréhensible. Ça c’était l’instruction que nous donnait systématiquement Duch. »


Directives sur le secret

Enfin, l’avocat, fidèle à sa ligne de défense, invoque des passages sur le secret :

– « L’esprit de garder le secret est l’âme du travail de la branche spéciale [S21]. Sans le secret, la branche spéciale n’a plus de sens. »

– « Le travail d’interrogatoire est celui du résumé des aveux. Nous les résumons par l’analyse et l’extraction des confessions. C’est un travail en détail sur tous les aspects, un travail balancé, bien analysé, mûrement réfléchi ne laissant aucun trou. C’est un travail dans le secret le plus absolu. »

Prak Khân confirme que c’est ce qu’il a appris. « J’avais pour instruction de m’inquiéter de mes tâches dans le secret et de n’en parler à personne, pas même à mes collègues. Nous ne pouvions pas en parler entre nous. […] Tous nous devions respecter le secret. A ce moment-là, on nous a dit de planter un kapokier, ça veut dire qu’il faut s’occuper de ses propres affaires. »


Comment le secret a-t-il été livré au témoin ?

Partant de cette règle stricte, François Roux ne comprend pas comment Prak Khân a pu apprendre ce qu’il sait sur les prélèvements de sang chez les prisonniers. La question est logique, si le secret était absolu, comment le témoin a-t-il su que trois hôpitaux récupéraient ces poches de sang ? Prak Khân explique qu’il a juste posé des questions à Try, qui travaillait au centre médical et habitait à côté de chez lui, à une période où les règles n’étaient pas si sévères à S21. « A ce moment-là les purges internes n’avaient pas commencé. C’est plus tard, quand la situation est devenue plus tendue, que nous n’avons plus parlé entre nous. »


Comment Prak Khân a vu les saignées

François Roux cherche comment il est possible qu’un interrogateur ait assisté aux prélèvements de sang sur les prisonniers. Prak Khân insiste : « Je n’ai pas menti ». Son histoire est simple : il est entré au service médical parce qu’il avait l’habitude d’y chercher des médicaments. « Pour moi c’était normal d’entrer dans ce local, dit-il à l’avocat. C’est par hasard que j’ai vu les prélèvements. […] Une autre fois, j’étais dehors, j’ai pu voir de l’extérieur. »

François Roux doute toujours. « Vous avez dit avoir vu 5 poches. Combien de temps ça prend pour remplir une poche de sang ? » Prak Khân ne se démonte pas : « Ça prenait à peu près une heure pour remplir une poche. Mais le sang était prélevé aux deux bras et aux deux jambes. » Détail sordide. Prak Khân est donc resté à peu près une heure sur place, près de ces prisonniers maigres et sous-alimentés. En revanche il n’a pas vu les bordereaux qu’il a découvert lors du tournage de S21, la machine de mort khmère rouge.


Une contradiction bancale

L’avocat de la défense met en cause enfin la participation de Prak Khân à l’enterrement des cadavres de ces prisonniers saignés, croyant comprendre que c’est ce que le témoin explique à Vann Nath dans le film documentaire de Rithy Panh. Mais le témoin assure n’avoir jamais eu qu’une version des faits, il n’a jamais participé à l’enterrement de ces morts, il a juste repéré où ils avaient pu être enterrés. « Ce qu’on dit dans un film ou dans une interview n’est pas la même chose que ce qu’on dit dans un tribunal. Vous nous dites que contrairement à ce que vous avez dit dans le film, vous n’avez pas personnellement participé à l’enterrement ? » Prak Khân reste ferme. « Je n’ai jamais dit que j’ai participé à l’enterrement des corps des personnes dont on avait tiré le sang. » « Nous vérifierons si c’est une question d’interprétation », conclut François Roux, surpris et un peu penaud.

Le témoignage de Prak Khân, ancien interrogateur, charge Duch




Ce regard est tourné vers Duch quand le juge Jean-Marc Lavergne demande à Prak Khân s’il le reconnaît. Duch le lui rend-il ? Impossible de le savoir à l’écran puisque l’équipe audiovisuelle, toujours aussi réactive, ne filme pas l’accusé à ce moment-clé. (Anne-Laure Porée)
Ce regard est tourné vers Duch quand le juge Jean-Marc Lavergne demande à Prak Khân s’il le reconnaît. Comment Duch réagit-il ? Impossible de le savoir à l’écran puisque l’équipe audiovisuelle, toujours aussi réactive, ne filme pas l’accusé à ce moment-clé. (Anne-Laure Porée)



Un huis-clos « inapproprié »

L’audience du 20 juillet s’était terminée à huis-clos à la demande des co-procureurs afin que la chambre examine la question relative à l’auto-incrimination des témoins. La chambre a déterminé après-coup que le huis-clos n’était pas approprié. Elle s’est engagée à veiller à ce que les témoins (pour être plus clair : les anciens subordonnés de Duch) qui risquent de s’auto-incriminer c’est-à-dire de s’accuser d’un crime, soient informés de leur droit à garder le silence et soient appuyés par un avocat. La Chambre impose également à la défense de ne plus intervenir pour prévenir les témoins de leurs droits.


Un parcours classique qui mène à S21

Prak Khân entre dans le prétoire. Il a prêté serment. Comme promis, le président l’informe de ses droits et de ses devoirs. Prak Khân, 58 ans, est originaire de cette région de Kôh Thom et Saang (d’où vient également Him Huy) au sud de Phnom Penh, où les Khmers rouges ont très tôt recruté parmi les nombreuses familles de paysans pauvres. Prak Khân a rejoint la révolution vers la fin 1972 dit-il au président Nil Nonn. Il est de la bonne classe pour les Khmers rouges, celle des paysans les plus exploités. Très vite il est envoyé dans l’actuel district de Bati, dans la province de Takéo, où il cultive du manioc, avant d’être affecté dans les rangs de l’armée. Il apprend à manier les armes, il se bat sur le front, il est fier des victoires que les Khmers rouges remportent. C’est du moins ce qu’il explique dans le livre de Rithy Panh et Christine Chaumeau, La machine khmère rouge.

En sa qualité de soldat de la division 703, il est envoyé après la prise de Phnom Penh dans les rizières de Prey Sâr. « On nous a donné des charrues et les charrues étaient tirées par des humains pour retourner la terre » raconte-t-il à Nil Nonn. L’endurance et la ferveur révolutionnaire de Prak Khân lui valent une affectation à S21. Prey Sâr n’était pas qu’un centre de rééducation, les employés de S21 y étaient recrutés après avoir fait leurs preuves dans les champs et les canaux. Le président ne demande pas quand Prak Khân est nommé à S21 mais il semble que cela soit au début de 1976. L’homme est nommé d’abord garde à l’extérieur de l’enceinte puis il devient interrogateur, fin 1976.


Garde donc observateur

La mission essentielle de Prak Khân quand il s’installe à Phnom Penh consiste à surveiller les aller-venues de camions et à contrôler que personne ne pénètre sur le territoire de S21 sauf autorisation particulière.  Ses supérieurs, Hor et Huy, sont ses chefs immédiats. Ils nous « informaient fréquemment des règles, nous enjoignaient d’être vigilants dans nos tours de garde ». Le travail de surveillance occupe les gardes douze heures par jour, ils tournent à deux équipes, dorment tout près, mangent à la cantine des gardes, tout près aussi. En ouvrant le passage aux camions de S21, Prak Khân constate qu’ils s’arrêtent parfois à l’extérieur, parfois poursuivent jusqu’à l’enceinte intérieure. Certains prisonniers descendent déjà menottés et les yeux bandés, d’autres sont conduits dans une maison proche où l’équipe de Him Huy procède à leur arrestation. Tous prennent le chemin de la prison. L’afflux de détenus est irrégulier, parfois constant, parfois par vagues. Prak Khân note aussi les camions qui sortent du périmètre. « Je crois que la fréquence de camions qui partaient était la même que la fréquence de camions qui entraient » confie-t-il au juge Ya Sokhan qui l’interroge.


Les descriptions de Him Huy recoupées

Toutes les informations sur l’organisation de S21 pour les gardes de l’extérieur et l’arrivée des prisonniers livrées par Him Huy le jeudi 16 et le lundi 20 juillet sont confirmées par les propos de Prak Khân. Ainsi : les unités extérieures amenaient leurs détenus jusqu’au bureau de Him Huy à S21 ; quand les familles étaient arrêtées, le père, la mère, les enfants n’étaient pas parqués dans la même cellule ; quand des membres du personnel de S21 étaient arrêtés, ils étaient « escortés dans un bureau spécial au sud pour être interrogés, les yeux bandés, la tête couverte d’une couverture ». Prak Khân a reconnu à leur démarche d’anciens collègues, les dénommés Choeung et Nan, cachés de la sorte.

Prak Khân décrit aussi que le groupe de Him Huy allait chercher les prisonniers de guerre vietnamiens, précisant qu’il n’était peut-être pas le seul groupe chargé de tels transports de détenus. Il situe ces événements « vers fin 76 début 77 ».


Cours de torture

Quand Prak Khân passe à l’interrogatoire des prisonniers, il commence par regarder  comment Mam Nay et Ya s’y prennent. « Après un ou deux mois j’ai été autorisé à interroger à mon tour tout seul. » Plus tard, il suit les formations mensuelles dispensées par Duch, lequel enseigne des méthodes d’interrogatoire et de torture avec parfois un ou deux adjoints : théorie, principes et techniques. « A quoi ressemblaient ces formations et combien de techniques de torture vous a-t-on enseignées ? » s’enquiert le juge Ya Sakhon. « Pour ce qui est des techniques de torture, on nous apprenait comment torturer les prisonniers pour faire en sorte que le prisonnier ne décède pas car sinon nous ne pouvions plus obtenir ses aveux et nous risquions d’être punis. Nous avons été formés ainsi à la manière de fouetter les prisonniers, aux électrochocs, à la manière de les battre avec des cannes et à la manière d’employer un sac en plastique pour les faire suffoquer. » Quand il ne sait pas, Prak Khân le formule d’emblée. Il n’a donc pas appris de méthode de noyade simulée ni de torture avec des insectes.

Par ailleurs, au juge Jean-Marc Lavergne, il assure que Duch a conseillé deux méthodes pour humilier les détenus : leur faire manger leurs propres excréments et les obliger à rendre hommage à un dessin de chien. Le but : malmener le prisonnier sans le conduire à la mort. Les interrogateurs apprennent à ne pas utiliser le gros gourdin, à enfoncer des aiguilles sous les ongles, dans le seul objectif de provoquer une douleur insupportable sans engendrer de blessure grave des membres. Prak Khân déclare que Duch enseignait ces techniques de torture dite « légère » parce qu’elle ne devait pas avoir d’incidence sur le cœur du détenu.

Des règles disciplinaires strictes

A S21, des règles sont imposées aux interrogateurs aussi bien qu’aux prisonniers. Prak Khân cite quelques-unes de ces règles qu’il a retenues et s’est appliqué alors qu’il travaillait à S21 : « Par exemple [un interrogateur] ne pouvait frapper un détenu au point que le détenu en meurt. Il devait faire attention aussi à ce que personne ne s’évade. La chose la plus importante c’était que les prisonniers continuent à vivre pour que l’interrogatoire puisse se poursuivre. »

Quant aux détenus, des règles leur étaient également imposées, que le juge Jean-Marc Lavergne fait citer dans l’après-midi par un greffier :

« Règles du Santebal :

1 – Réponds à ce qui est demandé, ne dévie pas !

2 – N’utilise pas de ruse selon ton caprice ou bien pour protester !

3 – Ne fais pas semblant d’être ce que tu n’es pas, tu es quelqu’un qui veut écraser la révolution !

4 – Réponds immédiatement aux questions sans perdre de temps à réfléchir !

5 – Ne me parle pas de ta débauche ni de la révolution !

6 – Quand tu es battu ou électrocuté, ne crie pas !

7- Ne fais rien, reste tranquille et attends mes ordres. S’il n’y a pas d’ordre, garde le silence ! Quand je te dis de faire quelque chose, exécute-toi tout de suite sans protester.

8 – N’amène pas de prétexte autour du Kampuchéa Krom pour cacher ta véritable nature traître !

9- Si tu ne suis pas les règles ci-dessus, tu recevras de nombreux coups et décharges électriques !

10 – Le plus petit manquement à ces règles entraînera dix coups de rotin ou 5 décharges électriques. »

Toutes ces règles sont systématiquement rappelées en cours de formation selon Prak Khân qui affirme qu’elles sont inscrites au mur ou sur un tableau noir dans les salles d’interrogatoire. Un fait que conteste l’accusé, sur la base des documents écrits à disposition. « Si ces règles avaient été enseignées aux cadres de S21, leur contenu apparaîtrait dans les notes de Mam Nay ou Pon », justifie-t-il, en glissant que les règles en vigueur émanaient de Son Sen.


Monsieur KGB, CIA et ses objectifs « réseau d’ennemis »

Les sessions d’instruction sont l’occasion de former les interrogateurs à la recherche des ennemis, forcément agents du KGB, de la CIA ou espions vietnamiens, des formules si souvent compilées dans les aveux des prisonniers de S21. Trente ans après avoir subi la torture à S21, les survivants Chum Mey et Bou Meng, interrogent encore le sens de ces mots. « Ces termes-là, au début, je ne les avais jamais entendus, je ne les connaissais pas, précise Prak Khân. Mais pendant les séances d’instruction, Duch nous a parlé du KGB, de la CIA, des ennemis vietnamiens, des réseaux de traîtres. Tout ça, c’est Duch qui nous l’a enseigné. » C’est aussi Duch qui identifie les détenus de S21 comme des ennemis, ajoute Prak Khân. « Il nous disait souvent que du moment que quelqu’un était arrêté par le parti et amené à S21 c’est que cette personne était un ennemi. C’était d’ores et déjà acquis. »

Après quoi les interrogateurs ont une obligation de résultat : celle d’obtenir le réseau du détenu. « D’après ce dont je me souviens, ses instructions portaient sur les leaders et les prisonniers importants pour déterminer le réseau de leurs subordonnés », se souvient Prak Khân.


