Raoul Marc Jennar analyse les origines de l’idéologie khmère rouge et les sources de la terreur

Raoul Marc Jennar, expert appelé par la défense. (Anne-Laure Porée)



Raoul Marc Jennar, expert appelé par la défense. (Anne-Laure Porée)


Expert en relations internationales, Raoul Marc Jennar, 63 ans, affiche un parcours brillant et depuis 1989 un attachement profond au Cambodge crédité par des ouvrages de référence dont Les clés du Cambodge, Chroniques cambodgiennes 1990-1994, The Cambodian Constitutions 1953-1993, The Cambodian Chronicles 1989-1996.

Aujourd’hui conseiller du gouvernement royal cambodgien, en particulier sur les questions frontalières parce qu’il est à l’origine d’une thèse sur le sujet, il a été sollicité par les avocats de Duch qui lui ont commandé un rapport sur « l’inspiration idéologique du Kampuchéa démocratique, les caractéristiques propres au communisme cambodgien, les pratiques de l’Angkar (parti communiste du Kampuchéa), secret et terreur, la chaîne de commandement, l’appareil de sécurité, le rôle de la République populaire de Chine, la légitimité internationale du Kampuchéa démocratique et Son Sen ».


Hannah Arendt en intro

Avant de répondre aux questions des juges et des parties, le témoin-expert est invité à lire l’exposé qu’il a préparé sur les origines idéologiques du polpotisme et les sources de la terreur khmère rouge. Raoul Jennar introduit son propos par une citation de Hannah Arendt : « A défaut de vérité, on trouvera des instants de vérité, et ces instants sont en fait tout ce dont nous disposons pour mettre de l’ordre dans ce chaos d’horreur ». Voici l’intégralité de cet exposé que j’ai ponctué d’intertitres destinés à en faciliter la lecture.



Hommage aux victimes

« C’est avec une grande émotion que j’interviens à cette barre. Emotion parce que je suis conscient du caractère historique de ce procès. Emotion parce que nous n’évoquons pas seulement des faits historiques, mais parce qu’il s’agit de vies et surtout de morts, de souffrances incommensurables et, au total, de l’apparition, encore une fois, de la barbarie, alors que ma génération fut bercée par le « plus jamais ça » prononcé par Sir Hartley Shawcross, le procureur général britannique, dans son réquisitoire final devant le tribunal de Nuremberg. Aussi, permettez-moi, en préalable, de m’incliner devant la mémoire des victimes du Kampuchea démocratique et d’exprimer ma sympathie et ma compassion à l’égard des survivants. »


Premier procès d’un totalitarisme de gauche

« Le totalitarisme de droite a été jugé à Nuremberg et à Tokyo. Le totalitarisme invoquant des valeurs de gauche n’avait jusqu’ici fait l’objet d’aucun procès. Voici donc le premier et probablement le seul tribunal où vont être jugés les crimes d’un totalitarisme appliqué au nom de l’émancipation des peuples.

Je ne suis pas de ceux qui confondent les idéologies et les renvoient dos à dos. Les racines du communisme n’ont rien de commun avec celles du fascisme ou du militarisme. Mais lorsque les porteurs d’une idéologie font le choix de contraindre plutôt que de convaincre, ils se retrouvent dans le recours à des méthodes identiques et dans une commune aptitude à détruire la volonté des individus et la dignité qui est en chaque être humain. »


Juger le polpotisme

« Il s’agit donc ici et maintenant de juger ce qu’il conviendrait à mes yeux d’appeler le polpotisme et de vérifier en quoi la mise en œuvre de cette variante cambodgienne de l’idéologie communiste a conduit à une barbarie qui justifie les qualifications de crimes contre l’humanité et de violation grave des Conventions de Genève. »


Comprendre

« Juger donc. Mais juger, n’est-ce pas d’abord comprendre et expliquer ? N’est-ce pas la vertu première de la Justice que d’expliquer les comportements afin d’offrir à la société les raisons et les moyens d’éviter leur répétition ? Jamais mieux qu’aujourd’hui, au Cambodge, ne s’applique avec pertinence la terrible phrase de Primo Levi, un survivant d’Auschwitz , ‘qui ignore son passé se condamne à le revivre’.


Expliquer pour comprendre. Et comme François Bizot l’a fort bien déclaré ici même, ‘essayer de comprendre ne signifie pas pardonner’. Tel sera donc mon propos. »


Tenter d’expliquer un système totalitaire

« Je suis, Monsieur le Président, proposé comme témoin-expert par la défense, mais je tiens à déclarer que je ne suis pas ici pour défendre un système qui ne m’inspire que de l’horreur. Je suis ici, et c’est ce à quoi je vais maintenant m’efforcer, pour tenter d’expliquer un système totalitaire qui conduit à la barbarie. Je suis ici pour m’efforcer de présenter, selon les termes de la décision de votre Chambre,  « les fondements théoriques et pratiques du régime de terreur instauré par le PCK  et ses modalités d’application, en précisant dans quelle mesure les autorités de l’époque ont usé de cette terreur pour diriger le pays et en évoquant les conséquences de ce système sur les comportements humains«  . »


Entretiens avec un accusé coopératif

« J’ai accepté le souhait de la défense de venir devant vous à deux conditions : que je garde une totale liberté d’expression et que je puisse rencontrer l’accusé. Je ne crois pas avoir besoin de préciser que ma parole est libre. Par contre, il me paraît nécessaire de souligner la pleine coopération de l’accusé qui a répondu à toutes les questions que je lui ai posées à l’occasion des entretiens que j’ai eu avec lui pendant près de six mois. »


Le bourreau victime du système

« Je forme le vœu que mes explications aideront à comprendre ce qu’a si généreusement reconnu Vann Nath, une des victimes de Duch, à savoir comment un bourreau se retrouve, lui aussi, d’une certaine manière, victime du système qu’il sert.


Un système. Car, vous en conviendrez, il s’agit tout autant de juger ce système que ceux qui en ont été les exécutants. Il n’est pas possible d’ignorer qu’on se soit trouvé au Cambodge en présence, de la part d’un petit groupe d’hommes et de femmes, d’une conspiration criminelle pour asservir tout un peuple à une organisation décidée à imposer la plus totale forme d’aliénation qu’une société humaine ait jamais eu à subir. Cette conspiration a pris naissance dans l’adhésion de ce petit groupe, qui a fourni les futurs dirigeants du Kampuchea Démocratique, à une idéologie qui au nom de l’émancipation des peuples s’est traduite par une des formes les plus implacables de la servitude. »


Les antécédents idéologiques : la révolution bolchévique

« Car, et c’est le premier point que je veux soulever, s’agissant des antécédents idéologiques qui ont inspiré l’Angkar, à l’origine, la référence majeure pour le PCK, c’est 1917 et ses suites. Pol Pot, dans son célèbre article de 1952 intitulé « Monarchie ou démocratie ? » et publié dans Khemara Nisset (L’Etudiant khmer), le bulletin de l’Association des étudiants khmers de Paris, signé ‘Khmer des origines‘ (ou Khmer de souche), ne fait référence ni à la révolution vietnamienne de 1945, ni à la révolution chinoise de 1949. Il évoque 1917.


