« Je crois que ce secret a pris une proportion incroyable, comme le reste. Au fur et à mesure que les choses se déglinguaient, la paranoïa s’intensifiait et il y avait là une prophétie qui ne faisait que s’accomplir d’elle-même »

Répondant jeudi 6 août 2009 à une question de l’avocat de Duch sur la politique du secret imposée sous le Kampuchéa démocratique, l’historien américain David Chandler explique :

« Il était assez clair pour l’accusé que le secret était la marque du régime tout entier. Il n’y avait pas de possibilité d’objecter à cette politique du secret. Un des résultats tragiques de cela c’est que quiconque était arrêté et quel que soit son âge, toute personne qui entrait à S21 était finalement tuée, notamment parce qu’il fallait garder secrète l’existence de la prison. C’est pour cette raison aussi que les gardes n’étaient pas autorisés à rentrer chez eux et à avoir une permission. Je crois que ce secret a pris une proportion incroyable, comme le reste. Au fur et à mesure que les choses se déglinguaient, la paranoïa s’intensifiait et il y avait là une prophétie qui ne faisait que s’accomplir d’elle-même. S’il y a tellement de personnes coupables qui sont amenées à S21, alors cela veut dire qu’il y a un complot effectivement énorme et la machine ne fait que s’emballer. L’aspect du secret est toujours resté. Et Nuon Chea, dans une des rares interviews franches qu’il a données parce qu’il l’a donnée à une délégation danoise sympathisante, a dit que le secret était absolument crucial et central pour tout ce que faisait le parti, que le secret était le leitmotiv du PCK. »

David Chandler sort le tribunal de sa léthargie




















David Chandler, historien américain auteur de Voices from S-21. Dans la version française, S-21 ou le crime impuni des Khmers rouges, des pages de notes ont été supprimées pour laisser place à une préface de François Bizot et une postface de Jean-Louis Margolin. L'historien a déploré la disparition de ces notes sous prétexte de faciliter la lecture pour les Français. (ECCC)
David Chandler, historien américain auteur de Voices from S-21. Dans la version française, S-21 ou le crime impuni des Khmers rouges, des pages de notes ont été supprimées pour laisser place à une préface de François Bizot et une postface de Jean-Louis Margolin. L'historien a déploré la disparition de ces notes sous prétexte de faciliter la lecture pour les Français. (ECCC)




Le show de Duch




En cette matinée du 6 août 2009, 450 personnes débarquent de la province de Siem Reap pour assister à l’audience. Il y a fort à parier qu’ils auraient préféré entendre un ancien Khmer rouge plutôt qu’un expert étranger mais ils sont contents d’être là. De toute manière ils verront l’accusé et l’entendront, c’est l’essentiel. Alors qu’ils s’installent dans la fraîcheur de la salle, Reach Sambath, chargé des relations publiques des CETC, leur explique micro en main où sont les juges, de quelle couleur ils sont vêtus, où sont les procureurs, où sont les avocats, etc. Derrière la vitre blindée qui sépare le public de la cour, le rideau bleu dragée s’ouvre. Les parties civiles sont déjà assises, leurs avocats finissent d’enfiler leur robe noire à jabot blanc et observent le public. Duch pénètre dans le prétoire, il salue le public et lève les mains en faisant le signe V de la victoire, tel un boxeur sur un ring, sûr de son effet. L’accusé n’a plus le droit de saluer les parties civiles, que ses manières agaçaient, mais il reste plein d’attention pour son public.


L’historien entre en scène

Face à l’imposante carrure de David Chandler, Duch a l’air d’un poids plume. La comparaison avec un ring de boxe s’arrête là. A 76 ans, l’historien américain à la retraite mais toujours attaché à l’université Monarch en Australie, met pour la première fois les pieds dans un tribunal. A l’aise, il prête serment, puis décline son parcours. Il découvre le Cambodge par le biais d’un poste de diplomate américain de 1960 à 1962. Il tient de cette période son amour pour le pays. Professeur de 1972 à 1997, il a consacré ses recherches aux Khmers rouges à partir de 1976 dont il tire deux livres majeurs : Brother Number One (Pol Pot : frère numéro 1), une biographie de Pol Pot, et Voices from S21 : Terror and History in Pol Pot’s Secret Prison (S-21 ou le crime impuni des Khmers rouges), une recherche sur ce que fut S21. Ce livre lui demandera quatre ans de recherches, plongé dans les archives microfilmées de S21, parmi lesquelles des centaines et des centaines d’aveux, dans les entretiens avec des survivants ou d’anciens membres du personnel de S21.


