Quand les morts ont une voix, Duch se tait



Martine Lefeuvre a posé avec force la voix des parties civiles. (Anne-Laure Porée)
Martine Lefeuvre a posé avec force la voix des parties civiles. (Anne-Laure Porée)



Martine Lefeuvre est une femme élégante qui ne fait pas ses 56 ans. Le regard décidé, la voix posée et calme, elle commence à raconter à la cour sa rencontre avec Ouk Ket, son mari, diplomate cambodgien rentré à Phnom Penh à la demande des autorités du Kampuchéa démocratique et incarcéré à S21 le 15 juin 1977, quelques jours après son atterrissage. Il y sera exécuté après six mois de torture, le 9 décembre 1977.



Martine Lefeuvre rencontre le fils du majordome du prince Sihanouk, Ouk Ket, en France en 1970.  Mariés en octobre 1971, ils vont construire leur vie de famille à Dakar au Sénégal, où Ouk Ket est nommé 3e secrétaire d’Ambassade du Cambodge en décembre 1971. Sur ce qu’elle appelle « la terre d’Afrique », Martine Lefeuvre donne naissance à Makara en 1973 et à Neary en 1975. Le bonheur dure sept ans. En 1977, un courrier rappelle Ouk Ket à Phnom Penh. Il est motivé parce qu’il veut participer à la reconstruction de son pays. Il aurait souhaité être enseignant, glisse Martine Lefeuvre. La petite famille quitte donc Dakar, rejoint Paris puis le Mans où la mère et ses enfants attendront le feu vert pour suivre Ouk Ket au Cambodge. Le 7 juin 1977, il s’envole, il ne reverra ni sa femme, ni ses enfants.


Le silence et la solitude

Parmi les traces qui restent du trajet de son mari : les deux dernières cartes postées de Singapour et de Pékin. Puis les nouvelles n’arrivent plus. Un silence terrible s’installe. Elle embarque ses deux enfants jusqu’à l’ambassade de Chine à Paris en quête de nouvelles. L’homme à qui elle montre la photo d’Ouk Ket ne trouve rien de mieux à faire que de vérifier auprès de Makara qu’il reconnaît la personne sur la photo. Après quoi le blocus est total à l’ambassade. Martine Lefeuvre ne l’a pas digéré. « Ket était à Toul Sleng, il était encore vivant, on aurait encore pu faire quelque chose. »


Les mensonges des hauts fonctionnaires

Courant 1978, elle saisit Amnesty International et la Croix rouge internationale mais n’apprend rien. Début 1979, elle fonce en Suisse questionner Chan Youran, une des têtes du  ministère des Affaires étrangères khmer rouge et ancien ambassadeur du Sénégal, de passage avec une délégation cambodgienne. Il assure que Ket allait bien avant son départ, Martine Lefeuvre flaire le mensonge éhonté. Elle écrit à Sihanouk qui la renvoie sur Chan Youran ou Thiounn Prasidh (directeur Asie du ministère des Affaires étrangères sous le Kampuchéa démocratique puis, après 1979, ambassadeur du KD à l’Onu) mais elle connaît déjà la réponse. Lors d’une conférence en décembre 1979, Thiounn Prasidh lui conseille : « N’hypothéquez pas votre vie pour lui ». Elle en reste abasourdie.


L’annonce de la mort à S21

Fin décembre 1979, Martine Lefeuvre s’envole pour le camp de réfugiés de Khao I Dang en Thaïlande. Elle y retrouve quelques amis parmi lesquels Ong Thong Hoeung (l’auteur de J’ai cru aux Khmers rouges) qui lui décrit les camps de rééducation, les conditions de vie sous les Khmers rouges, et l’informe que pendant les quatre mois où il s’est plongé dans les archives de S21 après la chute de Phnom Penh, il y a découvert le nom de Ouk Ket dans les listes de prisonniers. La jeune femme est anéantie. Elle rentre en France en se demandant comment elle va annoncer à ses enfants qu’ils vont devoir grandir sans leur papa. Il lui faudra une semaine, et les questions répétées des petits qui réclament leur père pour qu’elle leur dise la vérité. A la barre, elle est déchirée par ce souvenir et la réalité crue, dure, insoutenable que ses enfants ont dû affronter.


Le cauchemar de la visite à Toul Sleng

En 1991, Martine Lefeuvre et ses enfants s’envolent pour le Cambodge où ils ont retrouvé la famille de Ket. Quatre sur onze des membres de la famille ont survécu au régime et vivent dans le plus grand dénuement. Le 18 juillet de cette même année reste dans la mémoire de Martine Lefeuvre et de ses enfants comme un jour de cauchemar. Ils se rendent au musée de Toul Sleng. « Quand nous arrivons à cet endroit, nous sommes pris par l’horreur. Nous scrutons les photographies en y cherchant le visage de Ket. Nous ne le trouvons pas mais j’y reconnais le visage de Cambodgiens connus à l’étranger. » La tristesse est profonde, la colère immense.


Ligne 43

Dans les jours qui suivent ils vont à Choeung Ek. Devant le mausolée aux crânes, ils se disent que celui de Ket est parmi tous ceux-là. Puis ils retournent à S21 pour trouver une trace de lui. Dans les dossiers qu’ils ouvrent au hasard, ils tombent sur une liste de 301 personnes exécutées le 9 décembre 1977. « Le nom de Ouk Ket figure à la ligne 43 », précise Martine Lefeuvre. Alors méthodiquement, elle photographie les têtes à la direction de cette machine infernale. « Rien qu’à voir leur visage, je me dis que Ket a dû passer de sales moments. » « Je décide que ce crime ne restera pas impuni », poursuit-elle. Pendant les années qui suivent, elle accumule les preuves, les bribes de traces, elle s’accroche au processus judiciaire qui se met lentement en place et qui l’amène aujourd’hui devant le tribunal.