Je partage avec Steve Heder[i] la conviction que la source première du communisme cambodgien à la manière de Pol Pot, c’est la révolution bolchévique. Sans ignorer le rôle des communistes vietnamiens dans la formation idéologique et militaire des communistes cambodgiens, sans minimiser l’importance qu’a pu prendre le modèle chinois dans la politique agraire du Kampuchea démocratique (mis à part un degré de collectivisation et un démantèlement des familles rurales jamais atteints en Chine), il n’est pas contestable que, pour ce qui concerne l’organisation politique et en particulier l’organisation du Parti communiste en ce compris ses règles et pratiques dans le domaine de la sécurité, l’inspiration est clairement bolchévique. »


Le Cercle marxiste des étudiants khmers et le PCF

« Le petit groupe qui plus tard va former la direction du Kampuchea démocratique, ce sont pour l’essentiel, les membres du Cercle marxiste des étudiants khmers de Paris, un groupe de discussion fondé en 1951. Plusieurs d’entre eux étaient à l’époque membres du Parti Communiste Français (PCF). Or, on le sait, c’est notoire, de tous les Partis communistes actifs dans les pays occidentaux, le PCF fut le parti le plus inconditionnellement fidèle aux politiques décidées à Moscou. Il fut le plus fidèle à Staline. Et à l’époque, plus d’un quart de l’électorat français lui faisait confiance.


Les membres du Cercle étaient des participants assidus aux cours de l’Université Nouvelle du PCF et de fidèles lecteurs des brochures de ce parti et du journal L’Humanité, à l’époque organe du Comité central du PCF. »


Il y avait une cellule du PCF à la Maison de l’Indochine de la Cité universitaire, une résidence pour étudiants. Elle comptait neuf Cambodgiens. Lorsque fut créée la Maison du Cambodge, une cellule semblable fut organisée. Des Cambodgiens qui habitaient en ville, comme Pol Pot, ont appartenu à la cellule communiste de leur quartier.


Les 21 conditions de Lénine

« Les cours de formation organisés par le PCF contenaient l’historique de la création de ce parti issu de la volonté d’une majorité de socialistes d’adhérer à la IIIe Internationale, l’internationale communiste. Or, une telle adhésion impliquait le respect de 21 conditions édictées par Lénine lui-même. Et parmi ces 21 conditions, on trouve l’obligation d’appliquer, au sein du Parti, une « discipline de fer », de soumettre entièrement la presse et tous les services d’éditions au Comité central du Parti, d’écarter systématiquement les éléments réformistes et centristes, de mettre en place une organisation clandestine avec la pratique du secret que cela implique.


Condition n°12 : (…) le Parti communiste ne pourra remplir son rôle que s’il est organisé de la façon la plus centralisée, si une discipline de fer confinant à la discipline militaire y est admise et si son organisme central muni de larges pouvoirs, exerçant une autorité incontestée, bénéficie de la confiance unanime des militants.


Condition n°13 : Les Partis communistes des pays où les communistes militent légalement doivent procéder à des épurations périodiques de leurs organisations afin d’en écarter les éléments intéressés et petits-bourgeois.


Il est donc important de noter que les étudiants cambodgiens qui ont adhéré au PCF ont été formés à l’idée qu’un parti communiste doit pratiquer une discipline de fer et l’élimination des opposants ou des tièdes. »


Les pensées de Lénine et Staline en référence

« Les interviews de membres encore en vie du Cercle marxiste des étudiants khmers sont riches en informations pour la question qui nous occupe. Ils nous apprennent en effet que, parmi des livres de Marx, Lénine, Staline et Mao, deux ouvrages faisaient l’objet d’une lecture attentive et de débats passionnés au sein du Cercle


  • de Lénine: L’Etat et la Révolution
  • de Staline: Principes du Léninisme (dans l’édition russe le titre est Questions du léninisme)


Dans le premier ouvrage, Lénine affirme la possibilité de faire la révolution, même en l’absence de prolétariat, pourvu que le peuple dans sa majorité souffre de l’exploitation et de l’oppression et s’insurge violemment pour détruire la vieille société et en construire une nouvelle. Dans ce livre, on trouve également cette idée, reprise par Mao, qu’une fois renversée, la classe exploiteuse reste encore longtemps plus forte que la classe qui l’a renversée et que la victoire des forces populaires ne signifie pas que les forces bourgeoises cessent d’être une menace.


Le second ouvrage a ceci de particulier que, selon les propos de l’accusé lui-même, à partir de 1970, tout nouvel adhérent au PCK devait lire cette brochure. Or, sous la plume de Staline, on y retrouve au chapitre VIII consacré au Parti, les fameuses conditions de Lénine pour adhérer à la IIIe Internationale. On sait que la IIIe Internationale (Komintern, en russe) a été dissoute en 1943, mais elle a été remplacée en 1947 par le Kominform. Et les rapports entre l’URSS et les PC des autres pays n’ont pas été modifiés. La description qui est faite du rôle du Parti mérite qu’on s’y attarde pour comprendre ce qui a été inculqué aux futurs dirigeants du Kampuchea Démocratique :


  • le Parti est l’avant-garde du prolétariat qu’il doit guider et conduire;
  • le Parti est un tout unique organisé. Sa tâche est d’organiser et d’encadrer le prolétariat. Il est l’instrument de la dictature du prolétariat;
  • le Parti doit être organisé de la façon la plus centralisée et il doit être régi par ‘une discipline de fer touchant de près à la discipline militaire‘.»


Une discipline de fer

Et Staline de citer Lénine lorsqu’il précise que « le centre du Parti est un organisme jouissant d’une haute autorité, investi de pouvoirs étendus. ». Selon Staline qui cite Lénine à plusieurs reprises, la discipline de fer implique :


  • le refus des fractions à l’intérieur du Parti,
  • une obéissance sans faille
  • l’épuration des éléments opportunistes et réformistes. On ne peut venir à bout de ces derniers par la lutte idéologique. Il faut s’en débarrasser. Il faut même «exclure d’excellents communistes s’ils sont susceptibles d’hésiter» écrit Lénine.


Son Sen, mentor de Duch, formé au PCF

« Tel est le modèle de parti communiste qui est enseigné par le PCF aux membres du Cercle marxiste des étudiants khmers. Parmi les membres de ce Cercle, il y avait non seulement Pol Pot, Ieng Sary, Ieng Tirith, Hou Yuon, Khieu Samphan, Mey Mann, Thiounn Mumm, mais pour le cas qui occupe présentement ce tribunal, il y avait surtout Son Sen.