S21, une « institution totale »

L’expression « institution totale » fait l’objet du titre du chapitre 2 du livre de David Chandler. Reprise au sociologue Erving Goffman, elle fait référence à un lieu isolé du reste du monde et de la société où des individus « mènent ensemble un épisode de vie contraint et réglé ». Cette notion intrigue la juge Silvia Cartwright qui se demande si le secret caractérise une institution totale au sens où l’entend David Chandler. L’historien approuve : « Aucune information ne filtrait à l’extérieur. C’est un lieu qui suit ses propres règles. Le secret était central pour l’idéologie et le comportement pour le Kampuchéa démocratique. » Pour cette raison il étudia moins Prey Sâr davantage assimilé à un centre de rééducation dont certains étaient libérés et qui, selon lui, n’était pas entouré du même secret que S21, « antichambre de la mort » où « chaque personne qui [y] entrait était promise à une mort violente ».


La prison la plus efficace du pays

Selon David Chandler, S21 dénombre plusieurs particularités : le degré d’information est plus poussé à S21 que dans les autres institutions du système de sécurité (le Santebal), les autres prisons « n’appelaient pas l’attention des plus hauts dirigeants » comme elle, et aucune n’atteignait l’efficacité en œuvre à S21 (même si l’historien admet le peu de documents à disposition à propos des autres centres). Le rôle se définit essentiellement autour du travail de recherche des réseaux de traîtres, à l’identification des ennemis, lesquels sont entre septembre 1975 et septembre 1976 plutôt des ennemis de l’extérieur du parti. Puis la politique bascule, s’ouvre une deuxième phase après septembre 1976 au cours de laquelle S21 devient surtout l’instrument de recherche des ennemis de l’intérieur. Parmi eux, des diplomates, des intellectuels, catalogués « Nouveau peuple » et davantage susceptibles de s’opposer au régime du Kampuchéa démocratique.


Silvia Cartwright et ses questions fermées

La présence de l’éminent David Chandler émoustille quelque peu la juge Silvia Cartwright qu’on n’a jamais vu autant sourire. « Vous n’êtes pas coupable monsieur David Chandler », plaisante-t-elle quand un problème de micro se présente. Ces bonnes dispositions auraient pu amener la juge à modifier quelque peu ses habitudes d’interroger avec des questions fermées. Mais souvent la voix de David Chandler a résonné d’un « c’est exact » ou d’un « vous avez raison », confirmant simplement l’interprétation de la juge. Peut-être était-ce la meilleure solution pour être efficace puisqu’il fallait entendre l’expert sur une journée…


Pourquoi tant d’archives ?

Même si personne n’a poussé au-delà du contenu du livre de David Chandler, les lignes principales de sa recherche et de sa réflexion ont été abordées. A commencer par la question des archives de S21. David Chandler mentionne que ces archives sont « les plus complètes du Santebal » et qu’il n’y a pas d’autres archives aussi volumineuses, y compris celles du Centre du parti, qui nous soient parvenues. Ces milliers et milliers de pages ont été conservés de façon méticuleuse, « grâce à l’accusé », confirme l’expert américain qui formule ensuite plusieurs raisons pour expliquer le sens d’une telle documentation : « Je dirais que l’un des objectifs était de démontrer aux dirigeants du pays que S21 était une structure complètement responsable, efficace, moderne et productive au sein du gouvernement, à l’intérieur du pays où les conditions étaient en de nombreux endroits […] totalement chaotiques au quotidien. De démontrer le professionnalisme de l’accusé et de ses collègues, d’informer le sommet de la hiérarchie de la manière la plus détaillée possible si, et de quelle façon, les soupçons étaient fondés pour certains prisonniers, et de démasquer des réseaux de traîtres […] et de donner ainsi des informations aux dirigeants dont ils pouvaient se servir pour leurs propres objectifs. Et finalement, et c’est là une spéculation, […] le rassemblement de ces archives pouvait servir de source pour une histoire triomphante du Parti communiste du Kampuchéa. » Cette dernière idée qui lui fut suggérée par un autre expert de l’histoire des Khmers rouges, Steve Heder, lors de la rédaction de Voices from S-21.


