L’expert psychiatre voit la justice comme une étape vers la guérison et la réconciliation






L'expert-psychiatre Chhim Sotheara pense qu'après les procès, un mécanisme de réconciliation soit inventé. (Anne-Laure Porée)
L'expert-psychiatre Chhim Sotheara suggère qu'après les procès un mécanisme de réconciliation soit inventé. (Anne-Laure Porée)




Etat des lieux de ce qui fut détruit

La liste de ce que les Khmers rouges ont détruit, chamboulé, retourné, écrasé, aboli, est interminable. Il n’en est pas moins nécessaire de rappeler qu’ils ont torturé, affamé la population, disloqué les familles, démantelé le système de santé, détruit la culture, interdit les croyances et les cérémonies religieuses, incité les enfants à espionner leurs parents, à les dénoncer, instillé le sentiment de peur à chaque instant, la méfiance. « Les Khmers rouges ont anéanti l’ensemble des infrastructures à tous les niveaux, collectif comme individuel. Cette destruction a endommagé la base de la religion et ceci a eu un impact grave sur les individus et la mise en œuvre de thérapie », ajoute Chhim Sotheara.



40% des Cambodgiens éprouvés

Les conséquences psychologiques sont immenses. Les Cambodgiens sont par conséquent sujets au syndrome de stress post-traumatique. Sur la base de travaux de recherche menés à TPO dont il ne précise ni l’échantillon de population, ni les conditions de réalisation, ni la date, Chhim Sotheara annonce que 2 Cambodgiens sur 5 ont développé un traumatisme et que 40 % des Cambodgiens âgés de plus de 18 ans ont été concernés par des problèmes psychosociaux et de santé mentale légers à sévères. Il est à noter que ce chiffre a dû être rectifié par le docteur Chhim Sotheara dans la presse au lendemain de sa déposition car la mauvaise traduction depuis le khmer en anglais et donc en français lui faisait dire que 40% des Cambodgiens de plus de 18 ans étaient sujets au syndrome du stress post-traumatique (PTSD en anglais).

Une étude du professeur Jeffrey Sonis conduite au Cambodge sur un échantillon de 1 017 personnes entre décembre 2006 et août 2007 concluait à une proportion de 11,2% (tous âges confondus) le nombre de personnes atteintes par le PTSD.



L’impact sur les jeunes générations

L’expert psychiatre se réfère à l’Holocauste et  à ses conséquences pour illustrer, à la demande de la juge Silvia Cartwright, l’impact du régime khmer rouge sur les personnes qui n’ont pas vécu cette période. Au Cambodge les familles vivent sous le même toit, la transmission d’une forme de traumatisme est inévitable, de la même manière que l’alcoolisme d’un père rejaillit sur l’ensemble de sa famille. Parmi ceux qui étaient enfants sous le Kampuchéa démocratique, beaucoup croient que si leurs parents avaient vécu, ils ne vivraient pas les difficultés qu’ils rencontrent aujourd’hui. Autre conséquence de poids : l’éducation. « Pendant le régime khmer rouge, les enfants ont été séparés de leurs parents, endoctrinés, on leur a dit : ‘Vous êtes les enfants de l’Angkar’. Par conséquent les enfants ont perdu leur identité. […] L’Angkar a endoctriné les enfants de manière à ce qu’ils exécutent tout type d’ordre, y compris l’exécution de leurs propres parents. On leur a appris des méthodes cruelles et agressives. Maintenant, ils sont eux-mêmes parents. Avec leurs enfants ils reproduisent la manière dont ils ont été traités sous les Khmers rouges. »

L’impact économique et social de ces déséquilibres ne doit pas être négligé. Les jeunes d’aujourd’hui constituent la force économique de demain. Si dans vingt ans « la population souffre encore de l’impact psychologique, comment le pays pourra-t-il bien se porter ? » prévient le directeur de TPO.



Est-ce que la justice panse ou ravive les plaies ?

Le juge Jean-Marc Lavergne s’interroge sur l’impact des audiences sur les victimes. Chhim Sotheara insiste sur deux aspects : « Le procès des anciens dirigeants khmers rouges offre une possibilité aux victimes qui ont subi un traumatisme pendant de nombreuses années de surmonter leur traumatisme. […] Ce processus de justice va permettre de panser les plaies de ces victimes. Bien entendu le chemin est long. Certaines victimes du régime khmer rouge ont pu penser qu’elles n’avaient pas subi de troubles dus à un traumatisme parce qu’elles fonctionnent normalement. Cependant dans leur subconscient elles ont subi un traumatisme mais il s’était progressivement résorbé. […] Suite au procès des Khmers rouges, ce traumatisme a ressurgi. »

Face à l’avocat Hong Kim Suon, qui nous a habitués à répéter les questions déjà posées, Chhim Sotheara complète prudemment : la reviviscence du traumatisme se manifeste par des cauchemars ou un sentiment d’incertitude. Dans le cas où le processus judiciaire aide à l’expression du traumatisme, il n’est pas nécessairement suffisant pour assurer une guérison complète. Celle-ci passe, selon le directeur de TPO, par « savoir la vérité », « voir la justice rendue » et « accepter la demande de pardon ».