En 1954, Son Sen était membre de la cellule du PCF de la Maison du Cambodge. Celui qui deviendra membre du bureau permanent du comité central, vice-premier ministre et ministre de la défense du Kampuchea Démocratique, commandant en chef de l’Etat major général et à ce titre commandant de toutes les forces armées et aussi la police politique, le Santebal.


Son Sen qui sera membre du Conseil National Suprême, cette institution créée par les Accords de Paix pour incarner pendant la période de transition la légitimité et la souveraineté du Cambodge. Son Sen, le mentor de l’accusé, celui qui l’a formé et qui l’a protégé avant 1975 comme après 1979. Celui qui fut son supérieur hiérarchique pendant les années pour lesquelles l’accusé est aujourd’hui jugé. »


Les procès soviétiques

« Son Sen est présent en France de 1950 à 1956. Il participe aux activités du Cercles marxiste des étudiants khmers. Il est membre du PCF. Comme ses camarades, il est plongé dans les débats qui agitent le monde communiste. Car, que se passe-t-il en ces années d’adhésion au PCF de Son Sen et d’autres futurs dirigeants du Kampuchea Démocratique ?


Voyons d’abord ce qui se passe dans l’empire soviétique. Les procès de Moscou de 1936 à 1939 avaient prononcé la condamnation à mort des plus célèbres artisans de la révolution de 1917 et démontré que nul n’est à l’abri de la justice du Parti. Et voici qu’au moment où Son Sen et les autres sont initiés au communisme soviétique sont organisés en Europe de l’Est une série de procès retentissants qui mettent en cause d’authentiques révolutionnaires au passé quasi héroïque.


Fin 1949 se tiennent les procès de Budapest et de Sofia où des dizaines de dirigeants communistes sont inculpés, torturés et condamnés à mort. »


Le procès de Prague et la « vigilance révolutionnaire »

« En novembre 1952, se tient le procès de Prague, qui vise Rudolf Slansky, secrétaire général du PCT depuis 1945 ainsi que plusieurs autres dirigeants du PC et membres du gouvernement, dont Arthur London, qui a laissé son témoignage sous la forme d’un livre intitulé L’Aveu. Beaucoup étaient des héros de la lutte contre le fascisme, dans les Brigades internationales en Espagne et dans la Résistance pendant la deuxième guerre mondiale. Ce procès est le plus important, à la fois par la personnalité des inculpés, mais aussi par le retentissement qu’ont voulu lui donner les Soviétiques. Il s’agissait de montrer qu’en ces temps de guerre froide, une ‘discipline de fer’ s’imposait, qu’il fallait ‘procéder à des épurations’ du Parti et que personne, quels que soient son passé et ses mérites, n’était à l’abri. Ce procès était un message envoyé à tous les communistes du monde pour qu’ils resserrent les rangs et servent sans broncher l’Union soviétique. En France, le journal L’Humanité relatera toutes les étapes de ce procès et ne cessera d’appeler à la ‘vigilance révolutionnaire’. »

Le PCF ‘purge’ lui aussi ses rangs

« A Paris, le PCF ne veut pas être en reste par rapport à son modèle soviétique et il va organiser, de septembre à décembre 1952, lui aussi ses procès.  Ceux-ci vont viser, comme en Europe de l’Est, des communistes au passé héroïque, des acteurs décisifs de la défense de la République espagnole et de la Résistance à l’occupation allemande.


– Charles Tillon, commandant en chef des Francs-Tireurs Partisans, il a occupé les plus hautes responsabilités au sein du PCF pendant les années d’occupation. A la Libération, il est successivement Ministre de l’Air, puis de l’Armement, puis de la reconstruction.

– André Marty, une figure légendaire du  mouvement communiste international, inspecteur général des Brigades internationales pendant la guerre d’Espagne, numéro 3 du PCF à la Libération.


Certes, à Paris, on n’a pas torturé Tillon et Marty. Et on ne les a pas exécutés. Mais ils ont subi le même processus de dégradation que celui mis en œuvre en Europe de l’Est :


  • l’humiliation accentuée par la solitude dans laquelle le Parti place les inculpésen les dénonçant à leurs camarades;
  • la négation du présumé coupable dont toute la vie militante est remise en question;
  • la calomnie avec des accusations d’espionnage, de trahison, de travail de sape contre le parti et le peuple;
  • l’enfermement dialectique: ou bien le prévenu reconnaît ses fautes, nie des années de dévouement, devient son propre accusateur et sert le Parti ou bien il refuse et il sert l’ennemi de classe.


C’est ce processus de dégradation qui sera au cœur des méthodes employées à S21.


On s’en rend compte, alors qu’ils séjournent en France, ceux qui vont devenir les principaux dirigeants du Kampuchea démocratique reçoivent une éducation politique dont la caractéristique principale est d’être très largement inspirée par le modèle bolchévique et les pratiques du stalinisme. Or, comme déjà indiqué, un de ces étudiants cambodgiens est celui qui deviendra par la suite le mentor, le protecteur et le supérieur hiérarchique de l’accusé. »


L’inspiration idéologique vietnamienne

« Si le modèle soviétique constitue incontestablement la plus importante source idéologique du Kampuchea Démocratique, il ne faut pourtant pas négliger l’apport des communistes vietnamiens dans le cadre du Parti Communiste de l’Indochine, puis du Parti vietnamien. L’œuvre théorique de Ho Chi Minh a été ajoutée aux autres sources du marxisme-léninisme. Mais rappelons-nous qu’Ho Chi Minh était présent en France, en 1920, au Congrès de Tours où furent examinées et longuement débattues les 21 conditions imposées à Lénine pour se constituer en parti communiste reconnu par le Komintern. L’inspiration idéologique vietnamienne ne se distingue guère de l’inspiration soviétique. La source vietnamienne reproduit la source soviétique. Elle ne constitue pas un apport original. Mais il est important de la mentionner, puisque c’est à cette source vietnamienne que va, à partir de 1950, se former Nuon Chea qui sera, à partir de septembre 1977, le supérieur hiérarchique direct de l’accusé. De 1952 à 1955, Nuon Chea recevra une formation politique intensive au Nord-Vietnam. »


Première source de la terreur comme méthode de gouvernement : une culture de la violence

« On peut, selon moi, expliquer la terreur comme méthode de gouvernement de trois manières.


Comme responsable du programme de l’Unesco ‘culture de paix au Cambodge’, j’ai été amené à étudier la violence dans la société cambodgienne produite par les années tragiques de la décennie 70. Mais force est de constater que cette violence n’est pas un phénomène nouveau.


Violence politique sous Sihanouk

« C’est un fait historique que la violence politique est inscrite dans le tissu de la société khmère. Même si on accepte de se limiter à la période qui commence avec l’indépendance du pays en 1953, le constat est édifiant. Le parti démocrate d’abord, le parti communiste ensuite ont été successivement l’objet d’une répression systématique. Des dirigeants politiques, des journalistes d’opposition ont été assassinés. Des opposants ont été fusillés et les images de leur exécution étaient présentées ad nauseam (jusqu’à l’écœurement) aux actualités cinématographiques.