Le dosage entre torture et politique

Après être revenue sur le document du 30 mars 1976 auquel l’accusé s’est souvent référé depuis le début du procès pour justifier les décisions prises à l’échelon supérieur, après que David Chandler ai qualifié ce document de « crucial » parce qu’ émanant du sommet de l’Etat et enregistrant une décision « d’écraser l’ennemi », la juge Silvia Cartwright aborde avec l’expert les aveux, et en particulier les interrogatoires. Dans son livre, David Chandler écrit : « Les deux méthodes utilisées par les interrogateurs de S21 consistaient à ‘faire de la politique’ (tvoeu nayobay) et à ‘imposer la torture’ (dak tearunikam) ». La magistrate lui demande de décrire à quoi correspondent ces méthodes. Pour l’expert appliquer la torture signifie « exercer une contrainte physique » (il n’évoque pas de formes de torture psychologique) tandis que « faire de la politique », « c’est tout le reste », à savoir amadouer le détenu, l’insulter, le convaincre de répondre… « Il est impossible de savoir à quel degré la torture a été utilisée, ajoute David Chandler. Il y avait ces deux méthodes, il est difficile de dire laquelle était appliquée le plus souvent. »

Le passage du carnet de travail de 1976 qui établit une progression en 7 points et qu’il cite dans son ouvrage ne permet pas non plus d’éclairer cette question :

« 1- D’abord, leur arracher les informations

2- Ensuite rassembler autant de points qu’il est possible afin qu’ils ne puissent plus revenir dessus et pour les empêcher de s’en éloigner

3- Faire pression sur eux à l’aide de la propagande politique

4- Continuer à les interroger et à les insulter

5- Tortures

6- Passer en revue et analyser les réponses afin de poser des questions supplémentaires

7- Passer en revue et analyser les réponses de façon à préparer les documents. »

Dans les faits, Rithy Panh, réalisateur de S21, la machine de mort khmère rouge estime que torture et pression politique devaient être intrinsèquement mêlés (voir aussi cette question dans Pourquoi l’audience de Prak Khân incarne la faillite de l’accusation). Il est impossible de le déterminer sur la base des aveux des détenus car les questions des interrogateurs n’y apparaissent jamais comme le rappelle David Chandler dans Voices from S-21.


Les biographies, une « industrie »

Sous le régime des Khmers rouges, rédiger sa biographie était chose courante. A S21, les détenus s’y soumettaient comme les membres du personnel qui d’ailleurs devaient régulièrement les réviser (une fois par an, a détaillé un interrogateur au tribunal). A la juge Silvia Cartwright, David Chandler précise : « C’était là toute une industrie au Kampuchéa démocratique », sans aucun lien avec une pratique antérieure ou avec une spécificité culturelle cambodgienne.


Liste des techniques de torture

L’étude des aveux des détenus ainsi que ses entretiens avec des survivants de S21 ont conduit l’historien américain à lister les techniques de torture à S21. « Coups avec les mains, avec un gros bâton, avec des branches, avec des fils électriques noués, brûlures de cigarettes, chocs électriques, forcé de manger des excréments, forcé à boire de l’urine, forcé à manger, pendu la tête en bas, tenir les mains en l’air toute une journée, enfoncer une aiguille dans le corps, se prosterner devant une (des) image(s) de chiens (à partir de 1978), se prosterner devant le mur, se prosterner devant la table, se prosterner devant la chaise, arracher les ongles, griffer, bousculer, suffocation avec un sac plastique, tortures avec de l’eau, immersion, gouttes d’eau sur le front. » L’historien maintient cette liste sinistre en commentant que sûrement d’autres techniques manquent à l’appel.