Le monde des interrogateurs

Les interrogateurs étaient placés sous l’autorité de Mam Nay alias Chan, déclare Prak Khân. Différents groupes interrogeaient les détenus : le groupe à la méthode froide, le groupe à la méthode chaude et le groupe dit « de mastication ». L’ancien interrogateur ignore qui avait défini et organisé ce classement, mais selon lui, « seul Duch avait le pouvoir de décider en la matière ». Dans le temps et du fait des purges, cette différenciation entre les groupes d’interrogateurs aurait disparu.

Les détenus étaient classés (selon Prak Khân, Duch décidait de leur classement, les prisonniers importants étaient placés en prison spéciale sur son ordre), les interrogateurs aussi. Prak Khân s’occupait des détenus ordinaires, « les gens qui étaient par exemple des combattants de peloton ». Il n’a jamais eu affaire à des prisonniers importants. Il lui est arrivé également d’interroger une femme alors que les interrogatrices de S21 avaient été éliminées, dit-il.

« Dans mon groupe de mastication, notre travail était d’interroger rigoureusement tout détenu qui refusait de répondre. Eh bien il fallait persister jusqu’à obtention des aveux. » Les détenus ont parfois été torturés avant d’arriver entre ses mains mais les autres interrogateurs n’en ont rien tiré. « Dans ce cas on nous les envoyait à nous. » Les interrogatoires avaient lieu en dehors du périmètre interne à S21, vers l’est, précise Prak Khân. Et la torture pouvait être, là encore, de rigueur.


Duch en flagrant délit d’interrogatoire

Un des moments forts du témoignage de Prak Khân est cette scène qu’il devra raconter plusieurs fois dans la journée de Duch procédant à l’interrogatoire d’une femme à S21, avec nombre de ses subordonnés (Hor, Chan, Pon, Ming, Bou…). Prak Khân dit y avoir assisté alors qu’il avait été appelé en renfort pour rester en faction devant la pièce où elle était interrogée. « C’était à 22/23 heures. Ils l’ont interrogée pour essayer de la démoraliser mais ils n’ont pas pour autant obtenu les aveux voulus. Vers 3 heures du matin, cette femme était inconsciente elle a été ramenée dans sa cellule. » Le juge Ya Sakhon demande évidemment si Duch a torturé lui-même cette détenue. « Je n’ai pas vu très clairement ce qui se passait. Je crois qu’il a simplement interrogé cette femme détenue, que ce sont les autres qui l’ont torturée. » Cette pauvre femme subira les coups, les électrochocs et la suffocation dans un sac plastique jusqu’à évanouissement. Est-ce que Duch donnait les ordres de torture ? « Je ne sais pas si Duch a donné des ordres ou pas pour ce qui était de torturer cette femme, convient Prak Khân. Comme elle n’avouait pas, elle a été torturée. » Le témoin complète par le fait qu’il n’a jamais vu de cas où l’accusé aurait pratiqué la torture.


Les visites aux interrogateurs

Cet épisode était-il exceptionnel ou Duch avait-il pour habitude de rendre visite à ses interrogateurs ? La position de Prak Khân n’est pas très claire. Il affirme dans un premier temps que « dans la pratique personne ne venait assister à mes interrogatoires. En général il y avait un interrogateur seul avec le prisonnier. » Mais le témoin ajoute : « Dans mon unité, parfois Duch passait à proximité et posait quelques questions pour savoir si le prisonnier avait déjà avoué ou non puis il repartait. » Il confirme cette version (qui correspond à l’une de ses auditions) en fin de journée au juge Jean-Marc Lavergne.


La procédure d’interrogatoire

La procédure pour qu’un détenu soit interrogé commence par un ordre. Un ordre écrit signé par Duch ou un ordre donné par téléphone afin de procéder à l’interrogatoire d’un détenu. Avec sa courte lettre d’instructions écrites, Prak Khân se présentait devant Suos Thy, l’homme qui savait exactement où se trouvaient les prisonniers. Ce-dernier vérifiait le nom, localisait le détenu et le faisait chercher par un garde qui lui bandait les yeux. Prak Khân l’escortait alors jusqu’au lieu d’interrogatoire. Sur place, l’interrogateur entravait le prisonnier assis sur une chaise, lui enlevait les menottes et le bandeau.

« Si les aveux convenaient alors on rédigeait ces aveux. Si les aveux n’étaient pas vrais, nous ne les mettions pas par écrit. Nous étions censés ne mettre par écrit que des aveux adéquats. » « Qu’entendez-vous par adéquats ? » coupe le juge. « Par exemple si les aveux établissaient le réseau, l’historique de l’activité de la personne interrogée, les traîtres complices, le chef de ce réseau, ça convenait. » « Si j’étais affecté à l’interrogatoire d’un prisonnier j’étais seul à connaître intégralement les aveux de ce prisonnier, indique Prak Khân. Et seul Duch était au courant de la progression de l’affaire. »

Prak Khân écrivait lui-même ces aveux à moins que le prisonnier ne sache lire et écrire. Ces aveux étaient ensuite transmis à Duch ou Chan par l’intermédiaire du chef de groupe, Thit. « A l’époque Mam Nay jetait un coup d’œil sur les aveux, parfois il les annotait pour complément, parfois Duch portait lui-même des annotations sur les aveux. » Ces annotations signent ou non la fin de l’interrogatoire. Des aveux incomplets trouveront par exemple la mention suivante : « Camarade il faut continuer l’interrogatoire sur tel ou tel point, par exemple le réseau de traître ». Ils sont éventuellement dactylographiés afin que Chan ou Duch y inscrivent proprement leurs amendements.

Pour les femmes, les interrogatoires avaient lieu portes et fenêtres ouvertes « pour éviter tout acte de débauche » précise Prak Khân qui a été au courant d’un cas de viol. L’auteur a été puni et emprisonné à S21 suite à ce crime.


Des mois sur un aveu

Tous les prisonniers n’étaient pas interrogés à S21. « Je crois que 50 à 60% des détenus n’ont pas été interrogés car on manquait d’interrogateurs et qu’il fallait beaucoup de temps pour qu’un interrogatoire arrive à son terme. » Prak Khân estime qu’il fallait au moins un mois pour conduire un interrogatoire et dans certains cas, cela s’étirait sur plusieurs mois.


La pratique de la torture sur seul ordre de Duch

Le recours à la torture est un des points clés de ce témoignage car il engage la responsabilité de l’accusé de manière beaucoup plus lourde que ce qu’il a bien voulu reconnaître jusqu’ici. Prak Khân affirme sans ciller que « en règle générale, l’interrogateur n’avait pas le droit de torturer qui que ce soit, sauf instruction spécifique de Duch ordonnant de torturer le ou la détenue. Nous ne pouvions utiliser la torture que lorsque nous en avions l’ordre. » L’ordre pouvait être donné par écrit aussi bien que par oral.


Le bébé jeté du dernier étage

Le juge Ya Sakhon pose beaucoup de questions sur les prisonniers de guerre vietnamiens, les détenus occidentaux, les enfants mais il n’obtient rien de bien nouveau par rapport aux témoignages antérieurs, notamment par rapport à ce qu’a déjà dit Him Huy. La raison en est que Prak Khân n’a jamais été en charge précisément de ces détenus. Le seul événement tragique dont il ait été témoin direct est ce bébé d’une détenue vietnamienne qui a été jeté du dernier étage du bâtiment de détention par l’interrogateur Bou et dont il a dû enterrer le corps.

Quant aux détenus occidentaux arrêtés sur leur bateau au large des côtes cambodgiennes, ils auraient pu être brûlés vifs dans des pneus. Le juge Ya Sakhon réclame des arguments à cette version des faits alors que Him Huy considère qu’ils ont été probablement brûlés après exécution. Prak Khân rapporte les paroles d’un ancien garde, Soeur, selon lequel les hommes étaient assis dans les pneus. Or on n’assied pas des cadavres dans des pneus pour les brûler.

Concernant les anciens membres du personnel de S21, ils étaient interrogés dans une salle spéciale à l’ouest du complexe par un ancien de M13. « Les gens de la division 703 n’étaient pas affectés à ces interrogatoires, de crainte d’un problème » expose Prak Khân qui est le seul de son groupe d’interrogateurs à avoir été épargné.


Témoin direct des saignées

Duch n’a jamais été très loquace sur les saignées pratiquées sur les prisonniers de S21 mais il a reconnu les faits. Le récit de Prak Khân, qui a vu au bureau du personnel médical ce qu’il advenait, donne la nausée. « J’ai remarqué que des détenus étaient amenés, leurs pieds entravés, leurs yeux bandés et une seringue insérée dans leur veine permettait de les saigner. Pour ce que j’ai pu remarquer, pour un détenu, 5 sacs de sang étaient prélevés jusqu’à ce que cette personne soit moribonde. » Try, Roeun, membres du personnel médical, ne sont plus là pour témoigner, ils ont été exécutés à S21. Prak Khân ne peut rien affirmer sur la régularité des saignées ni sur le nombre de prisonniers concernés mais des listes existent (il les brandit dans le film S21).

Le sang ainsi pompé était envoyé dans les hôpitaux où les soldats blessés en avaient grand besoin. Les détenus vidés de leur vie, étaient enterrés dans le périmètre de la prison lorsqu’ils étaient peu nombreux, avance Prak Khân. « Pour autant que j’ai vu, le sang étant tiré, personne ne repartait puisque à force d’être saignés ils mouraient. »


Questions sur le personnel médical de S21

Ce sujet amène la cour à poser des questions sur le personnel médical, en particulier sur la présence de femmes. Prak Khân acquiesce : « Avant, l’équipe travaillait un peu plus loin vers l’est. En fait j’ai été hospitalisé dans cet endroit parce que j’ai été blessé par des éclats d’obus. […] Je pense que j’ai vu effectivement une ou deux femmes dans le personnel médical. » Le nom de Nam Mon pourrait correspondre à l’une d’elle, il a entendu son témoignage aux CETC. « A la façon dont elle a parlé, elle m’a convaincu qu’elle était membre du personnel médical mais je ne suis pas sûr car je ne me souviens pas de son nom. »

A l’intérieur de S21, le personnel médical faisait des rondes et « distribuait des médicaments dits crottes de lapins ».


L’œil critique d’un grand-père

Dans la salle d’audience, un grand-père ne tient pas sa langue dans sa poche. Ses commentaires illustrent le ressenti du public déçu par le juge Ya Sakhon qui pose toujours les mêmes questions. ce vieux monsieur met en relation son histoire personnelle, qu’il raconte volontiers à ses voisins, avec l’histoire racontée dans ce tribunal. Personne de sa famille n’a été arrêté à S21 mais les morts sont nombreux et les Khmers rouges restent les Khmers rouges. Comme Prak Khân parle de l’accusé en disant « Bang Duch » (grand-frère Duch), le grand-père interprète que l’ancien interrogateur a toujours peur de son ancien chef. L’homme anonyme ne ménage pas l’accusé qu’il observe à travers la vitre du tribunal. « Duch a l’air méchant. Il ne devait pas être tendre à l’époque. Mais là, il est bien traité ! Il n’est pas en train de labourer les rizières ! A l’époque, même si on sortait de notre tombe et qu’on arrivait à rentrer jusque chez nous, ils venaient nous rechercher… »

« Je ne vous donne pas le droit de parler maintenant »

En fin d ‘audience (lundi 20 juillet 2009) du témoin Him Huy, le co-procureur propose aux juges de demander au témoin s’il y avait une mésentente entre Hor et Duch : est-ce que Duch s’occupait de faire une enquête sur Hor ? Qui a tué Hor ? Comment est-il mort ? « Si nous ne les posons pas, vous risquez de manquer un pan important de l’information nécessaire » prétexte le co-procureur qui mesure soudain la pauvreté de son interrogatoire.

Evidemment François Roux ne le laisse pas faire. « Je regrette que les co-procureurs n’aient pas posé ces questions quand ils avaient la parole. Si les co-procureurs veulent reprendre la parole, la défense demandera un temps équivalent mais il faudra bien que cela cesse ! »

Le président tranche sans se faire prier en faveur de la défense et rétorque à William Smith : « Je ne vous donne pas le droit de parler maintenant ».

L’accusation et les avocats des parties civiles se trompent de procès




Le fossé entre l'accusation, les parties civiles et la défense ne cesse de s'agrandir. (Anne-Laure Porée)
Le fossé entre l'accusation, les avocats des parties civiles et la défense ne cesse de s'agrandir. (Anne-Laure Porée)






De la Lambretta aux Vietnamiens

Seng Bunkheang, co-procureur cambodgien à la barre en ce lundi 20 juillet 2009, a un panel de questions plutôt variées dont il n’approfondit aucune des pistes. Remarquez, peut-être n’est-il pas utile d’approfondir sur l’usage de la Lambretta, une sorte de tuk-tuk fermé, qui servait au transport des légumes à S21 ? Mieux vaut insister sur les prisonniers vietnamiens. Him Huy se souvient qu’il entendait leurs aveux diffusés à la radio « presque chaque jour » et que certains Vietnamiens étaient escortés sur la route, en uniforme, et photographiés. Comme des animaux à la foire. Que se passait-il après ? Pas de question du co-procureur pour en savoir plus.

