Encore deux nouveaux survivants de S21 ! (2e partie)


8 juillet : deuxième jour au tribunal pour Phork Khon photographié ici sur l'écran de la salle de presse. (Anne-Laure Porée)
8 juillet : deuxième jour au tribunal pour Phork Khon photographié ici sur l'écran de la salle de presse. (Anne-Laure Porée)


Phork Khon était un soldat khmer rouge du bataillon 310. Il dit être directement concerné par le procès car son cousin Tchourn Phoam a été détenu à S21. D’une enveloppe marron, il tire la biographie retrouvée à Tuol Sleng par son avocat. Sa femme, qu’il a connue trois mois après le mariage puis qui a disparu « appelée par l’échelon supérieur pour étudier », a été exécutée à S21, il en est sûr. Lui-même enfin a été arrêté en 1978 (il ne se souvient pas en quelle saison) et torturé à S21 où il survit trois à quatre mois avant d’être conduit à Choeung Ek. Par miracle, il s’échappe des charniers de Choeung Ek, ce qui fait de lui le premier survivant connu et encore en vie de ce lieu d’exécution. Depuis 1979, il n’est jamais retourné à Choeung Ek.


Un récit détaillé

La description que Phork Khon établit de son passage à S21 est nettement plus détaillé que celle de Lay Chan, son prédécesseur à la barre. Dès qu’il a le feu vert du président, il retrace longuement son arrestation en 1978, son arrivée à S21 les yeux bandés. Il est poussé dans une maison, ses liens sont resserrés, ses pieds enchaînés. Deux personnes le tirent par une corde mise autour du cou jusqu’à sa cellule. Il ne croit pas avoir été photographié lui non plus. Ses mains sont libérées, ses jambes entravées, le bandeau sur les yeux dénoué. Il est incarcéré avec d’autres détenus, dont un qu’il reconnaît. Trois jours passent. Vient le temps de l’interrogatoire, dans une salle du rez-de-chaussée. Il se souvient de deux interrogateurs : Hor et Seng. « Je n’ai pas vu leur visage mais je les ai entendus se parler entre eux, c’est comme ça que je sais leurs noms » précise le témoin. Les mains sont liées derrière le dos, les jambes aussi, le voilà face contre le sol, destiné à dire la vérité à l’Angkar. Les interrogateurs promettent la liberté en échange. « Je ne savais pas quelle réponse j’étais censé donner puisque je n’avais rien fait, je faisais mon travail le mieux possible pour l’Angkar, même avant 1975. »


Frère de l’Est assiste à l’interrogatoire

Phork Khon est fouetté sur le dos. « Une fois les deux interrogateurs fatigués, ils se sont assis sur une chaise. Hor a demandé à Seng de continuer à me fouetter. »

Le fouet casse. Hor annonce que Frère de l’Est est arrivé. « Je ne savais pas qui était Frère de l’Est. Mais cette personne est arrivée et s’est assise sur une chaise. » L’interrogatoire est interminable pour la victime. « Je suis devenu si faible qu’il semble que j’ai perdu l’esprit. Je ne pouvais pas répondre. J’étais conscient mais je ne ressentais plus rien. » Duch serait resté encore 15 à 20 minutes dans la pièce avant de lâcher un « Humm » et sortir sans avoir interrogé le détenu. Mais à son avocat cambodgien, il glissera  qu’il n’a pas vu clairement Frère de l’Est dans sa cellule.

Duch reste impassible à l’écoute du témoin.

Le deuxième interrogatoire qui a lieu une semaine plus tard se déroule en l’absence de Frère de l’Est selon Phork Khon. Ce-dernier perd connaissance sous les coups de Hor et Seng qui veulent les noms de son réseau CIA, KGB ou vietnamien.


Unique survivant de Choeung Ek !

