Mam Nay : « Je ne sais pas, je ne me souviens pas »








Deuxième jour d'audience pour Mam Nay. (Anne-Laure Porée)
Deuxième jour d'audience pour Mam Nay. (Anne-Laure Porée)





Khmer rouge de la première heure

Mam Nay a la voix fatiguée d’un monsieur de 76 ans. Comme hier (lundi 13 juillet), il arrive au tribunal mitaines aux mains, large chemise bleue et krama assorti. Dans la salle d’audience, le public commente sa manière khmère rouge de le porter enroulé autour du cou. Mam Nay a un profil similaire à celui de Duch : études de mathématiques, physique et chimie, il parle le francais et quelques mots d’anglais. A ses débuts, il enseigne à Kompong Thom (la province d’origine de l’accusé) où il devient rapidement principal. La juge Silvia Cartwright souligne : « On peut dire que vous étiez quelqu’un d’extrêmement instruit et très intelligent. »

Khmer rouge de la première heure, il est emprisonné pendant deux ans par le régime de Sihanouk à cause de ses accointances communistes. Il partage la cellule de Duch qu’il connaît pour l’avoir rencontré à l’Institut de pédagogie, dirigé par Son Sen. Il est libéré après la prise du pouvoir par Lon Nol en 1970, comme Duch. Et comme lui, il se garde de mentionner la manière dont il a été libéré dans sa biographie khmère rouge. A sa sortie de prison, il retrouve un poste de professeur. En 1973, il rallie M13 à la demande de Duch. « J’avais des fonctions assez variées. Au début je ne devais que planter des pommes de terre. […] Un jour Duch m’a demandé de procéder à l’interrogatoire des personnes moins importantes.» Dès lors ils se suivent à S21 où Mam Nay devient chef des interrogateurs, ce qu’il persistera à nier pendant toute la journée d’audience. Après 1979, il occupera même la fonction de Duch en zone khmère rouge.









Thou Mony a mené les questions pour les juges cambodgiens. (Anne-Laure Porée)
Thou Mony a mené les questions pour les juges cambodgiens. (Anne-Laure Porée)


Les définitions de Thou Mony


Le juge Thou Mony se charge de l’essentiel des questions côté cambodgien. Il s’implique. Il réussit à obtenir quelques réponses sur les définitions d’un bureau de sécurité ou de détenus contre-révolutionnaires mais très vite le témoin vire dans l’imprécision. Thou Mony questionne plus ou moins dans le détail mais n’apporte pas de contradictions aux propos de Mam Nay avec des documents ou des témoignages. Cependant les seules réponses du témoin permettent de déterminer immédiatement qu’il a décidé de ne pas savoir, de ne pas se souvenir, de rester le plus flou possible sur son rôle, voire de mentir.



Ce que Mam Nay dit ne pas savoir

Petite revue des questions auxquelles Mam Nay répond « Je ne sais pas » ou « Je n’en sais rien » :

  • – Qui était le supérieur de Duch ?
  • – Saviez-vous quels étaient les choix politiques de Son Sen quand vous étiez à l’Institut de pédagogie ?
  • – Toute personne détenue à S21 n’était-elle pas présumée coupable et exécutée?
  • – Les détenus de S21 étaient-ils assez nourris ?
  • – Quelle était l’origine des détenus de S21?
  • – A quoi ressemblait Prey Sâr (« Quand j’y suis allé je n’ai vu que les rizières et quelques maisons », dit-il. On croirait entendre Duch)
  • – A Prey Sâr, les gens étaient-ils des prisonniers ou des gens ordinaires ?
  • – Y avait-il encore des prisonniers à S21 quand vous avez fui devant l’avancée des Vietnamiens ?
  • – Les autres interrogateurs de S21 pratiquaient-ils la torture?
  • – Quelles étaient les différentes techniques utilisées par les interrogateurs de S21 ?
  • – Où étaient envoyés les aveux ?
  • – Y avait-il des femmes enceintes ou des femmes avec des enfants parmi les détenus ?
  • – Des photographies des détenus étaient-elles réalisées à S21 ? « Sur ceci je ne sais rien car cela relève des fonctions d’autres membres du personnel » assure Mam Nay qui ne posait pas de questions pour ne pas s’attirer d’ennuis…

Ceci n’est que le florilège d’une rengaine entendue toute la journée. Mam Nay ne se souvient pas non plus s’il a procédé à l’interrogatoire de femmes. Il esquive la question sur sa connaissance des exécutions à Choeung Ek : « Je n’ai jamais su où Choeung Ek se trouvait ».

Le témoin justifie ses incertitudes et sa méconnaissance par une règle stricte appliquée à S21, à savoir l’absence de liberté de circulation. « Comme sous l’ancien régime, on disait qu’il fallait juste s’occuper de son kapokier. C’est ce qu’on disait, et donc être sourd et aveugle sauf pour ce qu’on avait à faire. Si j’ai survécu jusqu’à aujourd’hui c’est parce que j’ai respecté ce principe. Si je m’étais mêlé des affaires des autres, j’aurais sans doute été arrêté et j’aurais disparu. »


Flou professionnel sur la torture

Il garde le plus grand flou sur la torture alors que sa fonction est celle d’interrogateur. Le juge Thou Mony lui demande quelles techniques étaient appliquées aux récalcitrants, Mam Nay répond : « Obtenir la biographie n’est pas une tâche très importante. Si les gens refusaient de répondre nous pouvions les pousser à décrire en détail leurs activités. » Le juge n’insiste pas et Mam Nay continue à se défiler. Le détenu Pha Than Chan qui assistait Mam Nay dans les interrogatoires avec les Vietnamiens et qui comptait parmi les rescapés de S21 en 1979 a cependant bien témoigné des méthodes de torture employées par Mam Nay.

Les autres interrogateurs pratiquaient-ils la torture ? « Je ne pense pas savoir ». Il ne décrit rien non plus des méthodes du groupe des interrogateurs « mordants » (autrement appelée méthode de « mastication ») sous son autorité. La torture était-elle utilisée à Omleang (M13) ? « Par mes observations je peux dire que de manière générale la torture aura pu être appliquée ou aura pu ne pas être appliquée. » Etait-elle en usage à S21 ? « Il est possible que la torture ait été utilisée », ose le témoin.


Les mensonges de Mam Nay

Cette opacité maintenue sur le traitement des détenus va de pair avec les mensonges de Mam Nay sur son statut, à M13 comme à S21. Le portrait qui se dessine en creux de ses déclarations est hallucinant. « Je n’occupais pas une position importante » clame-t-il. « J’étais un cadre ordinaire chargé des interrogatoires. » Comme il travaillait dans une maison à 200 ou 300 mètres du centre de détention, il ne sait rien bien entendu des cellules, des conditions de détention et d’ailleurs il n’a pénétré qu’une fois dans l’enceinte de l’ancien lycée Ponhea Yat. Pourquoi y serait-il allé puisque les détenus lui étaient amenés ?, prétend-il. Pourtant tous les survivants de S21 le connaissent et l’ont vu, eux avaient probablement moins de possibilité que lui de circuler dans S21…

A l’entendre il n’était qu’un simple interrogateur (il interrogeait seul) chargé des soldats vietnamiens notamment et des cadres du bas de la hiérarchie, qui n’employait « jamais » la torture. D’ailleurs il témoigne n’avoir jamais eu « aucun instrument de torture en évidence » sur son bureau ou dans la salle d’interrogatoire. Il écrivait lui-même les aveux. Il promet qu’il renvoyait les prisonniers en cellule pour leur donner le temps de réfléchir à leurs aveux lorsqu’ils n’étaient pas très coopératifs. Que se passait-il s’ils n’avouaient pas ? « J’envoyais un rapport d’interrogatoire à Duch. »

A part ça, Mam Nay ne sait rien des détails organisationnels, il ne connaît pas clairement la zone couverte par S21 à l’époque, il n’a aucune idée du nombre d’interrogateurs. Pourtant ils sont tous sous ses ordres à en croire les organigrammes de S21 mais le juge Thou Mony choisit de ne pas relever les mensonges éhontés du témoin.

L’autoportrait de Mam Nay à Kambol n’a rien à voir avec le portrait épouvantable et terrifiant que les anciens détenus de M13 et S21 ont rapporté.


Offenses aux victimes

Interrogé sur la santé des détenus, Mam Nay a le culot de répondre que « les prisonniers n’étaient ni maigres ni pâles. Ils manifestaient un état physique. Ils n’étaient ni trop maigres ni trop gras. » Et selon lui, les prisonniers qui lui étaient envoyés étaient « en bonne santé ». Dans l’après-midi, se remémorant une inondation survenue à M13 qui a pris de court tout le monde, il semble faire preuve d’une mémoire sélective. Il ne sait pas si des gens sont morts. Différents témoins affirment pourtant que des détenus sont morts noyés dans les fosses près de la rivière, sans secours. « Je sais juste qu’il y a des cochons qui sont morts dans cette inondation » formule Mam Nay. Cette réplique rappelle les pires citations de Nuon Chea. Enfin, lorsque le juge Jean-Marc Lavergne lui demande s’il a des regrets, il dit : « Mes regrets, c’est que notre pays ait été envahi. Et pour dire les choses très franchement, tout d’abord nous avons été envahis par les Etats-Unis, puis par les Vietnamiens. » Pas un mot pour les victimes de S21 ou du régime.








De nombreux villageois assistent à l'audience. Ceux qui ont vécu le régime khmer rouge sont offusqués par les propos du témoin. (Anne-Laure Porée)
De nombreux villageois assistent à l'audience. Ceux qui ont vécu le régime khmer rouge sont offusqués par les propos du témoin. (Anne-Laure Porée)


La colère du public


A chaque fois que Mam Nay répond « je ne sais pas », le public remue. Au début, les réactions sont vives. Un homme lance bruyamment : « Il ment ! » Un autre commente à haute voix : « Il a inventé une nouvelle méthode d’interrogatoire sans torture ! » Des femmes grommellent : « Il ne sait rien ? Qu’est-ce qu’il faisait à S21 alors ? » Le juge interroge : « Avez-vous su que les prisonniers étaient exécutés ? » Non. Mam Nay répond non. Les villageois venus de Kien Svay n’en reviennent pas. Ils rient. La femme de Bou Meng, torturé pendant des semaines à S21, s’exclame plus tard avec hargne : « S’il ne sait rien, qu’on le ramène chez lui ! »


Hors du tribunal, à la pause, trois femmes, qui ont perdu beaucoup de proches sous le Kampuchéa démocratique, confient la colère qui les submerge comme une vague.









Duch à la rescousse de son ancien adjoint. (Anne-Laure Porée)
Duch à la rescousse de son ancien adjoint. (Anne-Laure Porée)


Les anciens Khmers rouges se couvrent


Dans cette longue journée d’audience, il est difficile de ne pas voir dans certains silences de Mam Nay une façon de protéger son ancien camarade Duch. Quand Thou Mony veut savoir si Mam Nay recevait des instructions après avoir envoyé à Duch un rapport d’interrogatoire, le témoin réplique « Je ne me souviens pas de quoi que ce soit en rapport avec cette question ». Il certifie plus tard que les interrogateurs n’avaient pas bénéficié de réunions pour discuter de la conduite à tenir pendant les interrogatoires, en contradiction avec des déclarations antérieures de Duch.


A la question : Duch venait-il aux interrogatoires ?, Mam Nay affirme que non. Mais le juge Jean-Marc Lavergne lui lit son entretien avec les co-juges d’instruction qui contredit ses propos devant la cour. Alors le témoin nuance. L’accusé n’est jamais venu pendant les interrogatoires avec des détenus vietnamiens mais avec les prisonniers cambodgiens, il ne se souvient pas clairement…

Mam Nay authentifie son écriture sur un document qui demande la libération d’un prisonnier. Duch intervient pour rappeler la stratégie de son prédécesseur Nat qui masquait ainsi les exécutions de prisonniers. Il ne reste plus au témoin qu’à confirmer : « Je n’étais pas chargé de missions importantes, comme Duch l’a dit, si on me dictait le mot « libérer, j’obéissais et j’écrivais sur le document ce qu’on me disait d’écrire. Si cette personne était libérée ou non, je n’en savais rien. […] Un subordonné doit obéir aux ordres de son supérieur. »

Devant un document tapé à la machine et signé Chan, Mam Nay continue à ne pas se rappeler ce dont il s’agit. Surprenant l’assistance, Duch se lève pour livrer ses explications : le formulaire dont il s’agit a été selon lui établi par Hor mais signé Chan. Le juge Lavergne y perd son latin et il n’est pas d’humeur. « Peut-être que Mam Nay a oublié qu’il était chargé de garder la trace de ces documents », suggère Duch pour couvrir son ancien adjoint. «  Pourquoi écrire le nom de Chan si c’est Hor qui est responsable de cette tâche ? » Les arguments de l’accusé sont confus. Le juge finit par abandonner.


Pour Duch, qui a adopté une attitude « coopérative » avec le tribunal, il s’agit de mesurer ce qu’il peut cacher et ce qu’il ne doit pas cacher afin de préserver son image. Les mensonges flagrants de Mam Nay pourraient devenir encombrants.









Le juge Jean-Marc Lavergne embrouillé par les explications confuses de Duch et du témoin. (Anne-Laure Porée)
Le juge Jean-Marc Lavergne embrouillé par les explications confuses de Duch et du témoin. (Anne-Laure Porée)


Ne rien voir, ne rien entendre, ne rien savoir


Le juge Lavergne demande à Mam Nay s’il a entendu parler des deux centres M13A et M13B. Le « je ne me souviens pas bien » du témoin inaugure un échange tendu entre les deux hommes. « Est-ce que vous avez des problèmes de mémoire monsieur Mam Nay ? » En salle de presse, les éclats de rire résonnent. Le témoin invoque un vieil accident qui lui a fait perdre conscience « pendant une heure » et qui a occasionné des problèmes de mémoire. Malgré cela il confirme que son nom révolutionnaire était Chan.


– Est-ce que lorsque vous étiez à M13, il y avait d’autres personnes qui utilisaient le même alias que vous ?

– A M13 il n’y avait personne d’autre qui portait l’alias Chan.

L’avocat Kong Sam On se lève, estimant que son client n’a pas clairement entendu le nom prononcé par le juge.

– Monsieur Mam Nay, avez-vous des problèmes d’audition ? s’enquiert le juge. Nouveaux éclats de rire.

– Oui, j’ai un peu de mal à entendre.

– Est-ce que lorsque je vous pose la question de savoir si votre alias c’était Chan vous entendez bien que c’était Chan ?

– Oui, j’ai compris.

– Est-ce qu’il y avait d’autres personnes qui utilisaient cet alias à M13 lorsque vous y étiez ?

– Je ne saurais dire.

– Vous ne savez pas le dire parce que vous avez entendu quelque chose de différent par rapport à ma première question ou parce que vous avez réfléchi ?

– Je pense que je comprends votre question et je pense que ma réponse est ce que je voulais répondre à votre question.

Le juge demande si des responsabilités particulières étaient confiées à Mam Nay par Duch, en dehors de la culture de pommes de terre. Mam Nay évince la question. Ce sont d’autres que lui qui avaient des responsabilités. Malheureusement, cela ne correspond pas aux déclarations de l’accusé…

– Monsieur Mam Nay, est-ce qu’à l’époque vous aviez des problèmes de vue ou est-ce que vous voyiez bien à cette époque-là ?

– Monsieur le juge je ne comprends pas votre question, pourriez-vous la répéter ?

Le juge Lavergne, tenace, s’exécute.

– Monsieur le juge ma vue était normale.

– Est-ce que vous pouvez nous dire où étaient les prisonniers, quelles étaient leurs conditions de détention ?

– D’après ce que j’ai pu voir, les prisonniers portaient des shorts et à l’époque de leur détention dans les fosses, cela leur évitait d’être bombardé par les B52 américains.

– Est-ce qu’ils étaient dans des conditions de détention qui vous paraissaient normales, satisfaisantes, compatibles avec la dignité humaine ?

– Les conditions de détention dans les fosses, d’après ce que j’ai pu voir, les prisonniers étaient entravés, ils ne portaient pas de chemise, ils n’avaient que des shorts.

Ces réponses légères, vagues, semblent ne pas convenir au juge qui s’impatiente. Il le confronte donc aux témoignages de détenus qui l’ont vu abattre un prisonnier et aux descriptions que Duch a fournies de M13 : « des conditions difficiles et même cruelles. L’humanité n’avait pas cours. » La torture était la règle, l’exécution des prisonniers aussi.

– Monsieur Mam Nay est-ce que vous avez bien vécu au même endroit que l’accusé ? […]

Le témoin n’a tiré sur personne, assure-t-il avant de concéder que les conditions de vie  « et pour les prisonniers et pour les gens ordinaires étaient épouvantables ».

