Pourquoi l’audience de Prak Khân incarne la faillite de l’accusation


Duch conteste des éléments du témoignage de Prak Khân, sans brio. (Anne-Laure Porée)
Duch conteste des éléments du témoignage de Prak Khân, sans brio. (Anne-Laure Porée)


Les procureurs aiment les images. C’est presque leur marque de fabrique au tribunal. Pas d’interrogatoire ‘sérieux’ sans images à l’appui. A l’audience de Prak Khân ils choisissent de commencer par une photographie du témoin pointant du doigt les instruments de torture présentés derrière une vitrine au musée du génocide de Toul Sleng, le jour de la reconstitution à S21. Le co-procureur Seng Bunkheang, bien inspiré, demande à Prak Khân : « Pourriez-vous dire à la cour quels instruments de torture vous montrez ? » « Je montrais des instruments qui n’étaient pas utilisés pour frapper des prisonniers parce que si on les avait utilisés, les prisonniers seraient morts. » Prak Khân a fait la même déclaration au juge Jean-Marc Lavergne la veille. Sans la photo.


22-07-09-plan-styloVisite guidée sur plan

Deuxième image, le bureau des co-procureurs recycle sa vue aérienne de l’actuel musée de Toul Sleng et de ses environs. Le témoin est prié d’expliquer où arrivaient les détenus. Mais il est bien difficile de décrire sans noms ou numéros de rue. Prak Khân reste désemparé, la cour tergiverse, l’avocat Hong Kim Suon suggère de s’y prendre autrement. Pour finir, stylo en main, le témoin place sur le plan la maison où il travaillait rue 320, le bureau du personnel médical où avaient lieu les saignées des prisonniers, le carrefour où il a vu le bébé jeté de l’étage supérieur. Sur proposition de l’avocat de la défense François Roux, ce document sera référencé et gardé à disposition des parties avec les mentions de Prak Khân.


Identification d’écriture ratée

Les co-procureurs projettent ensuite la première page d’un aveu épais de 589 pages. Vont-ils enfin entrer dans le sujet ? Vain espoir ! Ils cherchent juste à faire identifier l’écriture de l’encadré rouge. Ne serait-ce pas celle de Duch puisqu’il avait pour habitude d’annoter en rouge ? Raté ! Le témoin, qui ne comprend pas ce que signifie le commentaire en rouge déclare qu’il ne s’agit pas de son écriture à lui et qu’il n’est pas capable d’identifier les auteurs de cette page. Bien lui en pris puisque l’accusé expliquera quand il aura la parole que l’encadré rouge est de Son Sen et l’écriture noire correspond à la sienne.


Photo de Prak Khân prise lors de la reconstitution à S21. (Anne-Laure Porée)
Photo de Prak Khân prise lors de la reconstitution à S21. (Anne-Laure Porée)


Après trois photographies et à ce stade des questions au témoin, qu’ont montré ou démontré les co-procureurs ? Rien.


Trois extraits du film S21

Les co-procureurs passent ensuite trois extraits du film documentaire de Rithy Panh S21, la machine de mort khmère rouge, dans lesquels s’exprime Prak Khân.

Saignées. Dans le premier extrait (moins de 2 minutes), il raconte à Vann Nath ce qu’il a vu des saignées sur les prisonniers au centre médical, et leur mort à petit feu. « Ils respiraient comme des grillons, les yeux révulsés » décrit-il. Ensemble ils examinent les bordereaux de prélèvement sanguins retrouvés dans les archives de S21. Après ce premier extrait, le co-procureur n’a qu’une question : « Ces bordereaux pour prendre le sang, vous les aviez vu à S21 lorsque vous y travailliez ? » Prak Khân ne les a pas vus sur le coup mais les bordereaux sont au musée Toul Sleng. William Smith semble s’étonner : ces bordereaux sont toujours à Toul Sleng ? Prak Khân confirme. Voilà qui laisse songeur… Pourquoi les co-procureurs ne présentent-ils pas un exemplaire de ces bordereaux à la cour ?

Torture. Dans le deuxième extrait du film, Prak Khân évoque la torture et son état d’esprit pendant les interrogatoires : « J’avais du pouvoir sur l’ennemi, je ne pensais jamais qu’il avait une vie, je le voyais comme un animal. Quand je levais la main contre lui mon cœur ne contrôlait jamais mon cerveau, n’arrêtait jamais ma main qui frappait. Mon cœur et ma main travaillaient en symbiose, c’était ça la torture. » William Smith aimerait savoir si le fait de penser les prisonniers comme des animaux lui était venu en même temps que ses fonctions à S21. Il n’obtient pas de réponse, le témoin demande à garder le silence. Ce-dernier a bien compris son droit à ne pas s’auto-incriminer, droit qui a fait l’objet lundi 20 juillet d’un huis-clos « inapproprié » à la demande de ce même co-procureur.