Questions restées sans réponse

Il est des questions qui sont restées malheureusement sans réponse pendant l’audience ou si peu développées que c’en est frustrant. Par exemple quand la juge demande si l’exigence du secret à S21 avait aussi été mise en place par l’accusé, David Chandler répond oui, sans argumenter ou développer. De même on aurait aimé savoir d’où venait précisément la citation suivante de Duch (en février 1976) : « Vous devez vous débarrasser de l’idée que battre les prisonniers est cruel [kho khau]. La gentillesse est déplacée [dans de tels cas]. Vous devez [les] battre pour des raisons nationales, des raisons de classe et des raisons internationales. » Mais David Chandler est préoccupé par le cas de Kok Sros, un garde qu’il a interviewé en 1995 et qui, devant les juges, ne se souvenait pas de la majorité des déclarations qu’il a faites à l’historien dix ans plus tôt. Les enregistrements de cet entretien ont disparu mais l’historien est sûr de l’exactitude des propos tenus à l’époque. L’ancien est tellement cité dans son livre qu’il est certain de l’avoir enregistré et retranscrit ce qui lui avait été dit avec précision.


« Répondre aux besoins des dirigeants »

Sur la base d’aveux datés de 1978 évoquant le creusement de tunnels à Phnom Penh pour y cacher des soldats vietnamiens, David Chandler montre que même si les aveux ne pouvaient pas être vrais, il était impossible à l’accusé de le dire aux dirigeants du Kampuchéa démocratique, puisqu’il se serait retrouvé en danger. En revanche, cet exemple illustre la fonction de S21 de « répondre aux besoins des dirigeants du Kampuchéa démocratique », fonction qu’il décrit plus largement au co-procureur cambodgien Tan Senarong : « A partir de 1976, la direction du parti est convaincue que des nids de traîtres se logent à l’intérieur du parti communiste. Il fallait donc mettre en place un centre d’interrogatoire à grande échelle » pour réunir des informations claires, travailler sur les soupçons d’activités de trahison et vérifier qu’elles existaient ou étaient en préparation.


Pas de modèle pour S21

Une prison de cette échelle, capable de produire une telle masse de documents, reste sans précédent dans l’histoire du Cambodge. Quant à savoir si elle s’inspire consciemment d’autres modèles communistes, l’historien en doute. Il reconnaît que la formule du centre de rééducation a été partagée par de nombreux pays communistes mais il pointe deux dissidences de S21 et pas des moindres : le secret, et la mort après les aveux. « Par leurs aveux, on peut penser que les prisonniers suivaient une procédure de rééducation, de reconstruction, pour devenir de meilleurs citoyens, en admettant ce qu’ils avaient fait. Mais là, ils se rééduquaient dans le but d’être tués. Ce n’est pas logique ! »


Duch, un professionnel enthousiaste

En ce lundi 6 août 2009, les co-procureurs semblent avoir retrouvé une ligne directrice. William Smith questionne David Chandler sur ce qui ressort de la personnalité de Duch après ses recherches. Il cite abondamment Voices from S-21 dans lequel l’accusé est sans surprise qualifié « d’ambitieux », de « discipliné », de « travailleur » et rappelle certaines annotations de Duch qui suggère de « frapper le détenu » et « d’extraire la vérité ». Le tableau n’est pas très flatteur. L’historien confirme que l’écriture propre et claire de Duch traduit  son enthousiasme et son professionnalisme dans son travail. « L’accusé a voulu que S21 soit perçu par ses supérieurs comme une institution extrêmement efficace et opérationnelle, dont il avait la charge. » En 1976 et 1977, l’historien relève « un niveau constant de professionnalisme », il suppose également qu’après l’arrestation de son mentor Vorn Vet, Duch a perdu de cet enthousiasme.