Le co-procureur cambodgien papillonne

La semaine dernière, Him Huy a énoncé plusieurs fois ses fonctions de garde et de transport de prisonniers, jamais d’interrogateur. Pourtant Seng Bunkheang lui demande dans combien de maisons avaient lieu des interrogatoires et si ces maisons étaient équipées d’instruments de torture. Questions auxquelles le témoin ne sait pas répondre. Même échec sur les relations entre S21 et l’hôpital dont Him Huy ignore tout. Ce-dernier ne sait rien d’éventuels prélèvements de sang et il l’explique avec une simplicité qui ridiculise presque l’accusation : « Je n’en sais rien parce que j’étais garde posté à l’extérieur ».


Questions manquées

En revanche, lorsqu’il aurait été intéressant de creuser sur le thème des instructions de Duch, le co-procureur se contente d’une mini-question, juste au cas où l’accusé aurait glissé un ordre avant que les prisonniers partent pour Choeung Ek… « Quand les  prisonniers étaient transportés à Choeung Ek, Duch n’était pas présent mais c’est lui qui prenait la décision de transporter ces prisonniers pour être exécutés. »

On se serait attendu à quelques questions sur les ordres de Duch, la manière dont ils étaient transmis en fonction de leur nature, sur la proximité avec le directeur de S21, sur le détail des instructions pendant les formations, sur sa présence à Choeung Ek. Rien. Néant.


Du sur-place, du sur-place

A la place, Seng Bunkheang fait répéter à Him Huy ses déclarations pourtant très claires du jeudi 16 juillet 2009. Oui le groupe de Peng exécutait les enfants. Non il ne sait pas comment ces enfants étaient exécutés. Oui Pang s’occupait des gens venus de France. Oui Pang était messager de Phnom Penh. Non les membres du personnel ne recevaient pas de courrier pour leur annoncer leur promotion à S21. Mais est-ce là une information essentielle dans un procès pour crime contre l’humanité ?


Heureusement dans ce galimatias quelques éléments sont à retenir, à savoir que « Duch n’a pas empêché ni prévenu l’utilisation de la torture »; qu’il organisait le mariage collectif de certains membres du personnel (« très peu de personnes »); qu’à S21, « il était le seul à donner des ordres »,;qu’il avait, selon Him Huy, le pouvoir de remettre en liberté « car il était le patron ». Jeudi dernier, le témoin avait évoqué le cas de prisonniers thaïlandais relâchés. Mais à la demande du co-procureur Duch réagit et nie que ces prisonniers soient sortis vivants de S21.


La biographie

Him Huy ne savait pas écrire. Il a donc demandé à l’opérateur radio d’écrire à sa place la fameuse biographie dont tous les membres du personnel de S21 s’acquittaient. William Smith, co-procureur international, lit une partie de cette biographie avant de se lancer dans un interrogatoire qui, aux yeux des novices du public, fait passer le témoin pour l’accusé. Extrait de cette biographie khmère rouge pur jus, rédigée le 10 novembre 1977, dans laquelle le camarade Huy s’efforce bien sûr de remplir correctement sa tâche pour le parti : « Je n’ai pas suivi les activités des ennemis avec suffisamment de fermeté. Je continue de sous-estimer l’ampleur des activités des ennemis. Je continue à être mou dans la réalisation des tâches immédiates. Et dans la réalisation de mes tâches, j’ai tendance à ne pas tirer les enseignements de l’exécution des tâches. Je fais encore preuve de laxisme. Pour diriger les masses, je manque encore de concentration. Afin de m’améliorer et ayant vu mes défauts, je souhaite exprimer ma détermination à  améliorer les parties de ma personnalité qui sont encore trop peu révolutionnaires, me nettoyer en permanence et développer une solidité absolue dans ma position pour la construction du parti. »

William Smith se surpasse : ces propos sont-ils véridiques ? « Ma biographie comme celle des autres n’était pas véridique, réplique Him Huy. Nous ne pouvions mettre dedans que ce qui était attendu de nous. J’ai suivi le modèle ambiant. »




Les lignes de la défense sont claires, pas celles de l'accusation portée ce lundi par le co-procureur international William Smith. (Anne-Laure Porée)
Les lignes de la défense sont claires, pas celles de l'accusation portée ce lundi par le co-procureur international William Smith. (Anne-Laure Porée)


Le témoin en position d’accusé


Le moins que l’on puisse dire, c’est que Him Huy ne cultive pas l’art du mensonge à la hauteur de Mam Nay, son prédécesseur au tribunal, ancien chef des interrogateurs pour qui la torture à S21 était peut-être ou peut-être pas appliquée. Néanmoins, il est traité par le co-procureur comme un accusé. William Smith multiplie les commentaires « vous étiez passionné », « zêlé », « discipliné pour ce qui était d’exécuter vos tâches ». Him Huy argumente sur sa peur. « Est-ce que vous aimiez votre travail ? » continue le procureur. « Comme je viens de le dire, je n’étais pas heureux de ce travail mais je n’avais pas le choix, j’avais demandé à être transféré mais on me l’a refusé » rappelle Him Huy. Le procureur insiste encore : « Travailliez-vous de manière enthousiaste, vous acquittiez-vous juste de votre travail ou aviez-vous tendance à en faire plus ? » « Pour ce qui est de l’arrestation des gens, tout le monde dénonçait tout le monde. Il fallait marcher droit. »


Le pendu de Him Huy

Trente-cinq minutes ont passé et le nom de Duch a à peine été évoqué. Le co-procureur s’attarde sur le cas d’un membre de l’équipe de Him Huy, un certain Tchèk que le témoin a tenté de protéger en proposant de le rééduquer plutôt que de le jeter en prison. Une expérience douche froide pour Him Huy car Tchèk se pend dans une maison près du canal des égouts. Après quoi Hor lui demande de faire un rapport à Duch directement, ce qui le terrorise. « Je risquais d’être mis en cause puisque les supérieurs suggéraient de le transférer tandis que moi je prônais sa rééducation. De fait j’avais peur de faire rapport à Duch et depuis ce jour, j’ai eu une peur constante pour ma sécurité. »


Se marier c’était la mort

Plus intéressé par le non-mariage de Him Huy que par la démonstration des responsabilités de Duch dans l’assassinat de plus de 12 380 personnes à S21, le co-procureur interroge le témoin sur les raisons pour lesquelles il ne s’est jamais marié malgré la suggestion du directeur de S21. A l’époque, Him Huy constate que lorsque quelqu’un est soupçonné dans un couple, l’homme et sa femme sont liquidés. Le mariage est synonyme pour lui de plus grande vulnérabilité, de danger aggravé, il élargit le réseau donc le risque d’être dénoncé. Him Huy  se persuade que s’il se marie il mourra plus vite. « Il était tout à fait manifeste pour moi que tous les gens qui se mariaient finissaient en prison et morts. »


Les ratages de William Smith

Trois fois le procureur manque sa cible. Il interroge sur les ordres directs reçus de Duch, Him Huy répond à côté mais William Smith ne rebondit pas. Il demande combien de fois Him Huy a été en compagnie du directeur de S21, l’ancien chef adjoint des gardes parle immédiatement de l’arrestation de Pang dans la maison de Duch mais le co-procureur estime inutile d’interroger la présence de Duch lors de cette arrestation, la fréquence de ce type d’événements, le comportement de Duch en pareil cas, son rôle… Il préfère passer aux formations à S21. Cependant point trop n’en faut. Le procureur ne pose pas de questions sur le contenu de ces formations. Pas touche à l’idéologie. Il se contentera de se faire répéter par le témoin que ces séances avaient lieu tous les 15 jours. Him Huy a servi à S21 pendant un an et demi alors une fois toutes les deux semaines, cela devrait pourtant laisser du grain à moudre.


La peur de Duch qui subsiste

« Duch était plutôt doux quand il parlait, affable, mais en même temps extrêmement ferme et méticuleux parce que dès que quelqu’un était arrêté, il appliquait des règles très strictes. Il était le seul à pouvoir donner l’ordre d’arrêter. Même quand je le voyais s’approcher à bicyclette, je trouvais un prétexte pour m’écarter » décrit Him Huy ébranlé par la question suivante de William Smith. « Avez-vous encore peur de Duch aujourd’hui ? » « Honnêtement quand je le vois, ça me rappelle l’époque où je travaillais avec lui, j’avais peur de lui. Je n’osais pas le regarder droit dans les yeux et aujourd’hui encore il me fait peur. Sans la libération du 7 janvier 1979, j’aurais été tué. Duch l’avait  dit, il avait dit que tout le monde aurait fini par être liquidé. »

Him Huy sort un mouchoir de sa poche pour cacher son émotion. Il se reprend vite, la suspension d’audience ne sera pas nécessaire. « Je peux continuer ».



Oui Him Huy a bien été transféré dans les rizières autour de Prey Sâr. Il l'explique avec force gestes au juge Jean-Marc Lavergne après que Duch ait contesté ce fait, assurant que son subordonné était resté jusqu'au bout à S21. (Anne-Laure Porée)
Oui Him Huy a bien été transféré dans les rizières autour de Prey Sâr. Il l'explique avec force gestes au juge Jean-Marc Lavergne après que Duch ait contesté ce fait, assurant que son subordonné était resté jusqu'au bout à S21. (Anne-Laure Porée)



Le garde interrogateur ?

Dans l’ensemble, les parties civiles attaquent Him Huy plus qu’elles ne se servent de son témoignage pour éclairer le rôle de Duch. Face à Alain Werner, du groupe 1 des parties civiles, Him Huy évoque les purges dans la division 703 qui le convainquent que « tous ceux qui y avait appartenu risquaient d’être arrêtés ». Il rapporte les propos de Prak Khon, interrogateur à S21, selon qui Duch a tué Hor en 1979, après la fuite dans la forêt ainsi que le frère de Him Huy, soigné à S21 un temps puis gardé sans jamais pouvoir rentrer à son village. Him Huy nie avoir participé à l’interrogatoire de prisonniers : « Je ne pouvais pas écrire, comment aurais-je pu interroger ? J’étais en faction à l’extérieur ».  Enfin il entend ses supérieurs Hor et Duch déclarer : « Nous devrions les tuer tous et n’en garder que 4 millions » tandis que Duch, en séances d’éducation, aurait assuré que tout le monde serait liquidé, pas seulement les gens incarcérés à S21, mais tous les ennemis, à l’échelle de toutes les prisons du pays. Ty Srinna, co-avocate du groupe 1 des parties civiles, aurait pu enchaîner en creusant le sillon qu’Alain Werner venait d’entamer, or elle vire de bord. Elle ressasse les questions posées mille fois à d’autres (« Après ces exécutions de masse, avez-vous vu le comportement, les habitudes de Duch changer ? » ou encore « Lorsque vous étiez dans l’enceinte de S21, avez-vous entendu les victimes crier ? ») Him Huy s’acquitte de sa tâche de témoin sans sourciller. « Les gardes avaient l’ordre de faire du bruit pour couvrir les cris des victimes. »

La palme de la question la plus affligeante à ce stade du procès (commencé le 30 mars dernier) revient à Ty Srinna : « Avez-vous vu les victimes entravées à des barres dans les cellules ? » Où vont les avocats des parties civiles avec de telles questions ? Quelle est leur stratégie ? Leur ligne directrice ?


La hargne de Silke Studzinsky

Silke Studzinsky, avocate du groupe 2 des parties civiles, a à cœur de porter la voix de ses clients. Dans le prétoire, elle ne pallie pas les défaillances des co-procureurs, elle cherche des réponses pour des cas particuliers. La semaine dernière, elle avait amené habilement le cas du professeur Phung Ton. Ce lundi 20 juillet, elle dérape. Elle cherche à faire dire à Him Huy où la femme de son client Bou Meng a été exécutée. Cette question a été posée par l’intéressé directement à Duch au début du mois de juillet, l’accusé avait répondu qu’il pensait qu’elle était morte à Choeung Ek. Silke Studzinsky cherche à faire confirmer. Son agressivité spectaculaire monte l’eau qui déborde d’un barrage qui lâche.

– A S21, lorsque vous étiez garde, M.Bou Meng vous a demandé où était sa femme…

– Oui mais la règle était stricte, nous ne pouvions pas informer les détenus concernant le lieu où se trouvait leur épouse.

– Aujourd’hui pouvez-vous dire ce qui est arrivé à son épouse, où elle a été tuée et où son corps a été enterré ?

– Quand les détenus étaient emmenés, c’était pour exécution à Choeung Ek.

– Je ne vous pose pas une question générale mais une question précise pour M.Bou Meng, ici présent dans le prétoire.

– Je ne pouvais pas savoir précisément qui était le mari ou la femme de qui. Après avoir été interrogé, la personne était emmenée pour exécution. Je sais que les femmes des détenus étaient emmenées à Choeung Ek.

– Vous avez vérifié les listes ! Je vais vous donner le nom de sa femme [elle cherche le nom]

Les co-procureurs ont bien annoncé 12 380 victimes sûres à S21 ! Mais pour Silke Studzinsky, le paysan analphabète qui conduisait les prisonniers pour exécution doit se souvenir du nom de la femme de Bou Meng. Elle n’en demande pas tant à Duch et certainement pas sur le même ton. « Je n’étais pas la seule personne chargée du transport des détenus vers Choeung Ek, s’excuse Him Huy. Phal était également affecté à cette responsabilité. Comment pourrais-je savoir si la femme de Bou Meng a été transportée sous ma garde ? »

L’avocate n’en démord pas : « L’accusé nous a dit il y a quelques semaines que vous saviez où, quand et comment la femme de Bou Meng a été exécutée. Peut-être pouvez-vous donner la réponse qu’attend M. Bou Meng depuis de longues années ? » Dans sa croisade anti-bourreaux, Silke Studzinsky croit-elle tout ce que lui dit l’accusé ?