Aveux. Dans le troisième extrait choisi (moins de 4 mn), Prak Khân décrit l’interrogatoire de Nay Nân, 19 ans, jeune femme médecin de l’hôpital 98. « Pendant quatre ou cinq jours elle a refusé de répondre alors j’ai demandé à Duch et Chan ce que je devais faire. Ils m’ont dit d’utiliser la méthode chaude pour lui faire peur. J’ai suivi leurs conseils, je l’ai insultée, je l’ai intimidée, j’ai cassé une branche d’arbre pour la battre.[…] Je lui ai fait écrire ses aveux pendant quatre ou cinq jours. Ça a donné une page. […] Il n’y avait rien dans ces aveux. Je lui ai expliqué comment il fallait rédiger cela en suivant ma méthode. Il fallait qu’elle décrive un réseau, un parti, une activité de sabotage, qu’elle parle d’un leader et à la fin nous avons réussi à confectionner ce document. » Vann Nath réagit à ce récit, incrédule. Comment Prak Khân a-t-il pu croire à ces aveux ?

A la suite de cet extrait, Prak Khân atteste que « seul Duch assurait l’endoctrinement ». William Smith tente de nouveau de savoir si la déshumanisation de l’Autre datait de son entrée à S21 mais Prak Khân garde le silence.


« Il fallait que je révèle la vérité »

Le co-procureur s’étonne que l’ancien interrogateur en dise moins au tribunal que dans certains films. « Hier il a semblé difficile de reconnaître votre participation aux crimes à S21. Vous avez fait un certain nombre d’omissions pour ce qui est de votre participation au crime alors que cette participation ressort de documents du domaine public. […] Pourquoi un beau jour avoir décidé de participer au tournage de ces films documentaires ? Pourquoi avoir reconnu votre participation aux crimes commis à S21 ? » « J’ai pensé qu’il était de mon devoir de le faire, rétorque Prak Khân. Il fallait que je révèle la vérité. »

En salle de presse, certains sont déconcertés : pourquoi les co-procureurs ont-ils besoin de films documentaires pour mener leur accusation ? Les Khmers rouges n’ont-ils pas produit assez de preuves à S21 ?


Défaut de stratégie

Le bilan de ces questions n’est pas brillant. Une fois de plus les co-procureurs survolent le procès. C’est comme s’ils se contentaient de la thèse de la défense : l’accusé reconnaît ses responsabilités. Ou plutôt c’est comme s’ils n’arrivaient pas à dépasser cette thèse, comme s’ils ne savaient pas vraiment ce qu’ils doivent prouver. L’ancien directeur de S21, lui, maîtrise parfaitement son dossier, la théorie, le contexte historique, les références idéologiques, la logique d’un système, il mesure les degrés de responsabilité. Jusqu’ici il se balade.


Où sont les preuves des co-procureurs ?

Que faudrait-il pour contrer Duch ? Rentrer dans le détail, dans le concret. Où les co-procureurs ont-ils laissé les preuves produites par S21 ? Les photographies des morts sous la torture par exemple ? Où sont leurs analyses des annotations de Duch sur les aveux des détenus ? Où sont leur étude des carnets de notes des interrogateurs qui pourraient illustrer le niveau d’engagement de l’accusé ? Il est proprement hallucinant que seule la défense ait pensé à utiliser ces notes prises pendant les formations du personnel de S21, en particulier des interrogateurs ! La non présentation de toutes ces preuves disponibles, l’absence de références à l’instruction révèlent une méconnaissance du dossier, un travail bâclé, sans exigence, et un évident refus d’écrire l’histoire. Les victimes méritent plus de considération.


Pas de méthode de travail

Le déroulé des questions des co-procureurs illustre combien ils négligent la démonstration. Ce déroulé ne souffre pas la comparaison avec l’implacable logique de la défense.