Il est emmené quelques temps plus tard (il ne sait pas combien de temps, il constate seulement avoir beaucoup maigri) avec d’autres prisonniers en camion aux charniers de Choeung Ek. « On nous a jetés comme des cochons dans ce camion. » Au bout d’une heure de trajet, en fin d’après-midi, la trentaine de prisonniers du camion arrive près d’une maison en bois où ils sont enfermés. Vers dix heures du soir, deux, quatre, parfois cinq personnes à la fois sont emmenées tour à tour. « Moi j’étais le dernier dans la maison. C’était sans doute la nuit du 6 janvier. C’est une supposition que je fais. […] Je me suis dit à ce moment-là : ‘Mon heure est venue’ parce que je pouvais voir que la lampe à kérosène était en train de s’épuiser. Il n’y avait plus que très peu de lumière. Nous pouvions à peine voir parce que nous avions les yeux bandés et une corde attachée au cou. Je pouvais sentir les pas des autres détenus. Il devait y avoir trois autres personnes. On nous a poussés au bord d’une fosse. […] Mais heureusement, alors qu’ils frappaient les autres, moi j’étais en troisième position et je me suis agenouillé au bord de la fosse, j’ai reçu un coup, je me suis incliné et le coup a touché mes côtes et je suis tombé dans la fosse. Ils ont frappé les autres qui sont tombés sur moi. Je me suis retrouvé en-dessous des autres. Je suis resté inconscient toute la nuit. Aux alentours de peut-être deux heures du matin, j’ai repris conscience mais j’étais désorienté, j’avais la tête qui tournait, j’ai essayé de me mouvoir, de ramper au-dessus des différents corps. J’étais très faible et maigre, je ne pouvais même pas me lever ni marcher correctement. Je me suis assis et j’ai tendu mes jambes un petit peu. […] Je voyais des taches de sang partout sur mon corps et il y avait une odeur épouvantable. […] Je me suis hissé hors de la fosse. A ce moment-là je ne voyais plus de garde et j’ai entendu le bruit de détonations de fusil. C’est sans doute du pont Monivong que venaient ces détonations. » L’arrivée des Vietnamiens lui aurait ainsi servi de repère chronologique pour savoir qu’il avait été emmené à Choeung Ek le 6 janvier.

Dans la salle, les villageois n’en reviennent pas.

Phork Khon poursuit son récit, sans émotion particulière. Il lui faut une heure pour réussir à tenir debout. Il observe des cadavres partout. Affamé, il mastique un tronc de bananier sur sa route vers le fleuve. Là, il trouve un bout de bois qu’il utilise comme un flotteur. « Je me suis simplement laissé porter par le courant jusqu’à atteindre le pont japonais. » Là des soldats en bateau le repèrent près de la rive et le tirent de l’eau. Phork Khon est sauf mais malade. Pendant deux mois, un vieux propriétaire de bateau s’occupe de le soigner tandis que les troupes vietnamiennes continuent à repousser les Khmers rouges. Une fois sur pied, Phork Khon rejoint son village natal de la province de Battambang. Tel est le récit qu’il fait aux CETC.


Trop lisse et trop extraordinaire à la fois

Durant la pause, le public digère son étonnement, les questions surgissent :

– Pourquoi avoir attendu 30 ans pour se faire connaître ?

– C’est pas un peu gros le type qui s’échappe de Choeung Ek la nuit du 6 au 7 janvier ?

– Est-il possible que trente ans après les faits on ne connaisse pas l’unique survivant de Choeung Ek ?

– Comment peut-il, si faible, se laisser porter par un morceau de bois qui le mène au pont japonais alors que c’est à contre-courant ?

– Combien de temps met-il à parcourir les quelques kilomètres qui séparent les charniers de Choeung Ek de la rive du Tonle Bassac, au sud de Phnom Penh ?

Très vite après la reprise de l’audience, Phork Khon décrit avoir été attaché pendant les interrogatoires à la manière peinte par Vann Nath : « On m’attachait les pieds, on m’attachait les mains dans le dos. […] Les deux pieds étaient attachés avec de la corde à hamac, le bout de la corde était attaché à mes poignets ». Or Vann Nath qui avait ainsi voulu représenter l’égorgement d’un détenu à Choeung Ek a bien déclaré à la cour que ce tableau ne reflétait pas la réalité. « A Choeung Ek, on ne ligotait pas de cette manière », avait-il précisé.

Plus tard dans l’après-midi, Phork Khon aborde la ‘douche’ des détenus en cellule, leurs maladies de peau et leurs nuits avec les mêmes expressions, les mêmes mots khmers que Vann Nath.

Stéphanie Gée, journaliste, a interviewé Phork Khon pour Ka-Set le 16 février 2009. Elle s’étonne de la fluidité de son récit devant les juges alors qu’il était si confus dans l’entretien qu’elle a mené sans être dans les conditions de stress du tribunal.

