L’autisme du bureau des co-procureurs coulera-t-il le procès ?




Mam Nay à la cour le 13 juillet 2009. Un petit tour et puis s'en va... (Anne-Laure Porée)
Mam Nay à la cour le 13 juillet 2009. Un petit tour et puis s'en va... (Anne-Laure Porée)



La défense contre l’entreprise criminelle commune

Mam Nay est reconnaissable à sa haute taille et sa peau d’albinos. Il pénètre dans la salle d’audience vêtu d’un pantalon gris, d’une large chemise kaki, d’un krama autour du cou et de mitaines bleu roi. Une tenue qui ne cadre pas avec le profil de cet ancien instituteur, parlant parfaitement le français que Duch appelle « bang », grand-frère, parce qu’il fut son aîné dans la révolution. Mam Nay n’est autre que le redouté Chan, ancien chef des interrogateurs.

Il décline rapidement son identité auprès du président. Ce-dernier a à peine le temps de prévenir le témoin de son droit à garder le silence que François Roux demande la parole :


« Merci d’avoir informé le témoin qu’il est libre de garder le silence. Toutefois la défense a une inquiétude qu’elle souhaite soumettre à la Chambre. Comme vous le savez, les co-procureurs ont dépose une requête demandant l’application de l’Entreprise criminelle conjointe (ECC). […] Au paragraphe 9 de cette requête que nous n’avons pour l’instant qu’en anglais, il est indiqué que les co-procureurs considèrent que Duch a été partie intégrale d’une entreprise criminelle conjointe, ce qui inclut ses subordonnés à S21. Ceci veut dire clairement que le témoin ici présent qui était subordonné de Duch, risque, si la chambre devait faire droit à cette requête, ce témoin risque d’être poursuivi par le procureur, qu’il garde le silence ou qu’il ne garde pas le silence. Il me semble qu’il est de notre devoir d’informer à ce stade le témoin des risques qui pèsent sur lui. Il nous semble qu’il est de notre devoir de permettre à ce témoin de s’entretenir immédiatement avec son propre avocat qui lui expliquera ce que c’est que l’entreprise criminelle conjointe et qui lui expliquera que si la chambre devait retenir la requête des procureurs, il est susceptible d’être poursuivi, ou bien devant ce tribunal, ou bien devant un tribunal national. Donc avant d’aller plus loin monsieur le président, je souhaiterais que vous informiez le témoin de ses droits, que vous lui donniez l’autorisation de rencontrer immédiatement son avocat… A moins ! A moins que le bureau des co-procureurs ne renonce immédiatement et sur l’audience à sa requête concernant l’entreprise criminelle conjointe. »


Les promesses aux co-juges d’instruction

Le co-procureur William Smith réplique calmement que « les co-procureurs ont déjà expliqué aux co-juges d’instruction qu’ils ne chercheraient pas à poursuivre le présent témoin devant les CETC. Ceci a été indiqué sous la règle 28-4 avant que les co-juges d’instruction n’a pas changé. […] Et quel que soit le résultat de la requête des co-procureurs concernant l’entreprise criminelle conjointe, comme vous le savez, ceci n’aura pas de conséquences en l’espèce. Nous avons donné des assurances aux co-juges d’instruction comme quoi nous ne chercherions pas à ce que des poursuites soient ouvertes contre le présent témoin devant les CETC. »


François Roux observe que ces promesses faites aux co-juges d’instruction datent d’avant leur requête qui s’avère « extrêmement claire puisqu’elle parle bien de tous les subordonnés de S21 » et interpelle le bureau des co-procureurs : « Vous dites aujourd’hui que VOUS ne poursuivrez pas ce témoin devant les CETC. Pouvez-vous affirmer dans cette audience que ce témoin ne sera pas poursuivi devant les juridictions nationales ? […] Si vous ne pouvez pas le lui garantir, je demande à ce qu’il puisse consulter immédiatement son avocat. »


Le bureau des co-procureurs n’a pas d’objection à ce qu’il consulte un avocat et insiste : « Les poursuites devant les CETC ne dépendent pas d’une décision que vous rendrez concernant l’entreprise criminelle commune. » L’argumentation s’arrête là.


Pas d’avocat, suspension d’audience

Par ailleurs Mam Nay n’a pas d’avocat et il n’a pas les moyens de s’en payer un. La seule fois où il a rencontré un avocat, c’était lorsqu’il n’avait pas répondu à la convocation du tribunal. « Pensez-vous que vous avez besoin d’un avocat pour vous aider avant de témoigner ? » s’enquiert le président sans illusion. La réponse est évidemment oui. Or l’unité responsable de l’assistance judiciaire n’est pas joignable, selon Nil Nonn. Impossible de fournir un avocat à l’intéressé. L’audience est suspendue.