Le deuil impossible

Elle dessine un portrait amoureux de Ket, homme « brillant intellectuellement ». Elle rend hommage à sa générosité, à son sourire khmer, à son tempérament à la fois calme et jovial, au père « extrêmement affectueux et attentionné » qu’il était et à tout ce pourquoi il était doué. Puis tout bascule. Sa femme décrit dans des mots crus et tranchants la descente aux enfers qu’elle a reconstruite au fil du temps : « Il a été kidnappé, emmené dans un camion, frappé au visage comme le montre la photographie que nous avons retrouvée, attaché comme un esclave à une barre de fer dans une cellule insalubre. » Elle dénonce l’absence de droits fondamentaux, l’absence de nourriture, de soins, d’hygiène, les tortures « par des sbires aux méthodes nazies », « l’acharnement pendant six mois ». Elle imagine son mari « mort à petit feu, dans le secret le plus absolu, dans la solitude ». « Depuis 32 ans, l’absence de Ket nous est insupportable ! » Puis elle vacille : « La souffrance de Ket a été et est toujours notre souffrance. Loin de s’estomper avec le temps, je peux vous dire qu’elle est de plus en plus prégnante. » Le deuil est impossible. « A ce jour, nous n’avons toujours pas de restitution de corps, nous n’avons pas eu de sépulture pour Ket, je n’ai pas eu de papiers des autorités cambodgiennes. Le résultat pour moi c’est une faillite humaine totale. »


Duch « aurait dû se supprimer »

Martine Lefeuvre est venue « demander justice », elle est venue « restaurer la dignité de Ket bafouée à S21 » et « rafraîchir la mémoire à quelqu’un d’amnésique ». « L’instigateur de ces tueries est un intellectuel qui aurait pu enrayer le processus d’extermination. Il a fait des études. […] Or il a fait torturer et assassiner 17 000 personnes qu’on a répertoriées, on ne compte pas toutes celles qui ne l’ont pas été. Pour moi il aurait dû se supprimer lui-même parce qu’il avait peur de mourir lui-même, ce n’était pas une raison pour continuer à torturer et assassiner. Il y a comme une disproportion entre la peur de mourir soi-même et le nombre de personnes tuées. C’est irrecevable pour moi. »


« S’éclater dans un sale boulot »

L’accusé, qu’elle ne nomme jamais, est selon elle coupable avant tout de vengeance et de zèle. « Ce professeur de mathématiques avait-il oublié de réfléchir pour se gorger de sang, de cris des suppliciés, de cadavres pendant neuf ans ? Si ça ne s’appelle pas s’éclater dans un sale boulot, dites-moi à quoi cela ressemble. Pour moi c’était un fonctionnement, la mort des autres était sa nourriture quotidienne. » Elle réclame la peine maximale.


Une médiathèque Ouk Ket en réparation

Elle appelle aussi à rendre leur dignité aux sites de Toul Sleng et Choeung Ek en garantissant la propreté des lieux. Elle attend du tribunal un impact pédagogique « afin que les jeunes générations intègrent bien que ce sont des Khmers qui ont tué des Khmers, et qu’il n’y a pas de place pour le négationnisme. Ces faits sont indéniables et avérés. » Pour rendre sa dignité à son mari comme au peuple cambodgien, pour apaiser le chagrin de sa famille en faisant le pari de l’éducation et de la culture, pour réconcilier les jeunes générations avec cette partie tragique de l’histoire khmère, Martine Lefeuvre propose l’ouverture d’une médiathèque au nom de Ouk Ket, dans le quartier où il a grandi à Phnom Penh. Un lieu paisible, ouvert à tous où contrairement à Toul Sleng ou Choeung Ek , qu’elle qualifie de « hontes de l’humanité », construire sera possible.


« Une vérité historique », Duch en version courte

Retranché dans sa carapace, Duch écoute attentivement le témoignage poignant de Martine Lefeuvre. Il ne se lance pas dans une grande diatribe, ses observations sont rapides. « Je voudrais ici reconnaître la biographie de votre famille comme étant une vérité historique qui restera à jamais. Quand on voudra faire des recherches sur les souffrances, les Cambodgiens pourront lire votre déposition. » Il réitère bien sûr qu’il ne cherchera pas à échapper à ses responsabilités. Il dit ses crimes « inexcusables » puis demande pardon à Mme Lefeuvre et à tous ceux qui ont perdu leurs proches sous le régime khmer rouge. Ces paroles ne produisent plus l’effet des premiers jours. Martine Lefeuvre n’a que faire des mots de Duch. Elle a retiré son casque de traduction pour ne pas entendre l’accusé dont elle n’attend rien.


(Avis au lecteur : les dépositions de Ouk Neary et Robert Hamill sont en cours de rédaction)



Dans le public du tribunal ce lundi 17 août, de nombreux Chams amenés par le Centre de documentation du Cambodge. A midi, ils font leurs ablutions et entament leur prière sur le petit espace de pelouse devant la salle d'audience. (Anne-Laure Porée)
Dans le public du tribunal ce lundi 17 août, de nombreux Chams amenés par le Centre de documentation du Cambodge. A midi, ils font leurs ablutions et entament leur prière sur le petit espace de pelouse devant la salle d'audience. (Anne-Laure Porée)