A l’avocate du groupe 3 des parties civiles, David Chandler donne même plus de détails : « C’était un administrateur à la fois fier et enthousiaste de S21 qui avait élaboré des techniques et des méthodologies organisationnelles à partir de rien. Il innovait, il améliorait son système de manière continue. […] Lui-même voulait exceller dans son travail comme ce fut le cas dans d’autres choses dans sa vie : il voulait exceller comme étudiant, il voulait exceller comme révolutionnaire, il voulait exceller dans sa vie professionnelle. […] Il voulait servir avec enthousiasme en excédant ce qu’on attendait de lui. » Par conséquent, « peu de choses échappaient à son attention ».


« Dévoué et efficace »

« Dans quelle mesure Duch a-t-il alimenté les purges ? » La question de William Smith laisse l’historien un brin désemparé car elle nécessiterait une recherche approfondie. David Chandler a bien rappelé qu’il était exigé des détenus qu’ils fournissent ces listes pour confirmer les soupçons selon lesquels le parti était assiégé par les ennemis mais sur la responsabilité de l’accusé dans cette affaire, la réponse reste floue.

Cependant, ajoute l’expert, le travail d’interrogatoire « c’était la principale raison d’être de S21 ». « Les interrogatoires, c’était cela qui était attendu d’en haut. Et l’accusé s’est montré dévoué et efficace en la matière. » Le procureur insiste : s’agit-il d’une exigence des dirigeants ou d’une volonté de plaire de S21 ? « Un peu des deux, rétorque prudemment David Chandler. Duch et ses collègues auraient changé leurs méthodes si ça ne convenait pas. […] Il était de l’intérêt de l’accusé de faire ce travail le mieux possible. »





















S21 avait-il autant d'importance que cela ? C'ets la question que se pose David Chandler. (Anne-Laure Porée)
S21 avait-il autant d'importance que cela ? C'ets la question que se pose David Chandler. (Anne-Laure Porée)


Relativiser la place de S21


L’historien se demande également si dans la vision globale des hauts-dirigeants, S21 n’était moins important que ce qu’il y paraît aujourd’hui, sachant que comme tout gouvernement, ils avaient bien d’autres sujets de préoccupation. Le co-procureur William Smith rebondit, obligeant David Chandler à argumenter. L’historien considère que les aveux de personnalités aussi importantes que Koy Thuon (ministre du Commerce du KD et ancien secrétaire de la zone Nord) ou Vorn Vet (ministre de l’Industrie, vice-Premier ministre et secrétaire de la zone spéciale) ont intéressés de près les dirigeants, et probablement bien au-dessus de Son Sen, mais selon lui, ce ne pouvait être le cas de tous les détenus de S21. En  fait une minorité, croit-il, intéressait des hommes comme Son Sen ou Nuon Chea. Toute personne entrée à S21 était vouée à la mort. « Son Sen et Nuon Chea ne signaient pas un décret d’exécution pour chacune d’entre elles. » Une petite phrase qui tendrait à renforcer les prérogatives de Duch.


Ni objection, ni remords de l’accusé à l’époque

Dans la foulée, le co-procureur s’interroge sur la marge de manœuvre de Duch. Il reprend un passage du livre de l’historien : « Il est tout à fait concevable qu’ils auraient pu atténuer les souffrances des prisonniers, libérer les centaines de jeunes enfants emprisonnés avec leurs parents ou limiter les exécutions s’ils l’avaient voulu. De tels choix auraient pu être faits, et la justice révolutionnaire aurait pu être tempérée par un pue de clémence. […] A S-21 toutefois, cette alternative ne fut jamais prise en compte. Au contraire, Son Sen, Douch et les employés sous leurs ordres infligeaient d’énormes quantités de souffrances aux prisonniers, de sang-froid, systématiquement et sans remords. » Puis William Smith poursuit : « Pensez-vous que l’accusé avait le choix et aurait pu atténuer les souffrances, ou tuer en moins grand nombre ? » L’historien maintient ses propos. « Je ne peux pas m’empêcher de penser que ces personnes qui infligeaient ces terribles souffrances, savaient ce qu’elles faisaient et, pire, qu’elles ne semblaient pas en souffrir elles-mêmes. Cela ne semblait pas les empêcher de dormir la nuit ou affecter leur enthousiasme pour revenir travailler le lendemain. »

Aucun document ne prouve une objection quelconque de l’accusé à ces pratiques. David Chandler conclut : « D’après les documents, je n’entrevois pas de remords profond […] ».