Après avoir interrogé le témoin et apporté systématiquement la contradiction à ses propos sur la base de documents, de témoignages ou des déclarations aux co-juges d’instruction, le juge Lavergne conclut dans un lapsus qui trahit son agacement : « Monsieur le président, je n’ai pas d’autre question à poser à l’accusé, euh, au témoin. »


L’excès de zèle de la défense

Alors que le juge Jean-Marc Lavergne confronte le témoin à certains documents, Kong Sam On intervient pour demander que ces documents soient présentés dans leur ensemble et non par morceaux sur l’écran d’ordinateur placé devant Mam Nay. François Roux saisit l’opportunité de l’interruption des débats pour rappeler que le témoin a le droit de garder le silence sur des questions qui le conduiraient à s’accuser. Mam Nay n’a plus un avocat mais deux ! Les procureurs qui auraient dû contrecarrer cette intimidation du témoin laissent faire.

Alain Werner, avocat du groupe 1 des parties civiles mentionne à son tour que le témoin est également soumis aux articles 35 et 36 qui règlementent l’entrave à la justice et le faux témoignage. La manière est un peu confuse sous son aspect réglementaire mais elle consiste à rappeler qu’un témoin sous serment a l’obligation de dire la vérité. Le président ajoute que le témoin a la possibilité de demander à s’exprimer à huis-clos.

Le juge Jean-Marc Lavergne ne cache pas son énervement : « Je pense que maintenant, avec tous ces conseils, je ne sais pas combien d’avocats il faut assigner à ce témoin… Je pense qu’il a reçu beaucoup de conseils aujourd’hui. Je pense qu’il est à même de comprendre que s’il souhaite garder le silence il a la possibilité de le faire. J’espère que ceci lui a été expliqué suffisamment clairement maintenant. »

L’autisme du bureau des co-procureurs coulera-t-il le procès ?




Mam Nay à la cour le 13 juillet 2009. Un petit tour et puis s'en va... (Anne-Laure Porée)
Mam Nay à la cour le 13 juillet 2009. Un petit tour et puis s'en va... (Anne-Laure Porée)



La défense contre l’entreprise criminelle commune

Mam Nay est reconnaissable à sa haute taille et sa peau d’albinos. Il pénètre dans la salle d’audience vêtu d’un pantalon gris, d’une large chemise kaki, d’un krama autour du cou et de mitaines bleu roi. Une tenue qui ne cadre pas avec le profil de cet ancien instituteur, parlant parfaitement le français que Duch appelle « bang », grand-frère, parce qu’il fut son aîné dans la révolution. Mam Nay n’est autre que le redouté Chan, ancien chef des interrogateurs.

Il décline rapidement son identité auprès du président. Ce-dernier a à peine le temps de prévenir le témoin de son droit à garder le silence que François Roux demande la parole :


« Merci d’avoir informé le témoin qu’il est libre de garder le silence. Toutefois la défense a une inquiétude qu’elle souhaite soumettre à la Chambre. Comme vous le savez, les co-procureurs ont dépose une requête demandant l’application de l’Entreprise criminelle conjointe (ECC). […] Au paragraphe 9 de cette requête que nous n’avons pour l’instant qu’en anglais, il est indiqué que les co-procureurs considèrent que Duch a été partie intégrale d’une entreprise criminelle conjointe, ce qui inclut ses subordonnés à S21. Ceci veut dire clairement que le témoin ici présent qui était subordonné de Duch, risque, si la chambre devait faire droit à cette requête, ce témoin risque d’être poursuivi par le procureur, qu’il garde le silence ou qu’il ne garde pas le silence. Il me semble qu’il est de notre devoir d’informer à ce stade le témoin des risques qui pèsent sur lui. Il nous semble qu’il est de notre devoir de permettre à ce témoin de s’entretenir immédiatement avec son propre avocat qui lui expliquera ce que c’est que l’entreprise criminelle conjointe et qui lui expliquera que si la chambre devait retenir la requête des procureurs, il est susceptible d’être poursuivi, ou bien devant ce tribunal, ou bien devant un tribunal national. Donc avant d’aller plus loin monsieur le président, je souhaiterais que vous informiez le témoin de ses droits, que vous lui donniez l’autorisation de rencontrer immédiatement son avocat… A moins ! A moins que le bureau des co-procureurs ne renonce immédiatement et sur l’audience à sa requête concernant l’entreprise criminelle conjointe. »


Les promesses aux co-juges d’instruction

Le co-procureur William Smith réplique calmement que « les co-procureurs ont déjà expliqué aux co-juges d’instruction qu’ils ne chercheraient pas à poursuivre le présent témoin devant les CETC. Ceci a été indiqué sous la règle 28-4 avant que les co-juges d’instruction n’a pas changé. […] Et quel que soit le résultat de la requête des co-procureurs concernant l’entreprise criminelle conjointe, comme vous le savez, ceci n’aura pas de conséquences en l’espèce. Nous avons donné des assurances aux co-juges d’instruction comme quoi nous ne chercherions pas à ce que des poursuites soient ouvertes contre le présent témoin devant les CETC. »


François Roux observe que ces promesses faites aux co-juges d’instruction datent d’avant leur requête qui s’avère « extrêmement claire puisqu’elle parle bien de tous les subordonnés de S21 » et interpelle le bureau des co-procureurs : « Vous dites aujourd’hui que VOUS ne poursuivrez pas ce témoin devant les CETC. Pouvez-vous affirmer dans cette audience que ce témoin ne sera pas poursuivi devant les juridictions nationales ? […] Si vous ne pouvez pas le lui garantir, je demande à ce qu’il puisse consulter immédiatement son avocat. »


Le bureau des co-procureurs n’a pas d’objection à ce qu’il consulte un avocat et insiste : « Les poursuites devant les CETC ne dépendent pas d’une décision que vous rendrez concernant l’entreprise criminelle commune. » L’argumentation s’arrête là.


Pas d’avocat, suspension d’audience

Par ailleurs Mam Nay n’a pas d’avocat et il n’a pas les moyens de s’en payer un. La seule fois où il a rencontré un avocat, c’était lorsqu’il n’avait pas répondu à la convocation du tribunal. « Pensez-vous que vous avez besoin d’un avocat pour vous aider avant de témoigner ? » s’enquiert le président sans illusion. La réponse est évidemment oui. Or l’unité responsable de l’assistance judiciaire n’est pas joignable, selon Nil Nonn. Impossible de fournir un avocat à l’intéressé. L’audience est suspendue.


Retour à l’envoyeur

Que signifie au juste cette notion d’entreprise criminelle commune ? Elle définit les faits survenus à S21 comme étant de la responsabilité de Duch et de ses subordonnés, non de Duch tout seul.

Le 8 août 2008, après un an d’enquête, les co-juges d’instruction bouclent leur dossier et inculpent Duch pour crimes de guerre et crimes contre l’humanité commis à S21. Le procès est donc censé démarrer à l’automne. Mais le jeudi 21 août, le bureau des co-procureurs conteste l’ordonnance de clôture des co-juges d’instruction, estimant qu’elle ne va pas assez loin et que Duch doit notamment être inculpé pour sa participation à une entreprise criminelle commune à l’intérieur de S21. Selon eux, ne pas le poursuivre pour ça équivaudrait à passer sous silence un mode de responsabilité de l’accusé. Cette décision reporte l’ouverture du procès de six mois. Et malgré un rejet par la Chambre préliminaire, les co-procureurs ont insisté devant la Chambre de première instance pour de nouveau présenter leur requête à ce sujet. L’insistance des co-procureurs à considérer cette notion d’entreprise criminelle commune leur revient aujourd’hui en boomerang et ils ne l’ont pas anticipé.


Un tournant du procès ?

La défense a surpris tout le monde par son intervention. Face à elle un bureau des co-procureurs impuissant et des parties civiles muettes. Pourtant les conséquences de cette demande peuvent être graves.

Effet immédiat : la procédure est bloquée. Il faut trouver un avocat à Mam Nay et l’informer des risques qu’il encourt. Après cela, témoignera-t-il ?

Le deuxième effet probable est le silence des autres anciens subordonnés de Duch. Pour peu que certains aient prévu d’être plus causants que Mam Nay (qui n’est pas réputé pour être coopératif), l’idée d’être passible de poursuites devant un tribunal cambodgien ne manquera pas de les inquiéter, voire de les faire taire.

Or ces témoignages ne constituent-ils pas une pierre angulaire de l’accusation ? Ces récits essentiels, les co-procureurs pourraient les perdre du fait de leur entêtement. Dans cette perspective, la stratégie basée sur l’ECC revient à se tirer une balle dans le pied. L’accusation n’a pas besoin de ça. Elle se délite depuis le début du procès, où quatre procureurs internationaux se sont relayés à la cour, ce qui ne s’est jamais vu dans les autres tribunaux internationaux. Robert Petit argumentait récemment en conférence de presse qu’il s’agissait d’un travail d’équipe, mais jusqu’ici l’union n’a pas fait la force de leur bureau.


L’effet boule de neige

Le troisième effet à envisager est l’effet de dissuasion qui peut rejaillir sur l’affaire numéro 2, celle de Khieu Samphan, Ieng Sary, Ieng Thirith et Nuon Chea. Comment convaincre les témoins de ce deuxième dossier de collaborer dans le cadre d’une entreprise criminelle conjointe de bien plus grande ampleur ? Ils ne manqueront pas de se poser la question et l’argument sera forcément repris par les autres équipes de défense.


Le vertige du sens

Quel sens aurait un procès sans la voix des subordonnés de Duch ? Thierry Cruvellier, journaliste qui couvre depuis de longues années les procès internationaux, analyse : « Pour un gain juridique insignifiant et qui n’intéresse aucunement les Cambodgiens, on perdrait l’exposition publique et le témoignage des trois autres grands responsables en vie de S21 que les Cambodgiens n’ont jamais vu à la cour. »

Que ce soit pour le public, pour les parties civiles ou pour l’histoire, il est essentiel que ces hommes parlent au tribunal, qu’ils soient interrogés par tous les protagonistes sinon il ne restera que la parole de Duch, ce qui est certes important mais n’est pas sans poser de problèmes.


En cette fin de journée d’audience, on se demande ce qui peut arriver demain (14 juillet). Le Parquet retirera-t-il sa requête sur la notion d’entreprise criminelle conjointe ? Les juges décideront-ils de se prononcer sur cette requête maintenant plutôt que de repousser leur décision à la date du jugement ? Les parties civiles, qui a priori auraient intérêt à ce que les subordonnés de Duch s’expriment, lâcheront-elles les co-procureurs ? Les témoins refuseront-ils de répondre ? Le mal n’est-il pas déjà fait et irréversible ? Que peut-il bien arriver d’autre qui effacerait ce sentiment de gâchis ?

Chim Meth, combattante khmère rouge, raconte la rééducation à S24



 





Au deuxième jour d'audience, Chim Meth maîtrise mieux ses émotions. (Anne-Laure Porée)
Au deuxième jour d'audience, Chim Meth a fini son récit, elle est moins bouleversée, elle répond aux questions. (Anne-Laure Porée)





Enrôlée au village

Elevée par ses grands-parents, Chim Meth n’a connu ni sa mère, morte alors qu’elle avait trois mois, ni son père, policier, décédé en 2003. Elle est recrutée par les Khmers rouges en 1974 pour intégrer l’unité des femmes. La première fois qu’elle et ses amies suivent les hommes en noir, elles ne sont pas à l’aise avec les cadres, elles rentrent au village. La deuxième fois, elles partent pour de bon. « Si vous osez rentrer chez vous, vous serez reprises et envoyées ailleurs », préviennent les Khmers rouges. « Nous n’étions pas volontaires », glisse Chim Meth.


Formation militaire précoce

A l’âge de 16 ans elle est formé au combat dans la province de Kompong Cham : « On nous a appris à ramper, à démonter et remonter une arme, comment déminer ou miner. Nous avons appris ces choses élémentaires pendant trois mois. […] On nous a appris à tirer, notamment avec un AK47 ou avec un lance-roquettes. On nous a appris à manier plusieurs types d’armes. » Chim Meth s’en sort quand elle tire avec un B40 mais éprouve des difficultés avec d’autres armes. Au terme de cette formation militaire, elle est donc assignée à l’arrière, elle convoie des munitions sur différents fronts, porte la nourriture aux soldats et ramène les blessés à l’hôpital. Chim Meth qui raconte en tournant ses doigts entre ses mains croisées, se souvient avec exactitude de tous les noms de lieux.


Trois tonnes par hectare

Après la prise de Phnom Penh par les Khmers rouges, son unité stationne près du pont japonais, au nord de la capitale avant d’être assignée à la riziculture à Toul Kork. « On a commencé à cultiver le riz en 1976, on faisait les deux types de culture : saison sèche et saison des pluies et on a fait une belle récolte parce que le sol était très riche. Nous étions en compétition avec d’autres équipes pour parvenir à un rendement de 3 tonnes par hectare. Nous n’avions donc pas beaucoup de temps pour nous reposer. Toute notre énergie allait dans la culture du riz. » Ces objectifs de production imposés par l’Angkar mirent le peuple cambodgien en esclavage et servirent d’outil de rééducation par le travail.

Après un passage dans une usine de caoutchouc et un essai peu convaincant d’élevage de porc, Chim Meth retourne à la riziculture avec ses camarades de l’unité de femmes célibataires.


La récolte de riz est un des thèmes favoris de la propagande khmère rouge comme en témoigne cette image extraite d'un film muet tourné sous le Kampuchéa démocratique. (Direction du cinéma cambodgien)
La récolte de riz est un des thèmes favoris de la propagande khmère rouge comme en témoigne cette image extraite d'un film muet tourné sous le Kampuchéa démocratique. (Direction du cinéma cambodgien)



Dans ces films de propagande, le sourire des paysannes est de rigueur, à l'opposé du récit que fait Chim Meth. (Direction du cinéma cambodgien)
Dans ces films de propagande, le sourire des paysannes est de rigueur, à l'opposé du récit que fait Chim Meth. (Direction du cinéma cambodgien)



Les slogans imprègnent le quotidien des Cambodgiens. Celui-ci, inclut dans un film de propagande uniquement consacré à la récolte du riz sous les Khmers rouges dit : "Soyons déterminés à accomplir la tâche politique en 1977 du Grand bond en avant!"
Les slogans imprègnent le quotidien des Cambodgiens. Celui-ci, inclut dans un film de propagande uniquement consacré à la récolte du riz sous les Khmers rouges dit : "Soyons déterminés à accomplir la tâche politique en 1977 du Grand bond en avant!"



L’empreinte du 10 novembre 1977

Chim Meth est appelée par le nouveau commandant de sa division, le 10 novembre 1977. Comment se souvient-elle précisément de cette date ? Personne ne le lui demande. L’homme qui la convoque chez lui, près du pont japonais, vient de la zone du Sud-Ouest contrôlée par Ta Mok. « J’avais déjà subi deux périodes de rééducation. […] D’autres avaient disparu avant moi. […] Je me suis dit : ‘Peut-être que c’est mon tour’ ». Lorsqu’elle arrive, le commandant n’est pas là. « J’ai attendu, je me suis presque endormie. J’ai demandé pourquoi on ne m’emmenait pas au bureau. Plus tard, ils m’ont arrêtée, mise dans un camion et ils m’ont bandé les yeux. Il y avait un chauffeur et deux gardiens armés. Le  camion est parti, je ne sais pas dans quelle direction. » Elle ne connaît pas d’autre quartier que le pont japonais et Toul Kork. Au petit matin : « On m’a mise dans une pièce, j’ai vu d’autres femmes de la même unité, Yœun et Yat. […] Nous nous demandions les unes aux autres où nous nous trouvions. Elles m’ont dit : contente-toi de répondre aux questions qu’on te posera. »

Dans cette prison, elle ne touche pas au gruau tant elle se sent mal. Soudainement Chim Meth se cache dans un mouchoir qui éponge la douleur du souvenir. Dans les rangs du public, un Cambodgien réagit avec agacement aux larmes de l’ancienne combattante :  «  Les Khmers rouges n’étaient pas très tendres avec les Nouveau peuple non plus ! »


Evanouie

Au troisième jour de son incarcération, Chim Meth est conduite les yeux bandés dans une salle d’interrogatoire. Deux hommes la questionnent après lui avoir attaché les mains dans le dos avec une corde. « Ils m’ont demandé si j’avais jamais participé à des formations de la CIA ou du KGB. Ça ne me disait rien du tout. A l’époque nous n’étions pas membres de quelque force secrète que ce soit. Tout ce qu’on avait fait c’était travailler dans les rizières ou préparer de l’engrais. Seuls mes supérieurs avaient des réunions. Nous on avait des réunions critiques et autocritiques mais qui portaient sur la production et les façons d’augmenter la production dans l’unité. » Les questions sont martelées et martelées encore. « Ils m’ont frappée un peu, j’ai eu peur et je me suis évanouie. » La torture lui est infligée : les coups, pas l’électrocution. « A chaque fois que je donnais la même réponse on me frappait avec un bâton. Ma cheville était bloquée dans quelque chose, ça faisait très mal, je ne voyais rien. […] On me jetait aussi de l’eau et on me faisait ingérer de sauce de poisson ou de l’eau savonneuse. »

Deux semaines et deux interrogatoires plus tard, les réponses de Chim Meth n’ont pas varié. Elle qui a entendu des cris et des pleurs pendant sa détention, est embarquée avec Yoeun et Yat à bord d’un camion jusqu’à Prey Sâr où elles sont mises au travail. « On nous a donné des outils tout de suite. »


« Ne posez pas trop de questions »


La dernière trouvaille de l'équipe audiovisuelle pour ne pas être collé à l'émotion. (Anne-Laure Porée)
La dernière trouvaille de l'équipe audiovisuelle : un plan large sur le témoin pour ne pas être "collé" à l'émotion. (Anne-Laure Porée)


Trois jours après leur arrivée, les deux compagnes de Chim Meth disparaissent. « J’ai demandé à la chef d’unité : ‘qu’est-il arrivé à mes deux camarades ?’ On m’a répondu qu’elles avaient été transférées dans une autre unité. ‘Ne vous inquiétez pas ne posez pas trop de questions.’ Je pleurais. » Devant la cour, elle s’effondre de nouveau. L’équipe audiovisuelle passe immédiatement en plan large. Ce point de vue, parfait pour gommer le surplus d’émotion qui se manifeste dans le prétoire, est une trouvaille récente associée aux témoignages des parties civiles (apparue après les récits des survivants connus de S21). Il offre l’avantage de montrer la salle d’audience pleine et un témoin que personne ne voit en larmes tellement il est filmé de loin. L’image est certes plus esthétique que le récurrent plan large sur le dos des co-procureurs mais colle à cette volonté désespérante d’enregistrer des images cliniques de ce procès historiques.