Le processus de guérison dépend de l’accusé

Le juge Lavergne qui ne pose jamais une question à la fois quand ses idées fusent, poursuit. En substance, il se demande si être victime d’une entité abstraite telle que l’Angkar n’aggrave pas le traumatisme ? Est-ce que la présence d’un accusé, les débats et les connaissances engrangées pendant le procès ne permettent pas de prendre en charge les troubles et dompter la peur ? « A l’occasion du procès, on a entendu des Khmers rouges eux-mêmes rejeter la faute sur l’Angkar. Certains s’abritent derrière l’Angkar pour nier leur responsabilité sous le régime ce qui peut créer plus de souffrance encore pour les victimes lesquelles se heurtent à ce déni de responsabilité. Le processus de guérison dépend de la bonne volonté de l’accusé pour ce qui est de révéler la vérité, pour ce qui est de montrer qui était derrière ces crimes perpétrés sous les Khmers rouges. » Sans cela, pas de cicatrisation possible selon Chhim Sotheara.



Un procès qui brise « la conspiration du silence »

Le co-procureur international Vincent de Wilde surprend ceux qui assistent régulièrement aux audiences par la qualité de ses interventions et redore l’espace d’une matinée le blason de l’accusation. « Pour les victimes qui se sont constituées partie civile et pour la société cambodgienne en général, quelle est l’importance de leur participation active au procès, en public, devant la nation ? Est-ce que les autres victimes peuvent se reconnaître à travers la démarche des parties civiles, est-ce que cela peut jouer le rôle de catharsis pour la société cambodgienne sans pour autant constituer la solution miracle ? » lance-t-il. « Le procès est l’occasion pour les victimes d’en savoir plus et de se voir révéler la vérité quant aux crimes commis », commence Chhim Sotheara. Mais ce procès n’est pas qu’une « occasion pour eux de savoir et d’apprendre », c’est aussi « un forum », un lieu d’expression des sentiments et des souffrances enfouis parfois depuis longtemps. Enfin, ce procès est une adresse à l’ensemble de la population, estime l’expert. « Cela permet de montrer à la société cambodgienne que ce qui s’est passé sous les Khmers rouges s’est bel et bien passé, au niveau familial et au niveau social. Jusqu’à présent l’histoire du régime génocidaire n’était pas reprise dans les programmes scolaires et la population ne parlait pas de ces questions. Il y avait presque une conspiration du silence. […] On évitait d’en parler. Cet évitement aujourd’hui n’est plus possible. »



La perte d’identité accroît la souffrance

Citant les parties civiles dont la souffrance et la colère s’est accrue avec le temps, notamment chez des Cambodgiens de la diaspora, malgré les accès aux soins psychologiques Vincent de Wilde demande à Chhim Sotheara pourquoi cela empire avec le temps ? Est-ce « un transfert de la peur et des souffrances que la partie civile imagine avoir été celle des défunts ? » Pour le directeur de TPO, l’élimination des traditions culturelles et religieuses par les Khmers rouges constitue une des principales causes de traumatisme. « Le peuple cambodgien cherche des voies pour expliquer, donner sens à ce qui s’est passé », justifie-t-il avant d’aborder un exemple concret et parlant : ceux qui vivent à l’étranger, même s’ils ont de bonnes conditions de vie, le sentiment de sécurité, « ils ont néanmoins perdu quelque chose : ils ont perdu leur conviction religieuse, leurs traditions, leur mode d’alimentation, leur mode de communication, leur langue et tous ces facteurs combinés ne font que prolonger la souffrance. »



Les facteurs qui aggravent le traumatisme

Le co-procureur se penche sur les facteurs qui ont pu aggraver le traumatisme. Il liste le type de mort subie par le proche, l’ignorance des motifs et des circonstances de la mort, l’absence de rationalité (mort pour rien), l’absence de corps et donc de deuil… « Y en a-t-il d’autres ? » Chhim Sotheara relève que la difficulté d’accès aux soins assurés par seulement 32 psychologues pour l’ensemble du pays n’aide pas. La pauvreté non plus. Quand les difficultés du quotidien se surimposent au traumatisme, ce-dernier n’est pas traité. Du fait également de la pauvreté, nombre de Cambodgiens n’ont pas les moyens d’offrir une cérémonie religieuse afin que les âmes de leurs proches reposent en paix.