Ce témoignage précis et concordant avec ceux des trois survivants connus de S21, l’évocation de ce ligotage, les étonnements des uns et des autres, instillent une impression étrange de trop lisse et trop extraordinaire à la fois. Une visiteuse qui vient régulièrement assister aux audiences, confie sa sensation de « leçon bien apprise par un homme qui donne les bonnes réponses aux questions ».


A contre-courant

Nil Nonn se charge immédiatement de la question du courant du fleuve.

« Dès que j’ai atteint la rivière, j’ai pu voir le sens du courant. Le courant venant du Tonle Sap ou du Mékong. Je sais que lorsque cela va vers l’ouest, je repère la direction. En suivant dans ce sens-là je savais que c’était le sens qui allait jusqu’à Kompong Chnnang et que je pourrais retrouver ma famille. »

– Pouvez-vous vous souvenir si c’était la rivière à hauteur du pont Monivong ? Parce que Choeung Ek c’est plutôt près de Takmao et de Prey Sâr. C’est à dix kilomètres de Phnom Penh. Lorsque vous avez atteint la rivière, c’était le Bassac, le Tonle Sap ou le Mékong ?

– Je présume que c’était le Tonle Sap. […]

– Pourquoi ne pas avoir pris la voie de terre, pourquoi avoir pris la rivière ? C’était dangereux à l’époque, c’était l’époque où l’eau sort du Tonlé Sap. L’eau n’afflue que vers septembre-octobre mais à la saison de l’étiage l’eau va dans le sens contraire. Comment pouviez-vous flotter à contre-courant ?

– Je n’ai pas nagé au milieu d’une rivière de cette grandeur. Je me suis laissé flotter sur ce bout de bois et ça a pris deux ou trois jours.

Le mystère reste entier sur la manière dont Phork Khon atteint le Tonle Sap en partant de Choeung Ek.


Fausse déclaration écrite contre vrai témoignage oral

La rencontre avec Duch : fausse. Le président de la cour remarque également des différences substantielles entre la déclaration écrite de Phork Khon et son récit à la cour. « Dans votre requête vous décrivez les faits en disant : ‘en octobre 78 monsieur Kaing Kek Eav alias Duch a ordonné à ses soldats de m’interroger. Je ne pouvais pas marcher, ils m’ont donc transporté dans un hamac pour venir à la rencontre de Duch.’ Est-ce que cet incident a eu lieu ? Votre déposition orale ne fait aucune mention de ceci. Je vous ai demandé à plusieurs reprises si vous aviez rencontré Duch… » Phork Khon justifie que de nombreuses années se sont écoulées et qu’il a pu y avoir erreur. « A l’époque je ne connaissais pas Duch. »

Les menaces de Duch : fausses. « Dans votre plainte il est écrit que Duch aurait demandé si vous vouliez mourir comme votre femme. […] Est-ce que ces faits sont véridiques ou pas ? » « D’après mon souvenir, non ». La réponse de Phork Khon soulève une rumeur outrée dans le public.

Une autre version de Choeung Ek. Le président poursuit la lecture de la déclaration de Phork Khon jointe à sa demande de constitution de partie civile. « En novembre 1978, la situation était confuse. Vers 18 heures, un jour Duch a ordonné aux prisonniers de se mettre en file pour être exécutés un par un. Le requérant [Phork Khon] était l’un des derniers de la file. Comme il faisait noir, il a glissé dans un étang proche. Cela n’a pas attiré l’attention des gardiens. Vers une heure du matin, il a pu escalader une clôture avec les mains encore liées, il a traversé une bananeraie, il est arrivé au bord de la rivière. » Phork Khon écrit également qu’un oncle l’aide à se cacher et qu’il rejoint son village le 7 janvier 1979. Diplomate, Nil Nonn évoque une version écrite en « contraste assez net » avec le témoignage oral et réclame des éclaircissements. « C’est ce que j’ai déclaré aujourd’hui devant cette Chambre, c’est cela la vérité » tranche l’intéressé.