Chim Meth vit de nombreuses disparitions, par exemple celle d’une camarade empêchée de travailler par des œdèmes aux pieds. « Elle a été emportée », lui dit-on. Quand elle creuse des canaux, elle constate le départ de beaucoup de personnes âgées remplacées par de nouveaux arrivants. Un jour d’extrême faiblesse qu’elle ne parvient pas à porter de panier de terre, elle est menacée par sa chef d’unité : « Elle m’a dit qu’il fallait que je fasse de mon mieux sinon j’allais disparaître. » Autour d’elle, 50 % des femmes de S24 ont disparu.

Rééducation par le travail

Chim Meth est venue avec la volonté de parler. Submergée par l’émotion, elle avance dans son récit malgré les sanglots. Longuement, elle raconte son après-détention au centre de rééducation Prey Sâr aussi connu sous le nom S24, que l’accusé avait aussi sous son autorité. Les conditions de vie et de travail sont très pénibles comme si ce camp de rééducation devait atteindre le même degré de perfection que S21 dans sa mission de purification.

Dans un premier temps, Chim Meth est assignée au repiquage du riz. « Je ne suis restée là que dix jours mais je suis devenue très maigre. » Elle reçoit 1 cuillerée de gruau pour 20 cuillerées de soupe. Elle apprend très vite à ramasser des feuilles pendant sa journée de travail pour les ajouter au bouillon du soir et améliorer la ration ordinaire. Les journées se succèdent avec leur lot de femmes évanouies, de morts, de disparus ; avec la violence, l’affaiblissement, les changements de tâches… Dans une formulation typiquement khmère rouge, Chim Meth résume : « Je travaillais très dur jour et nuit pour me reconstruire ».

En 1978, l’unité 17, la sienne, est affectée aux rizières. Les nuits sont courtes, le travail commence parfois au milieu de la nuit, finit parfois le soir tard. Les femmes épuisées connaissent les problèmes de peau, la maladie, les blessures, la faim. « Parfois s’il manquait une banane ou un fruit, la chef d’unité venait voir chacune d’entre nous et flairait notre bouche pour détecter à l’haleine si nous avions mangé quelque chose. […] Pendant les six mois que j’ai passé là, j’étais en piètre état. J’avais l’air morte. »

Comme d’habitude, des quotas sont fixés : 1 ha à planter chaque jour par groupe de cinq. Le co-procureur cambodgien demandera plus tard qui donnait l’ordre et répartissait les travailleurs. Selon Chim Meth, qui ignore le nom du chef de Prey Sâr, le plan cadre était appliqué à tout le monde, le chef d’unité distribuait le travail. « C’était pratiquement mission impossible tant nous étions affaiblies. […] Si ça ne poussait pas, nous étions accusées de trahison en détruisant la propriété d’Angkar. Nous étions habitées par une peur profonde. » Son groupe est envoyé en renfort auprès d’autres groupes pour dépasser l’objectif de 3 tonnes par hectare. Elle passe aussi des périodes à creuser des canaux et construire des digues. Les chefs de brigade et d’unités assurent l’ordre, sans appui de gardes armés. « Il fallait absolument remplir les quotas qui nous étaient donnés sinon nous étions passibles de mesures disciplinaires. Par exemple quand on nous disait d’ériger une digue il fallait remplir le quota qui était de 5 m3. »

S24 accueille beaucoup de femmes et d’enfants. Les bébés de deux ou trois mois, allaités, étaient très maigres. « C’était un spectacle pitoyable mais je ne pouvais rien faire parce que j’étais moi-même prisonnière. » Nombre de ces enfants meurent de malnutrition ou de famine.


Un récit catharsis

Avec ses camarades les plus proches, elles pensent au suicide mais l’une des femmes du groupe de Chim Meth refuse l’idée : « Il ne faut même pas penser cela, nous devons lutter pour survivre. » Chim Meth avale une nuit un mélange d’herbes préparées à base d’écorces. « Nous avons pensé mourir tant était puissant l’effet de cette écorce. Nous avons bu cette tisane. En fait nous ne sommes pas mortes, nous avons repris des forces. » Le public rit.

Un jour qu’elle tombe dans un fossé, elle se fait traiter de « paresseuse », de « tête de mule ». Les insultes aujourd’hui encore lui hérissent la peau et sont vécues comme une humiliation, de même que le fait d’avoir été battue quand elle était à bout de force.

Mise dans une autre unité qui plante des légumes en août 1978, elle est aidée par quelques femmes qui la requinquent. Elle mange à sa faim. « Nous faisions toujours de notre mieux pour remplir le quota. » Pendant les longs mois qui suivent, Chim Meth s’active au repiquage du riz, à son transport, à la récolte des arachides tandis que les troupes vietnamiennes approchent.

Le président de la cour laisse la partie civile narrer longuement sa fuite devant les Vietnamiens puis son retour vers la capitale, sa résurrection chez une femme qui la recueille à Chorm Chau et l’adopte comme une filleule. Elle retrouve le quotidien d’une villageoise ordinaire. « Je savais que je pourrai vivre et non pas mourir. »

Nil Nonn interrompt finalement : « Je vous remercie pour ce très bon récit ». Le public glousse.


Exploration des conditions de détention

Comme bien d’autres le président se demande si Chim Meth a été incarcérée à S21 puis libérée ou transférée à S24. Depuis le début, la partie civile explique clairement qu’elle ne sait pas où elle a été détenue. « Je ne savais pas que c’était Tuol Sleng ou S21. Je savais simplement que c’était un centre de détention où je me trouvais. »

Les questions du président de la cour tentent de cerner si la prisonnière a été soumise au même traitement que les autres détenus de S21. Or à son arrivée au centre de détention, Chim Meth n’est pas photographiée et personne ne lui demande de biographie. Quand elle décrit la cellule, elle se rappelle que la pièce où elles sont enfermées de l’extérieur se trouve près d’une cage d’escalier et suppose que le bâtiment était haut « car le soir je pouvais entendre les cris de gens qui se trouvaient au-dessus de ma tête, au premier ou deuxième étage. » Il lui est par ailleurs impossible de livrer des détails sur le lieu où elle était puisqu’elle était systématiquement déplacée les yeux bandés. En revanche, elle explique qu’elle gardait tasse et cuiller pour les repas (ce qui a priori n’était pas courant à S21 par peur que les prisonniers se suicident). Pendant sa détention, elle ne s’est pas lavée. « Les camarades Yoeun et Yat, on leur a dit d’aller prendre un bain, mais à leur retour, elles se sentaient très mal, elles ont dit que si on proposait d’aller se laver, valait mieux mourir que d’y aller. » Tout ça se murmurait en chuchotements.


D’où vient la photo d’identité ?


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Dans les documents joints au dossier de Chim Meth se trouvent une photo d’identité en noir et blanc, sans matricule, et une biographie que cette même photographie accompagne. Le président fait projeter ces documents à l’écran et prie Chim Meth de les dater. « Cette photographie a été prise en 1977 ou 1978 quand j’étais dans mon unité. Quand ma chef d’unité m’a demandé de faire ma biographie, on a pris ma photo en même temps. C’était à Prey Sâr, lorsque j’étais dans l’unité 17. Gnô était la chef d’unité. »

Le président s’étonne, la photo ne reflète pas de maigreur particulière… Chim Meth esquive inconsciemment. « Quand je suis arrivée à l’unité 17, quelques jours plus tard, on m’a appelé dans un bureau, là ils ont pris note de ma biographie et ils ont pris ma photo. »

Devant la biographie avec photo, elle se reconnaît. « D’après mon souvenir cette biographie a été faite à mon ancienne division, la division 450, à la fin de 1977. On m’a convoquée trois fois pour faire ma biographie. Trois fois en un mois. On m’a posé des questions sur mon village d’origine, sur le métier de mes parents, sur le moment où j’avais rallié la révolution. […] Ils ont donc dit que j’appartenais à la classe des paysans moyens. »


La méthode documentaire de Duch

08-07-09-duch-methode-docuLe juge Jean-Marc Lavergne prie l’accusé d’identifier la photographie de Chim Meth et le document associé. « Monsieur le président, il s’agit d’un document de S21 mais établi à Prey Sâr. » Duch procède à l’analyse des documents avec rigueur. « En haut à gauche, sous le numéro ERN, on voit le mot ‘bureau S21’. Deuxième chose, il s’agit ici du formulaire que le camarade Houy utilisait pour envoyer les gens en rééducation à Prey Sâr. Ce document le dit très clairement. On y voit la mention de l’unité précédente qui était la division 450. Et l’unité actuelle, à l’époque l’unité 17. Et dans le bas du document on voit clairement que Met est arrivée le 12 octobre 1977. »


La version de l’accusé : un autre centre de détention

« Que pensez-vous de l’affirmation de la partie civile, comme quoi elle a été détenue quinze jours et quinze nuits à S21 ? » demande la cour à Duch. Du point de vue de Chim Meth, l’affirmation semble davantage une suggestion prudente, une hypothèse sans certitude. Ce qui explique qu’elle n’est pas ébranlée par la réponse de Duch.

« Je voudrais ne pas faire de commentaire sur ce point », dit l’accusé… « Mais puisque vous posez la question, voici ce que je peux vous dire. J’observe que camarade Met a été détenue à un endroit qui relevait de la division 450. Et les aveux de Soum, qui était anciennement secrétaire de la division 450 montre qu’il a fait procéder à l’arrestation de membres de la 450e division qu’il a fait arrêter sur place […]. Par ailleurs j’ai un autre document en ma possession qui montre que chaque division, à cette époque, avait son propre centre de détention. » Duch déballe les noms, dates, et numéros ERN adéquats avec une précision incroyable. Il cite les documents puis conclut : « Pour résumer, je crois pour ma part que la camarade Met, madame Chim Meth, a effectivement souffert et été détenue mais au centre de détention de la 450e division. Cela ne signifie pas que je nie ma responsabilité pénale mais le fait est que si elle avait été transférée à S21, elle aurait été tuée. […] Je crois pour ma part qu’elle a été transférée de la 450e division à Prey Sâr. »  Plus tard, Duch s’affirme « pleinement responsable » pour ce qu’a vécu Chim Meth à S24 et non « émotionnellement responsable » comme le lui suggérait Kim Mengkhy, avocat du groupe 3 des parties civiles.


Bataille d’avocats

Le jeudi 9 juillet 2009, les avocats reprennent le débat sur l’origine de ces photos. Kim Mengkhy argue que la partie civile a expliqué que la photo a été prise avant son arrestation, donc à la division 450 et non à S24. Marie-Paule Canizares, avocate de la Défense, cite Chim Meth confirmant la veille que la photo a été prise à S24. Les parties bataillent sur la base des transcriptions de l’audience de la veille. Personne n’a tort puisque les deux déclarations figurent en effet dans les propos de la partie civile. Match nul.


La procédure photographique à S21

La juge Silvia Cartwright profite du débat pour interroger Duch sur la pratique photographique à Prey Sâr sachant que Duch vient « d’offrir son commentaire » sur la procédure à S21 : « Toute personne envoyée à S21 était photographiée par nos employés et il fallait un numéro en particulier pour les détenus venant de S24 ». Fidèle à la position qu’il défend depuis le début de directeur qui n’est pas au fait des détails de Prey Sâr, qui délègue, et ne visite pas sa prison, l’accusé ajoute, après requête de la juge : « Je ne crois pas pleinement connaître la pratique là-bas. […] Tous les cinq photographes étaient à Phnom Penh, ils étaient basés vers l’Est de la prison de Tuol Sleng. Srieng était le chef de l’équipe de photo, qui surveillait l’équipe. Mais à l’occasion, l’un des membres de l’équipe était affecté à la tâche de photographier les détenus de Prey Sâr. » La juge en conclut que tous les détenus n’étaient pas photographiés puisque le photographe était envoyé épisodiquement. « En principe, les gens envoyés à Prey Sâr devaient être photographiés, sauf les enfants, pour autant que je me souvienne. »

Revenant au cas de la partie civile, Duch explique la photographie a été prise à Prey Sâr mais développée, archivée et conservée à Phnom Penh. Il répète que la biographie a été rédigée par Houy.


Confrontation version écrite / version orale

Anees Ahmed, co-procureur international, est surpris de lire dans la version écrite de la déclaration jointe à la demande de constitution de partie civile, que Chim Meth assure avoir compris « dès le deuxième jour » de sa détention qu’elle était à Tuol Sleng. « Le jour où j’ai su que j’étais à Tuol Sleng, je ne l’ai su en fait que lorsque le CSD [Centre pour le développement social] a apporté les documents avec ma photo. C’est là que je me suis rendue compte que j’avais été détenue dans une prison dont je ne savais à l’époque qu’il s’agissait de Tuol Sleng. » Dans la foulée, elle précise qu’elle n’a pas personnellement vu ou reconnu Duch. Le co-procureur essaye d’en savoir plus sur ce que les codétenues de Chim Meth ont subi lorsqu’elles sont allées se laver pendant leur incarcération mais la partie civile n’a jamais su. Le président Nil Nonn recadre deux fois Martine Jacquin, avocate du groupe 3 des parties civiles, dont les questions sortent de la compétence du tribunal ou ne sont pas en rapport avec les faits. Les avocats des parties civiles se concentrent sur des déclarations émouvantes mais n’éclairent pas les ambiguïtés du témoignage.

C’est donc la défense qui se charge des failles. Kar Savuth pointe des détails comme les tortures aux électrochocs mentionnées dans la version écrite, dit-il, et niés à l’oral. Chim Meth rétablit qu’elle a subi des électrochocs dans sa division d’origine alors qu’elle donnait sa biographie. L’avocat de la défense titille : être obligée d’ingérer de force de la sauce de poisson ou de l’eau savonneuse n’a rien à voir avec recevoir des éclaboussures. Les questions conduisent Chim Meth a réitérer : « Lors de mon arrestation, je ne savais pas si j’étais mise à S21 ou à Prey Sâr ». Toujours est-il qu’elle a bien été détenue quelque part. A Marie-Paule Canizares, elle complète qu’elle n’a jamais reconnu sa cellule à S21 et qu’elle n’avait pas pu déterminer lors de son unique visite en novembre 2007, si elle avait été détenu là puisqu’elle avait les yeux bandés hors de sa cellule. L’échange entre Marie-Paule Canizares et Chim Meth se termine ainsi :

– Peut-on dire que le seul élément qui vous fait dire aujourd’hui que vous avez pu être à l’époque détenue à Tuol Sleng est la photo de vous affichée là-bas ?

– Lorsque j’ai vu ma propre photo et la photo d’autres femmes de mon unité, je n’ai pas réalisé que j’étais détenue à Tuol Sleng. Mais ces autres personnes de mon unité ou la chef d’unité avaient été détenues là car Tuol Sleng était une grande prison. […]

– Même en voyant votre photo, je dirais, très récemment à Tuol Sleng ce n’est pas cela qui vous a permis de dire que vous même, à l’époque, vous aviez pu être détenue à Tuol Sleng ?

– Comme je l’ai dit, je ne savais pas si j’étais détenue ou si j’avais été détenue à Tuol Sleng. J’étais détenue dans un centre de détention. Est-ce que c’était Tuol Sleng ou pas ? Je ne le savais pas.