Le brouillage bourreau-victime reste sans réponse

Vincent de Wilde se concentre sur le brouillage qui opère quand les bourreaux deviennent ou se font passer pour des victimes. Il se situe clairement du point de vue des victimes et s’interroge sur les conséquences et les enjeux d’un tel brouillage. « Pourriez-vous nous dire, si un accusé, n’importe lequel, par ses paroles répétées, tente de se placer lui aussi du côté des victimes et de partager ainsi leurs souffrances, dans quel état psychologique  les victimes ou les parties civiles peuvent-elles se trouver face à ce brouillage des rôles qui pourrait leur faire croire que le bourreau est lui aussi une victime ou que les victimes auraient pu également être des bourreaux ? Quel est l’impact sur les parties civiles de ce type de discours ? » Chhim Sotheara identifie immédiatement l’importance de la question. Malheureusement il s’enfonce dans des généralités, en ne se plaçant jamais du point de vue psychiatrique, en ne se référant jamais à des cas concrets qu’il aurait rencontré. Blabla lisse de conférencier en mal d’inspiration (« Il s’agit là d’un cercle complexe, dont il est difficile d’en comprendre la nature ») avant la pirouette : « C’est seulement si on comprend mieux le passé qu’on peut faire la distinction entre les bourreaux et les victimes. » Voilà qui n’avancera pas l’accusation dans sa plaidoirie. Il est surprenant qu’un psychiatre travaillant depuis tant d’années auprès de victimes et de bourreaux fuie une question si importante.



Les symptômes du PTSD

Les réponses aux avocats des parties civiles apportent quelques généralités sur les symptômes du syndrome de stress post-traumatique, sur le sentiment de culpabilité des parties civiles qui n’ont pas pu agir pour changer la situation de leurs proches à S21, sur l’incapacité de certains à venir déposer devant les juges tant la douleur est ravivée. Chhim Sotheara attribue ce blocage à un manque de confiance en soi mais aussi à la peur, au sentiment d’insécurité. « Les Khmers rouges ont appris aux gens à se méfier les uns des autres, déclare-t-il. Les victimes m’ont souvent dit qu’elles n’avaient confiance en personne. »



Après la justice symbolique, un forum commun de réconciliation

Kar Savuth, avocat de Duch, interpelle l’expert sur la guérison à l’échelle nationale. « Nous faisons ici le procès de dirigeants khmers rouges et vous dites que cela contribuera à la guérison psychologique des victimes. […] Il y avait 200 prisons au Cambodge, […] beaucoup de gens sont à même de dire qui a tué leurs proches, qui a fait exécuter leurs parents mais les auteurs qui ont sévi dans ces autres prisons ne sont pas jugés aujourd’hui. Tous ces bourreaux dispersés à travers le pays n’ont pas été poursuivis. Comment dès lors peut-on penser que les victimes vont guérir sur le plan psychologique si tous les bourreaux ne sont pas poursuivis ? »

« Certes la voie de la justice pour les victimes est limitée […]. Le tribunal n’est pas compétent pour juger tous ceux qui ont tué et qui aujourd’hui vivent côte à côte avec les victimes, dans les villages. Il est très difficile pour ces victimes de vivre cela. […] Elles vont à la même pagode, utilisent les mêmes ressources locales […] Je voudrais réitérer ici que nous devons faire de notre mieux pour nous assurer que justice soit rendue en plusieurs étapes. Il y a les CETC, qui incarnent un peu une justice symbolique parce que nous jugeons ici les principaux responsables des crimes commis par les Khmers rouges, et pour guérir sur le plan psychologique au niveau de la collectivité, il faudra mettre en place un autre mécanisme de réconciliation. Je ne sais pas exactement en quoi peut consister ce mécanisme mais j’ai la conviction que nous, les ONG, les pouvoirs locaux, le gouvernement, devons joindre nos efforts pour mettre en place un forum commun de réconciliation. Ce forum doit permettre de guérir les victimes de leur peine. Ce serait peut-être une option de créer des tribunaux locaux pour aider à guérir cette peine au niveau local. »



Les excuses de Duch ouvrent la voie

« Comment pouvons-nous panser la souffrance des parties civiles et des victimes de manière à ce qu’elles puissent laisser ces choses-là dans le passé, aller de l’avant et pardonner ? » enchaîne Kar Savuth. Exprimer ses émotions, sa colère, en public constitue une étape du processus de guérison, fait comprendre Chhim Sotheara. « C’est une bonne chose que l’accusé présente ses excuses, cela ouvre la voie à la guérison. » Il reste à Duch à convaincre les parties civiles et les victimes qu’il est sincère, que ses remords sont authentiques. Certains les accepteront, d’autres pas.