Le travail des ONG sur la sellette

Quelques explications sont nécessaires. Phork Khon n’est pas le rédacteur de sa requête. Il a été interviewé dans son village par des représentants de l’ONG de défense des droits de l’Homme Adhoc laquelle s’est impliquée très tôt pour aider les Cambodgiens qui le souhaitaient à porter plainte et à remplir les dossiers nécessaires. Cette ONG a donc rédigé le dossier pour Phork Khon. « Je ne pense pas avoir déclaré les faits tels que vous m’en avez fait lecture », affirme l’ancien détenu en s’excusant auprès de la cour de ne pas avoir relu attentivement sa requête avant de l’envoyer. A la demande du co-procureur international Anees Ahmed, il déroule les faits : « Vers la fin de 2007, il y a eu une réunion à la pagode à l’initiative de Adhoc. J’ai été invité à participer à cette réunion. J’ai pu relater mon histoire. Un procès-verbal a été dressé, je l’ai reçu par la suite à mon adresse au village et à ce moment-là je n’ai pas fait très attention au document. On me demandait simplement d’apposer mon empreinte digitale. Par la suite, j’ai rencontré le représentant d’Adhoc à une autre occasion. » Le co-procureur demande si le document est lu à Phork Khon lorsqu’il le signe. « A l’époque, Adhoc a envoyé le document […] pour que j’y mette mon empreinte digitale. Je l’ai lu brièvement. Je n’ai pas tout lu très attentivement, on m’a dit qu’il était très urgent de renvoyer rapidement le document. » Cette déclaration de la partie civile est datée du 12 mars 2008 comme le mentionne plus tard Marie-Paule Canizares.

De son côté, le président vérifie que Phork Khon maintient qu’il était détenu à S21. Le témoin répond : « J’ai été arrêté et mis dans un lieu de détention. A l’époque je ne savais pas que ça s’appelait S21 ou Tuol Sleng parce que j’avais les yeux bandés quand on m’a mis dans la cellule. Cependant j’ai pu présumer que c’était un bureau de la sécurité. C’est seulement en 2008, lorsque je suis allé avec les ONG chercher la trace des biographies de mon cousin et de ma femme que j’ai appris le nom du lieu. Je n’ai pu trouver que la biographie de mon cousin. » Lors de cette visite, il concède qu’il n’est pas en mesure de reconnaître l’endroit. Cette question, posée par Kim Mengkhy, devrait convenir à la défense.


Le témoin s’embrouille sur ses noms

Mardi 7 juillet 2009, le juge Jean-Marc Lavergne épluche les documents du dossier de Phork Khon qui a déclaré dès le début de son audience à la cour qu’il n’avait pas d’autre nom. L’un de ces documents fait référence à un certain Phork Sakhon, employé des chemins de fer en qualité de mécanicien. Le témoin, qui a travaillé une très courte période aux chemins de fer, assure qu’il devait superviser les travailleurs et non jouer les mécaniciens comme Phork Sakhon. Le témoin-partie civile connaît le document qui lui a été montré à plusieurs reprises par son avocat. « Mais ce n’est pas mon nom. » Le juge insiste : « Aujourd’hui vous nous dites quoi ? Que ce document vous concerne ou pas ? » « Ce document ne me décrit pas. Je ne reconnais pas la personne dont il est question ici. »

Le document en question, ce sont les aveux d’un certain Sok Nan, employé dans les chemins de fer et exécuté le 27 mai 1976 à S21. « Avez-vous connu un dénommé Sok Nan ? » Non, répond Phork Khon.

En revanche dans ce dialogue, Phork Khon a lâché que sous le régime khmer rouge il se faisait appeler Phork Sarun et non Phork Khon comme aujourd’hui.

Son avocate Martine Jacquin intervient pour défendre la déclaration de son client (voir la citation du 7 juillet 2009) et rappeler le contexte dans lequel les dépositions ont été recueillies et les choix des avocats des parties civiles de « ne pas préparer un témoin à son audition pour le laisser témoigner naturellement, pour qu’il ait la spontanéité de la parole. »

Mercredi 8 juillet 2009, au deuxième jour d’audience, Phork Khon explique à son avocat : « Avant la guerre, je m’appelais Phork Sakhon. Puis après la libération, j’ai modifié mon nom, je ne me suis plus appelé Phork Sakhon mais Phork Sarun. Et j’ai travaillé effectivement aux chemins de fer après 1978 [quinze jours avant d’être arrêté]. […] Sur ma carte d’identité mon nom c’est Phork Khon, mais comme j’ai rejoint la révolution j’ai modifié ce nom pour me faire appeler Phork Sakhon. » En somme le jour de son arrestation il porte le nom de Phork Sarun.