Expliquer S21

L’avocate du groupe 3 des parties civiles oriente sa dernière question sur le thème « comment expliquer S21 ». Elle fait référence à la conclusion de David Chandler : « Les explications des phénomènes comme S-21 résident dans notre capacité à ordonner et à obéir, à nous souder contre les étrangers, à nous perdre au sein de groupes, à aspirer à la perfection et à l’approbation, et à décharger notre haine et notre confusion sur d’autres individus souvent sans défense, particulièrement lorsque nous y sommes encouragés par des gens que nous respectons. » L’expert américain justifie alors sa position : « J’essayais de dire que […] dans certaines conditions, presque n’importe qui peut être amené à faire des choses [du type de ce qui s’est passé à S21] ». L’impunité encourageant la machine infernale. « C’est le côté obscur qui est en nous tous. »


Interdiction d’user du contenu d’un aveu

Silke Studzinsky, avocate du groupe 2 des parties civiles, s’est faite remarquer depuis le début du procès avec son cheval de bataille des violences sexuelles commises à S21. Fidèle à sa ligne, elle tente de savoir la teneur des propos des interrogateurs qui ont évoqué ces violences sexuelles dans leurs aveux. Objection immédiate de la défense qui rappelle qu’aucune question ne peut être posée sur la teneur d’aveux obtenus sous la torture. Le président accepte bien entendu cette objection fort prévisible. L’avocate est contrainte de reformuler sa question. David Chandler croit savoir que les violences sexuelles étaient rares et punies parfois de mort.


Terreur et marge de manœuvre

Dans ses questions, Alain Werner procède par touches. Il recoupe les propos d’un autre expert, Craig Etcheson. Il travaille inlassablement sur la terreur à S21 : il évoque avec David Chandler les conditions mises en place pour briser les détenus. « Les prisonniers n’étaient plus des humains en arrivant à S21 », confirme l’historien. Il cite S21 ou le crime impuni des Khmers rouges : « Face à toute forme de résistance, Douch était sans pitié. Il déclara par exemple à un interrogateur : ‘Bats [le prisonnier] jusqu’à ce qu’il dise tout, bats-le pour en arriver aux choses importantes.’ » Cet extrait montre non seulement que les traces existent de Duch ordonnant d’appliquer la torture,  mais qu’en prime il le faisait sans état d’âme.

Enfin, rappelant les déclarations de l’ancien chef des interrogateurs Mam Nay à la cour selon lesquelles il pouvait agir pour sauver certains camarades révolutionnaires de la première heure, Alain Werner prie David Chandler d’un commentaire sur les marges de manœuvre des cadres à S21. « Je suis sûr que ça c’est passé », indique le témoin. En dépit de cette politique de nettoyage du Cambodge par la révolution, beaucoup de petites négociations ont eu lieu, selon lui, au sein de la hiérarchie. Il existait bien des moyens de protéger certaines personnes.