Le refus d’aller à S21

Chim Meth a attendu novembre 2007 pour visiter le musée du génocide de Tuol Sleng où elle a pu identifier certaines femmes sur les panneaux de photos. Elle avait choisi de pas y mettre les pieds plus tôt. « Quand j’entends le mot prison ou centre de détention, toute la douleur revient. »

Encore deux nouveaux survivants de S21 ! (2e partie)


8 juillet : deuxième jour au tribunal pour Phork Khon photographié ici sur l'écran de la salle de presse. (Anne-Laure Porée)
8 juillet : deuxième jour au tribunal pour Phork Khon photographié ici sur l'écran de la salle de presse. (Anne-Laure Porée)


Phork Khon était un soldat khmer rouge du bataillon 310. Il dit être directement concerné par le procès car son cousin Tchourn Phoam a été détenu à S21. D’une enveloppe marron, il tire la biographie retrouvée à Tuol Sleng par son avocat. Sa femme, qu’il a connue trois mois après le mariage puis qui a disparu « appelée par l’échelon supérieur pour étudier », a été exécutée à S21, il en est sûr. Lui-même enfin a été arrêté en 1978 (il ne se souvient pas en quelle saison) et torturé à S21 où il survit trois à quatre mois avant d’être conduit à Choeung Ek. Par miracle, il s’échappe des charniers de Choeung Ek, ce qui fait de lui le premier survivant connu et encore en vie de ce lieu d’exécution. Depuis 1979, il n’est jamais retourné à Choeung Ek.


Un récit détaillé

La description que Phork Khon établit de son passage à S21 est nettement plus détaillé que celle de Lay Chan, son prédécesseur à la barre. Dès qu’il a le feu vert du président, il retrace longuement son arrestation en 1978, son arrivée à S21 les yeux bandés. Il est poussé dans une maison, ses liens sont resserrés, ses pieds enchaînés. Deux personnes le tirent par une corde mise autour du cou jusqu’à sa cellule. Il ne croit pas avoir été photographié lui non plus. Ses mains sont libérées, ses jambes entravées, le bandeau sur les yeux dénoué. Il est incarcéré avec d’autres détenus, dont un qu’il reconnaît. Trois jours passent. Vient le temps de l’interrogatoire, dans une salle du rez-de-chaussée. Il se souvient de deux interrogateurs : Hor et Seng. « Je n’ai pas vu leur visage mais je les ai entendus se parler entre eux, c’est comme ça que je sais leurs noms » précise le témoin. Les mains sont liées derrière le dos, les jambes aussi, le voilà face contre le sol, destiné à dire la vérité à l’Angkar. Les interrogateurs promettent la liberté en échange. « Je ne savais pas quelle réponse j’étais censé donner puisque je n’avais rien fait, je faisais mon travail le mieux possible pour l’Angkar, même avant 1975. »


Frère de l’Est assiste à l’interrogatoire

Phork Khon est fouetté sur le dos. « Une fois les deux interrogateurs fatigués, ils se sont assis sur une chaise. Hor a demandé à Seng de continuer à me fouetter. »

Le fouet casse. Hor annonce que Frère de l’Est est arrivé. « Je ne savais pas qui était Frère de l’Est. Mais cette personne est arrivée et s’est assise sur une chaise. » L’interrogatoire est interminable pour la victime. « Je suis devenu si faible qu’il semble que j’ai perdu l’esprit. Je ne pouvais pas répondre. J’étais conscient mais je ne ressentais plus rien. » Duch serait resté encore 15 à 20 minutes dans la pièce avant de lâcher un « Humm » et sortir sans avoir interrogé le détenu. Mais à son avocat cambodgien, il glissera  qu’il n’a pas vu clairement Frère de l’Est dans sa cellule.

Duch reste impassible à l’écoute du témoin.

Le deuxième interrogatoire qui a lieu une semaine plus tard se déroule en l’absence de Frère de l’Est selon Phork Khon. Ce-dernier perd connaissance sous les coups de Hor et Seng qui veulent les noms de son réseau CIA, KGB ou vietnamien.


Unique survivant de Choeung Ek !

Il est emmené quelques temps plus tard (il ne sait pas combien de temps, il constate seulement avoir beaucoup maigri) avec d’autres prisonniers en camion aux charniers de Choeung Ek. « On nous a jetés comme des cochons dans ce camion. » Au bout d’une heure de trajet, en fin d’après-midi, la trentaine de prisonniers du camion arrive près d’une maison en bois où ils sont enfermés. Vers dix heures du soir, deux, quatre, parfois cinq personnes à la fois sont emmenées tour à tour. « Moi j’étais le dernier dans la maison. C’était sans doute la nuit du 6 janvier. C’est une supposition que je fais. […] Je me suis dit à ce moment-là : ‘Mon heure est venue’ parce que je pouvais voir que la lampe à kérosène était en train de s’épuiser. Il n’y avait plus que très peu de lumière. Nous pouvions à peine voir parce que nous avions les yeux bandés et une corde attachée au cou. Je pouvais sentir les pas des autres détenus. Il devait y avoir trois autres personnes. On nous a poussés au bord d’une fosse. […] Mais heureusement, alors qu’ils frappaient les autres, moi j’étais en troisième position et je me suis agenouillé au bord de la fosse, j’ai reçu un coup, je me suis incliné et le coup a touché mes côtes et je suis tombé dans la fosse. Ils ont frappé les autres qui sont tombés sur moi. Je me suis retrouvé en-dessous des autres. Je suis resté inconscient toute la nuit. Aux alentours de peut-être deux heures du matin, j’ai repris conscience mais j’étais désorienté, j’avais la tête qui tournait, j’ai essayé de me mouvoir, de ramper au-dessus des différents corps. J’étais très faible et maigre, je ne pouvais même pas me lever ni marcher correctement. Je me suis assis et j’ai tendu mes jambes un petit peu. […] Je voyais des taches de sang partout sur mon corps et il y avait une odeur épouvantable. […] Je me suis hissé hors de la fosse. A ce moment-là je ne voyais plus de garde et j’ai entendu le bruit de détonations de fusil. C’est sans doute du pont Monivong que venaient ces détonations. » L’arrivée des Vietnamiens lui aurait ainsi servi de repère chronologique pour savoir qu’il avait été emmené à Choeung Ek le 6 janvier.

Dans la salle, les villageois n’en reviennent pas.

Phork Khon poursuit son récit, sans émotion particulière. Il lui faut une heure pour réussir à tenir debout. Il observe des cadavres partout. Affamé, il mastique un tronc de bananier sur sa route vers le fleuve. Là, il trouve un bout de bois qu’il utilise comme un flotteur. « Je me suis simplement laissé porter par le courant jusqu’à atteindre le pont japonais. » Là des soldats en bateau le repèrent près de la rive et le tirent de l’eau. Phork Khon est sauf mais malade. Pendant deux mois, un vieux propriétaire de bateau s’occupe de le soigner tandis que les troupes vietnamiennes continuent à repousser les Khmers rouges. Une fois sur pied, Phork Khon rejoint son village natal de la province de Battambang. Tel est le récit qu’il fait aux CETC.


Trop lisse et trop extraordinaire à la fois

Durant la pause, le public digère son étonnement, les questions surgissent :

– Pourquoi avoir attendu 30 ans pour se faire connaître ?

– C’est pas un peu gros le type qui s’échappe de Choeung Ek la nuit du 6 au 7 janvier ?

– Est-il possible que trente ans après les faits on ne connaisse pas l’unique survivant de Choeung Ek ?

– Comment peut-il, si faible, se laisser porter par un morceau de bois qui le mène au pont japonais alors que c’est à contre-courant ?

– Combien de temps met-il à parcourir les quelques kilomètres qui séparent les charniers de Choeung Ek de la rive du Tonle Bassac, au sud de Phnom Penh ?

Très vite après la reprise de l’audience, Phork Khon décrit avoir été attaché pendant les interrogatoires à la manière peinte par Vann Nath : « On m’attachait les pieds, on m’attachait les mains dans le dos. […] Les deux pieds étaient attachés avec de la corde à hamac, le bout de la corde était attaché à mes poignets ». Or Vann Nath qui avait ainsi voulu représenter l’égorgement d’un détenu à Choeung Ek a bien déclaré à la cour que ce tableau ne reflétait pas la réalité. « A Choeung Ek, on ne ligotait pas de cette manière », avait-il précisé.

Plus tard dans l’après-midi, Phork Khon aborde la ‘douche’ des détenus en cellule, leurs maladies de peau et leurs nuits avec les mêmes expressions, les mêmes mots khmers que Vann Nath.

Stéphanie Gée, journaliste, a interviewé Phork Khon pour Ka-Set le 16 février 2009. Elle s’étonne de la fluidité de son récit devant les juges alors qu’il était si confus dans l’entretien qu’elle a mené sans être dans les conditions de stress du tribunal.

Ce témoignage précis et concordant avec ceux des trois survivants connus de S21, l’évocation de ce ligotage, les étonnements des uns et des autres, instillent une impression étrange de trop lisse et trop extraordinaire à la fois. Une visiteuse qui vient régulièrement assister aux audiences, confie sa sensation de « leçon bien apprise par un homme qui donne les bonnes réponses aux questions ».


A contre-courant

Nil Nonn se charge immédiatement de la question du courant du fleuve.

« Dès que j’ai atteint la rivière, j’ai pu voir le sens du courant. Le courant venant du Tonle Sap ou du Mékong. Je sais que lorsque cela va vers l’ouest, je repère la direction. En suivant dans ce sens-là je savais que c’était le sens qui allait jusqu’à Kompong Chnnang et que je pourrais retrouver ma famille. »

– Pouvez-vous vous souvenir si c’était la rivière à hauteur du pont Monivong ? Parce que Choeung Ek c’est plutôt près de Takmao et de Prey Sâr. C’est à dix kilomètres de Phnom Penh. Lorsque vous avez atteint la rivière, c’était le Bassac, le Tonle Sap ou le Mékong ?

– Je présume que c’était le Tonle Sap. […]

– Pourquoi ne pas avoir pris la voie de terre, pourquoi avoir pris la rivière ? C’était dangereux à l’époque, c’était l’époque où l’eau sort du Tonlé Sap. L’eau n’afflue que vers septembre-octobre mais à la saison de l’étiage l’eau va dans le sens contraire. Comment pouviez-vous flotter à contre-courant ?

– Je n’ai pas nagé au milieu d’une rivière de cette grandeur. Je me suis laissé flotter sur ce bout de bois et ça a pris deux ou trois jours.

Le mystère reste entier sur la manière dont Phork Khon atteint le Tonle Sap en partant de Choeung Ek.


Fausse déclaration écrite contre vrai témoignage oral

La rencontre avec Duch : fausse. Le président de la cour remarque également des différences substantielles entre la déclaration écrite de Phork Khon et son récit à la cour. « Dans votre requête vous décrivez les faits en disant : ‘en octobre 78 monsieur Kaing Kek Eav alias Duch a ordonné à ses soldats de m’interroger. Je ne pouvais pas marcher, ils m’ont donc transporté dans un hamac pour venir à la rencontre de Duch.’ Est-ce que cet incident a eu lieu ? Votre déposition orale ne fait aucune mention de ceci. Je vous ai demandé à plusieurs reprises si vous aviez rencontré Duch… » Phork Khon justifie que de nombreuses années se sont écoulées et qu’il a pu y avoir erreur. « A l’époque je ne connaissais pas Duch. »

Les menaces de Duch : fausses. « Dans votre plainte il est écrit que Duch aurait demandé si vous vouliez mourir comme votre femme. […] Est-ce que ces faits sont véridiques ou pas ? » « D’après mon souvenir, non ». La réponse de Phork Khon soulève une rumeur outrée dans le public.

Une autre version de Choeung Ek. Le président poursuit la lecture de la déclaration de Phork Khon jointe à sa demande de constitution de partie civile. « En novembre 1978, la situation était confuse. Vers 18 heures, un jour Duch a ordonné aux prisonniers de se mettre en file pour être exécutés un par un. Le requérant [Phork Khon] était l’un des derniers de la file. Comme il faisait noir, il a glissé dans un étang proche. Cela n’a pas attiré l’attention des gardiens. Vers une heure du matin, il a pu escalader une clôture avec les mains encore liées, il a traversé une bananeraie, il est arrivé au bord de la rivière. » Phork Khon écrit également qu’un oncle l’aide à se cacher et qu’il rejoint son village le 7 janvier 1979. Diplomate, Nil Nonn évoque une version écrite en « contraste assez net » avec le témoignage oral et réclame des éclaircissements. « C’est ce que j’ai déclaré aujourd’hui devant cette Chambre, c’est cela la vérité » tranche l’intéressé.


Le travail des ONG sur la sellette

Quelques explications sont nécessaires. Phork Khon n’est pas le rédacteur de sa requête. Il a été interviewé dans son village par des représentants de l’ONG de défense des droits de l’Homme Adhoc laquelle s’est impliquée très tôt pour aider les Cambodgiens qui le souhaitaient à porter plainte et à remplir les dossiers nécessaires. Cette ONG a donc rédigé le dossier pour Phork Khon. « Je ne pense pas avoir déclaré les faits tels que vous m’en avez fait lecture », affirme l’ancien détenu en s’excusant auprès de la cour de ne pas avoir relu attentivement sa requête avant de l’envoyer. A la demande du co-procureur international Anees Ahmed, il déroule les faits : « Vers la fin de 2007, il y a eu une réunion à la pagode à l’initiative de Adhoc. J’ai été invité à participer à cette réunion. J’ai pu relater mon histoire. Un procès-verbal a été dressé, je l’ai reçu par la suite à mon adresse au village et à ce moment-là je n’ai pas fait très attention au document. On me demandait simplement d’apposer mon empreinte digitale. Par la suite, j’ai rencontré le représentant d’Adhoc à une autre occasion. » Le co-procureur demande si le document est lu à Phork Khon lorsqu’il le signe. « A l’époque, Adhoc a envoyé le document […] pour que j’y mette mon empreinte digitale. Je l’ai lu brièvement. Je n’ai pas tout lu très attentivement, on m’a dit qu’il était très urgent de renvoyer rapidement le document. » Cette déclaration de la partie civile est datée du 12 mars 2008 comme le mentionne plus tard Marie-Paule Canizares.

De son côté, le président vérifie que Phork Khon maintient qu’il était détenu à S21. Le témoin répond : « J’ai été arrêté et mis dans un lieu de détention. A l’époque je ne savais pas que ça s’appelait S21 ou Tuol Sleng parce que j’avais les yeux bandés quand on m’a mis dans la cellule. Cependant j’ai pu présumer que c’était un bureau de la sécurité. C’est seulement en 2008, lorsque je suis allé avec les ONG chercher la trace des biographies de mon cousin et de ma femme que j’ai appris le nom du lieu. Je n’ai pu trouver que la biographie de mon cousin. » Lors de cette visite, il concède qu’il n’est pas en mesure de reconnaître l’endroit. Cette question, posée par Kim Mengkhy, devrait convenir à la défense.


Le témoin s’embrouille sur ses noms

Mardi 7 juillet 2009, le juge Jean-Marc Lavergne épluche les documents du dossier de Phork Khon qui a déclaré dès le début de son audience à la cour qu’il n’avait pas d’autre nom. L’un de ces documents fait référence à un certain Phork Sakhon, employé des chemins de fer en qualité de mécanicien. Le témoin, qui a travaillé une très courte période aux chemins de fer, assure qu’il devait superviser les travailleurs et non jouer les mécaniciens comme Phork Sakhon. Le témoin-partie civile connaît le document qui lui a été montré à plusieurs reprises par son avocat. « Mais ce n’est pas mon nom. » Le juge insiste : « Aujourd’hui vous nous dites quoi ? Que ce document vous concerne ou pas ? » « Ce document ne me décrit pas. Je ne reconnais pas la personne dont il est question ici. »

Le document en question, ce sont les aveux d’un certain Sok Nan, employé dans les chemins de fer et exécuté le 27 mai 1976 à S21. « Avez-vous connu un dénommé Sok Nan ? » Non, répond Phork Khon.

En revanche dans ce dialogue, Phork Khon a lâché que sous le régime khmer rouge il se faisait appeler Phork Sarun et non Phork Khon comme aujourd’hui.

Son avocate Martine Jacquin intervient pour défendre la déclaration de son client (voir la citation du 7 juillet 2009) et rappeler le contexte dans lequel les dépositions ont été recueillies et les choix des avocats des parties civiles de « ne pas préparer un témoin à son audition pour le laisser témoigner naturellement, pour qu’il ait la spontanéité de la parole. »

Mercredi 8 juillet 2009, au deuxième jour d’audience, Phork Khon explique à son avocat : « Avant la guerre, je m’appelais Phork Sakhon. Puis après la libération, j’ai modifié mon nom, je ne me suis plus appelé Phork Sakhon mais Phork Sarun. Et j’ai travaillé effectivement aux chemins de fer après 1978 [quinze jours avant d’être arrêté]. […] Sur ma carte d’identité mon nom c’est Phork Khon, mais comme j’ai rejoint la révolution j’ai modifié ce nom pour me faire appeler Phork Sakhon. » En somme le jour de son arrestation il porte le nom de Phork Sarun.


Une brèche pour la défense

La défense ne laisse pas passer si belle occasion de mettre en cause « l’ambiguïté » (le mot est de Nil Nonn) du témoignage. Kar Savuth demande pourquoi les réponses varient tant d’un jour à l’autre et commente : « Les noms Phork Sarun et Phork Sakhon, je ne suis pas certain que ce soient là des alias de Phork Khon. » Marie-Paule Canizares argumente avec énergie. Elle rappelle au témoin ses déclarations au juge Jean-Marc Lavergne. « Aujourd’hui à la question qui vous est posée de savoir si vous portez le nom de Phork Sakhon vous avez répondu oui alors qu’hier en vous montrant des documents sur lesquels ce nom figurait vous avez été tout à fait affirmatif pour dire que ce n’était pas votre nom. Là aussi, que faut-il croire ? » Phork Khon répète sa version du jour, son nom d’avant la révolution, son nom khmer rouge, son nom d’après la libération et suggère qu’il a mal compris la question la veille.