Un harcèlement inefficace

L’avocate passe à la vitesse supérieure en essayant de faire reconnaître à Him Huy qu’il a torturé Bou Meng. Il nie. Elle le confronte à ses déclarations aux co-juges d’instruction lors de la reconstitution à S21 le 27 février 2008, selon lesquelles il semble reconnaître avoir commis ces actes. Mais il campe sur ses positions. « Je vous ai déjà dit que jamais je n’ai interrogé ni torturé, je n’avais pas les connaissances voulues. Par ailleurs je ne savais pas lire ni écrire. » « Il n’est pas nécessaire de savoir lire et écrire pour torturer », coupe l’avocate. Kong Sam On, censé défendre Him Huy, intervient mollement. Ces vingt minutes d’interrogatoire n’auront livré aucune réponse.


Des shorts…

Pour le groupe 3 des parties civiles, Martine Jacquin, interroge le témoin sur la tenue des prisonniers. « Dans la prison, la règle était claire, les prisonniers n’avaient pas le droit de porter de vêtements hormis un short car si on leur permettait de porter des vêtements, ils s’en seraient servi pour se pendre » explique Him Huy. Même chose quand ils sont menés à l’exécution, à une exception près : « Les détenus qui étaient d’anciens membres du personnel de S21, si eux étaient emmenés, ils étaient couverts de grands draps pour que les autres membres du personnel ne les voient pas ». Suivent des questions en vrac sur les cris (encore), l’arrachage des ongles de pied, l’âge des enfants détenus, leur lieu de détention, la peur de Duch (encore), la peur d’être exécuté (encore)… Et Him Huy acquiesce sans difficulté à la qualification que lui propose l’avocate pour S21 : « une prison de torture et d’extermination »…


… aux règles de l’Angkar

Kim Mengkhy, co-avocat cambodgien, prend le relais sur le thème des règles édictées à S21, par Duch. Him Huy cite en exemple : « Nous les enfants de l’Angkar, nous les enfants du parti, nous ne sommes pas les enfants de nos parents. Et lorsque nous faisons notre travail nous devons respecter l’Angkar dans tout ce que nous faisons, que nous soyons en train de travailler, assis, debout ou en train de dormir. Toute personne qui échoue, qui ne respecte pas la règle est considérée comme un ennemi et doit être arrêtée et enfermée. »

L’avocat s’intéresse à l’idéologie en œuvre dans les formations organisées pour les gardes et les interrogateurs. Malheureusement il se satisfait de la réponse du témoin sur la vigilance et l’obéissance : « Au début ce n’était pas aussi sévère, on pouvait parler les uns avec les autres. Mais plus tard on nous a imposé la règle du silence et on nous a dit de nous surveiller aussi les uns les autres. C’était un peu comme un cheval avec des œillères. On ne pouvait voir que devant soi, on ne pouvait pas s’écarter. » Ainsi chacun craint la mort. Une faute minime, son nom dans le mauvais réseau, et voilà l’arrestation enclenchée. Aujourd’hui, Him Huy dépose parce que « C’est une façon de renaître. Nous sommes quelques personnes qui avons eu cette chance, et nous souhaitons voir justice rendue. »


Hong Kim Suon hors sujet

Hong Kim Suon, avocat du groupe 4 des parties civiles, fait dans le hors sujet ce lundi 20 juillet, si l’on considère bien sûr que le procès de Duch pour crimes de guerre et crimes contre l’humanité est à l’ordre du jour. Au menu des vingt minutes de Hong Kim Suon : un focus interminable sur la libération de Phnom Penh et au moins sept questions dont les réponses se trouvent dans les transcriptions de l’audience du 16 juillet. L’avocat fait ensuite confirmer des propos déjà tenus par le témoin. Les confirmations qu’il demande sont vagues. Le seul élément nouveau est que les enfants détenus à S21 ont été exécutés du côté ouest de la prison.


Duch déclare qu'il ne donnait pas d'ordres directs à Him Huy. (Anne-Laure Porée)
Duch déclare qu'il ne donnait pas d'ordres directs à Him Huy. (Anne-Laure Porée)


« Des insuffisances minimes »


Invité par le président de la cour à faire ses commentaires sur le témoignage de Him Huy, Duch ne « souhaite pas [le] contester », sauf par-ci par-là. Il présente ces « insuffisances minimes » comme des détails qui n’en sont pas car en substance, il affirme :

– qu’il n’a pas donné d’ordres directs à Him Huy

– que Him Huy sait parfaitement que le patron des patrons de S21 c’est Son Sen

– que Him Huy n’a pas pu demander à Son Sen en réunion à partir au front

– qu’il n’a pas été témoin d’un conflit entre Hor et lui

Il conclut par une remarque bizarre, demandant à Him Huy s’il peut lui « rendre un service ». « Parmi les détenus, il y avait un professeur à moi, je ne savais pas qu’il était venu à S21. C’est vous qui savez ce qui est arrivé à ce professeur. Je voudrais vous demander de dire à la cour et à sa famille où il a été emmené pour exécution, est-ce qu’il a été exécuté à S21 ou à Choeung Ek, s’il vous plaît dites nous la vérité. » Serait-ce une allusion au professeur Phung Ton ? Il est difficile de croire que Duch n’était pas au courant de la présence de cet éminent professeur dans les murs de S21 pendant près de six mois… La démarche de l’accusé, qui se place en chercheur de vérité, donne le frisson.


Le couteau à fruits du palmier

A la suite de son client, Kar Savuth fait confirmer certains propos au témoin. Pour Him Huy, les ordres du messager de Duch équivalaient à des ordres directs de Duch qui n’était pas présent pendant les arrestations. Personne n’était libéré de S21. Les gens étaient exécutés au sud et à l’ouest de S21. Au nord, il ne sait pas. Les personnes exécutées étaient enterrées immédiatement. Kar Savuth ne peut retenir un commentaire de toute évidence adressé aux avocats des parties civiles et à leur client, présenté comme « survivant » de Choeung Ek : « Je craignais qu’on pouvait dire qu’on pouvait s’échapper de la fosse commune ».

Comment la gorge des détenus était-elle tranchée ? « Par un couteau utilisé pour couper les fruits du palmier » éclaire Him Huy. Mais l’avocat, qui titille souvent sur les détails, remarque que dans un autre document le témoin parlait d’une branche de palmier. Peut-être s’agit-il là d’une erreur de traduction. La légende veut que nombre d’exécutions au Cambodge aient été pratiquées avec des branches de palmier. Le traducteur aurait-il confondu la légende avec les propos de Him Huy ? Il semble peu probable que Him Huy ait varié dans sa description de cet outil de mort.


Controverse sur Duch à Choeung Ek

La présence de l’accusé à Choeung Ek et ce qu’il y a fait intéresse particulièrement la défense. Him Huy maintient que Hor et Duch étaient en même temps aux charniers, la nuit où il a dû sur ordre exécuter un des détenus. Mais François Roux, avocat de Duch, lit les déclarations contradictoires du témoin à ce sujet. Les contradictions portent sur le nombre de fois où il a vu Duch à Choeung Ek et sur les circonstances.

« Ai-je raison de dire qu’après avoir donné plusieurs versions sur les visites de Duch à Choeung Ek vous admettez clairement qu’il n’est venu qu’une fois ? » s’enquiert le conseil de la défense. « J’ai vu Duch aller à Choeung Ek à deux reprises, maintient Him Huy. S’il dit n’y être allé qu’une seule fois, c’est lui qui le dit. » François Roux pointe les contradictions du témoin sur la présence de Duch au bord de la fosse. « Ai-je raison de dire qu’aujourd’hui vous n’êtes plus sûr si c’est Hor ou Duch qui vous a ordonné de tuer vous-mêmes ? » « La situation était un peu chaotique, reconnaît Him Huy avant d’éluder. Il y avait une natte au bord de la fosse. Les exécuteurs se dépêchaient de finir leur travail, moi aussi je me dépêchais de finir mon travail. » Est-ce que cette scène datait de la première ou de la deuxième visite de Duch ? Him Huy répond « la première fois » mais s’embrouille par rapport à une version antérieure recueillie par les co-juges d’instruction. « Nous en resterons là et la chambre appréciera » décrète François Roux.




La défense construit ses interrogatoires, contrairement à ses adversaires. (Anne-Laure Porée)
La défense construit ses interrogatoires, contrairement à ses adversaires. (Anne-Laure Porée)


Hiérarchie et torture


La deuxième thématique de la défense s’articule autour des ordres et de la hiérarchie. François Roux explore ce qu’était l’unité spéciale, la place de Him Huy à S21 à la tête d’un groupe de 12 hommes auxquels il prétend qu’il ne donnait pas d’ordre malgré la structure hiérarchisée. Le groupe de Him Huy transportait les prisonniers et laissait à un autre groupe le soin des exécutions, assure le témoin qui ne manque pas de se situer dans l’organigramme de S21 comme un tout petit chef sous l’autorité de 5 ou 6 autres.

La troisième thématique développée par la défense concerne la torture. Confronté à deux épisodes précis dont Bou Meng fut la victime, Him Huy est tenu d’admettre d’abord qu’il est monté sur les épaules du détenu. « A ce moment-là je ne savais pas que c’était un type de torture. C’était plutôt un jeu. […] On se demandait s’il était suffisamment fort. J’ai sauté sur son dos et j’ai vu qu’il pouvait me porter. Mon intention était de tester sa force. Je n’avais pas l’intention de lui faire du mal. »

Lors de la reconstitution à S21 en février 2008, Him Huy semble avouer qu’il a bien participé à l’interrogatoire et la torture de Bou Meng. Mais au tribunal, il se rétracte. « Je n’ai pas participé aux équipes d’interrogateurs. »


« Tous victimes de ce système »

Le dernier volet de la démonstration de François Roux est consacré à la chaîne de commandement.  « Etes-vous d’accord avec moi pour dire que dans la chaîne de commandement, chacun a joué son rôle et chacun a appartenu à un système criminel en obéissant aux ordres de ses supérieurs et en les exécutant ? » « Je peux dire que tout un chacun devait exécuter les ordres, sinon il se faisait tuer. » L’avocat amène le témoin à nommer les supérieurs de Duch, « Son Sen et je ne sais pas qui d’autre ». Il cherche pourquoi un homme qui pouvait sortir de Phnom Penh, en camion, en voiture, avec un laissez-passer, n’a pas déserté, passé la frontière. « Même si j’avais essayé de m’enfuir, j’aurais été arrêté, finit par dire Him Huy, c’était certain. Si je m’enfuyais, qu’adviendrait-il de ma famille, de mes proches ? » François Roux demande au témoin si c’est la raison pour laquelle il s’estime victime du système. « Nous étions tous victimes de ce système, même ceux qui travaillaient dur. Je voyais bien qu’on allait être de plus en  plus nombreux à être arrêtés. »

L’avocat conclut sur le devenir de Nat, prédécesseur de Duch  la tête de S21, détenu et exécuté dans sa propre prison.

Him Huy raconte la machine S21


Him Huy est concentré et il n'a pas l'air intimidé par son ancien directeur. (Anne-Laure Porée)
Him Huy est concentré et il n'a pas l'air intimidé par son ancien directeur. (Anne-Laure Porée)


Him Huy était chef adjoint à la sécurité à S21, en charge du périmètre autour du complexe S21. Il était responsable des gardes, de la réception des prisonniers et de leur transport vers les lieux d’exécution. Né dans une famille paysanne de Kôh Thom (dans la province de Kandal), il ne va pas longtemps à l’école, contraint par la maladie de son père à prendre le relais dans les rizières. Au début des années 1970, il a 17 ou 18 ans et les Khmers rouges l’embrigadent. « Que je le veuille ou pas, j’ai dû y aller » rapporte-t-il dans le livre de Rithy Panh et Christine Chaumeau La machine khmère rouge Monti Santésok S21. Il est évidemment formé aux techniques militaires mais aussi éduqué à la révolution. Le 17 avril 1975, alors que les troupes khmères rouges prennent Phnom Penh, il combat à proximité de Takmao dans l’unité spéciale de la division 703, au sud de la capitale. Son commandant le recrute avec quelques autres pour travailler à S21 fin 1976, dit-il. Dans un premier temps il est simple garde. Promu par Hor (l’adjoint de Duch), il prend du grade au fil des purges internes à S21 pour assumer un ensemble de responsabilités attachées à la sécurité et aux prisonniers. Il affirme avoir quitté S21 à la mi-1978, non pour être rééduqué mais simplement pour travailler dans les rizières et aux travaux de force dans les environs de Prey Sâr. Il ne sait pas à quoi est dû ce changement d’affectation. En 1983, il est arrêté parce que pris pour le directeur de S21. Il est relâché dix mois plus tard.


Incident de démarrage

Dans le prétoire, Him Huy décrit sa vie entre 1970 et 1975 comme l’en a prié Nil Nonn. Le regard baissé, il détaille longuement sa biographie. Alain Werner est intrigué, il interrompt deux fois le récit pour savoir si le témoin lit un document. Le président s’étonne. Him Huy nie. Cependant l’huissier vérifie par acquis de conscience et attrape un épais dossier qui, après examen, n’est autre qu’un document qui lui a été remis la veille par le tribunal. L’incident est clos. Him Huy aurait bien du mal à lire avec fluidité, il a peu été à l’école et en a gardé cette habitude d’ânonner à voix haute comme les enfants qui apprennent à lire dans les écoles cambodgiennes.