L’accusé était trop jeune, au début des années 50, pour garder le souvenir des violences contre les personnes qui ont abouti à la destruction du parti démocrate, mais l’assassinat de Nop Bophann, le directeur du journal de gauche Pracheachon en octobre 1959, l’agression et l’humiliation publique dont est victime Khieu Samphan alors directeur du journal L’Observateur en juillet 1960, l’arrestation la même année de tous les éditorialistes de la presse de gauche dont on apprendra après leur libération qu’ils ont été torturés, la fermeture des journaux d’opposition, l’assassinat du secrétaire général du parti communiste en février 1962, les brutalités policières dont sont victimes les étudiants et les jeunes en général en février 1963, l’exécution filmée avec force détails de Preap In et présentée aux actualités pendant un mois en 1964, sont des violences qui ont marqué la jeunesse cambodgienne des années soixante. A l’époque, l’accusé a vingt ans.


Sous Sihanouk, il suffisait de publier un poème du XVIIe siècle invitant les fonctionnaires à ne pas maltraiter les gens pour se retrouver en prison. »


Violence à l’extérieur et à l’intérieur des frontières

« Avec le début de la guerre américaine au Vietnam, la violence va prendre une ampleur plus grande encore. Elle vient à la fois de l’extérieur du pays, mais aussi de l’intérieur.


Des villages cambodgiens de différentes provinces limitrophes du Vietnam sont attaqués par les troupes sud-vietnamiennes encadrées par des officiers américains, causant la mort de centaines de personnes. A partir de février 1969, avec l’opération baptisée Menu, les bombardiers B52 de l’US Force vont faire des milliers de victimes civiles.


La violence venant des autorités cambodgiennes n’a pas décru pour autant. La jacquerie paysanne de Samlaut en 1967-1968, récupérée politiquement par la suite par le PCK, a été l’objet d’une répression d’une férocité inouïe : villages bombardés, paysans massacrés, prisonniers torturés ainsi que leur épouse. On a assisté à des exécutions capitales d’une barbarie sans nom.


La violence va prendre une dimension accrue s’il était encore possible, avec le basculement du pays dans la guerre qui suit le coup d’Etat proaméricain de mars 1970. »


Coup d’Etat, pogroms, guerre

« Les protestations des adversaires du coup d’Etat sont sauvagement réprimées et on compte des centaines de morts dans les quatre provinces où elles ont eu lieu.


Des populations civiles sont massacrées pour la seule raison de leur appartenance ethnique. On assiste à de véritables pogroms de populations vietnamiennes dont l’ampleur suscitera un temps l’émotion internationale.


La violence aveugle des bombardements américains qui s’abattent sur les villages va s’étendre à l’ensemble du territoire national. Il me semble important de rappeler ici que nous savons, depuis que le Président Clinton a ordonné la déclassification des documents relatifs aux bombardements américains au Cambodge que 2 756 941 tonnes de bombes ont été déversées sur le Cambodge du 4 octobre 1965 au 15 août 1973 à l’occasion de 230 516 sorties de bombardiers. Par comparaison, 160 000 tonnes de bombes ont été déversées sur le Japon de 1942 à 1945 et 1,35 million de tonnes sur l’Allemagne de 1940 à 1945. Dans toute l’histoire de l’humanité, aucun autre pays n’a été autant bombardé que le Cambodge.


Des villes comme Memot et Snuol ont été rasées ; l’université de Takeo-Kampot a été réduite en cendres. Des milliers de kilomètres de canaux irrigant les rizières ont été détruits. Les défoliants versés par l’armée américaine ont empoisonné 150 000 ha de forêts et de plantations d’hévéas.


Règlement violent des conflits

Pendant la guerre 1970-1975, les combats s’accompagnent de violences extrêmes dans les deux camps : torture systématique, tête coupée, foie arraché. Comme si désormais, tout était permis, dans un déni total de la dignité humaine. Le Cambodge est plongé dans la violence jusqu’à l’incandescence. Les comportements de chacun en sont profondément marqués. Le règlement violent de toute forme de conflit est devenu une manière d’être et l’élimination physique la seule forme de résolution d’un conflit.


Deuxième source de la terreur comme méthode de gouvernement : la culture politique des dirigeants du Kampuchea démocratique

« Comme je l’ai rappelé, plusieurs des principaux dirigeants du Kampuchea démocratique ont été formés, notamment en France, à une conception bolchévique et une pratique stalinienne du communisme. On a vu quels étaient les principes de Lénine sur le rôle et le fonctionnement du Parti : discipline de fer et élimination des éléments douteux. « Rechercher l’ennemi à l’intérieur du Parti » est l’intitulé d’une résolution du Kominform de novembre 1949. Une directive que Rakosi, le secrétaire général du PC hongrois qui fut un des instigateurs des procès en Europe de l’Est se traduisait par la formule : ‘Il est préférable d’arrêter des innocents que de courir le risque de laisser des coupables en liberté’. Cette phrase, fut à l’époque publiée par le journal L’Humanité. Sous le Kampuchea démocratique, elle va se traduire par deux slogans : ‘Il vaut mieux arrêter à tort dix personnes que d’en libérer une par erreur’ ou encore ‘Il vaut mieux tuer un innocent que de garder en vie un ennemi’. On aura noté le glissement sémantique par lequel on passe de la privation de liberté à l’élimination physique.


Car, comme le rappelle Arthur Koestler dans le Zéro et l’Infini, lui qui fut membre du Parti communiste allemand de 1931 à 1938 et un des agents du Komintern, ‘pour régler une divergence d’opinion, nous ne connaissons qu’un seul argument : la mort‘. »


Le tout puissant Comité permanent du PCK

« La direction du PCK va appliquer au pied de la lettre la conception soviétique du Parti telle que la plupart de ses membres ont pu l’observer depuis Paris.


1. Le PCK est dirigé par un centre, ‘investi de pouvoirs étendus‘ ; c’est le comité permanent du comité central composé de 7 personnes et deux membres suppléants. C’est ce petit groupe qui concentre l’essentiel du pouvoir. Son Sen en est membre.


Ce comité permanent, dont les membres exercent leur fonction dans un complexe d’immeubles portant le nom de code « Bureau 870 », assume en fait toutes les responsabilités conférées par les statuts du PCK au comité central. Dans tous les domaines (organisation du PCK, administration, économie, défense, sécurité) le comité permanent exerce une autorité absolue sur l’appareil d’Etat comme sur l’appareil du Parti, lesquels sont totalement confondus.


Eliminer, écraser, faire avouer

2. Le PCK pratique une « discipline de fer » qui se traduit par l’élimination des ‘ennemis de l’intérieur’, une élimination qui n’est pas seulement politique, mais également physique.  Une élimination qui va s’exprimer par un mot : écraser. Ecraser signifie, selon les explications fournies par l’accusé lui-même, arrêter secrètement une personne, l’interroger en recourant à la torture, puis l’exécuter secrètement.