Posture de Duch quand il authentifie des documents. C'est notamment ainsi qu'il reconnaît la détention à S21 de Norng Chanphal. (Anne-Laure Porée)
Posture de Duch quand il authentifie des documents. C'est notamment ainsi qu'il reconnaît la détention à S21 de Norng Chanphal. (Anne-Laure Porée)


Duch s’en remet « au bon sens de la Chambre »

L’accusé, peu prolixe en commentaires, identifie les documents accompagnant le dossier de Phork Khon comme étant des documents établis à S21. Une fois de plus il remplit son rôle d’expert à merveille. Le bureau des co-procureurs et la cour n’ont-ils donc personne d’autre que l’accusé pour authentifier les documents ?

Sur la foi de ces papiers, Duch reconnaît que le cousin du témoin-partie civile a été détenu à S21. Concernant la femme de Phork Khon, il n’a pas d’information. « Quant à la partie civile présente ici, je m’en remets au bon sens de la Chambre. » Et au travail de ses avocats…


La défense pointe les contradictions

Tandis que Kar Savuth se concentre sur les détails, Marie-Paule Canizares relève les contradictions en général. Kar Savuth se demande : « Comment avez-vous pu arriver au palais royal  [par le fleuve] ? A Choeung Ek, vous avez reçu un coup, vous avez penché la tête c’est comme ça que le coup n’a pas porté, mais vous avez reçu ce coup sur la cage thoracique, vous êtes tombé dans la fosse et vous avez perdu connaissance, dites vous. Vous dites aussi que trois autres personnes ont été assommées après que vous êtes tombé dans la fosse. Comment pouvez-vous le savoir puisque vous dites avoir perdu connaissance ? »

Phork Khon décrit que quand il reprend conscience, il est couvert par trois cadavres.

« Comment pouvez-vous expliquer l’importance des contradictions [entre la déclaration écrite et la version orale] ? », interroge ensuite Marie-Paule Canizares. Phork Khon répond à côté : « en 1978 j’ai été détenu. Je n’étais pas sûr à ce moment-là d’être détenu à S21. Le fait qui existe, c’est que j’ai été détenu. Je n’ai appris le nom de S21 qu’en 2008 lorsque je suis allé sur les lieux de Tuol Sleng avec mes avocats et les représentants d’organisations non gouvernementales. Je n’ai pas pu déterminer où exactement j’avais été incarcéré. Mais lorsque je suis allé en 2008 à Tuol Sleng, j’ai pu déterminer effectivement que j’avais été détenu à S21. » L’avocate n’est évidemment pas satisfaite par la réponse et relance sa question en énumérant un certain nombre de contradictions, par exemple sur l’implication de Duch dans l’interrogatoire. Le témoin, confus, promet que la déclaration écrite ne reflète pas ses propos à la pagode et qu’il n’avait pas pu en modifier le contenu.


Bataille autour de la preuve

Kar Savuth exige également des preuves de la détention  à S21. « Certes vous avez survécu, vous avez réussi à vous extirper de la fosse mais votre nom devrait figurer dans une liste de prisonniers destinés à être éliminés ! […] Vous avez dit vous-même que vous êtes retourné à S21 que vous n’avez pas retrouvé de biographie ni de photographie. Les deux interrogatoires que vous mentionnez n’ont produit aucune confession. J’ai examiné la liste des prisonniers, j’ai essayé de trouver le nom de votre femme et le vôtre, je n’ai rien trouvé. » Kim Mengkhy s’en mêle : « Duch a dit devant la chambre que les deux documents concernant Phork Sakhon et Phork Sarun sont des documents de Tuol Sleng. Maintenant la défense demande à monsieur Phork Khon s’il a des preuves de sa détention à Tuol Sleng ! Il me semble qu’il n’est pas en mesure de fournir une preuve documentaire de sa détention ainsi que celle de sa femme. »
Le président observe que les documents datent de fin 1975-début 1976 alors que le témoin et sa femme auraient été en prison en 1978. « Il y a un problème de date par conséquent. »


Témoin sous influence ?

Après vingt minutes de pause, l’audience reprend, Marie-Paule Canizares demande enfin à Phork Khon :

– Avez-vous dans les jours précédents, assisté à des audiences, avez-vous entendu les témoignages de personnes qui auraient été précédemment détenues à S21 ?

– Oui. Avant de venir témoigner ici, je suis venu à plusieurs reprises.

– Les témoignages de quelles personnes avez-vous entendu ?

– D’abord le témoignage de l’oncle Vann Nath, puis celui de Chum Mey et de Bou Meng et enfin celui de Norng Chanphal.

La défense n’a plus de questions.

« Le jour de l’audition de Norng Chanphal, l’accusé a dit que si l’on retrouvait une biographie de Mom Yao, c’est-à-dire la mère de l’intéressé, cette biographie pourrait être utilisée comme preuve du fait que Norng Chanphal a bien été incarcéré à S21. […] Nous présentons donc aujourd’hui cette pièce »

Le mercredi 8 juillet 2009, cinq jours après l’audience de Norng Chanphal, l’enfant survivant de S21, les co-procureurs ouvrent l’audience avec une bonne nouvelle : ils ont en main la biographie de la mère de Norng Chanphal qui certifiait la semaine dernière avoir accompagné sa mère à S21 avec son petit frère, et en avait été séparé. « Nous avons retrouvé cette biographie dans les archives de DC-Cam vendredi soir. Nous en avons reçu communication par courrier électronique. […] Le bureau des co-procureurs n’a pas demandé à produire ces documents, le DC-Cam a fait des recherches de sa propre initiative et retrouvé ce document, explique Seng Bunkheang, le co-procureur cambodgien. Le document a été retrouvé après l’audition de monsieur Norng Chanphal. Le jour de l’audition de Norng Chanphal, l’accusé a dit que si l’on retrouvait une biographie de Mom Yao, c’est-à-dire la mère de l’intéressé, cette biographie pourrait être utilisée comme preuve du fait que Norng Chanphal a bien été incarcéré à S21. L’accusé a également demandé aux co-procureurs de rechercher pareil document. Nous présentons donc aujourd’hui cette pièce qui concerne Mom Yao, la mère de Norng Chanphal, et nous souhaitons que ce document soit versé au dossier conformément à la règle 87, pargarpahe 4 du règlement intérieur. » 

Kar Savuth, avocat de Duch, rappelle que son client a reconnu sa responsabilité pour les crimes commis à S21. « Dans le cas de personnes qui disent avoir été détenues à S21 sous le régime du Kampuchéa démocratique, pour autant qu’il y ait des éléments de preuve établissant que ces personnes ont bel et bien été détenues à S21, la Défense reconnaît les faits. »

Marie-Paule Canizares observe que ce document arrive bien tard. Kim Mengkhy, avocat du groupe 3 des parties civiles, soutient que chaque document trouvé, même dans ces conditions, doit être versé au dossier. Alain Werner, avocat du groupe 1 des parties civiles, précise que le DC-Cam a cherché ce document plus tôt mais que les recherches ont été faites sous une autre orthographe.

Les mains jointes en prière, Duch accepte ces documents. Dans la mesure où même l’accusé reconnaît sa présence à S21, Norng Chanphal se voit enfin adoubé officiellement comme survivant de S21.

Le document sera versé au dossier et produit au débat.

« Nous avons comme habitude dans le droit germano-latin de ne pas préparer un témoin à son audition pour le laisser témoigner naturellement »

Martine Jacquin, avocate du groupe 3 des parties civiles, a appuyé la prise de parole au tribunal de ses clients Lay Chan, Phork Khan, lesquels sont entendus les 7, 8 juillet 2009 par la cour. Le témoignage approximatif de Lay Chan et les contradictions ou les incohérences de Phork Khan laissent planer un doute, non sur leur condition de détenu ou sur leurs souffrances, mais sur leur incarcération à S21 même. Alors que les juges décortiquent les contradictions de Phork Khan entre sa requête écrite et ses propos à la cour, Martine Jacquin, pour qui ces deux hommes ont bien été détenus à S21, intervient pour remettre certains éléments dans leur contexte.


« Messieurs les juges, je voudrais faire une observation générale.

Vous avez constaté entre hier et aujourd’hui, parfois avec un certain énervement, que les témoins qui étaient devant vous avaient des déclarations beaucoup moins précises que les témoins que vous aviez pu entendre précédemment. Je crois qu’il faut bien remettre chacune de ces situations dans leur contexte. Les témoins que vous avez entendu précédemment ont eu l’occasion d’être entendus par le juge d’instruction, d’être entendus par les enquêteurs du tribunal, ainsi ils ont pu préciser leur témoignage, les services de recherche ont pu préciser les documents et cela vous permet d’obtenir des témoignages extrêmement complets et extrêmement précis. Comme vous le savez nous ne sommes jamais intervenus dans la partie qui a consisté à recueillir les témoignages de ces survivants auprès de la population. Nous n’avons pris en charge ces dossiers que lorsque les constitutions de partie civile ont été régularisées. Et je rappellerais dans certains cas, avec des délais d’urgence, nous mettant dans des conditions assez difficiles. Nous avons constaté nous-mêmes en découvrant ces dossiers un par un, en prenant la peine de rencontrer ces parties civiles, qu’en fait le travail d’enquête qui avait été fait était juste sur beaucoup de points mais était également erroné sur certains points. Cela n’en montre pas moins que ces témoignages sont extrêmement intéressants et à mon avis apportent une information importante. Dans ce contexte nous avons essayé de réunir le maximum de documents complémentaires, en particulier en recherchant des documents au DC-Cam, en sachant que cela est beaucoup plus difficile pour nous à réaliser quand nous n’avons pas les moyens matériels des enquêteurs du tribunal. Aujourd’hui vous avez constaté ces modifications de déclaration. Je crois que ce qui est important, c’est ce que déclare cet homme [Phork Khan] aujourd’hui, qui est ce qu’il dit avoir vécu. Et je pense qu’effectivement dans le recueil écrit du témoignage il y a eu des erreurs. Maintenant il faut bien remettre ça dans le contexte. Ces témoignages à l’origine ont été recueillis par des associations de défense des droits de l’Homme du Cambodge dans des conditions matérielles difficiles où de jeunes enquêteurs non expérimentés, mal équipés ont sillonné un certain nombre de villages du Cambodge pour donner des informations sur les CETC et recueillir un certain nombre de témoignages. Ça a été un travail fait entre guillemets « en amateur », avec les moyens du bord qui n’ont rien à voir avec les moyens du tribunal mais qui malgré tout ont permis aujourd’hui le rétablissement d’un certain nombre de dossiers et par la suite ont permis le rétablissement de constitutions de parties civiles. Donc je crois que tous les témoignages que vous entendrez à ce titre seront certes chaque fois moins précis. Par ailleurs nous avons comme habitude dans le droit germano-latin de ne pas préparer un témoin à son audition pour le laisser témoigner naturellement, pour qu’il ait la spontanéité de la parole, ce qui bien évidemment amène certains problèmes matériels qui résulte de ce contexte. »

Encore deux nouveaux survivants de S21 ! (1ere partie)


Lay Chan n'était pas à S21 selon Duch, les avocats du groupe 3 des parties civiles soutiennent le contraire. (Anne-Laure Porée)
Lay Chan n'était pas à S21 selon Duch, les avocats du groupe 3 des parties civiles soutiennent le contraire. (Anne-Laure Porée)


Le juge Nil Nonn entre assez vite dans le vif du sujet. Lay Chan, paysan, devient messager quand il rejoint les forces révolutionnaires khmères rouges avant 1975. Il raconte son départ en Lambretta du port du kilomètre 6 où il transportait du riz. Le véhicule stoppe au pont où Lay Chan est arrêté avec ses trois compagnons, cadres khmers rouges. « Ils m’ont mis en joue, m’ont fait retirer mes vêtements et on m’a dit de rester sur le côté. La Lambretta est partie. Comme on m’avait bandé les yeux avec mon krama, je ne voyais rien. A ce moment-là on m’a jeté dans une autre voiture. J’étais absolument terrifié. Les deux ou trois autres personnes ont aussi été jetées dans le même véhicule. J’étais très inquiet. Une demi-heure plus tard, le véhicule a fait une halte pendant trois ou quatre minutes puis a repris sa route pendant dix minutes. » Là, Lay Chan est séparé des autres. Il ne sait pas où il se trouve. Il est enfermé, entravé… et terrorisé. Même avec le bandeau retiré, il ne reconnaît pas l’endroit où il est détenu.


Les trous à bananiers

Lay Chan ne se souvient pas de la date de son arrestation, il se rappelle uniquement l’année : 1976. A son arrivée, il est envoyé en détention en sous-vêtement et sans questions sur sa biographie. Quant à savoir s’il a été photographié, il déclare : « A ce moment-là, je ne sais pas si j’ai été photographié puisque j’avais les yeux bandés, je ne voyais rien. »

Il estime la durée de sa détention à trois mois, trois mois pendant lesquels il est retenu dans une cellule individuelle étroite d’1 mètre, avec des parois en bois et un plafond en ciment que sa tête touche lorsqu’il est debout. Il est entravé et ne sort que pour aller creuser des trous, la nuit, dans un lieu où il est conduit les yeux bandés. « Il s’agissait de trous pour planter des bananiers ou s’agissait-il de fosses plus importantes en dimension dont vous ignoriez la finalité réelle ? » interroge le président de la cour. « Lorsqu’on m’a ordonné de creuser, les gardes m’ont dit que c’était destiné à planter des bananiers mais je n’ai pas planté de bananiers, on m’a seulement dit de creuser. »


Conversation de gardes

Comment ce détenu qui ne voyait rien de S21 a-t-il su qu’il était incarcéré dans ce centre de détention khmer rouge ? Nil Nonn questionne.

– Est-ce que vous avez pu savoir comment s’appelait le lieu de votre captivité ?

– Je ne le savais pas au début mais par la suite deux gardes sur place, qui parlaient entre eux, disaient que c’était l’école de Tuol Sleng. J’ai aussi appris d’un garde que je ne connaissais pas, qui parlait à l’extérieur. Il disait : ‘Hier soir une cargaison de prisonniers est arrivée et je n’ai pas pu dormir. L’autre lui disait : ‘Mais tu sais, à Tuol Sleng, c’est normal qu’une cargaison de prisonniers arrive. »

Voilà comment Lay Chan apprend qu’il est à S21. Par les conversations des gardes. En 1979, quand il visite l’ancien S21, il trouve le lieu différent de jadis. « Donc après 1979, vous êtes allé à Tuol Sleng mais vous n’avez pas reconnu le lieu où vous avez été détenu parce qu’il était intervenu des changements ? » demande Nil Nonn. « C’est correct », répond Lay Chan.


Passé à tabac

Pendant sa détention, Lay Chan est interrogé à deux reprises, à trente pas de sa cellule, dans une pièce dont il ignore tout puisqu’il a les yeux bandés en chemin vers la salle et en cours d’interrogatoire. Il n’a jamais vu ses interrogateurs mais pense qu’ils étaient au moins deux, « un devant, un derrière », à le passer à tabac. Les coups de poings sur l’oreille lui font perdre connaissance. Aujourd’hui, il en garde les séquelles, il n’entend plus à gauche. Il est accusé dans un premier temps d’avoir volé le riz de l’Angkar et dans un deuxième temps il est sommé de livrer le nom de ses complices du réseau CIA.

A son habitude, Nil Nonn l’interroge sur les rations alimentaires. Elles sont insuffisantes, délayées dans l’eau. « Je n’ai jamais eu que du gruau, confirme Lay Chan. A l’occasion il pouvait y avoir un tout petit poisson. »


Une libération ubuesque

« Lorsque j’ai quitté l’endroit en question, je ne savais pas pourquoi on me laissait partir, explique Lay Chan. Je pense que cela correspondait à un certain aspect routinier. On m’a enlevé les entraves, j’avais encore les mains liées, j’avais toujours les yeux bandés. La seule différence c’est que cette fois-là on m’a enlevé les entraves et on m’a jeté sur un camion. C’est tout. J’avais les yeux bandés comme d’habitude, comme lorsqu’on m’ordonnait d’aller me débarrasser des excréments humains. Ca s’est passé de nuit. Je ne peux pas me rappeler très précisément de l’endroit où on m’a relâché, il faisait noir. Une fois qu’on m’a enlevé le bandeau, on m’a éjecté du camion d’un coup de pied alors que le véhicule roulait. Puis il s’est arrêté et il est reparti en me laissant là. Mes liens étaient lâches, j’avais suffisamment de marge de manœuvre. Puis deux hommes à moto sont passés, ils m’ont ramassé puis j’ai continué mon chemin sur cette moto. Quand ces deux hommes sont arrivés ils m’ont déliés les mains. Je ne savais pas qui c’était, je ne les avais jamais vus avant. Ils étaient plus âgés que moi. On m’a emmené sur cette moto dans Phnom Penh. Nous sommes passés près d’un endroit qui m’était familier. J’ai cru que c’était l’ancien stade près du pont. Je crois que j’ai vu le camarade Hiem, qui était chef d’unité, remplacer camarade Chim. IL a donné l’ordre aux personnes sur la moto de m’emmener à la gare. Ça s’est passé de nuit. Quand je suis arrivé à la gare de Samraong, je ne savais pas ce qu’on faisait à cet endroit mais j’ai cru comprendre qu’on y cultivait la canne à sucre, c’est là qu’on m’a laissé. »

Un camarade lui donne des vêtements, Lay Chan fait profil bas, se concentre dès lors sur son travail. « J’étais là pour me rééduquer, j’étais là pour me reconstruire. » Pendant un an il collecte du bois pour chauffer les marmites à jus de canne.