S21 s’appelait S21

Le président Nil Nonn entre dans la vif du sujet par une question a priori anodine. « Quel était le nom de votre lieu de travail ? » « S21, dès le début » répond Him Huy sans une hésitation. Si les gardes parlaient de S21, pourquoi auraient-ils aussi évoqué l’école Toul Svay Prey ou l’école Toul Sleng comme en témoignait Lay Chan le 7 juillet 2009 pour justifier qu’il avait été incarcéré à S21 dont il avait plus tard été libéré dans des conditions étranges.

La hiérarchie à S21 est également évidente pour Him Huy. « Le directeur était Duch et Hor, Ta Hor était son adjoint. Frère Grand Huy [Huy Sraè] travaillait à Prey Sâr. » L’organisation relatée par le témoin correspond aux descriptions de l’accusé : « Les gens affectés à l’intérieur de l’enceinte n’étaient pas les mêmes qu’à l’extérieur. »


Des conditions de détention conformes aux propos des survivants

Les conditions de détention des prisonniers sont conformes aux témoignages des survivants. Les femmes détenues sont enfermées dans des cellules collectives sans entraves ni menottes. Les hommes en cellules collectives sont lavés au tuyau d’arrosage. Les rations alimentaires sont d’une louche et demie à deux louches de bouillon clair par repas (« une soupe à base de bananier », précise Him Huy). Le témoin se souvient de la mauvaise odeur qui imprégnait les lieux pas assez nettoyés et des prisonniers qui réintégraient leur cellule avec des marques dans le dos. Him Huy énonce quand il le peut dans quel bâtiment étaient enfermés quels prisonniers sans prétendre à une connaissance exhaustive.

La réception des prisonniers

A S21, les gardes n’avaient pas d’horaires de travail, ils travaillaient selon les besoins. Ils logeaient à leur poste, dans une maison qui se situe au niveau de l’actuelle radio Abeille (Sambok Khmoum), rue 360, une rue située au sud du musée du génocide, tout près du boulevard Monivong. De là ils surveillaient qu’aucun véhicule ne pénétrait dans le périmètre de S21. Quand ils étaient moins débordés, ils se consacraient à leur élevage de volailles.

Une des tâches principales de l’unité de Him Huy consistait à y réceptionner les prisonniers, envoyés par exemple par un ministère ou une unité militaire. « Pour la division  310, on nous a amené des gens en véhicule à S21, se souvient Him Huy. Ils arrivaient déjà menottés. » Mais les futurs détenus de S21 ne sont pas toujours attachés comme ces étudiants venus de France à qui l’on fait croire qu’ils changent de lieu de travail. « On les faisait entrer dans une pièce et asseoir à une table, explique Him Huy, et à ce moment-là on procédait à leur arrestation. » La réception de ces prisonniers-là était annoncée par Pang, un homme qui assurait la liaison entre le bureau des messagers de Phnom Penh et S21. La réception des autres prisonniers était notifiée par Duch et Hor.

La réception des prisonniers pouvait également avoir lieu hors de Phnom Penh. Le témoin rapporte plusieurs cas de missions à Battambang, Kompong Som, Svay Rieng destinées à récupérer des personnes déjà arrêtées. Il chiffre avec rigueur ces expéditions : « Quand nous sommes allés Battambang, nous avions deux Land Rover. Pour aller à Kompong Som, nous n’en avions qu’une seule et une équipe de quatre personnes. A Svay Rieng, nous étions quelques-uns et un chauffeur en plus. » Dans une Land Rover tenaient 6 à 7 détenus et 4 à 5 gardes selon Him Huy.


Le transport des détenus

Quand l’équipe des gardes de S21 récupère les prisonniers, elle leur bande les yeux, leur attache les mains dans le dos avec des menottes automatiques et bloquent leurs pieds dans des entraves. Ils se doivent de rester vigilants tout au long de la route qui les ramène à Phnom Penh. Le président de la cour, Nil Nonn, se délecte à interroger Him Huy. Lui qui aime les détails pratiques se demande comment les prisonniers faisaient leurs besoins pendant le trajet. « Ils n’avaient pas le droit de faire leurs besoins, tranche Him Huy. Nous avions peur qu’ils en profitent pour prendre la fuite. Ils faisaient comme ils pouvaient. » Ces détails crus caractérisent une étape dans la déshumanisation.


Les arrestations

Jusqu’ici, Duch a toujours nié que S21 ait joué un rôle dans les arrestations de prisonniers. Him Huy apporte une version contradictoire. Il était aux premières loges puisqu’il procédait à certaines arrestations à Phnom Penh. Et il mesure la nuance du vocabulaire : « Lorsqu’il y avait des arrestations hors de Phnom Penh, ce n’est pas nous qui faisions les arrestations. Nous procédions à une réception des personnes déjà arrêtées. »  Sur ordre direct de Duch, Pang, messager de Phnom Penh, est arrêté à son domicile, il est donc impossible de la confondre avec un autre. Pour d’autres, « comment faisiez-vous pour identifier les personnes à arrêter ? » s’enquiert Nil Nonn. « Nous recevions nos instructions avant de procéder à l’arrestation et lorsque nous arrivions à l’endroit indiqué, il y avait un ou deux cadres qui avaient déjà pré-organisé l’arrestation pour nous montrer les gens qu’il fallait arrêter. […] Par exemple les deux cadres qui étaient là, nous ne les arrêtions pas, nous arrêtions seulement les gens qui étaient assis un peu plus loin. C’était eux les cibles. »


L’enregistrement des prisonniers

L’arrivée des prisonniers a toujours lieu au poste de garde contrôlé par Him Huy. Là, ils ont les yeux bandés et sont escortés jusqu’à la prison. « Pour les grands groupes qui étaient arrêtés, ils étaient liés ensemble par une corde au cou et on les escortait en marchant jusqu’à la prison. Parfois quand les prisonniers arrivaient en grand nombre on les enfermait dans une maison qu’on verrouillait de l’extérieur, on les faisait se déshabiller, ils n’avaient pas la possibilité de protester. » Pour effectuer le trajet jusqu’à S21, un garde dirige le groupe en tirant sur la corde tandis que les autres donnent des ordres aux prisonniers pour qu’ils tournent à droite ou à gauche.

Une fois dans S21, les prisonniers sont enregistrés au bureau de Suos Thy, localisé à l’entrée de l’actuel musée du génocide. Suos Thy inscrit leur nom et une biographie sommaire. Ils sont ensuite photographiés avec un numéro de matricule. « [Suos] Thy les faisait passer à Peng [chef des gardes] qui les répartissait dans les cellules individuelles et collectives. » C’est au bureau de Suos Thy qu’a lieu la passation des prisonniers entre les gardes de l’extérieur et les gardes de l’intérieur.

A l’époque des purges dans la zone Est, les prisonniers arrivent en trop grand nombre. Au poste de la rue 360, les hommes de Him Huy prennent la place des gardes et des chauffeurs qui viennent d’accompagner les prisonniers et conduisent les nouveaux détenus en camion jusqu’au portail d’entrée de l’enceinte de S21. « On les faisait descendre du camion un par un pour ne pas semer la panique parmi ceux qui étaient encore à bord du camion. » Ils sont placés dans le bâtiment sud. « Les gens qui étaient arrêtés en nombre important n’étaient pas encore enregistrés. On les plaçait en cellule d’abord et ensuite on recueillerait les biographies et les photographies. »



Nil Nonn pose ses questions jusqu'à 15h27. (Anne-Laure Porée)
Nil Nonn pose ses questions jusqu'à 15h27. (Anne-Laure Porée)


Nil Nonn pédagogue

La manière dont le président de la cour accapare la parole et s’installe presque dans une conversation avec Him Huy, sa façon de répéter les réponses du témoin, donnent l’impression d’une audience poussive. Mais dans la salle, les centaines de villageois venus assister pour la première fois au procès ne perdent pas un mot des paroles de Him Huy. Certains se disputent même pour avoir la place face à l’écran et être au plus près de l’image du témoin. Pour un public qui ne connaît rien de S21, la démarche de Nil Nonn semble pédagogue et efficace. Il pose ses questions une par une, il reformule avec un plaisir certain et une volonté de faire comprendre. Him Huy ne cultive pas la tournure de phrase, il fait des réponses directes et simples, ce qui facilite l’attention de l’audience et même la captive.


Le classement des prisonniers

Tous les prisonniers arrivés au poste de Him Huy n’étaient pas dirigés vers S21. « Les prisonniers importants étaient détenus dans la prison. Ceux qui étaient de moindre importance étaient envoyés à Prey Sâr. » Ils sont donc classés. Sur ordre de qui ? « Je ne sais pas très bien, avoue Him Huy. Seuls Hor et Duch avaient le pouvoir de donner l’ordre de les envoyer à Prey Sâr. » Des hommes sous autorité de Him Huy accompagnaient les prisonniers destinés à S24. Parmi eux, des hommes, des femmes, des enfants de tous âges. Les enfants suivaient leurs parents.

Les détenus étrangers, eux, étaient arrêtés par un autre groupe. Parmi eux, Him Huy se rappelle avoir vu des « grands costauds très poilus » dans S21. Les seuls étrangers qu’il ait eu à aller chercher ou à réceptionner furent des soldats vietnamiens.


« A S21, le patron c’était Duch »

Aller chercher les soldats vietnamiens : « C’est un ordre direct de Duch ». En pareille circonstance, l’équipe de Him Huy circule dans le pays grâce à une lettre confiée par Hor portant la signature de Son Sen. Pour les opérations sur Phnom Penh, les ordres provenaient de Duch transmis par l’intermédiaire de Hor.

Him Huy ne sait pas si Duch transmettait ses ordres à Hor par écrit ou oralement mais il signale que ses deux supérieurs avait une ligne téléphonique directe. « Nous recevions la plupart de nos ordres de Hor parce que Hor était mon supérieur direct. » Cependant le président insiste. « Oui j’ai aussi reçu des ordres de Duch », convient le témoin.

Nil Nonn s’interroge sur qui ordonnait les arrestations de membres du personnel. « A S21, le patron c’était Duch. Seul lui pouvait donner l’ordre d’arrêter ainsi. » Hor, selon Him Huy, n’avait pas le pouvoir de donner un ordre d’arrestation. Outre que Duch est directeur de S21, le témoin a d’autres raisons de penser qu’il était l’auteur de ces décisions : « A l’époque je n’ai pensé à d’autre raison, tout simplement il était le supérieur hiérarchique suprême à S21. Et toute personne impliquée dans une confession, eh bien, son sort était tranché par Duch. » Même chose pour Prey Sâr. « A Prey Sâr, les gens qui commettaient des erreurs ou étaient compromis dans une confession, leur sort serait déterminé par le chef de S21, c’est-à-dire par Duch exclusivement. »


Les purges internes à S21

A plusieurs reprises le témoignage de Him Huy insiste sur les purges internes à S21. « En 1977, des cadres de S21 ainsi que des combattants ont été arrêtés à cause des allégations de soldats arrêtés et venant de la division 703. Ils ont compromis dans leurs aveux des membres du personnel de S21. A partir de ce moment-là, des membres du personnel et des cadres de S21 et de Prey Sâr ont été arrêtés de manière continue. » Le témoin estime que les unités travaillant à Toul Sleng représentaient 400 personnes au total, dont 300 gardes. « Vers la fin ils n’étaient plus que 50 ou 60 » pense-t-il. L’arrestation de Huy Sraè, en charge de Prey Sâr, symbolise cette paranoïa à S21. Sa famille, ses frères et sœurs ont également été interpellés.

Him Huy pense que les purges ont davantage touché les membres de la 703e division qui composait la majorité du personnel de S21, à côté des gens recrutés vers Kompong Chhnang. Les questions du juge Ya Sakhon permettent de mettre en évidence un conflit entre Hor et Duch, le directeur aurait accusé son adjoint de parti-pris pour la 703e division.


Les exécutions

L’internement à S21 signifie la mort. Selon les informations fournies par le témoin, les détenus qui mouraient à la prison des suites d’une maladie ou de la torture étaient enterrés dans le périmètre de la prison. « A l’origine, c’était la section des gardes de Peng qui creusait les fosses », indique Him Huy.

Au début, les détenus destinés à l’exécution étaient emmenés dans la partie sud du complexe de S21, le soir, pour y être exécutés. D’après le témoin, les soldats vietnamiens ont ainsi été conduits au sud-ouest du complexe de S21. Même zone pour les étrangers occidentaux dont il suppose que les corps ont été brûlés avec des pneus près de l’église de Bethléem, après leur assassinat. Le président est surpris par l’assurance du témoin dans cette déposition. « Vous êtes appelés à dire à la cour ce dont vous avez été témoin. Vous n’avez pas à formuler des hypothèses ou des inférences à partir de vos opinions. Contentez-vous de dire à la cour ce que vous avez vu, entendu, su. » Him Huy confirme : « J’ai bien cela à l’esprit monsieur le président. La pratique en vigueur à S21 était de brûler les corps de gens qui avaient déjà été exécutés. C’était une procédure exceptionnelle, parce que d’habitude on enterrait. »

En 1977, Choeung Ek est choisi pour servir de lieu d’exécution.

Cependant les cadres importants restaient exécutés près de Toul Sleng. « On ne les emmenait pas à Choeung Ek », assure Him Huy. Le personnel de S21 objet de purge subissait le même sort, semble-t-il.