Une brèche pour la défense

La défense ne laisse pas passer si belle occasion de mettre en cause « l’ambiguïté » (le mot est de Nil Nonn) du témoignage. Kar Savuth demande pourquoi les réponses varient tant d’un jour à l’autre et commente : « Les noms Phork Sarun et Phork Sakhon, je ne suis pas certain que ce soient là des alias de Phork Khon. » Marie-Paule Canizares argumente avec énergie. Elle rappelle au témoin ses déclarations au juge Jean-Marc Lavergne. « Aujourd’hui à la question qui vous est posée de savoir si vous portez le nom de Phork Sakhon vous avez répondu oui alors qu’hier en vous montrant des documents sur lesquels ce nom figurait vous avez été tout à fait affirmatif pour dire que ce n’était pas votre nom. Là aussi, que faut-il croire ? » Phork Khon répète sa version du jour, son nom d’avant la révolution, son nom khmer rouge, son nom d’après la libération et suggère qu’il a mal compris la question la veille.



Posture de Duch quand il authentifie des documents. C'est notamment ainsi qu'il reconnaît la détention à S21 de Norng Chanphal. (Anne-Laure Porée)
Posture de Duch quand il authentifie des documents. C'est notamment ainsi qu'il reconnaît la détention à S21 de Norng Chanphal. (Anne-Laure Porée)


Duch s’en remet « au bon sens de la Chambre »

L’accusé, peu prolixe en commentaires, identifie les documents accompagnant le dossier de Phork Khon comme étant des documents établis à S21. Une fois de plus il remplit son rôle d’expert à merveille. Le bureau des co-procureurs et la cour n’ont-ils donc personne d’autre que l’accusé pour authentifier les documents ?

Sur la foi de ces papiers, Duch reconnaît que le cousin du témoin-partie civile a été détenu à S21. Concernant la femme de Phork Khon, il n’a pas d’information. « Quant à la partie civile présente ici, je m’en remets au bon sens de la Chambre. » Et au travail de ses avocats…


La défense pointe les contradictions

Tandis que Kar Savuth se concentre sur les détails, Marie-Paule Canizares relève les contradictions en général. Kar Savuth se demande : « Comment avez-vous pu arriver au palais royal  [par le fleuve] ? A Choeung Ek, vous avez reçu un coup, vous avez penché la tête c’est comme ça que le coup n’a pas porté, mais vous avez reçu ce coup sur la cage thoracique, vous êtes tombé dans la fosse et vous avez perdu connaissance, dites vous. Vous dites aussi que trois autres personnes ont été assommées après que vous êtes tombé dans la fosse. Comment pouvez-vous le savoir puisque vous dites avoir perdu connaissance ? »

Phork Khon décrit que quand il reprend conscience, il est couvert par trois cadavres.

« Comment pouvez-vous expliquer l’importance des contradictions [entre la déclaration écrite et la version orale] ? », interroge ensuite Marie-Paule Canizares. Phork Khon répond à côté : « en 1978 j’ai été détenu. Je n’étais pas sûr à ce moment-là d’être détenu à S21. Le fait qui existe, c’est que j’ai été détenu. Je n’ai appris le nom de S21 qu’en 2008 lorsque je suis allé sur les lieux de Tuol Sleng avec mes avocats et les représentants d’organisations non gouvernementales. Je n’ai pas pu déterminer où exactement j’avais été incarcéré. Mais lorsque je suis allé en 2008 à Tuol Sleng, j’ai pu déterminer effectivement que j’avais été détenu à S21. » L’avocate n’est évidemment pas satisfaite par la réponse et relance sa question en énumérant un certain nombre de contradictions, par exemple sur l’implication de Duch dans l’interrogatoire. Le témoin, confus, promet que la déclaration écrite ne reflète pas ses propos à la pagode et qu’il n’avait pas pu en modifier le contenu.