La vérité et la justice : conditions du pardon

François Roux, parfaitement coordonné avec son homologue cambodgien, questionne l’expert psychiatre sur la notion de pardon. « Dans le contexte cambodgien […], le pardon se fonde sur la religion bouddhique, explique Chhim Sotheara. Il peut être interprété à la fois dans son acception religieuse et dans son acception humaine. Si la vérité se manifeste et si on arrive à passer par un processus judiciaire, le pardon est possible. Ceux qui ont été les auteurs de mauvais actes en subiront les conséquences dans la vie suivante. Mais dans notre société, nous savons que les auteurs de crime doivent être punis. »



Trop tôt pour pardonner

« J’ai aimé que vous rappeliez que le pardon est un lent processus qui va certainement bien au-delà de cette audience », réagit François Roux. « Pour ma part je ne comprends pas très bien qu’on puisse ici même dire à une victime qui vient exprimer sa souffrance : ‘Etes-vous prêt à pardonner ?’ Ca n’est pas le débat d’aujourd’hui. Et vous avez rappelé que c’est à partir du moment où justice sera passée que peut-être, peut-être !, des choses pourront advenir entre les victimes et l’accusé. Mais ai-je raison qu’il est trop tôt aujourd’hui pour demander brutalement à une victime : ‘Etes-vous prête à pardonner ?’ » Chhim Sotheara mentionne qu’il n’est ni expert en pardon, ni expert en questions juridiques, avant d’approuver la remarque de l’avocat de la défense. « Rien n’a été de toute évidence démontré aux parties civiles et au public qui suivent le débat depuis le début. Il est question ici d’un long processus. Peut-être que ce processus surviendra une fois le procès terminé. Le pardon est à la fois un processus individuel et collectif. »

François Roux appelle à distinguer la demande de pardon de l’accusé du pardon éventuellement accordé par les victimes ou familles des victimes. « Aujourd’hui, la responsabilité de l’accusé est de demander pardon ! » En écho à la remarque de François Roux, Chhim Sotheara ajoute : « Le chemin du pardon est long, il pourra débuter ultérieurement ». En attendant, il faut établir les faits et la vérité, inculque-t-il.



Guérir sans avoir toutes les réponses

Pendant que son collègue Kar Savuth est pris d’une quinte de toux, François Roux demande au directeur de TPO s’il ne faudrait pas prévenir les victimes qu’elles n’auront pas toutes les réponses à leurs questions. « Qui pourra expliquer pourquoi le régime de Pol Pot ? Est-ce que nous ne devons pas enlever quelques illusions aux victimes ? Qui pourra comprendre Pol Pot ? Que nous essayons d’établir la réalité des faits, oui ! Mais le pourquoi du régime des Khmers rouges… Quelqu’un sera-t-il en mesure un jour d’expliquer le pourquoi du régime des Khmers rouges ? Ne faut-il pas préparer les victimes à l’idée que malheureusement il faudra qu’elles  acceptent de ne pas avoir toutes les réponses à leurs questions pourtant légitimes […] et que malgré ça il faudra qu’elles cherchent leur guérison ? » Le directeur de TPO estime la question « complexe », il rabâche le besoin de vérité et de justice sans s’avancer plus. « Il est difficile de révéler la vérité, convient-il. Ceux qui connaissent la vérité sont les bourreaux et Dieu. »



Duch s’incline, s’incline, s’incline

Dans ses commentaires finaux, Duch apprécie les propos « sans parti-pris », dit-il, de l’expert-psychiatre, en particulier parce qu’ils sont basés sur une réflexion « scientifique ». Il assume ses responsabilités pour les crimes commis à S21 mais  refuse d’endosser ceux de tout le système sécuritaire mis en place sous le Kampuchéa démocratique. Enfin il « s’incline » face aux victimes, il regrette soudainement que la veuve de Chau Seng ne se soit pas portée partie civile et « s’incline » une fois encore, « à distance », devant elle. Puis il « saisit l’occasion » (une fois n’est pas coutume) de saluer le public. Les Cambodgiens de l’assistance viennent de son village natal. Il ne les salue pas à la khmère, les mains jointes. Il s’incline. Rideau.