Les deux faces du bourreau Duch

Cet article est signé Carole Vann, journaliste spécialisée dans toutes les questions des droits de l’Homme, qui a couvert les dernières audiences du procès de Duch pour Infosud. Elle a accepté que ses articles soient repris sur ce blog.


Lundi 23 novembre 2009, le jour où les avocats des parties civiles plaident, Duch paraît habillé d'un pull blanc immaculé. (Photo ECCC)
Lundi 23 novembre 2009, le jour où les avocats des parties civiles plaident, Duch est habillé d'un pull blanc immaculé. Le blanc chez les Cambodgiens bouddhistes est la couleur du deuil, mais pas chez les chrétiens. (Photo ECCC)


L’atmosphère est électrique en ce début de semaine au tribunal chargé de juger les responsables khmers rouges à Phnom Penh. « Regardez-les, Monsieur ! Ceux que vous avez voulu écraser… On peut écraser des insectes, pas des humains, car, un jour, ceux-ci se relèvent, eux ou leurs successeurs, pour demander des comptes ! » tonnait Philippe Canonne, l’un des avocats des 90 plaignants venus pour les plaidoiries du procès contre Duch. L’ex-directeur de S21 est responsable de l’exécution, dans d’atroces souffrances, de 12 000 à 17 000 hommes, femmes et enfants, de 1975 à 1979.

Devant une salle surchargée (des écrans ont été installés à l’extérieur pour ceux qui n’avaient plus de place à l’intérieur), alors que toutes les TV nationales tournent en direct, l’ancien tortionnaire, qui a choisi de porter du blanc pour la circonstance, a dû écouter la liste des charges accablantes qui pèsent sur lui. Deux jours durant, avocats et procureurs se sont succédé pour restaurer la vérité des victimes, celle-là même que Duch a cherché à falsifier tout au long des six mois d’audience.


« On n’est pas dans un procès d’élégance »

« Gémir, pleurer prier est également lâche, fais énergiquement ta longue et lourde tâche (…), puis après, comme moi, souffre et meurs sans parler. Vous avez, au début de vos auditions, brandi ces strophes d’Alfred de Vigny. Vous rendez-vous compte, Monsieur, que, à l’heure où l’on vous juge pour crimes contre l’humanité, vous nous citez des poètes romantiques ? C’est inquiétant. On n’est pas dans un procès d’élégance. Je vous parle de 12 000 morts, Monsieur ! » martelait encore Me Canonne, s’interrogeant au vol sur la sincérité du repentir de l’accusé. Car la défense argue de sa reconnaissance de culpabilité et de sa collaboration avec le tribunal.

François Roux, avocat de Duch, n’a de cesse de décliner – en se référant au fameux thème de la banalité du mal d’Hannah Arendt – l’obéissance servile et la soumission de son client à un régime de secret et de terreur. Mais les avocats des parties civiles et les procureurs ont fait la démonstration implacable que l’homme aux petits yeux perçants n’était pas qu’un simple maillon de la mécanique infernale. Il alimentait, par son savoir, son zèle et son obsession de la perfection, cette machine de mort. Les preuves irréfutables gisent dans la prison devenue musée du génocide : des milliers de photos, de biographies, des kilomètres de pages d’aveux extorqués sous la torture et annotés de la main de Duch.

De ce lieu comparable à aucun autre, nul ne sortait vivant. L’accusé lui-même le clame. Pire : entrer à S21 signifiait quitter le monde des humains. Duch y a mis au point des techniques d’interrogatoire d’une cruauté indicible, innovant à l’infini. Electrocutions, aiguilles enfoncées sous les ongles, faire manger les excréments aux détenus, insectes venimeux, viols sordides, étalage de ciment mouillé sur le visage, pompage de sang jusqu’à ce que mort s’ensuive…


Un homme méticuleux

« Le croyez-vous lorsqu’il se dit otage du régime, forcé de tuer et torturer contre sa volonté ? » a demandé dans son réquisitoire le coprocureur australien William Smith. Avec ses confrères, il a disséqué la personnalité de Duch, ne laissant aucune place au doute. Un homme méticuleux, logique, maître du détail, à la mémoire brillante, prêt à tout pour s’assurer une vie confortable, alors que les autres cadres étaient purgés… Il sélectionnait scrupuleusement son personnel et le soumettait à une discipline militaire. Il recrutait de préférence les adolescents, qu’il disait « faciles à manipuler comme des pages blanches sur lesquelles on peut écrire ce qu’on veut ». Il leur prodiguait des cours sur les techniques de torture. Il voulait organiser et superviser la machinerie S21 mais ne voulait pas faire les sales besognes lui-même. Rien n’arrivait à S21 sans qu’il le sache.

Mercredi, concluant leur réquisitoire, les procureurs réclament 40 ans de prison. Une sentence que les plaignants trouveraient acceptable. Prenant à son tour la parole, Duch énumère pendant une heure et demi la liste des informations qu’il a apportées au tribunal depuis le début de son procès. Une manière de rappeler aux juges qu’il a toujours montré une volonté de collaborer à la recherche de la vérité. Fidèle à sa réputation de mathématicien méticuleux, il n’a pas épargné à l’auditoire, dont la moitié s’est assoupie, la lecture de ses notes de bas de page.


« Duch, le révolutionnaire, est mort »

Mais coup de théâtre dans l’après-midi. Devant une salle médusée, le défenseur cambodgien Kar Savuth déclare Duch non coupable et demande son acquittement. Cela à deux jours de la fin d’un procès de huit mois au long duquel l’accusé a constamment reconnu sa culpabilité. Les divisions au sein de la défense apparues au grand jour, toutes sortes de spéculations circulent sur les motivations de Kar Savuth à faire cavalier seul. L’homme est connu pour être un « pion » du gouvernement de Phnom Penh.

De son côté, François Roux, défenseur français de Duch, confirme jeudi les « positions divergentes adoptées par la défense. » Après une magistrale leçon d’histoire sur les procès internationaux, l’avocat fustige les procureurs, leur reprochant leur dureté à l’égard de l’accusé.

« Pour une personne de 66 ans, une peine de 40 ans veut dire la prison à vie. Appelons un chat un chat », plaide François Roux. Et d’expliquer en substance : « on veut croire qu’une fois Duch condamné, ces horreurs ne pourront plus se reproduire. Mais cela se reproduira tant qu’on n’aura pas essayé de comprendre le terrible phénomène de crime d’obéissance qui transforme un homme en bourreau. »

« Duch a dit l’essentiel sur l’ensemble des crimes dont il est responsable, mais il y a encore des zones d’ombre », reconnait l’avocat, mettant cela sur le compte d’un « processus d’évitement post-traumatique », tel que défini par l’expertise psychiatrique. Puis s’adressant aux juges, il demande leur clémence pour un homme « qui a non seulement déjà fait 10 ans de prison, mais qui est fugitif depuis 20 ans (ndrl : l’avocat fait allusion aux années passées avec les autres maquisards khmers rouges dans la jungle, puis dans les camps de réfugiés à la frontière thaïlandaise, et enfin comme enseignant sous une fausse identité dans son propre pays). Cela fait 30 ans que cet homme est privé de liberté », conclut François Roux, ajoutant : « Duch est mort. Aujourd’hui, il s’appelle Kaing Guek Eav, ce n’est plus Duch le révolutionnaire. »

Avec le verdict attendu au début de 2010, il reste maintenant à savoir à qui s’adresse ce procès. Aux Cambodgiens qui ont besoin de comprendre ou à une justice internationale pressée de s’imposer ?