Les juges fouillent

A l’issue de ces déclarations, le président de la cour consulte l’avocat Kim Mengkhy pour savoir si des documents moins schématiques accompagnent la demande de constitution de partie civile de son client. Non.

Thou Mony, qui s’exprime rarement prend le relais. Lay Chan lui assure qu’il a bien entendu les mots « Ecole de Tuol Sleng » prononcés par des gardes et non « prison de Tuol Sleng ». « Avez-vous d’autres sources qui indiquent que vous vous trouviez à la prison S21 aujourd’hui musée de Tuol Sleng ? » Le témoin n’a qu’un autre argument : les cris et les pleurs qu’il a entendus sur place. Il n’a jamais vu d’autres détenus.

Nil Nonn évoque également une contradiction entre la déclaration écrite de Lay Chan sur le bruit d’un générateur qui couvrait les cris et ses réponses à la cour où il n’est pas sûr que ce soit le son d’un groupe électrogène.


La surprise du co-procureur

Le co-procureur indien Anees Ahmed, qui apparaît pour la première fois au procès de Duch, conclut les questions de l’accusation par une remarque étrange : « Nous aurons peut-être quelque chose à dire quant à la valeur que vous souhaiterez accorder à la déposition de ce témoin pour votre décision finale. »


Versions incohérentes et doute

Les propos de Lay Chan ne sont pas conformes à l’ensemble de ses déclarations jointes à la demande de constitution de partie civile, ainsi que l’a observé le président de la cour. Ils ne sont pas non plus identiques à l’interview qu’il a accordée au journaliste Jérôme Boruszewski le 12 février 2009, hors stress dû à sa présence à la cour. Cet entretien enregistré livre une différence majeure sur la raison pour laquelle le témoin sait qu’il est à S21 : il explique en effet qu’il entend le nom du lycée de Toul Svay Prey sur le trajet en camion qui le mène à S21 quand le véhicule s’arrête et qu’un garde dit à un autre « Ne le descend pas là ». Le chauffeur remet le contact. Lay Chan raconte à propos de son arrivée à S21 : « Mon bandeau était un peu tombé et effectivement j’ai bien vu le panneau Toul Svay Prey ». Une version radicalement différente de la conversation entre gardes à S21. Il est dans cette interview également plus précis sur ses dates de détention : de décembre 1976 à mars 1977. Il affirme qu’il avait 19 ans au moment des faits, ce qui lui ferait aujourd’hui 52 ans et non 55. Il livre aussi un détail intéressant : « J’ai entendu des gardiens dire ‘Duch ! Duch !’ quand ils disaient qu’il arrivait avec beaucoup de prisonniers. »


Un homme traumatisé

Les questions des avocats des parties civiles n’éclaireront pas les incohérences des différentes versions du récit. A n’en pas douter, cet homme a été détenu et torturé. Traumatisé, il ne raconte rien de son passé, même pas à ses enfants. Témoigner devant le tribunal ce mardi exige du courage. Lay Chan s’effondre d’ailleurs à une question de Kong Pisey qui lui demande comment il a survécu sans jamais oser demander à boire. L’aveu est terrible. Il jaillit après une crise de larmes. « Je devais boire ma propre urine. » Un frisson et un silence glacé saisit le public.

La souffrance est évidente. Etait-il à S21 ou dans un autre centre de détention ? Il n’en est pas moins victime.


Pour Duch, il n’était pas à S21

« Je note que s’il n’avait pas connu ces souffrances, il pourrait mieux se souvenir. Je crois qu’il a traversé des épreuves très difficiles et que c’est pour cela qu’il a fait le vœu de ne plus jamais remettre les pieds à Phnom Penh. Mais pour ma part je ne sais pas très bien comment il a pu être relâché à l’époque. S’il a été capturé, arrêté et incarcéré à S21, il n’est pas possible qu’il ait été relâché parce que toutes les personnes détenues à S21 étaient sous mon contrôle et l’ordre que j’avais était d’éliminer tous les prisonniers. J’ai regardé la liste des prisonniers de S21, je n’y ai pas retrouvé le nom de la partie civile. Je peux comprendre que Lay Chan a souffert sous le régime khmer rouge mais il n’y a rien qui me prouve qu’il ait été détenu à S21. »

Kar Savuth argumente ensuite ce qu’il considère comme des failles dans le témoignage : pas de photo à son entrée, ni de numéro attribué, les gardes s’adressent à lui comme ses camarades d’unité en le surnommant Mab au lieu de l’appeler Chan, il discute la présence du panneau indiquant l’école Toul Sleng, il conteste l’existence de cellules où la tête touchait le plafond. Kar Savuth joue le comique : « Vous auriez beau sauter, votre tête ne toucherait pas le plafond ! » Il n’est pas drôle. Kar Savuth réclame d’autres preuves. Lay Chan réplique simplement : « Les preuves je les porte sur mon corps. »

Le tribunal assiégé par le doute


Ly Hor affirme avoir changé son nom en 1979. Avant il s'appelait Hy Hor, dit-il. (Anne-Laure Porée)
Ly Hor affirme avoir changé son nom en 1979. Avant il s'appelait Ear Hor, dit-il. (Anne-Laure Porée)


L’identification du témoin n’a même pas commencé que l’avocate de Duch, Marie-Paule Canizares, prévient la cour : « Lors de l’audience initiale du 17 février 2009, la défense s’était réservée le droit de soulever certains problèmes quant aux liens de certaines parties civiles avec S21. […] Mon client émet des doutes quant au fait que le témoin que nous allons entendre ait été détenu à S21 ». Le président est intrigué. Il lui fait répéter. Elle confirme.


Quatre prisons dont S21 et une évasion

L’homme appelé à la barre s’appelle Ly Hor. Il déclare avoir changé de nom en 1979. Auparavant, il se prénommait Ear Hor. Ce commerçant de la province de Banteay Meanchey, affirme avoir été soldat khmer rouge depuis 1972, simple soldat. Il résume avoir été « arrêté au secteur 25 et incarcéré à Po Tonlé [au bureau 15]. Ensuite j’ai été transféré à la prison de Takmao et après cela j’ai été envoyé à Tuol Sleng et enfin à Prey Sâr et ensuite j’ai décidé de m’enfuir et j’ai réussi à le faire et à rentrer chez moi. »

Le public est interloqué par ce parcours extraordinaire.


Des souvenirs flous

Le président revient dans le détail sur les transferts et les traitements subis par Ly Hor dans ces différents centres de détention. Ses questions sont précises, les réponses pas toujours.

Ly Hor est arrêté, dit-il pour vol de nourriture, après que deux de ses compagnons aient été arrêtés au même motif. Il reste au bureau 15, enfermé 24 heures sur 24 « pendant un assez long moment. J’ai été détenu et torturé dans ce bureau puis j’ai été envoyé à la prison de l’hôpital psychiatrique de Takmao. » Sa date d’arrivée n’est pas claire : « Je ne me souviens pas de la date. Je me souviens de l’année. C’était vers la fin de 1976. » Ly Hor y est retenu pendant un mois environ. Il est interrogé trois fois et chaque fois il est torturé, dit-il. Ensuite il est transféré à Tuol Sleng, seul. Il sait alors qu’il s’agit de S21 car il l’entend de la bouche d’un garde.


Au bout d’une demi-heure d’audience, il apparaît évident que ce témoin n’est pas bavard. Le président s’applique à obtenir un récit complet et du détail, non sans difficulté. « Qu’est-ce que vous pouviez voir [à S21], d’après le souvenir que vous en avez ? « Je ne savais pas où cela [S21] se trouvait puisque je ne me déplaçais pas librement. Je me souviens seulement de certains détails. J’étais détenu à proximité des cuisines. » Nil Nonn demande une description de cette cuisine. La réponse sonne creux : « Je ne me souviens pas très clairement. Je me souviens que l’endroit où on m’a détenu se situait à proximité de l’endroit où on cuisait le riz pour les gardes et les détenus. » Seul détail qu’il glissera à son avocate Ty Srinna dans l’après-midi pour étayer le souvenir : le cocotier devant la cuisine…

Interrogé à la sortie du tribunal, Chum Mey, rescapé de S21 où il fut incarcéré fin octobre 1978, affirme qu’il n’y avait, à son époque, aucun détenu près des cuisines. La suite des réponses mettent en lumière de larges failles dans le témoignage, du moins d’énormes points d’interrogation et le doute s’installe. La plupart de ses déclarations vont à l’encontre de ce que les trois survivants de S21 Vann Nath, Chum Mey et Bou Meng ont déclaré la semaine dernière.


Les failles dans le témoignage

Parmi les contradictions les plus choquantes :

  • Ly Hor assure qu’il portait des vêtements noirs à S21 alors que les rescapés connus s’accordent à dire que c’était les vêtements noirs que les Khmers rouges faisaient retirer aux prisonniers à leur arrivée à S21.
  • « On  nous donnait du riz ». La phrase a de quoi faire sursauter après avoir entendu la faim chez les rescapés qui n’avaient qu’un gruau clair à avaler et qui se rappellent encore dans leur chair cette faim qui leur tenait les entrailles.
  • « Est-ce que vous étiez autorisés à vous laver et, si oui, comment cela se passait-il et avec quelle fréquence ? » demande le président. « On se lavait une fois tous les trois jours. » « Est-ce qu’on vous faisait sortir pour vous laver ? » « On nous emmenait à l’extérieur pour nous laver […] Nous étions simplement menottés, nous n’avions pas d’entraves aux jambes. Au moment de se laver proprement dit on nous retirait les menottes. » Rien à voir avec les descriptions de Vann Nath, Chum Mey et Bou Meng.
  • Le président l’interroge aussi sur comment il faisait ses besoins. « Nous faisions nos besoins dans la cellule. On nous donnait pour cela une petite caisse. C’est quand la caisse était pleine qu’elle était emmenée. » Nil Nonn insiste : « Qui emportait ces caisses pleines d’excréments et d’urine ? » « Les gardes donnaient l’ordre aux prisonniers d’emmener la caisse à tour de rôle. » La semaine dernière, les survivants déclaraient sans jamais se contredire que c’étaient les jeunes gardes qui étaient chargés de ce travail.
  • Selon Ly Hor, les corps des prisonniers décédés étaient emmenés tout de suite. Possible. Cependant tous les autres témoins conviennent que les morts n’étaient évacués que le soir.
  • Dans l’après-midi, les questions de Martine Jacquin, du groupe 3 des parties civiles, mettent en évidence que le témoin ne sait pas s’il a été ou non photographié à S21, en revanche il est catégorique : aucun numéro ne lui a été attribué à son arrivée.


Un mois de détention à S21

La description que Ly Hor livre de sa cellule, « entre 4 et 10 m² », est minimale : « J’étais détenu dans une petite cellule dont les parois étaient de béton et il y avait du fil de fer barbelé par dessus et du fil de fer barbelé partout. Le sol c’était du ciment. […] Le toit était fait de tôle ondulée. »

Pendant le mois où il est détenu à S21, le témoin-partie civile affirme avoir été interrogé une fois. Qu’a-t-il vu puisqu’il n’avait pas les yeux bandés ? Le chemin vers l’interrogatoire est succinct : « Un sentier qu’on suivait vers la salle d’interrogatoire ». Par ailleurs, il ne souvient pas clairement où a eu lieu cet interrogatoire. Il a oublié le nom de l’interrogateur en face duquel il était assis, menotté, les jambes non entravées. « L’interrogatoire a duré une à deux heures. Il n’y avait qu’un interrogateur et on me demandait qui était mon supérieur. […] L’interrogateur m’a dit que j’étais têtu et a essayé de me faire peur avec un câble ou une massue. J’ai dit : ‘oui, j’ai peur mais ma vie est entre vos mains, frère. Si vous voulez me tuer, vous pouvez me tuer. […] Pendant l’interrogatoire, il a jeté un mégot de cigarettes sur moi ainsi que des déchets alimentaires et m’a ordonné de les manger. » Ly Hor n’a pas été battu, seulement menacé : « L’interrogateur parlait des câbles électriques et du pénis de buffle [un instrument de torture]. » Plus tard, à son avocat Alain Werner, qu’il ne regarde jamais dans les yeux, il dira avoir donné des noms sous la menace. A Martine Jacquin, il avouera être incapable de reconnaître son interrogateur.


Le récit épique d’une survie

Après un mois, le témoin est transféré à Prey Sâr, soit S24. Seul, en camion, précise-t-il. La date ? Il ne s’en souvient pas. Là-bas, il creuse des canaux et il est menotté comme tout le monde, après le travail. La nuit il a les jambes entravées comme à S21 et les portes sont fermées de l’extérieur. Malgré ce système de contrôle des Khmers rouges, Ly Hor parvient à s’échapper. « C’était le soir, après la cloche pour le dîner. Je me suis dit que si je restais j’allais mourir, et que si je m’enfuyais j’avais une chance de survivre. J’ai donc demandé à un autre détenu s’il voulait s’enfuir avec moi. Il m’a dit qu’il n’osait pas. Je lui ai dit que j’allais m’enfuir et que si on me demandait il fallait répondre que j’étais allé aux toilettes. Un soir j’ai décidé de m’enfuir, de traverser la rivière. On m’a pris en chasse. […] Je suis allé vers le Sud, vers les monts Chisor. Je marchais de nuit, je n’osais pas marcher de jour. La nuit, quand c’était pleine lune, je ramassais les fruits sauvages pour les manger et le jour je me cachais dans la forêt. » Ly Hor atteint finalement son domicile où il se cache pendant un mois environ. Le président a du mal à croire qu’il ait pu rester ainsi chez lui, sans être inquiété, jusqu’à la chute du régime khmer rouge. Le récit de sa survie se révèle épique : « Mon père était terrifié qu’on me retrouve, il a donc été trouver le secrétaire du district, que nous connaissions, l’a informé de ce que je m’étais évadé et de ce que j’étais sur place à la maison. Le secrétaire du district a dit : ‘Ne t’en fais pas, qu’il reste là et s’il y a quelqu’un qui vient le chercher, je dirai qu’il n’est pas là. S’il lui faut du riz, je peux lui donner du riz.’ Et c’est comme ça que j’ai pu survivre. »


La crédibilité des parties civiles en jeu ?

A la pause de 10 h 30, les critiques vont bon train contre les avocats des parties civiles qui ont si mal préparé leur dossier. La crédibilité des parties civiles dans leur ensemble ne risque-t-elle pas de pâtir de ce témoignage ? L’équipe du groupe 1 des parties civiles est en bien mauvaise posture. En une heure d’audience, il était évident que ce témoignage posait problème. Comment ses avocats ne s’en sont pas rendus compte ? La suite de la journée s’avère encore plus édifiante quand le témoin ne reconnaît pas les documents de son propre dossier et n’est capable ni de les identifier ni de les dater. Les incohérences sont nombreuses, que le président de la cour se charge en personne de creuser dès la reprise.


D’incohérence en incohérence

Par précaution, Nil Nonn reprend l’identité du témoin. Puis il fait afficher à l’écran une déclaration de Ly Hor. Les villageois de Toul Sangkaé, venus assister à l’audience du matin, se penchent. L’un d’entre eux lit à voix haute pour ses voisins. Nil Nonn demande à Ly Hor s’il a écrit cette déclaration. « Ici j’ai le sentiment que c’est l’écriture de la personne qui m’a interrogé » répond l’intéressé. Il n’a donc pas écrit ce texte par lui-même, ni tout seul, mais ne se souvient pas à qui il s’est adressé pour l’écrire ni à quelle date !

A la lecture de la greffière, on comprend que cette déclaration d’« information concernant le crime », qui reprend les étapes de l’histoire de Ly Hor, a été jointe à sa demande de constitution de partie civile. Elle fourmille de détails que le témoin est incapable aujourd’hui de donner et quelques incohérences apparaissent flagrantes entre cette version écrite et les propos tenus plus tôt devant la cour.

Dans sa déposition écrite, Ly Hor explique avoir été interrogé trois fois à coups d’un instrument qu’il appelle pénis de buffle par un interrogateur. « Avez-vous été torturé ou non ? » s’impatiente le président. Le public grogne. « J’ai été frappé avec cet instrument à Takmao, j’ai fait une confusion entre Takmao et S21 », s’excuse le témoin. Le public bruit de désapprobation. La déclaration pose aussi que Ly Hor a été transféré à S21 au début de 1976. Le président tente de faire confirmer, en vain. « Je crois que c’était à un moment ou à un autre de 1976 » lâche Ly Hor.