Le transfert vers Choeung Ek

La procédure à suivre pour réduire en poussière un ennemi était réglée minutieusement. Le transfert aux charniers de Choeung Ek a lieu de nuit. « La liste des détenus devant être éliminés avait été dressée par Ta Hor, Try et Peng. Je ne sais pas comment ils procédaient mais ils connaissaient le nombre de détenus à transférer. » Vers 18 h 30, les prisonniers sont sortis de leur cellule. Un camion les attend à l’entrée principale. « On faisait monter les détenus dans le camion en utilisant une chaise comme marche-pied. » Les détenus sont entravés et leurs yeux bandés. « Hor disait aux gardes de dire aux détenus qu’on les transférait vers un nouveau lieu d’hébergement. L’équipe de transport avait pour consigne d’utiliser cette formule type. »


Les préparatifs mortuaires

A l’arrivée, les camions stoppent près d’une maison. « L’unité qui était là, chargée de réceptionner les prisonniers, allumait les générateurs, allumait aussi les lumières de la maison. » Le président demande la puissance du générateur. Him Huy ne la connaît pas mais il précise : « Il y avait dix lampes qui pouvaient fonctionner en même temps. Des lampes fluorescentes qui faisaient de 50 à 60 cm de long. » Les prisonniers reçoivent l’ordre de descendre des camions. Ils entrent un par un dans la maison. « Après cela, on allumait les lumières près des fosses pour préparer les exécutions. » Un détail à toutes fins utiles au cas où quelqu’un voudrait faire croire à des exécutions par dizaines dans l’obscurité, au clair de lune ou à la lampe à pétrole.

Him Huy vérifie la liste, les noms, il s’assure que le nombre total de prisonniers est juste. « Sinon j’aurais eu à rendre des comptes. » La liste est ensuite rendue à Phnom Penh. Les détenus sont à 50 mètres de leur mort.



Dedans ou dans le hall d'accueil, le public suit avec intérêt le récit de l'ancien chef de gardes. (Anne-Laure Porée)
Dans la grande salle ou dans le hall d'accueil, le public suit avec intérêt le récit de l'ancien chef de gardes. (Anne-Laure Porée)


Au bord des fosses

« L’exécuteur avait pour instruction de tuer le prisonnier en le faisant agenouiller au bord de la fosse. Ensuite il utilisait un essieu, lui assénait un coup sur la nuque, après quoi il lui tranchait la gorge. Une fois le prisonnier mort, on lui retirait les vêtements et les menottes. » Puis le corps était jeté dans le charnier. Les exécutions duraient des heures. « On arrivait à peu près à  20 heures, l’exécution commençait vers 21 heures et on finissait vers une ou 2 heures du matin. » Les fosses étaient recouvertes juste après le massacre.

Him Huy déclare n’avoir pas vu d’enfants dans les convois de Choeung Ek. Il présume qu’ils ont été exécutés par le groupe de Peng près du complexe de S21. Duch s’empresse de contredire sans le moindre argument, un peu plus tard, alors que la juge Silvia Cartwright lui demande où ont été exécutés les 160 enfants de la liste à disposition du tribunal. « Je pense pour ma part que l’exécution a bien eu lieu à Choeung Ek. »


Duch aux charniers

L’accusé a jusqu’ici affirmé qu’il s’était rendu une fois à Choeung Ek. Une visite qu’il a qualifié de « très courte » et loin des fosses. Or Him Huy livre une autre version. « Je l’ai vu deux fois là-bas à Choeung Ek. Il est resté jusqu’à ce que tous les détenus soient exécutés après quoi il est parti. » Le témoin peut même décrire l’emplacement où la voiture du directeur de S21 était garée. C’était en 1977. La première visite aurait eu lieu avant la tentative d’évasion d’un prisonnier. La seconde, après. Le président aimerait savoir si l’accusé se trouvait à proximité des fosses. « Je n’ai pas particulièrement observé ses mouvements à ce moment-là, il y avait du monde. Hor m’a instruit de travailler rapidement. Il y avait beaucoup de prisonniers, du soir presque jusqu’à l’aube. Je n’ai pas remarqué s’il était à proximité de la fosse. Il fallait travailler vite, on risquait de nous repérer. »


Le relais aux autres juges

A 15 h 27, le président n’a plus de questions. La juge Silvia Cartwright prend le relais. Elle se concentre sur les prisonniers étrangers, sur le mode et le lieu d’exécution et leur nombre. Him Huy explique que le mode d’exécution autour de S21 était le même qu’à Choeung Ek : la fosse. « Il y a dû y avoir des fosses d’une très grande taille dans les environs de S21 ? » « Oui c’est correct. » Selon les chiffres reconnus par l’accusé, 345 prisonniers vietnamiens (militaires ou civils) ont trouvé la mort à S21.

Le juge Jean-Marc Lavergne s’intéresse au parcours de Him Huy au sein de S21, à ce simple garde qui prend rapidement des responsabilités. Mais Him Huy vit dans la peur de ses chefs. De Duch qui parlait tout bas et était si strict sur le travail. « J’avais tellement peur de mourir à la prison que quand Son Sen est venu pour une séance d’éducation j’ai demandé si je ne pouvais pas être renvoyé dans une unité militaire. Il m’a demandé si je voulais combattre les Vietnamiens, j’ai dit oui. » En vain. Le juge cherche à éclaircir certains autres points. Il se demande comment Him Huy, chef adjoint des gardes se retrouve sans responsabilité particulière dans les rizières près de Prey Sâr à la mi-1978. Le témoin, lui, n’est pas surpris, on l’a simplement déplacé avec des hommes de deux groupes.


Question sur le rôle de Duch dans les arrestations

Le juge Lavergne cite une déclaration du témoin aux enquêteurs des CETC : « Je ne sais pas quel type de personne Duch allait arrêter par lui-même. Duch sortait pour arrêter les gens à l’intérieur de Phnom Penh. » Le juge demande si l’accusé était vraiment présent. « Dans ces opérations d’arrestations, il n’était pas présent dans le voisinage du lieu d’arrestation. C’était mon équipe qui procédait aux arrestations. Lui il connaissait tout le monde. S’ils l’avaient vu, les gens se seraient rendu compte qu’ils allaient être arrêtés.

Question sur Duch instruisant pour tuer

Là encore le juge cite la déclaration aux enquêteurs. « Les prisonniers étaient battus alors qu’ils étaient menottés et égorgés parce que Ta Duch et Ta Hor voulaient qu’on fasse de la sorte. Les directives venaient de Ta Hor. Si Duch venait, c’était pour observer le lieu d’exécution. Il a convoqué les gens sur place à une réunion. Il a donné des directives en disant qu’en frappant avec l’axe de fer, les prisonniers ne meurent pas, il faut donc trancher le cou. Ensuite il va voir la scène d’exécution. » Le juge souhaiterait être sûr de l’implication de l’accusé dans cette affaire. « Je me souviens de cette déclaration. Avant que l’on emmène les prisonniers à l’exécution, on nous a donné des instructions sur la manière d’exécuter. » Cependant Him Huy confirme seulement que Hor donnait les instructions. Le juge s’impatiente : « Vous pouvez aussi me dire que vous n’avez pas envie de répondre à ma question, ce sera peut-être plus simple. Est-ce que l’accusé vous a donné instruction concernant la méthode d’exécution ? » Même réponse. Him Huy fatigue-t-il ? Est-il impressionné par le juge étranger ? Doute-t-il ? Y a-t-il des problèmes de traduction ? Il lâche : « Les instructions étaient données par Hor mais la décision de donner ces instructions venait de Duch. »


Question sur Duch ordonnant de tuer

Dernière citation aux enquêteurs relevée par le juge : « Duch accompagnait les gens. Il en restait un. Il m’a demandé : ‘Es-tu déterminé ou non ?’ J’ai répondu : ‘Je suis déterminé’. Si je ne disais pas ça, j’avais peur qu’il m’accuse de m’opposer à lui. Il m’a ordonné de le tuer. » Him Huy se souvient de cette déclaration. « Il y avait une exécution de masse. Duch est venu regarder. Nous étions presqu’arrivés à l’aube et au bord de la fosse j’ai vu très clairement que mon chef était là. Mais je devais me précipiter pour terminer ma tâche. A ce moment-là il m’a demandé si j’avais une position absolue. […] Après avoir fait cette exécution, je suis reparti vérifier la liste. »  Cet ordre survient-il une fois ou plusieurs fois ? « Je ne suis pas très sûr en fait maintenant. Est-ce que c’était Duch ou est-ce que c’était Hor. L’aube était en train d’arriver, nous devions travailler en hâte pour tout terminer très vite. Je me souviens d’avoir reçu cette instruction et d’avoir exécuté ce prisonnier. »


Confrontation

Le juge demande à Duch de se lever.

– Reconnaissez-vous la personne ici présente dans la salle d’audience monsieur Him Huy ?

– Oui, je le reconnais

– Qui est-ce ?

– C’est mon supérieur

– Est-ce que c’était lui qui était avec vous au bord de la fosse à l’aube au petit matin et qui vous a demandé d’exécuter un prisonnier ?

– Comme je viens de le dire, nous étions vraiment en train de travailler en grande hâte. Les camions allaient repartir. Si l’aube pointait on aurait pu nous voir, le secret serait violé. Je ne suis plus sûr si c’était lui ou Hor. C’était soit lui, soit Hor, parce qu’il était là lui aussi. Il était là en même temps que Hor.

« J’ai beaucoup de regrets pour les gens bien qui sont morts et ceux qui sont peut-être moins bons et qui sont morts aussi. Mais je n’ai pas de regrets pour les gens mauvais qui sont morts »

Après Kar Savuth, François Roux prend le relais des questions de la défense à Mam Nay lors de sa dernière journée d’audience, le 15 juillet 2009. Une partie de ces questions s’orientent sur le recul que Mam Nay, ancien adjoint de Duch, porte sur le régime du Kampuchéa démocratique.


– Que pensez-vous aujourd’hui du Kampuchéa démocratique ?

– A cette époque-là les conditions de vie étaient marquées par l’insuffisance alimentaire et cela était le résultat de la guerre. Cependant il y avait un point positif, c’est-à-dire l’autonomie, la maîtrise de soi, d’après les normes de la discipline bouddhiste, c’est-à-dire l’autonomie, compter sur soi-même, cela est un point de vue extrêmement positif.

– Savez-vous monsieur Mam Nay combien de personnes ont été tuées à S21 ?

– Je n’ai pas l’obligation ni l’inclinaison de savoir cela.

– Savez-vous monsieur Mam Nay combien de personnes sont mortes au Cambodge pendant le régime du Kampuchéa démocratique ?

– Sur cette question aussi je suis encore plus ignorant. Je ne sais pas.

– Regrettez-vous monsieur Mam Nay d’avoir été interrogateur à S21 ?

– Avoir des regrets… Oui, j’ai des regrets, je dois le dire.

– Pouvez-vous développer ?

– A mon sens il y avait des gens bien et il y avait des gens qui avaient commis des délits. D’après ce que j’ai pu observer, il y avait moins de gens bien que de gens délictueux. Et donc j’ai des regrets pour ce qui est du petit nombre de gens bien.

– Est-ce que ça veut dire que vous n’avez pas de regrets pour ceux que vous mettez dans la catégorie des gens moins bien et qui ont été écrasés ?

– J’ai beaucoup de regrets pour les gens bien qui sont morts et ceux qui sont peut-être moins bons et qui sont morts aussi. Mais je n’ai pas de regrets pour les gens mauvais qui sont morts.

– Merci monsieur le témoin. Merci pour le procureur, si vous avez d’autres témoins comme celui-là, n’hésitez pas !

Duch blâme son ancien adjoint


Duch faisant sa lecon de vérité à Mam Nay. Mais lui-même dit-il vraiment tout ? (Anne-Laure Porée)
Duch faisant sa lecon de vérité à Mam Nay. Mais lui-même dit-il vraiment tout ? (Anne-Laure Porée)


Ce mercredi 15 juillet, les procureurs inaugurent la série de questions au témoin. Ils partagent leur intervention en deux temps. D’abord Tan Senarong fait projeter des documents que Mam Nay authentifie : des photos, des aveux. Dès que les questions effleurent le sujet de la torture, Mam Nay garde le silence. William Smith se focalise lui sur les chiffres, en particulier le nombre de détenus vietnamiens interrogés par le témoin. La proposition romantique qu’il fait à Mam Nay d’un « nouveau départ », d’un temps de la vérité, est un échec. Le professeur de mathématiques calcule aisément que 20 à 30 détenus interrogés font bien un total inférieur à 50 comme déclaré aux co-juges d’instruction. William Smith a beau brandir le nombre de 144 détenus vietnamiens répertoriés à S21, Mam Nay ne répond pas s’il était le seul interrogateur pour les Vietnamiens et insiste pour garder le silence.


« Vous étiez un pilier »

En revanche le document « Nouveau plan de travail pour les branches interrogatoires pour une période de trois mois », que William Smith présente, démonte le discours du témoin qui minimise ses responsabilités. Ce document écrit de la main de Mam Nay contient un plan préconisant la fréquence des réunions des interrogateurs, la répartition de la charge de travail et la répartition des responsabilités. Y sont aussi mentionnées les responsabilités de Mam Nay. « Ce document répartit les interrogateurs en 11 groupes, eux mêmes à leur tour réunis en trois groupes avec Suon responsable des groupes 5,6,8, Men chargé des groupes 7, 9, 10 et 11 tandis que Pon prenait en charge les groupes 1,2 et 3. » William Smith conclut de ce document : « A l’époque où vous avez écrit ce document à S21, vous étiez pleinement familier de l’organigramme et de l’organisation de la section d’interrogation. Vous étiez un pilier, pas un individu isolé dans une maison où vous interrogiez. » La déduction ne convient pas à Mam Nay qui ne reconnaît pas avoir été chef des interrogateurs. Le carnet de notes de Mam Nay, un carnet de 396 pages tenu à l’époque par le témoin, aurait peut-être permis aux procureurs de creuser sur ce sujet, de démontrer. Malheureusement ils se contentent de le faire identifier, de chercher les conditions de sa rédaction. Aucun détail ne sera utilisé ni révélé au public.


