Les espoirs de Chum Mey

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Lorsqu’il pénètre à S21, les souvenirs de Chum Mey se bousculent. Il est ramené subitement à ce passé de torture et d’exécutions pour rien, pour des fautes imaginaires. « Je pense à ma femme et à mon enfant [exécutés par des Khmers rouges alors que tous fuient devant la progression des troupes vietnamiennes en janvier 1979]. Mais il faut dire au monde, aux touristes comme aux jeunes Cambodgiens, afin qu’ils sachent cette histoire. » Selon lui rien de tel que de présenter un témoin vivant : « J’ai guidé ici un groupe de 15 Français. Dans leur pays, ils avaient lu des choses sur S21 mais n’y croyaient pas. Quand ils m’ont entendu, une femme a pleuré et s’est blottie dans les bras de son mari. Quand j’ai rencontré par hasard les étudiants du lycée Descartes, l’élève qui faisait la traduction s’est effondré en larmes, la jeune fille qui a pris son relais aussi. » Chum Mey affirme avoir proposé il y a quelques années d’inclure son histoire dans le programme scolaire mais personne n’a donné suite. Alors il continue à témoigner sur le lieu de son calvaire.


« Laisser le tribunal injecter le médicament qui soignera le chien fou »

Depuis le début du procès, Chum Mey se rend à S21 dès qu’il a une journée de libre. Cet ancien mécanicien, fonctionnaire au ministère des Transports n’a pas une retraite suffisante (25 $) pour assurer le gîte, le couvert et les études de ses trois garçons et trois filles. Sortant quelques dollars de la poche de sa chemise glissés par le dernier groupe de touristes américains, il confie arrondir ses fins de mois avec les 10 à 15 $ qu’il gagne par journée de présence au musée. Maigre consolation pour un homme qui traîne ses cauchemars depuis trente ans et qui vit pauvrement dans un rez-de-chaussée de la banlieue phnompenhoise. Malgré ces difficultés financières, Chum Mey, qui s’est porté partie civile au procès contre Duch, est présent à toutes les audiences.

« Si on peut venir au tribunal, assister aux audiences, comprendre qui est coupable, alors nous n’aurons plus de souci en tête. Si Duch avoue, il n’y aura plus de doute dans l’esprit. A partir de là seulement la réconciliation sera possible. Un proverbe khmer dit : ‘Quand le chien fou mord une personne, elle ne peut pas le mordre en retour. Si elle le mord, c’est qu’elle est plus folle que le chien.’ Il faut laisser le tribunal injecter le médicament qui soignera le chien fou. C’est un travail difficile, qui demande beaucoup d’efforts et qui permet d’avancer petit à petit. »

Pour Chum Mey, connaître l’histoire est une condition de la réconciliation. A l’heure de notre entretien, l’espoir semblait mince d’y parvenir car le public avait déserté les fauteuils bleus du tribunal. (Cependant les dernières audiences ont fait salle comble). Le survivant se demandait comment les Cambodgiens s’approprieraient cette histoire s’ils n’étaient pas dans l’assistance. « Est-ce que le procès des Khmers rouges doit se faire sans eux ? » s’interroge-t-il en regrettant que les villageois d’Omleang aient été amenés au tribunal alors que les audiences sur M13 (ancêtre de S2$ localisé à Omleang) venaient de se terminer.


« Si tu ajoutes du bois sous le feu, le riz brûle. Si tu retires du bois, le riz n’est pas assez cuit »

D’un côté, cet homme au regard vif, souhaiterait que le tribunal accélère afin que les anciens dirigeants khmers rouges Khieu Samphan, Nuon Chea et Ieng Sary ne cassent pas leur pipe avant d’avoir été poursuivis. D’un autre côté il prône la prudence en référence à un proverbe khmer : « Si tu ajoutes du bois sous le feu, le riz brûle. Si tu retires du bois, le riz n’est pas assez cuit. » En somme, quand les hommes passent en force, ils commettent des erreurs.



Pour Chum Mey, qui raconte son histoire aux touristes à S21, le procès n'est pas seulement utile pour les Cambodgiens. Il concerne tout le monde. (Anne-Laure Porée)
Pour Chum Mey, qui raconte son histoire aux touristes à S21, le procès n'est pas seulement utile pour les Cambodgiens. Il concerne tout le monde. (Anne-Laure Porée)


Si Chum Mey s’est porté partie civile, c’est parce qu’il estime que c’est la meilleure place pour s’adresser à Duch. « Un témoin ne peut rien réclamer, il doit répondre aux juges ou garder le silence. En tant que partie civile, je peux poser des questions directement à Duch : pourquoi a-t-il tué des familles ? Pourquoi a-t-il tué le peuple cambodgien ? Etait-il volontaire pour faire ce qu’il a fait ? Si le tribunal me permet de parler à Duch, je lui demanderai si les deux millions de morts étaient des agents de la CIA et du KGB. Je lui demanderai si les jeunes enfants et les vieux de 70 ans étaient des agents de la CIA et du KGB. »