« Remis en liberté » ?

Nil Nonn fait afficher à l’écran un deuxième document qui ressemble à une biographie de détenu et qui semble avoir été jointe au dossier de constitution de partie civile. S’engage un dialogue ahurissant :

– Où avez-vous eu ce document pour pouvoir le verser au dossier ?

– Ce document relate mon rapport concernant le régime khmer rouge.

– Où avez-vous obtenu cette information pour qu’elle puisse figurer avec votre demande de constitution de partie civile ?

– Je ne sais pas, je l’ai trouvé dans le dossier.


En haut de cette biographie, une annotation mentionne que Hi Hor a été relâché le 8 mars 1976. Nil Nonn ne comprend pas comment cet homme, Ly Hor, peut prétendre avoir été envoyé à Takmao puis S21 puis S24 si un document, versé dans son propre dossier, mentionne sa libération. « Monsieur le président je n’en sais rien. J’ai vu dans le dossier que ce document mentionnait ma remise en liberté mais je n’ai pas été remis en liberté ! J’ai été relâché de Tuol Sleng mais pour être détenu à Prey Sâr. »


Réactions vives du public

Dans les rangs du public, les « je ne sais pas » de Ly Hor agacent. Il ne sait pas quand il a rallié les rangs khmers rouges alors que les documents joints à son dossier sont d’une grande précision. Il ne sait même pas dans quelle division il était intégré en tant que soldat khmer rouge. Contrairement à un public étudiant souvent apathique, la salle vibre des commentaires de ces villageois de Toul Sangkaé, plus âgés, qui ont vécu le régime et qui ne s’en laissent pas conter. Une femme, seule survivante de sa famille, s’insurge : « Il ne sait rien, il ne sait rien. Je perds mon temps et mon travail à la maison à l’écouter ! Moi j’ai encore les cicatrices des entraves. Je n’étais pas à S21 mais je me souviens de tout. Si il ne se souvient de rien, pourquoi il porte plainte ? Encore trois ou quatre témoins comme ça et je deviens folle ! »

Le président Nil Nonn revient à la charge sur l’origine de la biographie, Ly Hor maintient : « Je ne sais pas où je l’ai obtenue. Mais c’est bien mon histoire ». Les villageois se marrent.


Course à l’hypothèse

La lecture et l’exploration de ces documents embrouillent l’esprit, elles ne permettent pas d’avancer. Au milieu de cet amalgame, des détails intriguent : Ear Hor a 21 ans dans cette biographie alors que Ly Hor était âgé à l’époque (en 1976) de 24 ans. Ear Hor est arrêté parce qu’il a déserté, non parce qu’il a volé de la nourriture. La matinée s’achève sur un trouble total.

A l’heure du déjeuner les blagues et les hypothèses fusent sur la présence de ce témoin : il a fait le pari de passer à la télé, il a usurpé l’identité d’un autre, il a cru qu’il obtiendrait des réparations financières, il a besoin d’être reconnu comme victime même s’il n’était pas à S21, il est passé par un autre centre de détention, c’est un vrai-faux témoin…


Une partie civile « très mal préparée »

Dans l’après-midi, la juge Silvia Cartwright recadre immédiatement les avocats de Ly Hor. Sa diplomatie ne masque pas le désarroi des juges face à ce témoignage. Elle en vient même à demander au témoin-partie civile quand il a raconté son histoire à son avocat. « Le mois dernier » confie Ly Hor. La juge se tourne vers Alain Werner. « Pouvez-vous me dire pourquoi les documents que nous avons aujourd’hui ne vous étaient pas connus ? Il s’agit de documents à l’appui de la demande de constitution de partie civile de l’intéressé. » Alain Werner explique qu’il n’avait qu’une traduction officieuse. « Je suis désolé si vous avez cru que je n’avais pas connaissance de ces documents. S j’en avais connaissance mais je travaillais sur la base d’une traduction officieuse. » « Oui, nous travaillons tous et rencontrons tous des difficultés mais vous avez par ailleurs des co-avocats qui travaillent avec vous, qui sont parfaitement compétents et vous serez d’accord avec moi pour dire que cette partie civile que nous entendons aujourd’hui a été très mal préparée à ce qui l’attendait. »

Alain Werner promet qu’il va demander « à l’organisation intermédiaire d’où viennent ces documents qui sont dans les dossiers. Cela pourrait jeter quelque lumière sur ces documents, je vous concède qu’il aurait fallu le faire plus tôt. » Pour preuve de la bonne préparation de la partie civile, Alain Werner avance ses trois rencontres avec son client.


Duch à la rescousse

Prenant le relais de Silvia Cartwright, le juge Jean-Marc Lavergne réclame des éclaircissements sur des bureaux mentionnés dans les documents comme bureau 44 et bureau 43 sur lesquels personne ne semble à même de livrer des informations. Robert Petit, qui fait acte de présence en ce lundi 6 juillet, tente de trouver une réponse. L’accusé vient au secours de la cour, dans la mesure de ses moyens, pour démêler cette affaire. Il propose une interprétation sur la base des documents à sa disposition. Le bureau 44 serait un bureau de sécurité de la 703e division. Le bureau 43, l’hôpital psychiatrique de Takmao. Sans garantie bien sûr mais une fois de plus il se pose en expert. Une heure et demie plus tard, Robert Petit prouve que l’accusé avait tout faux. Le bureau 44 c’est Takmao et le bureau 43 un bureau de rééducation situé à l’ouest du wat Langka à Phnom Penh.


D’où vient la biographie de Ear Hor ?

Le juge Jean-Marc Lavergne voudrait comprendre si les documents portent en eux-mêmes la preuve qu’ils viennent bien de S21. « Comme je vous l’ai dit, répond Alain Werner, nous avons demandé un afi davit que nous verserons au dossier dès que nous l’aurons en notre possession. Nous voudrions vous faire savoir que tout document qui a été lu ce matin vient de S21, a été retrouvé à Tuol Sleng. C’est ce que nous croyons savoir. C’est ce qui nous a été dit au départ et nous avons travaillé sur la base de cette hypothèse. » « Ces documents en eux-mêmes contiennent-ils une quelconque preuve que la partie civile a été détenue à S21 ? » renchérit le juge. « Ces documents viennent de S21. Je crois comprendre que les originaux de ces documents se trouvent toujours à S21. DC-Cam en a simplement une copie qui nous a été fournie. » Alain Werner continue de jouer la carte de l’afi davit mais le juge Lavergne est tenace et répète une troisième fois la même question. Alain Werner rend les armes : « A voir les documents, à lire les documents, il n’y a pas de mention dans ce document qui indiquerait qu’il vient de S21. »



Marie-Paule Canizares avait prévenu en début de séance que son client ne reconnaissait pas Ly Hor comme survivant de S21. (Anne-Laure Porée)
Marie-Paule Canizares avait prévenu en début de séance que son client ne reconnaissait pas Ly Hor comme survivant de S21. (Anne-Laure Porée)


« Ear Hor est mort », démonstration implacable de Duch

Le président invite Duch à commenter les propos tenus par le témoin. Duch se lève calmement, il prend les documents lus dans la matinée, il épluche les dates, analyse les annotations, la graphologie. Il identifie l’écriture de Mam Nay et Hor, à S21. Il déduit des dates des interrogatoires qu’ils ont eu lieu à Takmao, dont il connaît le nom de l’interrogateur. En mathématicien rigoureux, il prouve par a + b que Ly Hor n’est pas Ear Hor comme il le prétend. Il a la démonstration modeste mais implacable. Alain Werner et Ty Srinna ont tous les deux la main devant la bouche et le regard sombre, ils ne s’attendaient visiblement pas à une telle répartie.

« Je souhaite exprimer mes sentiments profonds de compassion pour ce que M. Ly Hor a souffert, expose Duch. […] Je crois effectivement qu’il a été torturé. Je voudrais également dire que d’après les documents, le camarade Hi Hor est déjà mort. Les documents nous prouvent qu’il est déjà mort. […] A la page 59 du document [la liste établie par les co-procureurs des victimes de S21] on peut trouver le nom de Ear Hor. Et là on peut constater que Ear Hor est décédé. Sur cette mention de ‘remis en liberté’, cela est conforme à ce que je vous ai dit il y a un certain temps, il s’agit d’une tactique de Nat qui parle de relâcher 60 personnes, y compris Ear Hor. […] Il s’agit d’une fausse liste de personnes relâchées produites le 8 mars 1976. Pour prouver que ma conclusion est correcte, je voudrais faire l’observation suivante : si vous prenez l’écriture dans la demande de constitution de partie civile, cette écriture c’est l’écriture de Ly Hor lui-même. […] Si l’on compare l’écriture du document 00279927 à celle-ci, les deux écritures sont à 50% différentes. Je peux donc estimer que le camarade Ear Hor et monsieur Ly Hor ne sont pas la même personne. » Dernier volet de la démonstration : les années de naissance ne concordent pas. Duch classe l’affaire. Ear Hor est mort.

Ly Hor ne réagit pas, ne manifeste aucune espèce d’émotion en entendant l’accusé démonter son histoire.

Kar Savuth, avocat de Duch, enchaîne en demandant au témoin ce qu’il faisait le 10 novembre 1975. Ly Hor répond qu’il était à Wat Po. Kar Savuth abat ses cartes : « Si je vous parle du 10 novembre 1975, c’est parce que ce jour-là un certain Hi Hor a été arrêté et transféré à S21. » La réplique fait plus d’effet sur le public que sur la partie civile qui ne réagit pas.  Marie-Paule Canizares tente ensuite d’en savoir plus sur quand et comment se sont passées les rencontres de Ly Hor avec le Centre de documentation du Cambodge. Le témoin confirme qu’il a reçu la biographie par le biais du DC-Cam.

A l’issue de l’audience, le juge Lavergne constate « le besoin de clarification de la chambre ». Un euphémisme bien trouvé après une pareille journée.

Norng Chanphal, la mémoire confuse d’un enfant survivant



 






Dans le film documentaire Les enfants du Cambodge, tourné par la Direction du cinéma cambodgienne après la chute du régime des Khmers rouges (la date précise est inconnue), une séquence présente quatre enfants passant devant le bâtiment C de S21 avec une accompagnatrice. Le commentaire en khmer explique : "Ce sont les quatre enfants survivants de la prison Tuol Sleng sauvés le 7 janvier 1979, qui est le jour de la libération totale de Phnom Penh. Le petit Lach, 8 ans, Phal, 10 ans, le petit Rom, 4 ans et la petite dernière qui n'a que sept mois et dont personne ne connaît le nom. L'armée de libération l'a surnommée Makara [qui est le nom du mois de janvier en khmer". (Direction du cinéma du Cambodge)


En février dernier, Norng Chanphal a tenté de se porter partie civile au procès mais a déposé son dossier avec deux jours de retard sur la date limite et a été débouté. (CETC)
En février dernier, Norng Chanphal a tenté de se porter partie civile au procès mais a déposé son dossier avec deux jours de retard sur la date limite et a été débouté. (CETC)




Des documents de derrière les fagots







Le bureau des co-procureurs inaugure la matinée par une double requête.

La première : que soit versé au débat un entretien réalisé par le Centre de documentation du Cambodge (DC-Cam) avec le témoin du jour en date du 13 février 2009. Problème : les parties civiles ont reçu très tardivement une version en anglais. L’avocat Alain Werner concède même qu’il a découvert l’entretien la veille de l’audience. Quant à la défense, elle réitère ses arguments selon lesquels les propos n’ont pas été recueillis par une personne assermentée mais par une ONG.

La deuxième requête des co-procureurs concerne les fameux extraits vidéo livrés par le gouvernement vietnamien au DC-Cam dont la défense conteste l’utilisation au sein de la cour depuis des mois, avec ténacité. Les co-procureurs voient-ils une brèche dans l’absence de François Roux, adversaire farouche sur ce sujet ? Toujours est-il que William Smith insiste pour que le témoin donne son opinion sur cette vidéo et même l’authentifie. « Nous pensons que Norng Chanphal est bel et bien l’enfant qui se trouve sur cette vidéo », explique William Smith. La défense objecte, les parties civiles soutiennent le bureau des co-procureurs et zou ! suspension de séance de 45 mn pour que les juges délibèrent.


Les juges bottent en touche

La cour reprend place. Le président annonce que la première requête des co-procureurs est rejetée. Motif : « La déclaration a été prise le 13 février 2009. Les co-procureurs sont en possession de ce document depuis plusieurs mois en khmer et ne l’ont déposé qu’aujourd’hui. Ce versement tardif n’a pas permis aux parties, en particulier à la défense de disposer de suffisamment de temps pour se préparer. »

Pour ce qui concerne la deuxième demande, les juges bottent en touche alors que le débat est ouvert depuis le début du procès. La juge Silvia Cartwright énonce ainsi leur non-décision : « La Chambre note que ces séquences vidéo sont versées au dossier, elle note aussi qu’elle n’a pas encore statué pour ce qui est de savoir si ces séquences-vidéos doivent être produites devant la Chambre ou non. » Les arguments des co-procureurs sont de nouveau mentionnés :

– « Il s’agit là des seules images dont on ait connaissance et dans lesquelles apparaîtrait Toul Sleng à une date proche du moment où ces bâtiments servaient de prison au régime du Kampuchéa démocratique. »

– « Elles corroborent différents témoignages selon lesquels les enfants des cadres arrêtés étaient également arrêtés à S21. »

– Elles corroborent les conditions de vie inhumaines.

La juge Silvia Cartwright pose alors une question de bon sens. Les autres éléments du dossier ne suffisent-ils pas pour de telles preuves ? William Smith insiste. Cependant la cour a déjà décidé de ne rien décider : le témoin sera entendu d’abord, peut-être souhaitera-elle ensuite voir un passage de ces vidéos.


02-07-09-chanphal-en-larmesLes larmes du souvenir

Norng Chanphal s’installe timidement face à la cour. Tendu, il se concentre sur ses réponses. Fils du cadre khmer rouge Norng Chen, menuisier, et d’une agricultrice, Mom Yoeuv, il déclare avoir quatre frères et trois sœurs. Il livre un récit succinct de son passé. « Après 1975, j’étais très jeune, mais je sais que nous vivions dans une coopérative [dans la province de Kompong Speu]. » Son père est envoyé à Phnom Penh par sa hiérarchie. « Ma mère attendait son retour, elle disait souvent que ça prendrait au moins trois mois avant qu’il revienne. » Le père ne donne aucune nouvelle. Finalement, c’est Chanphal qui est emmené à S21 avec sa mère et son petit frère Chanly, de quatre ans son cadet. Ils voyagent jusqu’à Phnom Penh en jeep, en compagnie de deux femmes avec leur nourrisson. « Cela faisait 5 enfants », déclare Norng Chanphal en faisant une erreur de calcul.

A Phnom Penh, ils stoppent à la gare pendant trois jours. Sa mère est malade, ses jambes enflent, elle cherche un remède traditionnel. Le soir du troisième jour, ils sont conduits, toujours en jeep, à S21. « Ils ont forcé ma mère à descendre de la jeep, elle n’était pas en très bonne santé. Ils lui ont crié dessus, ils l’ont menacée et moi j’étais terrifié. »

Norng Chanphal se tait. Le président de la cour doit le relancer. « Ensuite on nous a envoyé dans le centre, dans le bureau il y avait une salle avec des murs blancs, il y avait un appareil photographique. On a dit à ma mère qu’on allait prendre sa photo et qu’on allait lui donner un numéro pour prendre cette photo. »

De nouveau, Norng Chanphal se terre dans le silence. De nouveau Nil Nonn le questionne sur la manière dont elle a été traitée. « J’ai remarqué qu’ils l’ont poussée, ils l’ont menacée […] et moi j’étais terrifié. » Chanphal n’y tient plus, il est submergé par l’émotion, il s’effondre en larmes.

Le président intervient afin que le témoin maîtrise ses émotions. Alain Werner, avocat du groupe 1 des parties civiles, propose 5 mn de pause pour que le témoin se ressaisisse mais celui-ci préfère poursuivre. Au terme de cette partie de l’audience, une question surgit : si une femme était prise en photo, est-ce que ses enfants l’étaient aussi systématiquement ou non ? Quand vient son tour, Martine Jacquin, avocate du groupe 3 des parties civiles, lui demande s’il a été photographié ainsi que son frère. Le témoin répond un non ferme mais la description rapide qu’il fait de son petit frère ne comprenant rien à ce qui se passe et jouant quelque part pendant la photo, ne colle pas à l’austérité et à la terreur en cours à S21.


Le traumatisme de la séparation

La première nuit, les enfants la passent avec leur mère. Norng Chanphal confirme dans l’après-midi qu’il n’y a aucun autre détenu à leur arrivée : « La pièce était vide, sauf pour nous, ma mère, moi-même et mon petit frère et les deux autres femmes. Donc c’était juste notre groupe dans cette pièce vide. » Au dernier étage du bâtiment C.

Le lendemain, Chanphal et son frère sont envoyés à l’arrière du bâtiment, dans un atelier situé à côté du hangar à cochons.