Le mandat de Duch

La marge de manœuvre du directeur de S21 intéresse au premier chef la défense. David Chandler déclare à Kar Savuth qu’une « marge de manœuvre considérable a été donnée à l’accusé. […] Le pouvoir de décision était entre les mains de Duch.» Il illustre ce propos par le fait qu’après 1977, Son Sen n’intervenait certainement pas au quotidien à S21. Néanmoins Duch n’avait pas l’autorité d’arrêter, selon l’historien. « Il a pu être en mesure d’envoyer des noms à des responsables dans les zones rurales pour décider d’arrêter les personnes. Je pense qu’il aurait pu amplifier peut-être cela, mais pas je ne pense pas qu’il avait l’autorité d’arrêter. » « Un prisonnier pouvait-il être écrasé sans avoir l’approbation préalable d’un supérieur hiérarchique de Duch ? » s’enquiert alors Kar Savuth. « Aucun de ces ordres émanant de l’échelon supérieur ne nous est parvenu, un ordre de Pol Pot disant par exemple : ‘Veuillez écraser telle et telle personne’. Mais je pense que le rôle de l’accusé à S21 était justement de s’en occuper, à savoir de veiller à ce que qui que ce soit entrant dans la prison soit exécuté. Telle était sa mission. Ce mandat ne lui a jamais été retiré par qui que ce soit. Par conséquent il n’avait pas besoin de chercher l’approbation d’une autorité supérieure pour mettre en œuvre et superviser un système dans lequel on n’avait pas le choix de savoir qui devait être tué et qui ne devait pas être tué. […] En tout cas il n’avait pas besoin de bénéficier du feu vert pour tuer qui que ce soit, il l’avait cette autorité, de facto, puisque cela faisait partie de son mandat à S21. »

Un procès pour l’histoire

François Roux enchaîne en demandant à David Chandler si ce procès va servir l’histoire. Duch rayonne à la minute de cette question, le sourire jusqu’aux oreilles. Bien entendu l’historien approuve « cette confrontation sans précédent dans l’histoire des Khmers rouges. » « Je pense qu’il est important que les accusés soient confrontés à leurs responsabilités vis-à-vis de la vérité, de ce qui s’est passé lorsqu’ils étaient au pouvoir […]. Il faut également que le peuple cambodgien sache ce qui s’est passé, à quelle échelle. Et il faut dire cette histoire horrible qu’a connu tout Cambodgien âgé de plus de 40 ans et bien évidemment avec les membres des Khmers rouges qui ont joué un rôle actif dans l’administration de ce régime. »

L’expert américain avoue avoir été « très ému et très impressionné » par la reconnaissance de sa culpabilité par l’accusé. « C’est quelque chose d’unique parmi les anciens acteurs du régime khmer rouge. »


La foi du révolutionnaire

Se référant au passage de S21 ou le crime impuni des Khmers rouges consacré à la biographie de Son Sen, François Roux prie l’historien de confirmer que Duch était le subordonné de Son Sen et que Son Sen avait la haute main sur le Santebal. David Chandler confirme : « Je n’ai jamais voulu dire que l’accusé avait une autonomie complète dans son activité, il était sous les ordres de Son Sen. […] Pour répondre à votre question : oui, mais il y a une marge de flexibilité autour de cette question. » L’avocat français de Duch interprète cette marge de manœuvre comme faisant partie de la ligne du PCK qui exigeait de ses cadres de faire preuve d’initiative. L’historien acquiesce : « C’était un membre du parti révolutionnaire et à ce titre il n’avait pas de raison de dévier de la ligne du parti. Il gardait ce faisant toute son authenticité révolutionnaire donc il faisait non seulement ce qui était attendu de lui mais aussi ce qu’il faisait par lui-même. Il y a congruence entre les deux facteurs. Il était membre du parti et il l’était volontairement. »


Des regrets mais pas de désertion

Quand François Roux pointe que la conscience révolutionnaire n’exclue pas la terreur, David Chandler admet tout à fait que l’accusé ait pu être effrayé par ce qu’était devenu le régime. Cependant il souligne que « cette conscience que le régime était criminel n’existait pas en 1978 ». « Dans ces six derniers mois du régime, c’est vrai qu’il y a des documents qui font état de regrets de la part de l’accusé mais ces regrets […] ne l’ont pas amené à déserter le mouvement en 1979-1980. Il est resté avec les Khmers rouges et il a continué à se considérer comme révolutionnaire. »


« L’obéissance est un facteur qui ajoute à l’horreur »