Dans un carnet de travail de S21, daté de 1976, que d’aucuns ont appelé le « manuel de la torture », sur la technique des aveux, on peut lire que le but est ‘d’obtenir des aveux avec le plus de détails possible’. Arthur London, qui a survécu au procès de Prague, rappelle dans son livre L’aveu, publié en 1968, le propos de son tortionnaire : ‘Ce qui compte, ce sont les aveux‘.


Dans un des entretiens que j’ai eu avec l’accusé à propos de sa formation comme responsable d’un centre de sécurité, celui-ci m’a indiqué que ‘Pol Pot et Son Sen voulaient qu’on pratique les techniques soviétiques.’[ii] »

Personne n’est à l’abri

« Comme à Moscou, Bucarest, Budapest ou Prague, personne n’est à l’abri. A peine au pouvoir, le PCK commence à éliminer certains de ses plus prestigieux militants : Hou Yuon (ancien député du Sangkum, ministre du GRUNK et ministre du KD jusqu’à son élimination), Chhouk (vétéran du mouvement Issarak), Keo Meas (vétéran du Pracheachon, un des fondateurs du PCK), Keo Moni (vétéran Issarak), Mey Pho (le plus illustre des vétérans ; il avait participé au coup de force du 9 août 1945), Nong Suon (ministre de l’agriculture), ont été exécutés entre avril 1975 et décembre 1976.


Koy Thuon (ministre du commerce, ancien collaborateur de Khieu Samphan au journal L’Observateur), Touch Poeun (ministre des travaux publics), Soeu Doeun (qui succède à Koy Thuon comme ministre du commerce), Sien An (un des fondateurs du cercle marxiste de Paris) Phouk Chhay (jeune intellectuel de gauche condamné à la prison à perpétuité par Sihanouk), Tiv Ol (ancien enseignant et intellectuel de gauche contraint à la clandestinité à partir de 1967) et Hu Nim (ancien député du Sangkum, ministre de l’information) sont exécutés à leur tour dans les semaines qui suivent. Même Nat, le premier directeur de S21, est emprisonné  puis exécuté à S21 sur ordre du PCK. Deux membres du comité permanent, Vorn Vet et Kung Sophal seront exécutés en 1978. Exercer la direction d’un des 196 centres de sécurité ne mettait en rien à l’abri : si certains sont encore en vie aujourd’hui et ne sont pas inquiétés, plusieurs dizaines d’entre eux ont été exécutés. Pour tous les cadres du Parti, le message est clair : personne n’est à l’abri.


Le fait est que près de 80% des victimes de S21 occupaient des postes à responsabilité au sein du Kampuchea démocratique. Force est de constater que certaines de ces victimes de S21 auraient pu, s’ils avaient survécu, faire l’objet de poursuites de la part de ces Chambres Extraordinaires. »


Le culte du secret

« 3. Le PCK, à partir de 1963, opère dans la clandestinité. Il met en œuvre une pratique du secret et une méthode de cloisonnement qui deviennent un mode de direction du Parti et, à partir de 1975, un mode de gouvernement du pays.


En 1970, quand se crée le FUNK, ce secret concerne la force politique dominante en son sein et ses dirigeants réels. Pendant toute la durée de la guerre, outre le Prince Sihanouk au nom duquel toutes les forces du FUNK prétendent se battre, les personnalités mises en avant sont d’anciens députés progressistes du Sangkum : Hu Nim, Hou Yuon et Khieu Samphan. Les dizaines de milliers de gens qui « entrent dans la forêt » pour rejoindre le FUNK ne connaissent que le programme plutôt sympathique de celui-ci. Ils ignorent qu’au cœur du FUNK se trouve le PCK. Ils ignorent tout des orientations particulières de la direction du PCK.


En 1975, lorsque le FUNK remporte la victoire, rares sont ceux qui savent qu’il est depuis 1973 entièrement contrôlé par le PCK et en particulier par la faction du PCK qui est la plus radicale et qui est dirigée par Pol Pot. Lorsque cette dernière prend le contrôle du pays en avril 1975, elle se dissimule sous un terme vague, qui signifie en khmer « organisation » : l’Angkar. »


L’Angkar ou l’anonymat du pouvoir

« ‘Il est absolument nécessaire de maintenir le secret » déclare Son Sen. « Depuis la libération, c’est le travail secret qui est fondamental. Le travail secret est fondamental dans tout ce que nous faisons’ martèle Nuon Chea. Pour préserver le secret et cloisonner l’organisation du PCK, les ordres sont toujours transmis au nom de l’Angkar.


C’est au nom de l’Angkar que toutes les décisions sont prises et exécutées à tous les échelons du pays et dans tous les secteurs d’activité. Cet anonymat du pouvoir réel lui donne une force particulière, car il suscite l’impression de la puissance et en même temps crée et entretient un sentiment d’incertitude et de crainte dans la population. Cette impression et ce sentiment se répandent rapidement, puisque c’est au nom de l’Angkar que sont imposées l’évacuation forcée des villes, la déportation et l’installation forcée dans des coopératives populaires, la suppression de la monnaie et la collectivisation totale du pays. Tous les aspects de la vie quotidienne sont placés sous l’autorité de l’Angkar. »


Terreur, délation, obéissance

« La peur s’accroît lorsque, au nom de l’Angkar, des personnes sont convoquées et disparaissent à tout jamais. Cette peur se transforme en terreur lorsque les exécutions sommaires viennent s’ajouter à ces disparitions.


Tous les pouvoirs émanent de l’Angkar auquel une fidélité absolue et inconditionnelle est exigée. Toute défaillance doit être avouée ou dénoncée.  Il en résulte une pratique généralisée de la délation. Tout le monde surveille tout le monde, dans un climat de terreur exacerbé où chacun est l’otage de l’autre et craint pour sa propre vie.


C’est l’Angkar qui fournit la ligne politique, les instructions et les circulaires aux cadres du Parti, de l’armée et de l’appareil de sécurité.


L’obéissance absolue due à l’Angkar est assimilable à celle exigée au sein du PC dans les pays de l’empire soviétique. La comparaison entre certains slogans du Kampuchea démocratique et les formules utilisées lors des procès staliniens déjà évoqués est frappante.


Arthur London, rappelle que ses tortionnaires lui martelaient : ‘Il faut que vous fassiez confiance au Parti et vous laissiez guider par lui’. A quoi font écho les termes utilisés par les tortionnaires de S21 lorsqu’ils écrivent, dans le carnet de travail déjà cité : ‘La chose la plus importante est de croire d’une manière absolue dans le Parti’ ou encore ‘croire dans le Parti, respecter les instructions du Parti absolument et inconditionnellement’. »


Troisième source de la terreur comme méthode de gouvernement : la spécificité du communisme polpotiste

« Le communisme du Kampuchea démocratique que j’appellerai le polpotisme offre un certain nombre de particularités dont la juxtaposition fournit une interprétation unique de la doctrine marxiste-léniniste parmi toutes les applications connues à ce jour. Cette interprétation accentue le terrorisme d’Etat propre à tout régime totalitaire.