« Apprendre à ne pas savoir »

Dans le temps qui lui était imparti, l’avocate du groupe 3 des parties civiles, Martine Jacquin tente de briser le secret dans lequel le témoin s’enferme. « Pourquoi il ne fallait pas savoir ? Qu’est-ce qu’il ne fallait pas savoir ? » questionne-t-elle après avoir appris que Mam Nay et sa femme, cuisinière pour le personnel de S21, ne parlaient jamais du centre de détention entre eux. « Apprendre à ne pas savoir, c’était conforme aux principes du parti. Nous n’avions pas à nous occuper de ce que faisaient les autres », justifie Mam Nay qui a craint, quand il a été nommé dans les aveux de Ly Phel (ancien professeur dont l’oncle était un de ses amis), de perdre la confiance de Duch et d’être arrêté. En khmer, Mam Nay lâche d’ailleurs que s’il a peur à ce moment-là, c’est parce que Duch est « tordu », au sens où le directeur de S21 tend des pièges.

« Mais pourquoi aviez-vous peur d’être arrêté puisque vous étiez un communiste converti, profond, honnête, vous travailliez avec la meilleure volonté du monde, […] pourquoi aurait-on pu vous emprisonner ? » Martine Jacquin glisse que peut-être la détention de certains prisonniers interrogés par le témoin n’était pas justifiée et aurait provoqué ces craintes. Mam Nay botte en touche : « Si quelqu’un était mis en cause, la personne mise en cause était dans de sales draps. » Point. « Qu’est-ce qui lui arrivait ? » tente l’avocate. Le vieil homme esquive. Il ne livrera rien sur le devenir des prisonniers pendant puis au-delà de l’interrogatoire. Il déclare qu’il ne comprend pas la question et requiert une fois de plus son droit à garder le silence. Quelques minutes plus tard il décrit la méthode de mastication comme une façon de répéter, répéter et répéter les questions aux détenus jusqu’à obtenir une réponse. L’exploitation approfondie du carnet de notes de Mam Nay, que les co-procureurs n’ont pas menée, aurait peut-être permis de donner des détails sur cette méthode d’interrogatoire a priori plus musclée que ce que veut laisser croire le témoin.



Photographie prise à l'arrivée à S21. Le flash au niveau du cou est dû au rétroprojecteur du tribunal.
Photographie prise à l'arrivée à S21. Le flash au niveau du cou est dû au rétroprojecteur du tribunal.


Le cas Phung Ton





Avant de se focaliser sur le cas de Phung Ton, ancien recteur des universités de Phnom Penh mort à S21, l’avocate du groupe 2 des parties civiles, Silke Studzinsky demande au témoin selon quels critères les prisonniers étaient classés comme importants ou non. « Les détenus importants, c’était les cadres d’un rang relativement élevé » expose Mam Nay. « Qu’en était-il des intellectuels de rang élevé ? » « Il n’y avait personne que l’on considérait comme étant intellectuel ou pas intellectuel. Dans les rangs du parti, une personne qui était un cadre supérieur était considérée comme détenu de rang important. C’était des gens qui avaient un rang au moins égal à celui de secrétaire ou chef de district. » Les intellectuels repérés par exemple au port de lunettes ou à la maîtrise d’une langue étrangère, doivent se retourner dans leur tombe d’entendre une telle version de l’histoire.


Phung Ton comptait parmi ces intellectuels. Mam Nay se souvient de lui débattant avec Son Sen avant la guerre. Mais, malgré l’identification de son écriture sur les aveux, les interrogatoires ne lui reviennent pas en mémoire. Silke Studzinsky fait afficher la photographie de Phung Ton, 54 ans, prise à S21, matricule 17. Sa fille, partie civile assise derrière les avocats, et la femme de Phung Ton, éclatent en sanglots. Voilà trente ans qu’elles attendent de savoir ce qu’il a vécu dans l’enceinte de S21. Elles savent déjà que Mam Nay a écrit les aveux, il confirme. En revanche, les annotations sur un bout de papier en première page sont de quelqu’un d’autre. Qui ? Mam Nay ne sait pas. A Kar Savuth, le témoin indique que le professeur « a fait des aveux spontanés ». Malheureusement personne n’intervient pour demander pourquoi un détenu qui fait des aveux spontanés reste en détention au moins six mois (la date de sa mort n’est pas connue)… En tout cas, la photographie de Phung Ton trouble Mam Nay qui l’identifie immédiatement.


15-07-09-alain-wernerLe travail de fond d’Alain Werner

La démarche de l’avocat du groupe 1 des parties civiles se différencie de celle de l’accusation ou des autres parties civiles. Alain Werner n’est pas là pour faire le procès du témoin, ni pour porter le cas particulier d’un de ses clients. Il centre ses questions sur les liens entre le témoin et l’accusé et sur le fonctionnement de S21. Il travaille sur le cas de Duch. Pour cela il épluche le dossier de l’instruction et les transcriptions du procès et fait confirmer par le témoin différents propos. Cinq points fondamentaux se dégagent de ses vingt minutes d’intervention.

Point 1 – Sur la responsabilité de Duch quant aux confessions

7 novembre 2007 (date de la déclaration de Mam Nay). Question : Après avoir consulté les confessions et avant de donner son avis sur ces confessions, est-ce que Duch devait demander à l’échelon supérieur avant d’annoter ces confessions ?

Mam Nay : D’après ce que j’ai observé, probablement après avoir consulté les réponses, il analysait les réponses pour voir si [la personne] devait être à nouveau interrogée ou si les confessions pouvaient être envoyées en haut. Et si elle devait être réinterrogée, Duch annotait pour réinterroger.

– En général combien de jours fallait-il à Duch pour répondre à une confession ?

– Certaines fois longtemps, d’autres fois rapidement mais jamais plus d’une semaine.

– Dans quel cas Duch envoyait-il une confession à l’échelon supérieur ?

– D’après ce que je savais, probablement une fois que Duch estimait cela suffisant et que la confession était appropriée. Alors il l’envoyait à l’échelon supérieur.

Mam Nay confirme ses propos et nuance : « Ce ne sont pas des faits ici mais l’analyse que j’en fais. »

Point 2 – Sur les listes et arrestations de prisonniers

14 février 2008. « Je savais que la liste des prisonniers était envoyée au Centre qui prenait la décision et cette liste était celle établie par les interrogateurs. D’après ce que j’ai pu conclure, selon la loi le Centre envoyait les confessions à la base. La base suivait avant d’arrêter les prisonniers. Parfois la base les envoyait elle-même,  parfois S21 allait les chercher. »

Là encore Mam Nay assure que cela est conforme à la vérité. « La liste des prisonniers était établie par les interrogateurs qui donnaient les noms de ceux qui avaient été mis en cause dans les aveux de ceux qui étaient interrogés », complète-t-il.

Point 3 – Sur la possibilité d’aider des détenus

7 novembre 2007. Question : Il y avait donc des arrestations commises à S21 telles que suggérées par Duch et autorisées par l’échelon supérieur ?

Mam Nay : Il fallait que ce soit comme ça pour être fait.

– Quant aux personnes que vous souhaitiez aider, y avait-il des personnes que vous souhaitiez aider mais que vous ne pouviez pas aider ?

– Des personnes autres que celles de l’unité, celles qui ont rejoint la révolution avec moi. Dès que Duch me disait quelque chose, je pouvais les protéger car Duch écoutait mon avis. Et si quelqu’un n’avait pas fait la révolution avec moi, je n’aurais pas osé le défendre.

– La dernière fois que vous avez raconté avoir vu l’un de vos étudiants être en difficulté, mais dans l’impossibilité de pouvoir l’aider, comment cela s’est-il passé ?

– Concernant mon étudiant que je n’avais pas osé aider, la base l’avait déjà arrêté et envoyé. […] Si je l’avais su avant, […] j’aurais pu garantir qu’il était l’un de mes étudiants.

Devant la cour ce 15 juillet 2009, Mam Nay confirme. « Si je voulais défendre ces personnes, c’est parce que j’étais épris de justice et qu’il s’agissait de personnes innocentes. […] Puisque c’était des personnes que je connaissais, je les défendais. Pour les personnes que je ne connaissais pas, je n’étais pas à même de les aider en quoi que ce soit. »

Point 4 – Les rapports et l’efficacité de Duch

7 novembre 2007. Question : A cette époque, Duch avait-il le droit de proposer à l’Angkar supérieur d’arrêter des personnes extérieures à S21 ?

Mam Nay : Duch avait la possibilité de faire des rapports sur des cas qu’il connaissait personnellement. […] Duch était très rapide pour faire des rapports.

Le témoin confirme encore. « Duch avait pour intention que l’échelon supérieur puisse examiner la situation. »

Point 5 – La torture employée par Mam Nay

Février 2008 lors de la reconstitution à S21. Alain Werner donne le contexte : ils sont dans une salle du bâtiment D où sont présentés des instruments de torture. « L’accusé a expliqué sur place que le choix des instruments de torture relevait des seuls interrogateurs », précise l’avocat puis il lit la déclaration du témoin : « Le témoin Mam Nay déclare qu’il n’utilisait que le bâton et les fils électriques. » Sur ce point, le témoin garde le silence. Il a dit la veille qu’il n’avait jamais pratiqué la torture.


Duch fustige son ancien camarade


Pendant que Duch fait sa leçon d'humanité...
Pendant que Duch fait sa leçon d'humanité...











...Mam Nay sourit
...Mam Nay sourit. Peut-être que cela lui rappelle les leçons politiques du directeur de S21.


Quand Duch prend la parole pour faire part de ses commentaires, il commence par expliquer qu’il avait une préférence pour le camarade Pon, interrogateur, plutôt que pour Mam Nay parce que Pon faisait mieux son travail. Il évoque les confidences faites au premier lors de ses fiançailles, confidences qu’il n’aurait pu faire à son chef des interrogateurs. Quels potins ! C’est à croire qu’il ne s’agit pas d’un procès pour crimes de guerre et crimes contre l’humanité !

Enfin il revient au procès, aux documents écrits par Mam Nay et à ses déclarations. Il lui fait la leçon, d’une voix ferme et contrôlée mais ses gestes vifs, saccadés trahissent une tension. Nombre de spectateurs imaginent soudain le Duch directeur de S21, autoritaire, cassant. La violence est dans le ton et dans le regard impitoyable. Mam Nay sourit tandis que l’accusé  contredit certaines de ses affirmations (par exemple qu’il n’y ait pas d’annotations de la main de Duch ou de Nat dans son carnet de notes est faux, Duch cite la page de référence). Duch se pose en exemple à suivre.

« Quand vous dites qu’il s’agit d’une écriture similaire à la vôtre, n’ayez pas peur de dire la vérité. […] Vous voyez bien que moi-même j’accepte la responsabilité de tous les crimes qui ont été commis à S21. Nous sommes ici jugés par l’histoire et vous ne pouvez pas couvrir un éléphant mort avec un panier. N’essayez donc pas ! Je suis prêt à répondre des actes, des crimes que j’ai pu commettre et je souhaiterais que vous fassiez la même chose. Et naturellement dans un esprit humanitaire, il faut que nous révisions nos positions puisque plus d’un million de personnes sont mortes. Ces personnes ont péri entre les mains des gens du PCK. Qui étaient ces gens au PCK ? J’en étais et vous-mêmes en étiez aussi ! Sur le plan émotionnel nous sommes responsables des crimes qui ont été commis et nous n’avons pas le droit en réalité de dire que la ligne politique était mauvaise. Nous devions à l’époque suivre la ligne politique. Si on compare la politique du PCK à l’époque et les aspects humanitaires, on comprend que c’était deux choses incompatibles. »


La recherche de la vérité

Duch rafraîchit encore la mémoire de son second en lui rappelant que Chao Seng était bien avec Mam Nay à S21 contrairement à ce que Mam Nay a prétendu toute la journée.

« Et s’agissant de Phung Ton, l’un et l’autre reconnaissons qu’il a été notre professeur, n’est-ce pas ? Je ne vais pas ici entrer dans le détail de pourquoi j’aimais beaucoup le professeur Phung Ton mais devant les parties civiles, l’épouse et la fille de l’intéressé, je peux répéter ce que j’ai déjà dit : ce que nous essayons de faire c’est essayer d’établir la vérité de ce qui s’est passé, de ce qui est advenu par exemple du professeur Phung Ton. Aujourd’hui le monde et le peuple cambodgien cherchent à connaître la vérité et je crois que c’est une chance unique pour nous de mettre ensemble les morceaux du puzzle. […] Les parties civiles souhaitent savoir quand il est mort et où ses cendres reposent peut-être. Il serait bon de pouvoir retrouver cet endroit. Je crois qu’ici le communisme n’a pas à nous obscurcir l’esprit et à entraver la recherche de la vérité. Peu importe la position que nous avions à l’époque vis-à-vis du parti communiste, ce que nous cherchons aujourd’hui, c’est la vérité. »


Des larmes inattendues

Le discours de Duch est d’une redoutable efficacité, une vraie machine à convertir au remords. Quand il est relancé à l’appel de Silke Studzinsky sur le cas de Phung Ton, Mam Nay flanche. « Je voudrais exprimer mes regrets à la famille du professeur Phung Ton. Pour autant que je sache, sa femme est la fille de monsieur Im Tuy, mon grand-père adoptif [Im Tuy a aidé Mam Nay, il s’agit d’une adoption de coeur, pas d’une adoption officielle]. » Brusquement l’émotion le saisit, il craque. Le mort a-t-il retrouvé son humanité aux yeux du tortionnaire ? Mam Nay attrape son krama pour sécher les larmes qui coulent derrière ses lunettes. L’équipe audiovisuelle s’empresse de cadrer en plan large pour que personne ne voit cette scène inattendue de trop près. En salle de presse, les Cambodgiens rient.