L’accusation a besoin de savoir si Duch assistait aux interrogatoires ? Qu’elle cherche les aveux de ce prisonnier qui écrit à Duch : « Pourquoi ne revenez-vous plus ? » ! L’accusation a besoin de connaître le degré d’implication de Duch ? Qu’elle épluche, décortique le langage des annotations, qu’elle sonde les traces de sa pensée, qu’elle mette à jour ses manipulations (par exemple promettre la libération de la famille du détenu contre des aveux, ou promettre aux Vietnamiens leur libération s’ils avouent qu’ils envahissent le Cambodge) !


Ils fuient le terrain de l’idéologie

Dans ce dossier n°1, soi-disant le plus simple, les co-procureurs fuient le terrain de l’idéologie, à tort. Ils en perdent la main sur le procès et toute espèce de réactivité. Très habilement, François Roux cite ce mercredi 22 juillet le carnet de notes d’un interrogateur intitulé « Liste de statistiques de la branche spéciale S21 » pour montrer que la « pression politique » doit être utilisée par les interrogateurs en priorité sur la torture. De citation en citation, l’avocat parvient à alléger la responsabilité de son client sur le sujet de la torture, insinuant l’idée que les subordonnés de Duch n’ont peut-être pas appliqué ou compris les ordres tels qu’ils étaient donnés. Pas de réaction du côté des co-procureurs.


« La destruction seule ne suffit pas »

Questionné sur cette expression khmère rouge de « pression politique », le réalisateur Rithy Panh explique que « dans leur langage, la pression politique signifie s’appuyer sur la doctrine. Et que dit la doctrine ? Qu’il faut détruire l’ennemi de l’intérieur comme de l’extérieur pour purger les rangs. François Roux emploie les termes dans leur sens noble, mais en réalité c’est tout un dispositif que traduit cette expression, de la manipulation psychologique et émotionnelle jusqu’à la torture pour obtenir une fausse confession. Obtenir cette confession ne suffit, la révolution exige aussi que son auteur admette cette vérité inventée. Il faut que les victimes croient à leur nouvelle histoire. Ensuite, quelque soit leur degré d’acceptation, vient la destruction. Mais la destruction seule ne suffit pas. »


Duch gêné aux entournures

L’accusé est appelé à faire des commentaires sur les propos de Prak Khân. Il y a quelques semaines, alors que la chambre examinait les organigrammes de S21, Duch lâchait l’air de rien que ce nom de Prak Khân lui était inconnu. Devant le témoin, après de longues heures d’audience, il révise sa version :  « Jusqu’au 7 janvier 1979, je n’ai jamais vu, jamais entendu cette personne, je ne connaissais pas son nom à l’époque. Il était assez bas dans l’échelle hiérarchique à S21. » Il se permet ensuite d’évaluer, références documentaires à l’appui, que « Prak Khân a bien reflété sa biographie devant la Chambre. » L’accusé expose ensuite le plan du témoignage de l’ancien interrogateur, recoupe à la place des juges ce qui est cohérent avec les dépositions d’autres témoins et parties civiles, il évite soigneusement d’aborder le sujet des formations des interrogateurs et préfère conclure : « Je suis d’accord avec Prak Khân pour dire qu »il est effrayant de se remémorer cette époque. J’ai écouté sa déposition et je le trouve crédible. » Puis tranquillement, Duch conteste un point important : sa présence à l’interrogatoire d’une femme en compagnie d’autres subordonnés.


L’accusé tente d’intimider le témoin

Malheureusement, Duch n’a aucun document pour prouver que Prak Khân ment. C’est parole contre parole. Il tente d’impressionner le témoin. « Il a été dit que 5 ou 6 cadres de S21 ont interrogé une femme détenue. Prak Khân a pu comprendre que les juges ne croyaient pas ce qu’il disait mais il a persisté dans ses propos. Il y a d’autres exemples. C’est vrai qu’il y a beaucoup d’erreurs qui entachent la déposition mais je pense que c’est le résultat de la peur. A l’époque on avait peur, ils avaient peur d’être arrêtés par moi. Mais aujourd’hui, le témoin a peur d’être lui-même face un jour à un tribunal comme je le suis aujourd’hui. Je ne demande pas pour ma part que mes subordonnés soient à mes côtés devant un tribunal. Je suis responsable juridiquement et émotionnellement de ce qui s’est passé à S21. »

L’avocat de Prak Khân ne moufte pas, les co-procureurs non plus.