Nationalisme

Le polpotisme n’est pas internationaliste, il est nationaliste. Les dirigeants du KD véhiculent une forme expansionniste de nationalisme caractérisée par des revendications territoriales irrédentistes. Leur discours évoque ‘les terres perdues‘ et parle de la nécessité de reconquérir ces terres ‘jusqu’où pousse le thnôt‘ (palmier à sucre) ou encore ‘jusqu’où on trouve des inscriptions en khmer‘. C’est l’origine des attaques répétées contre le Vietnam et de l’obsession de l’ennemi vietnamien. Une obsession qui, après la rupture des relations diplomatiques fin 1977 et l’instauration d’un état de guerre entre les deux pays, conduira à l’élimination de dizaines de milliers de personnes au motif qu’elles ont ‘un esprit vietnamien dans un corps khmer‘. »


Oligarchie

Le polpotisme n’est pas démocratique, c’est un modèle achevé d’oligarchie. Le groupe dirigeant du Kampuchea démocratique n’a jamais bénéficié d’un réel soutien populaire. L’opposition à la République de Lon Nol était incarnée par Norodom Sihanouk, figure emblématique et lointaine à l’ombre de laquelle agissaient Pol Pot et ses lieutenants. Le projet politique du FUNK était sans rapport avec ce que sera la politique du Kampuchea démocratique. Même au sein du PCK, la ligne politique de Pol Pot et des siens n’a jamais fait l’objet d’un soutien majoritaire formellement exprimé. Avant 1975 comme après 1979, les communistes cambodgiens dans leur majorité, échappent aux caractéristiques du polpotisme. Il en est résulté, de la part du groupe dirigeant, un comportement de forteresse assiégée qui a trouvé à se légitimer par l’application des consignes sur la chasse aux ‘ennemis de l’intérieur’ et par la pratique de l’élimination physique comme méthode de gouvernement. Le document du 30 mars 1976 intitulé ‘décisions du comité central sur diverses questions’ aborde en premier lieu la question de ‘l’anéantissement dans les rangs et en dehors des rangs du parti’.


Autarcie

« Le polpotisme est autarcique. La volonté, érigée en slogan, de « ne compter que sur ses propres forces » conduit à un isolement qui renforce le sentiment de forteresse assiégée et la suspicion de tous à l’égard de tous. »


Racisme

« Le polpotisme contient une dimension raciste. ‘Il faut protéger la pureté de la race khmère‘ fait partie des slogans les plus souvent répétés par les plus hauts dirigeants du KD. Cette volonté se traduit par l’élimination physique de groupes humains sommairement et étrangement définis : sino-khmers, khméro-thaïs, khméro-vietnamiens, chams. »


Radicalité absolue

« Le polpotisme met en oeuvre une collectivisation d’une radicalité absolue. Suite à l’évacuation forcée des villes, aux déportations successives de populations entières, à la collectivisation des terres agricoles, à l’abolition de la monnaie et de la pratique de l’échange, plus aucun bien, plus aucune maison, plus aucune terre n’appartient à un individu. La dépossession est totale. Elle est même poussée jusqu’à refuser aux personnes la libre disposition de leur identité, de leur temps, le libre choix de leurs relations et même jusqu’à conférer à des cadres du parti communiste le choix de la femme et de l’homme qui formeront un couple et le choix des moments d’intimité qu’ils auront ensemble. Dans les coopératives où sont regroupés les Cambodgiens, il est fréquent qu’ils ne soient même plus propriétaires des ustensiles avec lesquels ils se nourrissent.


Jamais, dans toute l’histoire de l’humanité, on n’a poussé le collectivisme aussi loin que sous le Kampuchea Démocratique. Jamais, dans l’histoire des hommes ne fut poussée aussi loin la négation de la dignité qui est en chaque être humain. Jamais un régime politique n’a imposé une telle dépossession de soi, non pas uniquement à une catégorie donnée d’individus, mais à la totalité de la population, en ce compris le personnel au service de ce régime. »


Le ‘Grand bond’ sans transition

Le polpotisme exprime une volonté de passer à la société nouvelle ‘en un seul bond‘, sans ménager la moindre transition. Il s’agit de faire mieux que Lénine et Staline, d’aller plus loin que les Chinois et les Vietnamiens dans l’édification de la société de leurs vœux. Les transformations les plus radicales vont être mises en œuvre avec une intensité jamais égalée, sans la moindre considération pour le coût humain.


Enfin, le polpotisme manifeste, comme rarement dans l’histoire de l’humanité, le mépris le plus total pour l’être humain ainsi qu’en témoignent des slogans comme ‘Notre cœur ne nourrit ni sentiments, ni esprit de toléranc’ ou encore ‘Qui proteste est un ennemi, qui s’oppose est un cadavre’. »


Duch, « serviteur et otage d’un système »

Monsieur le Président, Madame et Messieurs les membres de cette Chambre première instance, l’accusé affirme qu’il fut tout à la fois le serviteur et l’otage d’un tel système. L’analyse que je viens de vous présenter me conduit à dire que la situation qu’il décrit reflète  la réalité.


Un grand intellectuel antifasciste, un des plus grands écrivains français du XXe siècle, qui fut aussi un résistant au franquisme et au nazisme déclarait ‘Nous avons refusé ce que voulait en nous la bête et nous voulons retrouver l’homme partout où nous avons trouvé ce qui l’écrase‘.


Il s’est trouvé au plus haut niveau de la direction du Cambodge des femmes et des hommes qui ont permis que la bête qui est en nous donne libre cours à ses pires manifestations.

Ce sont ceux qui ont ouvert les portes de la barbarie qui portent la première et la plus grande responsabilité.

Ceux qui suivent, par soumission ou par zèle, n’en sont pas pour autant innocentés.