« Au cours de la dernière journée, je jouais dehors. Une femme s’occupait de nous. Ma mère était au deuxième étage. Elle avait les mains accrochées aux barreaux de la fenêtre, elle me regardait, elle n’a pas dit un seul mot à notre adresse. » Après avoir entendu les témoignages de Vann Nath, Chum Mey et Bou Meng confirmant que les prisonniers n’étaient pas autorisés à bouger d’un centimètre en cellule à moins de demander l’autorisation aux gardes, cette image de la mère à la fenêtre est troublante. Mais après tout, les femmes n’étaient pas attachées à S21, alors pourquoi pas ?

De son côté, Martine Jacquin, demande des précisions sur ce que Norng Chanphal faisait pendant la journée. Jeu ou travail ? « A l’arrière du bâtiment, on n’était pas censé déambuler. Il y avait une femme qui s’occupait de moi et qui me disait de n’aller nulle part. Je comprenais qu’elle avait peur des gardes. Moi aussi. Comme j’avais vu ma mère se faire frapper, j’ai compris qu’il ne fallait pas que je me mêle des affaires des autres parce que je subirais le même traitement. »


« Je vous invite à être fort »

L’évocation du dernier regard de sa mère brise encore Norng Chanphal. Le président, toujours aussi mal à l’aise avec l’émotion, mais davantage sensible, tente de remonter le témoin, non sans maladresse : « Monsieur Norng Chanphal nous vous rappelons d’être fort, de reprendre vos esprits, de vous calmer car c’est le moment qui vous est offert de partager votre souffrance, de dire ce qui s’est passé, ce que vous avez vécu pendant la période du Kampuchéa démocratique, vous et vos parents. Si vous ne pouvez pas contrôler vos émotions, si vous n’êtes pas capable d’exprimer vos souffrances et si vous n’êtes pas capable de décrire les épisodes que vous avez vécu et en particulier si vous n’êtes pas capable de décrire les actes inhumains que vous et votre famille avez subis, vous n’allez pas être en mesure de pouvoir parler de ces événements devant la chambre. Nous pouvons faire une pause pour vous permettre de reprendre votre calme. Cependant nous ne serons pas en mesure ultérieurement d’entendre votre témoignage et les crimes ainsi que les actes inhumains dont votre famille a souffert ne pourrons être communiqués, ne pourront être décrits à la chambre. Je vous invite à être fort, à reprendre vos esprits et à faire de votre mieux pour vous souvenir de tous les événements que vous avez vécus. Nous espérons que quand vous aurez partagé cela, vous vous sentirez soulagé. »


Les bribes d’une mémoire d’enfant

Norng Chanphal reprend son récit sur le quotidien dans la prison en se basant sur des bribes de mémoire. Les enfants sont à l’époque nourris de gruau, deux fois par jour. Mais il se rappelle qu’il avait toujours faim. Ils dorment à l’arrière du bâtiment, dans un atelier. Il ne se souvient pas s’être jamais lavé à S21. Combien de temps passe-t-il dans ce centre de détention ? « Je ne peux me rappeler pendant combien de temps je suis resté. D’après ce que je crois comprendre, ça n’a pas été pendant une longue période parce que nous vivions derrière le bâtiment et il y avait beaucoup de moustiques. Si j’étais resté longtemps, je serais peut-être tombé malade et je serais peut-être mort. Mon séjour à l’atelier ne s’est probablement pas étendu sur une longue période. » Sa date d’entrée reste aussi floue que son temps de détention.


Caché dans S21

Lorsque S21 se vide à l’approche des troupes vietnamiennes, Norng Chanphal se cache derrière des meubles brisés et des piles de vêtements, à l’arrière des bâtiments. Il refuse de s’enfuir comme le lui conseille la femme qui le surveille et qui déserte sur le champ. « Je me suis dit que je voulais rester. Si je partais, ma mère ne pourrait plus me trouver. » De son côté, il la cherche même. Il monte dans la pièce où il l’a vue pour la dernière fois : personne. Il parcourt le bâtiment d’à côté. « Là j’ai vu des corps par terre. Ils étaient peut-être morts mais les corps n’étaient pas gonflés. J’ai vu les corps sur les lits et il y avait du sang. Ça m’a fait peur et j’ai continué à courir et à pleurer en cherchant ma mère. J’ai eu très peur quand j’ai vu une personne enchaînée au lit. »


Une libération en deux temps

Concernant sa libération, Chanphal évoque dans un premier temps deux soldats qui pénètrent dans S21 et découvrent les enfants. L’un parle khmer, l’autre vietnamien. Celui qui parle cambodgien demande à Chanphal qui est son père. « Je leur ai dit que je n’étais pas le fils de Pol Pot, que j’avais mon propre père et ma propre mère. » Chanphal connaissait-il le nom de Pol Pot à l’époque, est-ce que la formule était déjà dans la question ou est-ce une reconstruction a posteriori de ce qu’il leur dit en substance ? On ne saura pas, personne ne relève. Ces deux soldats remarquent que les enfants n’ont pas mangé depuis longtemps. Seul Chanphal a pu avaler un gruau moisi. Ils préparent du riz et tuent un canard de la basse-cour pour le cuisiner. « Après avoir préparé ces aliments, ils sont partis à la hâte. »

Dans un deuxième temps des troupes cambodgiennes et vietnamiennes entrent dans le centre de torture et emmènent les enfants à l’hôpital. « Nous pouvions à peine marcher », précise Norng Chanphal. Sur les cinq enfants qui restaient à S21, un nourrisson est mort de faim. Le témoin a été marqué par les fourmis qui couraient dans sa bouche et ses oreilles. Lui, compte parmi les quatre autres avec son frère cadet, « une fille plus jeune de 3 ans qui comprenait ce que je lui disais » et qui pouvait marcher, et un jeune garçon, le frère de cette petite fille. »

Après l’hôpital, Norng Chanphal est envoyé dans un orphelinat, son petit frère aussi. Les deux autres sont transférés dans un orphelinat pour bébés. « Ils ont été enregistrés comme étant mes sœurs. […] Elles ont été adoptées par des familles allemandes. » Un problème de traduction explique sûrement que d’abord Chanphal parle d’une fille et d’un garçon ensuite de deux filles.


L’enfant et la propagande

La juge Silvia Cartwright demande au témoin s’il se rappelle avoir été photographié ou filmé par les troupes vietnamiennes à S21. « Je ne suis pas sûr de me rappeler. J’ai vu beaucoup de personnes armées. […] Je ne savais pas si des photos étaient prises ou si on tournait un film. Je me rappelle qu’on nous a emmenés à ce moment-là de la prison de Tuol Sleng. » Quand le juge Jean-Marc Lavergne lui demande s’il se souvient d’un film tourné ultérieurement, le témoin ne comprend pas la question et n’y répond pas, à deux reprises. Le juge ne tente pas de troisième round. Personne n’intervient non plus pour savoir si Chanphal est le jeune Phal qui témoigne au tribunal populaire révolutionnaire qui siège à Phnom Penh en août 1979 pour juger pour crime de génocide « la clique Pol Pot-Ieng Sary ». Quand on y regarde de plus près, les noms correspondent mais les déclarations diffèrent amplement [voir l’extrait de la déclaration de 1979].


Reconnu par le forgeron

Les parties tentent de vérifier que cet enfant a vraiment connu S21. Comment pouvait-il être sûr d’avoir été à S21 ? « J’ai pu reconnaître la clôture [en y retournant en 1979] », justifie-t-il. A-t-il eu un contact avec les détenus des ateliers de peinture ou autre ? « Une des personnes âgées, peut-être ferronnier, m’a vu et reconnu. Après la libération, il m’a dit qu’il fabriquait des entraves. A l’époque, ils étaient quatre à travailler dans l’atelier. » Il s’agit de Roy Nea Kong, dit Ta Kong. Le vieil homme qui avait raconté au jeune Chanphal d’où venaient les piles de vêtements derrière lesquels il s’était caché, est décédé en 1986. Les parties demandent nombre de descriptions de localisation : la cellule, l’atelier, le portail principal, les cadavres… Norng Chanphal s’efforce d’être précis, avec difficulté.





















Pour Duch donne un argument solide : personne n'aurait osé contrevenir aux ordres de Nuon Chea d'éliminer les derniers prisonniers. (Anne-Laure Porée)
Duch donne un argument de poids : personne n'aurait osé contrevenir aux ordres de Nuon Chea d'éliminer les derniers prisonniers. (Anne-Laure Porée)


Duch conteste que Norng Chanphal soit survivant


Les déclarations de l’accusé et de son avocat Kar Savuth jettent le trouble en fin d’après-midi car Duch reconnaît « les souffrances et les épreuves infligées à monsieur Norng Chanphal ». Il admet que son père, Norng Chen, a bien été exécuté à S21. Le co-procureur William Smith a d’ailleurs fait identifier par le témoin la biographie de son père sur l’écran du tribunal. En revanche, concernant la mère de Norng Chanphal, Duch doute de son incarcération à S21. « Je ne dispose d’aucun document pour en dire plus. […] Peut-on retrouver la biographie de la mère de Norng Chanphal ? » Une fois de plus l’accusé s’en remet aux documents pour prouver. Si les documents n’existent pas, c’est que la mère du témoin est morte ailleurs.


« Mon client ne reconnaît pas que Norng Chanphal soit survivant de Tuol Sleng pour les quelques derniers jours parce qu’il y avait des règles très strictes en vigueur à S21 et notamment un ordre datant du 2 ou 3 janvier 79 donné par Nuon Chea en personne afin que toute personne détenue à S21, homme ou femme, adulte ou enfant soit éliminée, et il n’est resté personne de vivant à S21 sinon les quatre soldats qui avaient tué le journaliste américain dont on n’avait pas encore obtenu les aveux. C’était les seuls prisonniers encore en vie à S21. Et l’accusé m’a confirmé que personne n’aurait objecté à des ordres venus d’en haut. »

Norng Chanphal écoute crispé.

Kar Savuth poursuit avec des arguments qui auraient dû susciter une réplique de l’accusation et des parties civiles. « Après 1979, il est retourné chercher une photo de sa mère et n’a pas pu la trouver. Mais les gens qui sont retournés à S21 ont trouvé les photos ! Alors comment se fait-il qu’on n’a pas retrouvé la photo de la mère du témoin ? Et sur un autre point, nous avons une liste de 12 380 personnes éliminées à S21 mais on ne retrouve pas dans ces listes le nom du père ou de la mère de monsieur Norng Chanphal alors comment pouvons-nous le croire ? » Primo : il est faux de dire que toutes les photos ont été retrouvées par ceux qui les cherchaient. Secundo : des listes ont de toute évidence disparu. Tertio : le simple fait que le nom de Norng Cheng ne soit pas dans ces listes mais que sa biographie ait été retrouvée prouve que des documents manquent et que le nombre de morts à S21 dépasse les 12 380.

Duch s’explique auprès du juge Jean-Marc Lavergne : « Je n’objecte pas à la teneur de la déclaration de Norng Chanphal à savoir que c’est une personne qui a effectivement souffert et qui s’est trouvée séparée de son père et de sa mère. Son père est bien mort entre les mains des gens de Tuol Sleng. [Duch, debout, brandit le document] Pour ce qui est de sa mère et de Norng Chanphal lui-même, où ont-ils souffert ? Je ne sais pas. Par conséquent si l’on retrouve un document, oui, on aura la preuve que sa mère a été envoyée à S21. […] Probablement sa mère a souffert dans un autre centre de sécurité ou il se peut que sa mère ait été envoyée à S24. »


Plan fixe sur l’enfant rescapé



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Norng Chanphal se reconnaît ainsi que son frère sur cette image extraite d'un film présenté par les co-procureurs comme inédit et confié au DC-Cam par le gouvernement vietnamien.




Phal et son frère jouant dans l'herbe qui envahit S21. Image extraite du film "Les enfants du Cambodge" (Direction du cinéma du Cambodge)
Phal et son frère jouant dans l'herbe qui envahit S21. Image extraite du film "Les enfants du Cambodge" (Direction du cinéma du Cambodge)



Le bébé sauvé à S21. Image également extraite du documentaire "Les enfants du Cambodge". (Direction du cinéma du Cambodge)
Le bébé sauvé à S21. Image également extraite du documentaire "Les enfants du Cambodge". (Direction du cinéma du Cambodge)



Le co-procureur William Smith n’y tient plus. « Il semble que la position de l’accusé et de la défense change en fonction des pièces qui sont produites. Par exemple au départ, l’accusé pensait que le père du témoin ne pouvait avoir été à S21. Cependant après la production des aveux, il a concédé cela. » Pour passer au-delà de tout doute raisonnable, le co-procureur propose de visionner la séquence vidéo du film tourné par les Vietnamiens et qui reste contesté par la défense. « Il faudrait voir l’extrait de cette séquence vidéo de manière à pouvoir demander [à Norng Chanphal] s’il était bien à S21. » Alain Werner presse la cour de statuer quant à cette séquence et de profiter de la présence de Norng Chanphal, visiblement éprouvé par son témoignage au tribunal.

Les juges en conciliabule choisissent de présenter non la séquence mais une image fixe avec deux enfants encadrés par des soldats vietnamiens. Norng Chanphal n’hésite pas : « Le garçon le plus grand, sans haut, c’est moi. A droite, le petit garçon c’est mon petit frère. […] J’aimerais ajouter ce qui suit : lorsque les soldats m’ont posé des questions, je ne savais pas que j’étais filmé. »

Un certain Phal témoignait déjà en 1979


Phal, le jeune garçon découvert à S21 par les troupes de libération est filmé avec son frère et les deux autres enfants dans "Les enfants du Cambodge". Le film n'est pas daté. Les images sont en consultation libre au centre Bophana à Phnom Penh. (Direction du cinéma)
Phal, le jeune garçon découvert à S21 par les troupes de libération est filmé avec son frère et les deux autres enfants dans "Les enfants du Cambodge". Le film n'est pas daté. Les images sont en consultation libre au centre Bophana à Phnom Penh. (Direction du cinéma du Cambodge)


Extraits :

« J’ai deux frères : Lit, 8 ans, et l’autre est mort dans la prison de Tuol Sleng à l’âge de 5 mois. J’ai été emprisonné avec ma mère et mes deux frères. Les gens de Pol Pot nous ont séparés de notre mère dès notre arrivée à Tuol Sleng. Ayant très faim, mon petit frère ne cessait de pleurer et finissait par mourir. Le jour, ils nous ont laissé, moi et Lit, à la cuisine. La nuit, nous nous couchions dans un petit compartiment, au rez-de-chaussée du même bâtiment. Nous n’avions qu’un pantalon et une chemise débraillés. Nous dormions sans moustiquaire ni couverture. Chaque nuit, nous étions la proie des innombrables moustiques. A chaque repas, nous avions droit à une louche de potage et une cuillerée de soupe avec un peu de sel. Chaque fois que les polpotistes étaient en colère, ils nous fouettaient sans pitié et nous frappaient sur la tête. Un jour, sans que nous sachions le motif, ils nous donnaient des coups de pieds par derrière, auprès d’un tas de vêtements qu’ils ont enlevés aux prisonniers. A ce moment, je les ai vus en train de tuer un garçon, un peu plus grand que moi, en l’écrasant contre un arbre, à côté de la cuisine. J’ignore où ils ont mis le corps de ce garçon. Quand ils ont tous quitté la prison, nous revenions à la cuisine. Comme nous n’avions pas le moyen de faire cuire du riz, nous mangions les restes du potage qui était déjà en état de fermentation. Nous mangions également les restes de repas réservés aux cochons. Durant un séjour en prison, j’ai vu des tortures les plus atroces que les polpotistes ont fait subir aux prisonniers. Ils ont chauffé une tige de fer à blanc et l’ont introduite dans les narines des prisonniers. Les prisonnières ont été immergées dans des jarres d’eau. Quelques jours avant leur départ, ils m’ont montré la photo de ma mère éventrée. » […]

« Un jour, après le déjeuner, j’ai aperçu 5 types de Pol Pot emmener à la potence un prisonnier qui portait une culotte blanche et une chemise bleue. Après avoir introduit son cou dans le noeud coulant, ils tirèrent l’autre bout de la corde de telle façon que le pauvre malheureux s’élevât dans l’air. Puis ils lâchèrent la corde pour laisser tomber le prisonnier du haut de la potence. Ils recommencèrent le même jeu deux fois encore avant de traîner la victime dans une cellule à côté de la salle d’électrochocs. Peu de temps après, ils firent sortir un autre prisonnier ayant pour tout vêtement une culotte. Ils l’ont tué de la même manière. Après sa mort, j’ai remarqué que sa langue sortait de sa bouche. Ensuite ils ont amené un troisième qui marchait lentement parce que ses mains étaient occupées à retenir sa culotte dont l’élastique avait été défait. Ils l’ont fouetté et lui ont donné des coups de pied par derrière pour le pousser à aller plus vite. Au moment où le pauvre s’élevait dans l’air, sa culotte ayant glissé vers ses pieds, les polpotistes ont ri bruyamment. »


Extraits des documents du tribunal publiés par un groupe de juristes cambodgiens en 1988.