Les regrets de Mam Nay ne sont pas adressés au peuple cambodgien mais tournés avant tout vers ses proches. « J’éprouve beaucoup de regrets, c’est une chose. J’éprouve beaucoup de regrets parce que j’ai aussi perdu des frères et des parents qui ont souffert sous le régime ainsi que ma femme et mes enfants qui sont également morts. Je crois que ça a été une situation de chaos et il ne nous reste rien d’autre qu’à regretter. Beaucoup de Cambodgiens ont péri sous le régime du Kampuchéa démocratique, ces regrets sont partagés par beaucoup et si on parle en terme de religion c’est notre karma qui en souffre. Aujourd’hui j’essaye de trouver un soulagement dans la foi et le karma. »

La famille de Phung Ton n’en saura pas davantage. « Il est impossible de donner plus d’informations, justifie l’ancien interrogateur, ce serait un peu comme tirer dans le noir. » Cependant, la lecture du dernier paragraphe des aveux de Phung Ton, demandée dans la matinée par Silke Studzinsky est intéressante. Voici en quels termes Mam Nay conclut cette courte confession de 4 pages : « justice sociale, égalité, bonheur pour tous, prospérité, défense de la patrie à tout prix et le communisme version khmère… Phung Ton est un communiste très sincère car ces principes lui sont chers. » L’avocate demande au témoin ce qui aurait dû découler d’une telle conclusion, élogieuse pour le prisonnier. Devait-il être considéré comme un ennemi de la révolution ? Mam Nay fuit, ses réponses sont abstraites. A-t-il pris un risque en écrivant une conclusion favorable au détenu ? En tout cas il refuse de charger son supérieur. Néanmoins la question se pose : qu’a fait Duch ? Qu’a-t-il ordonné ?


Le cauchemar de Lot Pha

Dans la salle, le public réagit peu. En revanche, à l’extérieur, la séance judiciaire réveille un passé douloureux. Lot Pha, 49 ans, s’assied sur une chaise de la salle d’accueil pour digérer sa colère. « Le tribunal laisse trop de droits à ces témoins. Ils ont le droit de ne pas répondre, de détourner les questions. A S21, les détenus n’avaient pas le droit de ne pas répondre ! C’est n’importe quoi ! S’il n’y avait pas de vitre, je lui casserais la gueule à cet homme ! Pourquoi dit-il qu’il ne se souvient de rien après tout ce qu’ils ont commis ?! » Lot Pha feuillette nerveusement le livret de présentation du tribunal tandis que ses yeux rougissent. « Je ne voulais pas venir. Je ne voulais pas me souvenir de tout ça. Après mûre réflexion, je me suis dit qu’il fallait que je le vois une fois dans ma vie. Mais je ne voulais pas de cette colère qui monte en moi. » Lot Pha ne voulait pas non plus de la douleur qui l’envahit en pensant aux morts, à ses parents, à sa famille, à ceux qu’il a vu emmenés dans des camions, à ceux qui ont été ensevelis dans des fosses sanglantes.


Le public au rendez-vous

Sothik, lui, approuve ce « trop de droits ». « C’est un tribunal de luxe », qui coûte cher et qui traîne en longueur. Il considère néanmoins que juger Duch vaut mieux que rien. Il compte revenir avec son fils de 9 ans pour lui faire comprendre ce qu’est un tribunal et comment fonctionne la justice. Il n’aurait pas eu la même initiative dans un tribunal cambodgien normal. La découverte n’a pas non plus déçu Sarith, 30 ans, qui a rangé ses sudoku au placard et s’est laissé captiver par les débats. Qui prétend que ce procès n’intéresse pas les Cambodgiens ? Ils sont de plus en plus nombreux à assister aux audiences. Depuis le 30 mars 2009, date d’ouverture du procès sur le fond, plus de 12 000 personnes sont venues, soit une moyenne de 1 000 personnes par semaine. C’est bien au-delà de n’importe quel tribunal à composante internationale. De la même manière, la présence constante et régulière des parties civiles dans le prétoire est unique.




Risques de poursuites contre les témoins : la cour ne veut plus en entendre parler en public


William Smith reproche à la défense de semer la confusion. (Anne-Laure Porée)
William Smith reproche à la défense de semer la confusion. (Anne-Laure Porée)


Mercredi 15 juillet 2009, avant de poser ses questions à Mam Nay, le co-procureur cambodgien Tan Senarong lui rappelle qu’il a le droit de ne pas s’incriminer lui-même. Il l’invite cependant à faire un récit complet « même s’il s’agit de choses que vous avez faites vous-mêmes » et il rassure le témoin, si tant est qu’il puisse encore y parvenir. Ses arguments reposent sur deux éléments : premièrement la loi sur les Chambres extraordinaires au sein des tribunaux cambodgiens (CETC) prévoit des poursuites seulement contre les hauts dirigeants et les principaux responsables des crimes commis sous le Kampuchéa démocratique, deuxièmement les crimes ont eu lieu il y a plus de trente ans, il y a donc prescription pour les personnes qui ne sont pas incluses dans ces deux catégories.


Versions divergentes

François Roux attend que la parole soit à la défense pour répliquer. Après avoir rappelé au témoin qu’il est obligé de dire la vérité ou bien qu’il peut garder le silence, l’avocat de Duch conjure Mam Nay de ne pas croire ce que les co-procureurs lui ont expliqué dans la matinée. Il brandit un document émanant du bureau des co-procureurs et reçut par la défense à l’heure du déjeuner et cite le paragraphe 21 : « En ratifiant la Convention contre la torture, la Cambodge a contracté l’obligation absolue de poursuivre toute personne présumée responsable d’actes de torture. » François Roux conclut : « Ce qui vous a été dit oralement n’est pas la même chose que ce qui est écrit par les co-procureurs. »


Le co-procureur international William Smith se lève, proteste, en appelle à un débat à huis-clos. « Assurément ce n’était pas la position avancée hier par les co-procureurs comme quoi aucune poursuite ne serait possible. Nous avions dit que c’était une possibilité très vague mais je n’ai pas dit que c’était totalement exclu. »


La défense recadrée

Le président recadre la défense. « Il est de la responsabilité de la Chambre de prévenir le témoin. » Par ailleurs la cour lui a fourni un avocat dont c’est aussi le travail. François Roux argue de son bon droit, énerve le président qui clôt le chapitre. Mais le sujet revient sur le tapis dès l’annonce du prochain témoin, Him Houy, chef de la sécurité à S21, responsable des gardiens et du transport des détenus vers le lieu d’exécution. François Roux se dit préoccupé par les informations données aux témoins et lâche encore : « Je ne parle pas de problème de l’auto-incrimination, je parle du problème de l’entreprise criminelle conjointe qui est un problème nouveau. […] Il faut prévenir les témoins ! […] Il faut corriger ce qui a été dit ce matin par mon confrère cambodgien. […] Il est faux de dire aux témoins que les faits sont prescrits ! C’est faux ! Vous écrivez le contraire. »



Le forcing de la défense contre l’ECC

Le président Nil Nonn semble exaspéré. Il souhaiterait que les audiences consacrées aux témoins le soient vraiment, que ce problème ne resurgisse pas constamment et que le public soit épargné par ces questions « de procédure » et il s’étonne qu’aucune requête n’ait été adressée à la Chambre à ce sujet. La défense s’annonce prête à participer à un débat à huis-clos sur cette « question grave, qui dépend de la position des co-procureurs ». « Maintenez-vous oui ou non l’entreprise criminelle commune ? »

« Nous maintenons notre position » répond sèchement le co-procureur William Smith. La défense sème la confusion selon lui.


Dans cette ambiance électrique la Chambre exige que cette question ne soit pas soulevée pendant la déposition du prochain témoin à qui le président propose de consulter un avocat en préliminaire à sa déposition devant les juges. Him Houy ne parlera pas aujourd’hui à la cour. L’audience est suspendue une demi-heure plus tôt que prévu.

« L’unité des témoins et des experts ainsi que les co-procureurs ont mis au point une formule qui permet à la chambre d’éviter précisément ce qui s’est passé hier où le témoin se retrouve intimidé »

En ouverture de l’audience du 14 juillet 2009, la défense se réjouit de la présence à la cour d’un avocat pour le témoin Mam Nay. Cependant, elle émet « les plus expresses réserves sur le fait qu’il a été demandé à notre confrère de s’asseoir au même banc de la défense que nous-mêmes. Cela conduit à faire droit par anticipation à la demande du procureur de considérer monsieur Mam Nay comme un accusé. Si nous regardons la salle d’audience, monsieur Mam Nay est avec un avocat assis au même banc que la défense et monsieur Mam Nay est donc considéré comme un accusé. Il nous semble que cela n’est pas correct. »

Martine Jacquin, avocate du groupe 3 des parties civiles, soutient la position de la défense car Mam Nay est un témoin assisté. « [Nous pensons que son avocat doit] avoir une position proche du témoin et qu’il n’y ait pas une assimilation sur laquelle la défense pourrait facilement jouer quant à d’éventuelles interprétations vis-à-vis de monsieur Mam Nay. »


Le co-procureur William Smith intervient : « Je ne sais pas si le témoin avait conscience d’être perçu comme tel avant que la défense ne fasse la remarque. Il y a beaucoup de sièges vacants dans le prétoire et ce n’est pas la première chose qui me viendrait à l’esprit si j’étais moi-même témoin ». Pour le co-procureur, il appartient à la chambre de décider où l’avocat du témoin doit s’asseoir.


Il demande également la possibilité de soulever un autre point en réponse aux attaques de la veille par François Roux contre la notion d’entreprise criminelle commune : « La défense a dit hier que le témoin devait être pleinement informé de son droit à ne pas s’incriminer lui-même. Comme vous le savez, monsieur le président, il a bel et bien été informé par vous-mêmes avant l’objection de la défense, après quoi la défense s’est inquiétée de savoir si le témoin était pleinement conscient de ses droits. Puisque cette remarque a été faite, comme vous le savez, à la règle 28-8, il est dit qu’il ne convient pas de faire ce genre de remarque devant le témoin pour des raisons évidentes, deuxièmement ce genre de remarque doit être fait avant la déposition du témoin, et troisièmement c’est le genre de remarque qui pourrait être faite à huis-clos de sorte que l’on n’inquiète pas sans raison le public. Le témoin venant en l’occurrence de S21. Le témoin n’est pas le seul qui ait été membre du personnel de S21 comme garde ou interrogateur. Il faut donc que la procédure soit appliquée comme il convient pour ce qui est des garanties à respecter. »

William Smith souhaite que l’incident de la veille ne se reproduise pas avec les témoins à venir.

« L’unité des témoins et des experts ainsi que les co-procureurs ont mis au point une formule qui permet à la chambre de fournir l’assistance nécessaire aux témoins qui viennent de S21 pour éviter précisément ce qui s’est passé hier où le témoin se retrouve intimidé : on agite devant le témoin une menace de poursuites par les co-procureurs, une menace pourtant sans fondement. »


Le co-procureur reproche non seulement à la défense de soulever cette question en présence du témoin mais aussi de ne pas l’avoir avancée plus tôt. « La défense a attendu que le témoin soit à la barre pour soulever cette question alors que toutes les parties essayent de trouver une solution sous forme d’assistance juridique ». 


Puis William Smith déballe les arguments qu’il aurait dû donner hier, en pleine attaque contre la notion d’entreprise criminelle commune. « On nous dit que [si cette notion était reçue par la Chambre] cela modifierait la situation par rapport au témoin et que les assurances données par avance ne seraient plus valables. C’est un non-sens, sur le plan juridique, c’est faux. Il y a beaucoup de points doctrinaires, aider, encourager, planifier autant de concepts qui peuvent s’appliquer à toute personne ayant travaillé à S21. Là encore, c’est une éventualité qui risque très très peu de se concrétiser. » L’accusation définit cette observation comme non fondée et incorrecte. Elle devrait selon lui devrait être à l’avenir soulevée à huis-clos et en l’absence du témoin.


François Roux ne veut pas laisser cette observation sans réponse. « Nous ne sommes pas dans le cadre restreint de l’article 28 alinéa 9. Nous sommes au-delà. Il fallait également informer le témoin de la requête que les co-procureurs ont cru devoir déposer pour l’entreprise criminelle commune. C’est autre chose. Vous avez fait ce choix. Vous êtes d’ailleurs en train de nous expliquer que ce choix n’était peut-être pas nécessaire puisqu’il y aurait d’autres possibilités d’incriminer le témoin. Donc ma question est la suivante : maintenez-vous aujourd’hui votre demande de joint criminal entreprise ? » Il explique alors que si Duch était déclaré coupable au regard de l’entreprise criminelle conjointe, le témoin serait également déclaré coupable. Automatiquement.   


William Smith s’impatiente. « Je ne sais pas combien de fois il faut le dire. Que l’accusé soit déclaré coupable ou non cela n’a pas d’incidence sur d’éventuelles poursuites contre d’autres personnes ayant travaillé à S21. Il n’y a pas de lien entre le jugement que prononcera la chambre et d’autres poursuites devant d’autres tribunaux. Le fait est que l’éventualité de ces autres poursuites est très réduite. »


« Alors retirez votre demande de ECC  et nous serons tranquilles ! » lance François Roux.


Après le bras de fer entre le bureau des co-procureurs et la défense, la cour décide de ne pas changer l’avocat de Mam Nay de place. Nil Nonn, avec une pointe d’autorité (« la gestion de l’audience relève du seul pouvoir de la Chambre ») en profite pour remonter les bretelles des dissipés du prétoire qui parlent sans autorisation préalable du président.