Mais qui, en conscience, devant le dilemme de tuer pour ne pas être tué, peut affirmer qu’il se sacrifiera ? »

L’Assemblée plénière confirme le principe de la participation des parties civiles qui restent mobilisées



Chum Mey, en chemise rouge, a été élu ce dimanche 13 septembre président de l'Association des victimes du régime khmer rouge. Il sera épaulé par Chum Sirath assis à sa droite et par Bou Meng, survivant de S21 assis à sa gauche. Sunthary Phung Guth (à gauche) est nommée trésorière. (Anne Laure Porée)
Chum Mey, en chemise rouge, a été élu ce dimanche 13 septembre président de l'Association des victimes du régime khmer rouge. Il sera épaulé par Chum Sirath assis à sa droite et par Bou Meng, survivant de S21 assis à sa gauche. Sunthary Phung Guth (à gauche) est nommée trésorière. (Anne Laure Porée)




Lettre ouverte

Lundi 31 août 2009 les parties civiles, absentes du prétoire, adressent un message simple aux juges de la chambre de première instance : retrouver leurs droits, leurs avocats se relayant à la moindre occasion pendant les audiences pour exprimer leur désaccord et transmettre leur demande. Nil Nonn, pendant les dernières audiences, refuse à plusieurs reprises de revenir sur la décision prise le jeudi 27 août. Excepté ces rejets réitérés du président de la Chambre, mardi 8 septembre, les parties civiles n’ont pas reçu de réponse à leur requête. Elles font donc appel par le biais de leurs avocats de cette décision (c’est le premier appel dans ce procès contre une décision de la Chambre) et écrivent une lettre au président de l’Assemblée plénière Kong Srim et à la vice-présidente Silvia Cartwright en espérant qu’ils la présenteront à l’ensemble des membres de l’Assemblée plénière. Voici les termes de leur courrier :


« Nous, parties civiles, signataires de cette lettre, souhaitons porter à l’attention de l’Assemblée plénière notre inquiétude concernant la récente décision de la Chambre de première instance portant sur notre participation dans le procès de Duch. Cette décision semble indiquer que notre présence est remise en cause dans la procédure, contrairement aux engagements premiers de ce tribunal. Cela pourrait nuire gravement à sa crédibilité.

Nous ne souhaitons pas rentrer dans les débats qui opposent les différents systèmes de justice. Nous ne souhaitons pas être impliqués dans les batailles de procédure qui ralentissent la marche du procès et détournent l’attention du public du sujet principal. La seule chose qui compte pour nous, c’est que ce tribunal réponde aux victimes et à leurs familles qui attendent depuis trente ans que justice leur soit rendue. Il s’agit aussi pour nous de réhabiliter la dignité et la mémoire de nos disparus. Ce procès est un acte de reconnaissance essentiel pour eux comme pour nous.

Nous sommes là pour porter leur voix. Le fait que notre parole ne soit pas entendue par les juges pose un problème moral et éthique qui a des conséquences extrêmement graves pour les survivants et les familles des victimes, en particulier des conséquences psychologiques. Le traitement réservé à l’accusé jusqu’à aujourd’hui a plus préoccupé le tribunal, nous semble-t-il, que celui imposé aux victimes : temps de parole déséquilibré, pas de budget pour soutenir le travail de nos avocats, courtoisie excessive envers les anciens bourreaux quand certaines victimes n’ont pas même reçu les remerciements de la cour. Sachez que cette inégalité ronge certains d’entre nous comme un poison.

Mesdames, Messieurs les Juges, s’il vous plaît, n’abandonnez pas les victimes ! Acceptez que leur voix, notre voix, soit à nouveau entendue par tous. C’est certainement le meilleur moyen de pacifier notre âme par rapport à cette histoire difficile. Nous avons confiance en vous pour mener un débat juste sur ce sujet. »


La requête est signée notamment par Sunthary Phung-Guth, Chum Mey et Chum Sirath.


Une réponse de principe

L’Assemblée plénière qui a pour rôle de revoir le règlement intérieur du tribunal et de l’amender pour en améliorer le fonctionnement (en tenant compte des problèmes survenus au cours du procès de Duch), publie un communiqué le vendredi 11 septembre 2009 à l’issue de sa sixième réunion. Il prend clairement position pour la participation des victimes au processus judiciaire. C’est une réponse de principe aux inquiétudes des parties civiles qui craignaient d’être évincées des procès suivants. Si l’Assemblée plénière a voté le principe, elle n’a en revanche pas pris de décision sur le mode de participation sur lequel un comité de rédaction constitué de membres des différentes chambres et structures du tribunal doit désormais plancher.


Le terrain d’accord

Les engagements de cette assemblée concernent la  « demande unique de réparation collective et morale [qui] sera formulée au nom de l’ensemble des parties civiles, regroupées en un seul collectif », le fait que le collectif « sera représenté par des co-avocats principaux, assistés par les conseils des parties civiles » et enfin que des « dispositions spécifiques seront adoptées permettant, le cas échéant, de répondre à d’éventuels conflits d’intérêts ». Il est à préciser que toutes ces dispositions sont prises pour le cas numéro 2, pas pour le cas numéro 1.


Le balisage du procès numéro 2

L’Assemblée plénière a décidé d’adopter des mesures immédiates pour assurer le bon déroulement de l’affaire numéro 2, où sont poursuivis Khieu Samphan, Nuon Chea, Ieng Sary et sa femme Ieng Thirith. L’objectif est que la recevabilité des constitutions de parties civiles ne soit contestée pendant les audiences sur le fond, contrairement à ce qui a eu lieu cet été au procès de Duch. Pour y parvenir, les membres de l’Assemblée plénière ont décidé que toute personne qui voudra se porter partie civile, ne pourra le faire que jusqu’à quinze jours après la clôture de l’instruction. Après ce sera trop tard. Cela signifie également que les dossiers seront étudiés par le bureau des co-juges d’instruction qui statueront en fin d’instruction sur la recevabilité ou non de ces dossiers. La décision des juges d’instruction pourra être contestée soit par les parties, soit par les victimes mais tout se déroulera hors audiences publiques. Cette question sera évacuée en amont du procès.


D’où venaient les menaces d’exclusion ?

Les parties civiles n’ont pas imaginé les menaces qui pesaient sur leur présence à la procédure. Outre le signal donné par la décision de la Chambre de première instance qui leur supprimait le jeudi 27 août le droit de poser des questions sur la personnalité de l’accusé, certains magistrats, certaines ONG, estimaient après les premiers mois du procès de Duch qu’il serait souhaitable de trouver une autre manière de faire participer les victimes. Un des arguments était aussi de dire qu’il y a tellement de plaintes (plus de 2 000) dans le dossier numéro 2 qu’il serait impossible d’entendre tout le monde à moins de s’acheminer vers un procès fleuve avec des mois d’audience des parties civiles et le risque qu’un ou plusieurs accusés meurt avant la fin du procès. L’argument d’un procès ainsi retardé a été présenté par la juge de réserve Claudia Fenz à un panel d’ONG le 21 août à Phnom Penh. Selon le président de l’Assemblée plénière Kong Srim, des années de procès pourraient constituer « l’ultime échec de ce tribunal ».