Duch corrige que toutes les interrogatrices de S21 n’ont pas été éliminée, il cite le cas de Moth, toujours vivante. « Voilà ce que je peux vous dire concernant la déposition du témoin, elle n’est pas vraie sur tous les points. Il faudrait que le témoin avance des documents pour prouver ce qu’il dit. On ne peut pas avancer certaines choses sans avoir de preuves à l’appui. » Et pour souligner comme lui fait bien son travail de documentation il endort l’audience avec son argumentation sur un certain Chan Chakrey qui n’était pas membre du Comité central contrairement à ce qu’a dit le témoin. L’indice intéressant dans cette longue tirade, c’est que Duch n’est finalement pas en mesure de contester grand chose d’autre dans le témoignage de Prak Khân.

Au terme de sa tirade, il est mis en demeure par le président de ne pas faire pression sur le témoin, l’avocat des parties civiles Alain Werner intervient pour demander que l’accusé s’adresse à la cour et non au témoin directement.


Quand la mémoire revient à Duch

Le témoignage de Prak Khân aura au moins eu le mérite de rafraîchir la mémoire de Duch. Il y a dix jours, alors que témoignait madame Nam Mon, Duch rejetait qu’elle ait jamais été à S21 notamment sur l’argument qu’il n’y avait pas de personnel médical à S21. Mais Prak Khân a expliqué qu’il se souvenait de la présence d’une ou deux femmes dans le personnel médical sans se rappeler de leur nom avec certitude, à l’exception de Thon qui l’avait soigné par acupuncture. Ce 22 juillet, la mémoire revient à Duch. « Nam Mon n’était pas dans le personnel médical, Thon y était effectivement. […] Pour ce qui est des membres féminins du personnel médical, en fait il y en avait deux à S21. C’était Dara, alias Thon, qui avait étudié en Chine (elle était la nièce de Nuon Chea) et la deuxième était Padeth, alias Voeun, qui avait étudié en Union soviétique. […] Elles étaient des détenues que l’on avait affectées au service médical. » Et l’accusé de donner la référence du document dans lequel figurent les noms de ces femmes…


Kar Savuth vérifie

Lorsque la défense a la parole, Kar Savuth fait confirmer les points à l’avantage de son client : Duch n’a pas utilisé la torture sur la prisonnière et Prak Khân ne l’a jamais vu torturer qui que ce soit. Puis il pointe la contradiction déjà soulevée par la juge Silvia Cartwright d’une déclaration antérieure du témoin dans laquelle il déclare qu’il a vu Duch pratiquer la torture alors qu’à la cour ses propos ne furent pas aussi catégoriques. « J’ai vu Duch prendre part au processus, redit Prak Khân, mais je ne suis pas sûr qu’il ait spécifiquement torturé, je préfère donc maintenir ma déclaration dans le cadre de ma présente déposition. »


Les notes d’un interrogateur

François Roux, lui, éclaire des éléments biographiques, notamment une longue période d’hospitalisation en 1978 de Prak Khân dont d’anciennes blessures se rouvrent. Puis il lit certains passages d’un carnet de notes prises pendant une formation dispensée par Duch et Hor. L’interrogateur a écrit :

– « L’Angkar nous instruit bien d’interroger intensément. Nous avons bien suivi cette instruction mais nous donnons plus de poids à la torture qu’à la politique. Ceci est contraire à l’instruction selon laquelle nous devons nous servir de la politique. »

– « 1-Utiliser la politique comme base, 2-Suivre les réponses comparatives de manière détaillée avant de recourir à la torture, 3- respecter strictement la discipline de l’Angkar pendant l’interrogatoire. »

– « Les mesures pour chacun de nous pendant l’interrogatoire sont de deux sortes : a- pression politique, nous devons la faire de manière soutenue et à tout moment ; b-l’utilisation de la torture est une mesure complémentaire. Les expériences du passé de nos camarades interrogateurs étaient en général accentuées sur la torture, c’est-à-dire donner plus d’importance à la torture qu’à la propagande. Ceci est une expérience erronée et nous devons nous en rendre compte. »

Le témoin se rappelle avoir entendu cette théorie en formation.


Les mots pour dire la méthode des aveux

François Roux continue sur sa lancée en se concentrant cette fois sur la méthode pour recueillir les aveux. Il cite :

– « Les laisser parler ou écrire. Il ne faut pas les interrompre, les rectifier tout de suite selon notre intention […] à l’exception des points que le parti suggère et que nous leur demandons parce que le parti saisit bien la situation. Mais si nous insistons sur les noms et les activités, ils vont inventer des choses conformément à notre intention. Ce faisant nous allons perdre les forces révolutionnaires, ils vont rendre confuse la situation révolutionnaire, rendant le contenu des confessions vague et sans valeur. En réalité cela fait perdre toute l’influence de notre branche spéciale. »