La sophistication de la torture

Ce rescapé des geôles khmères rouges et des méthodes barbares pratiquées par les interrogateurs, a l’intuition que ce qui différencie S21 d’autres centres de détention, c’est justement la manière de torturer. Une sorte de sophistication dans l’horreur. Il suppose que dans ce centre l’ampleur des accusations d’appartenance à la CIA ou au KGB est sans équivalent, symbolisant une paranoïa exacerbée nulle part égalée. Il ne mentionne jamais ces pistes d’analyse comme des certitudes mais comme des enquêtes à mener. De son point de vue, elles sont plus que jamais nécessaires. « Duch ne dit pas la vérité, estime Chum Mey. Il y a beaucoup de choses qu’il dit ne pas connaître. Sur 100 questions posées, il donne peut-être une seule réponse franche. L’honnêteté de Duch, c’est comme-ci comme-ça » Un peu plus tard il confie : « On juge les Khmers rouges mais c’est la bouche qui parle. Le cœur reste khmer rouge. »


Notre conversation rappelle à l’ancien prisonnier son face-à-face avec l’accusé durant la reconstitution à S21 en février 2008. « Duch a pleuré devant moi. En tant qu’intellectuel, il ne pouvait pas laisser trois personnes [les trois survivants] lui embrouiller l’esprit. Même si les larmes de Duch remplissent un pot, le tribunal ne peut pas le pardonner. » Amer, Chum Mey ne peut se retenir de comparer les conditions de détention de l’accusé aujourd’hui avec les siennes à S21 en 1978. « Il a la radio, un matelas, un médecin sur place en permanence. J’aimerais le mettre en prison ici à S21, en culotte comme moi, avec un potage clair pour tout repas. Si j’étais en prison comme Duch, Nuon Chea, Khieu Samphan, je pourrais y rester sans être en colère. »


Le rêve prémonitoire de la goyave

Entre 1975 et 1979, Chum Mey a perdu sa femme et ses quatre enfants. Son fils meurt de maladie après la déportation des Phnompenhois vers les campagnes. Son bébé de deux mois meurt exécuté dans les bras de sa mère pendant la fuite devant les troupes vietnamiennes. Quant à ses deux filles de 13 et 11 ans, elles ont été envoyées à Pursat mais n’ont jamais été retrouvées malgré une annonce passée dans les magazines du Centre de documentation du Cambodge. Le septuagénaire ne peut retenir ses sanglots quand il raconte la disparition de ses proches. Il porte en lui un regret éternel, celui de n’avoir pas écouté son aînée, Sopheap. « Une semaine avant mon arrestation, elle a rêvé qu’une foule arrivait en haut de la falaise de Pech Nil et qu’elle y mangeait une goyave. Le lendemain de ce rêve, elle m’a prévenu et m’a demandé de m’enfuir. Je ne l’ai pas crue, je ne l’ai pas écoutée. » Au Cambodge, rêver de manger une goyave équivaut à une prédiction de séparation familiale.


Ne pas mourir pour rien

Chum Mey s’est construit une nouvelle vie sur les cendres de sa tragédie. Les contraintes matérielles, la survie quotidienne qui sont pour beaucoup de Cambodgiens des obstacles évidents à leur simple intérêt pour le tribunal, sont envisagées différemment par les parties civiles. Chum Mey s’interroge sur le sens et la nature d’éventuelles réparations. Il partage ses idées confusément. « Sur les réparations individuelles, c’est difficile d’évaluer le préjudice. Comment témoigner ? Comment gérer ? » L’argent aurait cependant la portée d’une vengeance, justifie-t-il. « Autrefois, j’ai été une victime. Aujourd’hui, je vais au tribunal où tout est à mes frais [sauf le transport jusqu’à Kambol]. J’ai l’impression d’être une deuxième fois victime. Ce sont les vivants qui font face aux difficultés. »

Dans le fond, du tribunal au musée, des aléas du quotidien aux débats juridiques de haute volée, Chum Mey s’implique et s’escrime pour que ses enfants aient simplement une vie meilleure que la sienne. Il ne veut pas mourir pour rien.



Repères biographiques :

Né dans la province de Prey Veng en 1930, Chum Mey est issu d’une famille de paysans. Il perd très jeune ses parents. Après avoir suivi une formation de mécanicien, il trouve un poste de fonctionnaire dans les travaux publics et les transports. Il est transféré dans le Rattanakiri, (où il rencontre sa femme) jusqu’en 1970, quand les Khmers rouges prennent le contrôle de la province. Il est rapatrié sur Phnom Penh, travaille à Kompong Speu puis revient à Phnom Penh. Il est déporté de Phnom Penh avec sa famille, travaille en périphérie puis revient dans la capitale où il est incarcéré à S21 le 28 octobre 1978. Le récit de sa détention est à lire dans l’article consacré à son audition : Premier témoignage sur la torture.