Oubliées par l’actualité de nouvelles poursuites

Pendant que dans les coulisses de l’Assemblée plénière le bras de fer se poursuit entre les partisans de la participation des parties civiles et ses opposants, la presse oublie les parties civiles et se concentre sur les déclarations acides du Premier ministre Hun Sen contre de nouvelles poursuites lancées par le bureau des co-procureurs. En effet, cinq nouveaux noms d’anciens hauts responsables khmers rouges (qui restent confidentiels) ont été transmis aux juges d’instruction le 7 septembre, neuf mois après l’annonce publique d’un désaccord entre le co-procureur canadien Robert Petit et son homologue cambodgienne Chea Leang qui refusait ses poursuites. Il aura fallu neuf mois à la Chambre préliminaire pour constater son incapacité à trancher le désaccord. La procédure a donc suivi son cours comme le prévoit le règlement. Les juges d’instruction héritent de ce dossier tandis que le Premier ministre intervient fermement : « Si vous poursuivez sans penser à la paix et à la réconciliation nationale, et déclenchez la guerre civile, et que 200 000 à 300 000 personnes sont tuées, qui sera responsable de ça ? » Il assure bien entendu qu’il ne fait pas pression sur le tribunal. Il rappelle que la paix a été difficile à gagner. « Je ne laisserai personne, Cambodgien ou étranger, ruiner cette paix. » Se tournant vers le gouverneur de Païlin Y Chhien (ancien garde du corps de Pol Pot et commandant khmer rouge de la division 415) qui assiste à son discours, Hun Sen confie : « Ce n’est pas facile de sortir Y Chhien de la jungle ». Un peu plus tard le porte-parole du ministère de l’Intérieur précise que la stabilité du pays est plus importante que les CETC, insinuant qu’en cas d’insécurité, il serait mis fin au tribunal. Or à lire nombre de diplomates et observateurs du tribunal réagissant dans la presse locale, la guerre civile leur semble bien improbable.


Les parties civiles créent une association des victimes

Dans le contexte de la tenue de l’Assemblée plénière et des discours du Premier ministre, les parties civiles poursuivent leurs initiatives. Elles ont annoncé ce dimanche 13 septembre la création de leur Association des victimes du régime des Khmers rouges. Cette association, présidée par le survivant de S21 Chum Mey, assisté de Chum Sirath et Bou Meng (rescapé lui aussi de S21) s’est fixée quatre objectifs : « Organiser l’entraide matérielle et morale des victimes du régime khmer rouge ; perpétuer la mémoire et restaurer la dignité des victimes disparues ; veiller à ce que les futures générations n’oublient pas les méfaits de ce régime pour en empêcher le retour ; contribuer au développement de la liberté et de la démocratie chez le peuple khmer. » Les 33 membres fondateurs, tous parties civiles dans le cas numéro 1 ou dans le cas numéro 2 (voire dans les deux) persistent et signent pour faire entendre la voix des victimes et invitent les victimes ou familles des victimes à les rejoindre, sans distinction de classe, de tendance politique, de nationalité, de religion, de préférence sexuelle. « Nous continuons à suivre de près les travaux du tribunal pour les Khmers rouges et demandons la reconnaissance des droits légitimes des parties civiles afin que justice leur soit rendue » conclut Chum Sirath en qualifiant cette tâche « d’objectif immédiat ».


« Le train est déjà parti »

Interrogé sur la poursuite du boycott, Chum Mey a affirmé avec vigueur que tant que les parties civiles qui ont déclenché ce boycott attendent une réponse à leurs lettres avant de réintégrer le prétoire. « J’ai entendu des bruits disant que le train est déjà parti et qu’on ne peut pas revenir en arrière » explique Chum Mey… Mais, revenant sur son propre parcours de partie civile, évoquant l’opposition de l’équipe de défense de Nuon Chea à la présence des parties civiles au tribunal et la déclaration d’un magistrat selon lequel sans parties civiles ce tribunal n’aurait pas de sens, Chum Mey rappelle combien pour lui sa participation pleine et entière au procès était essentielle. Il convient des imperfections, il décrit le chemin du tribunal comme « une route rocailleuse » mais s’interroge sur les derniers obstacles dressés contre les parties civiles. Il fulmine que ses avocats n’aient pas pu interroger Duch sur sa personnalité. « Est-ce que les anciens élèves de Duch [invités comme témoins de moralité] sont venus laver Duch ? A l’époque où il était professeur, c’était un autre homme, différent de celui qui a assassiné des gens à Toul Sleng. Sa personnalité a changé » tranche Chum Mey avant de dénoncer les revirements de l’accusé. « Un jour il dit ceci, un jour il dit cela. »


Duch en ligne de mire

Chum Mey s’offusque des mots péjoratifs ou méprisants que Duch a osé asséner à son avocate Silke Studzinsky en audience. « Ce que vous dites, c’est de la merde dans un panier » aurait prononcé l’accusé contre l’Allemande. Chum Mey n’a pas qu’un exemple en tête. « Par conséquent, nous demandons à la Chambre d’examiner qui met la merde dans le panier. » « Duch a conduit à la mort 16 000 personnes, poursuit Chum Mey, je ne demande qu’une chose, c’est qu’il dise clairement qu’il a assassiné 16 000 personnes. Qu’il tergiverse ou vire de bord, ça ne m’intéresse pas. » Si les parties civiles cherchent à jouer un rôle, c’est bien aussi pour faire contrepoids à la défense. Chum Mey pointe le temps de parole inégal dans le prétoire et critique François Roux, avocat de Duch. « François Roux a dit que les avocats des parties civiles étaient trop nombreux par rapport aux nombre d’avocats de la défense. Il faut que François Roux comprenne que nous avons 16 000 victimes et qu’à notre sens les avocats des parties civiles ne sont pas assez nombreux. »


Les différences de traitement

Sur sa lancée, le survivant énumère ce qui le choque dans le traitement dont bénéficie Duch : « Ses souliers sont si brillants qu’on peut se voir dedans, ses vêtements sont toujours bien repassés, il a trois repas par jour. A S21, j’avais 2 cuillers de potage de riz par jour et encore ce potage n’avait de riz que le nom parce que c’était surtout de l’eau. Nous demandons que les juges considèrent cette disparité de traitement. » Chum Mey ajoute qu’il a entendu des gens suggérer que Duch soit vêtu comme un prisonnier cambodgien ou habillé de noir quand il comparaît parce que jusqu’ici il a presque l’air d’un avocat. Chum Mey note avec amertume que l’accusé a grossi depuis le début du procès. Puis il indique les souffrances auxquelles les parties civiles font face, que le tribunal semble ignorer ou ne pas voir.


La stèle pour les réparations collectives

Outre la gestion de cette douleur, ensemble, l’Association a également commencé à réfléchir à la question des réparations. Chum Mey rappelle que les réparations seront collectives. Il déplore qu’aucune réparation individuelle ne soit prise en compte. Cependant dans le cadre de  ces réparations collectives, il affiche une position très claire : « Je suis d’accord sur un seul point, la stèle. Les écoles, les routes, les hôpitaux… relèvent du rôle de l’Etat. » A quoi servirait un hôpital sans médicaments ? Une école sans moyens de l’entretenir ? questionne le survivant. « Notre souhait, c’est de recevoir un peu d’argent pour pouvoir faire des offrandes et honorer la mémoire de nos disparus. » Rien de plus.