Retour à l’envoyeur

Que signifie au juste cette notion d’entreprise criminelle commune ? Elle définit les faits survenus à S21 comme étant de la responsabilité de Duch et de ses subordonnés, non de Duch tout seul.

Le 8 août 2008, après un an d’enquête, les co-juges d’instruction bouclent leur dossier et inculpent Duch pour crimes de guerre et crimes contre l’humanité commis à S21. Le procès est donc censé démarrer à l’automne. Mais le jeudi 21 août, le bureau des co-procureurs conteste l’ordonnance de clôture des co-juges d’instruction, estimant qu’elle ne va pas assez loin et que Duch doit notamment être inculpé pour sa participation à une entreprise criminelle commune à l’intérieur de S21. Selon eux, ne pas le poursuivre pour ça équivaudrait à passer sous silence un mode de responsabilité de l’accusé. Cette décision reporte l’ouverture du procès de six mois. Et malgré un rejet par la Chambre préliminaire, les co-procureurs ont insisté devant la Chambre de première instance pour de nouveau présenter leur requête à ce sujet. L’insistance des co-procureurs à considérer cette notion d’entreprise criminelle commune leur revient aujourd’hui en boomerang et ils ne l’ont pas anticipé.


Un tournant du procès ?

La défense a surpris tout le monde par son intervention. Face à elle un bureau des co-procureurs impuissant et des parties civiles muettes. Pourtant les conséquences de cette demande peuvent être graves.

Effet immédiat : la procédure est bloquée. Il faut trouver un avocat à Mam Nay et l’informer des risques qu’il encourt. Après cela, témoignera-t-il ?

Le deuxième effet probable est le silence des autres anciens subordonnés de Duch. Pour peu que certains aient prévu d’être plus causants que Mam Nay (qui n’est pas réputé pour être coopératif), l’idée d’être passible de poursuites devant un tribunal cambodgien ne manquera pas de les inquiéter, voire de les faire taire.

Or ces témoignages ne constituent-ils pas une pierre angulaire de l’accusation ? Ces récits essentiels, les co-procureurs pourraient les perdre du fait de leur entêtement. Dans cette perspective, la stratégie basée sur l’ECC revient à se tirer une balle dans le pied. L’accusation n’a pas besoin de ça. Elle se délite depuis le début du procès, où quatre procureurs internationaux se sont relayés à la cour, ce qui ne s’est jamais vu dans les autres tribunaux internationaux. Robert Petit argumentait récemment en conférence de presse qu’il s’agissait d’un travail d’équipe, mais jusqu’ici l’union n’a pas fait la force de leur bureau.


L’effet boule de neige

Le troisième effet à envisager est l’effet de dissuasion qui peut rejaillir sur l’affaire numéro 2, celle de Khieu Samphan, Ieng Sary, Ieng Thirith et Nuon Chea. Comment convaincre les témoins de ce deuxième dossier de collaborer dans le cadre d’une entreprise criminelle conjointe de bien plus grande ampleur ? Ils ne manqueront pas de se poser la question et l’argument sera forcément repris par les autres équipes de défense.


Le vertige du sens

Quel sens aurait un procès sans la voix des subordonnés de Duch ? Thierry Cruvellier, journaliste qui couvre depuis de longues années les procès internationaux, analyse : « Pour un gain juridique insignifiant et qui n’intéresse aucunement les Cambodgiens, on perdrait l’exposition publique et le témoignage des trois autres grands responsables en vie de S21 que les Cambodgiens n’ont jamais vu à la cour. »

Que ce soit pour le public, pour les parties civiles ou pour l’histoire, il est essentiel que ces hommes parlent au tribunal, qu’ils soient interrogés par tous les protagonistes sinon il ne restera que la parole de Duch, ce qui est certes important mais n’est pas sans poser de problèmes.


En cette fin de journée d’audience, on se demande ce qui peut arriver demain (14 juillet). Le Parquet retirera-t-il sa requête sur la notion d’entreprise criminelle conjointe ? Les juges décideront-ils de se prononcer sur cette requête maintenant plutôt que de repousser leur décision à la date du jugement ? Les parties civiles, qui a priori auraient intérêt à ce que les subordonnés de Duch s’expriment, lâcheront-elles les co-procureurs ? Les témoins refuseront-ils de répondre ? Le mal n’est-il pas déjà fait et irréversible ? Que peut-il bien arriver d’autre qui effacerait ce sentiment de gâchis ?