Bataille autour de la preuve

Kar Savuth exige également des preuves de la détention  à S21. « Certes vous avez survécu, vous avez réussi à vous extirper de la fosse mais votre nom devrait figurer dans une liste de prisonniers destinés à être éliminés ! […] Vous avez dit vous-même que vous êtes retourné à S21 que vous n’avez pas retrouvé de biographie ni de photographie. Les deux interrogatoires que vous mentionnez n’ont produit aucune confession. J’ai examiné la liste des prisonniers, j’ai essayé de trouver le nom de votre femme et le vôtre, je n’ai rien trouvé. » Kim Mengkhy s’en mêle : « Duch a dit devant la chambre que les deux documents concernant Phork Sakhon et Phork Sarun sont des documents de Tuol Sleng. Maintenant la défense demande à monsieur Phork Khon s’il a des preuves de sa détention à Tuol Sleng ! Il me semble qu’il n’est pas en mesure de fournir une preuve documentaire de sa détention ainsi que celle de sa femme. »
Le président observe que les documents datent de fin 1975-début 1976 alors que le témoin et sa femme auraient été en prison en 1978. « Il y a un problème de date par conséquent. »


Témoin sous influence ?

Après vingt minutes de pause, l’audience reprend, Marie-Paule Canizares demande enfin à Phork Khon :

– Avez-vous dans les jours précédents, assisté à des audiences, avez-vous entendu les témoignages de personnes qui auraient été précédemment détenues à S21 ?

– Oui. Avant de venir témoigner ici, je suis venu à plusieurs reprises.

– Les témoignages de quelles personnes avez-vous entendu ?

– D’abord le témoignage de l’oncle Vann Nath, puis celui de Chum Mey et de Bou Meng et enfin celui de Norng Chanphal.

La défense n’a plus de questions.

« Le jour de l’audition de Norng Chanphal, l’accusé a dit que si l’on retrouvait une biographie de Mom Yao, c’est-à-dire la mère de l’intéressé, cette biographie pourrait être utilisée comme preuve du fait que Norng Chanphal a bien été incarcéré à S21. […] Nous présentons donc aujourd’hui cette pièce »

Le mercredi 8 juillet 2009, cinq jours après l’audience de Norng Chanphal, l’enfant survivant de S21, les co-procureurs ouvrent l’audience avec une bonne nouvelle : ils ont en main la biographie de la mère de Norng Chanphal qui certifiait la semaine dernière avoir accompagné sa mère à S21 avec son petit frère, et en avait été séparé. « Nous avons retrouvé cette biographie dans les archives de DC-Cam vendredi soir. Nous en avons reçu communication par courrier électronique. […] Le bureau des co-procureurs n’a pas demandé à produire ces documents, le DC-Cam a fait des recherches de sa propre initiative et retrouvé ce document, explique Seng Bunkheang, le co-procureur cambodgien. Le document a été retrouvé après l’audition de monsieur Norng Chanphal. Le jour de l’audition de Norng Chanphal, l’accusé a dit que si l’on retrouvait une biographie de Mom Yao, c’est-à-dire la mère de l’intéressé, cette biographie pourrait être utilisée comme preuve du fait que Norng Chanphal a bien été incarcéré à S21. L’accusé a également demandé aux co-procureurs de rechercher pareil document. Nous présentons donc aujourd’hui cette pièce qui concerne Mom Yao, la mère de Norng Chanphal, et nous souhaitons que ce document soit versé au dossier conformément à la règle 87, pargarpahe 4 du règlement intérieur. » 

Kar Savuth, avocat de Duch, rappelle que son client a reconnu sa responsabilité pour les crimes commis à S21. « Dans le cas de personnes qui disent avoir été détenues à S21 sous le régime du Kampuchéa démocratique, pour autant qu’il y ait des éléments de preuve établissant que ces personnes ont bel et bien été détenues à S21, la Défense reconnaît les faits. »

Marie-Paule Canizares observe que ce document arrive bien tard. Kim Mengkhy, avocat du groupe 3 des parties civiles, soutient que chaque document trouvé, même dans ces conditions, doit être versé au dossier. Alain Werner, avocat du groupe 1 des parties civiles, précise que le DC-Cam a cherché ce document plus tôt mais que les recherches ont été faites sous une autre orthographe.

Les mains jointes en prière, Duch accepte ces documents. Dans la mesure où même l’accusé reconnaît sa présence à S21, Norng Chanphal se voit enfin adoubé officiellement comme survivant de S21.

Le document sera versé au dossier et produit au débat.