Après avoir résumé ce qu’était l’expérience de Milgram, menée dans les années 1960 aux Etats-Unis et démontrant que 60 à 70% des volontaires testés pendant l’expérience exécutaient les ordres qui leur étaient donnés par une personne en blouse blanche incarnant l’autorité (par exemple infliger une décharge électrique à une personne qui répond mal à une question), David Chandler explique à François Roux que cette expérience est proche de la culture en place au Kampuchéa démocratique où « les gens qui donnaient des ordres étaient habitués à les donner et ceux qui les recevaient étaient habitués à y obéir, il n’y avait pas de culture au Cambodge consistant à remettre en cause les ordres d’une personne incarnant l’autorité. […] Dans une situation comme celle de S21, l’obéissance est un facteur qui ajoute à l’horreur, sans compter les conclusions de Browning qui a montré que c’était un homme tout à fait ordinaire qui avait assassiné des milliers de juifs en Pologne en 1941-42. Je ne pense pas que ça explique tout mais que c’est un élément utile pour comprendre […] comment nous avons en nous cette idée que si le responsable dit que c’est bon alors c’est que ça doit être bon. »


La source du mal

Ajoutant que « comprendre n’est pas justifier », François Roux poursuit avec deux citations. La première de Zygmunt Bauman, extraite du livre de l’historien américain : « L’information la plus effrayante tirée de l’Holocauste et de ce que nous avons appris de ses auteurs, n’était pas la probabilité que ‘cela’ pouvait nous être fait, mais l’idée que nous puissions le faire. » La seconde est de David Chandler : « Pour trouver la source du mal mis en œuvre chaque jour à S21, nous ne devons finalement pas regarder plus loin que nous-mêmes. » « Cette phrase n’a pas été placée en conclusion aux fins d’une procédure judiciaire, précise David Chandler. Mais je dirais qu’effectivement notre capacité à faire le mal dépasse notre capacité à faire le bien. […] Cela ne disculpe pas les personnes qui font le mal. […] Je n’aimais pas entendre les gens dire : ‘regardez ces personnes, c’est le mal !’ Ce que je voulais leur dire c’était : qui sait ? Qu’est-ce que vous feriez, vous, dans cette situation là ? Cela ne veut pas dire que ces gens se sont comportés de manière louable. »





















Duch est invité à formuler des commentaires après que tout le monde ait parlé. Il fait court et bien plus modeste qu'à son habitude. (Anne-Laure Porée)
Duch est invité à formuler des commentaires après que tout le monde ait parlé. Il fait court et bien plus modeste qu'à son habitude. (Anne-Laure Porée)


Pas de joute d’experts


Duch qui a plutôt l’habitude de se poser en expert historien, plongé dans ses documents, se la joue sobre face à David Chandler. Bien sûr, il ne manque pas de faire trois mini remarques, presque de principe, de reconnaître les qualités de chercheur de l’Américain dont il apprécie le travail. Il liste quelques documents qu’il a lui aussi écrit sur les Khmers rouges et la politique du Kampuchéa démocratique. « Pour résumer, la réponse que j’apporte à David Chandler n’est pas vraiment une grande pierre à l’édifice mais à travers ce document que j’ai écrit, c’est une manière d’éclairer de quelle manière cette tragédie a pu avoir lieu, par quel processus le peuple cambodgien a été assassiné. » Duch demande à ce que ce document soit rendu public puis se rassied.


Ce que David Chandler a appris

L’historien a quitté le tribunal en ayant appris notamment que le document appelé « Plan ultime », que l’historien attribue à Duch dans S21 ou le crime impuni des Khmers rouges, fut en fait écrit par l’un de ses subordonnés, l’interrogateur Pon. Ce document « tentait de démontrer l’existence d’une vaste conspiration historique impliquant les Etats-Unis, l’URSS, Taïwan et le Vietnam. »

Deuxième point d’importance pour l’historien, le lien entre le polpotisme et les théories du Gang des 4 en Chine, chose qu’il assure n’avoir jamais entendue auparavant et que vient de lui révéler Duch.

Le procès apporte d’autres éclairages sur l’histoire écrite jusqu’ici mais David Chandler n’a pas l’intention de mettre à jour ou de rééditer son livre sur S21, comme il le confie à la sortie du tribunal. Il tourne la page et lance en français : « Au revoir les Khmers rouges ! »