– « Le mieux c’est qu’ils écrivent eux-mêmes avec leurs propres paroles, leurs propres phrases, leurs propres pensées, tout en évitant de leur dicter pour écrire. »

– « Comment rendre le parti chaleureux avec les aveux des ennemis : a- L’essentiel est que nous ne devons pas pointer les noms, ne pas les faire parler ou ne pas les forcer à parler selon notre intention. »

Le témoin se rappelle avoir entendu de tels discours en formation. « Oui c’est un point qui nous a été enseigné parce que si on forçait les prisonniers à répondre, ou à écrire à l’extrême, ça ne servait à rien donc il fallait leur expliquer comment écrire un texte qui soit clair et compréhensible. Ça c’était l’instruction que nous donnait systématiquement Duch. »


Directives sur le secret

Enfin, l’avocat, fidèle à sa ligne de défense, invoque des passages sur le secret :

– « L’esprit de garder le secret est l’âme du travail de la branche spéciale [S21]. Sans le secret, la branche spéciale n’a plus de sens. »

– « Le travail d’interrogatoire est celui du résumé des aveux. Nous les résumons par l’analyse et l’extraction des confessions. C’est un travail en détail sur tous les aspects, un travail balancé, bien analysé, mûrement réfléchi ne laissant aucun trou. C’est un travail dans le secret le plus absolu. »

Prak Khân confirme que c’est ce qu’il a appris. « J’avais pour instruction de m’inquiéter de mes tâches dans le secret et de n’en parler à personne, pas même à mes collègues. Nous ne pouvions pas en parler entre nous. […] Tous nous devions respecter le secret. A ce moment-là, on nous a dit de planter un kapokier, ça veut dire qu’il faut s’occuper de ses propres affaires. »


Comment le secret a-t-il été livré au témoin ?

Partant de cette règle stricte, François Roux ne comprend pas comment Prak Khân a pu apprendre ce qu’il sait sur les prélèvements de sang chez les prisonniers. La question est logique, si le secret était absolu, comment le témoin a-t-il su que trois hôpitaux récupéraient ces poches de sang ? Prak Khân explique qu’il a juste posé des questions à Try, qui travaillait au centre médical et habitait à côté de chez lui, à une période où les règles n’étaient pas si sévères à S21. « A ce moment-là les purges internes n’avaient pas commencé. C’est plus tard, quand la situation est devenue plus tendue, que nous n’avons plus parlé entre nous. »


Comment Prak Khân a vu les saignées

François Roux cherche comment il est possible qu’un interrogateur ait assisté aux prélèvements de sang sur les prisonniers. Prak Khân insiste : « Je n’ai pas menti ». Son histoire est simple : il est entré au service médical parce qu’il avait l’habitude d’y chercher des médicaments. « Pour moi c’était normal d’entrer dans ce local, dit-il à l’avocat. C’est par hasard que j’ai vu les prélèvements. […] Une autre fois, j’étais dehors, j’ai pu voir de l’extérieur. »

François Roux doute toujours. « Vous avez dit avoir vu 5 poches. Combien de temps ça prend pour remplir une poche de sang ? » Prak Khân ne se démonte pas : « Ça prenait à peu près une heure pour remplir une poche. Mais le sang était prélevé aux deux bras et aux deux jambes. » Détail sordide. Prak Khân est donc resté à peu près une heure sur place, près de ces prisonniers maigres et sous-alimentés. En revanche il n’a pas vu les bordereaux qu’il a découvert lors du tournage de S21, la machine de mort khmère rouge.


Une contradiction bancale

L’avocat de la défense met en cause enfin la participation de Prak Khân à l’enterrement des cadavres de ces prisonniers saignés, croyant comprendre que c’est ce que le témoin explique à Vann Nath dans le film documentaire de Rithy Panh. Mais le témoin assure n’avoir jamais eu qu’une version des faits, il n’a jamais participé à l’enterrement de ces morts, il a juste repéré où ils avaient pu être enterrés. « Ce qu’on dit dans un film ou dans une interview n’est pas la même chose que ce qu’on dit dans un tribunal. Vous nous dites que contrairement à ce que vous avez dit dans le film, vous n’avez pas personnellement participé à l’enterrement ? » Prak Khân reste ferme. « Je n’ai jamais dit que j’ai participé à l’enterrement des corps des personnes dont on avait tiré le sang. » « Nous vérifierons si c’est une question d’interprétation », conclut François Roux, surpris et un peu penaud.