Les parties civiles ne digèrent pas le verdict

 


« Si Duch n’est emprisonné que 18 ans, les quatre autres vont être libérés ! C’est ça qui m’inquiète. » (Julien Petit)
« Si Duch n’est emprisonné que 18 ans, les quatre autres vont être libérés ! C’est ça qui m’inquiète. » (Photo Julien Petit)



Seul le président du tribunal prend la parole. Il lit le résumé d’un jugement qui fait 281 pages. Cela lui prend une heure. A 11h13 c’est fini. Il a annoncé à un Duch impassible sa condamnation à 35 ans de prison, une décision prise à la majorité et non à l’unanimité. Le juge français Jean-Marc Lavergne s’inscrit en dissident.


Le calcul de la peine
Le jugement stipule qu’une déduction de 5 ans est appropriée puisque les droits de l’accusé ont été violés pendant sa détention illégale sous l’autorité d’un tribunal militaire du 10 mai 1999 au 30 juillet 2007. Bref, la peine est ramenée à 30 ans. Dans la salle pas de réaction particulière, plutôt un sentiment de confusion. Tout a été très vite. Le verdict a-t-il été bien traduit dans toutes les langues ? Une question surgit immédiatement : combien de temps lui reste-t-il à purger ? Entre la détention illégale par un tribunal militaire et la détention provisoire aux CETC, le cumul équivaut à 11 ans.
Les parties civiles qui souhaitaient la perpétuité oscillent entre déception et désespoir. Mais le vrai choc arrive en coulisses lorsqu’ils comprennent que l’accusé ne fera pas plus de 19 ans de prison ferme. A 67 ans Duch est en pleine forme, les familles des victimes l’imaginent déjà libre. « Dix-huit ans, vous vous rendez compte ! On ne peut pas accepter ça. Impossible, impossible ! », glisse Sunthary Phung. « Ca ne reflète pas la gravité des crimes commis même si la responsabilité de l’accusé a été formellement reconnue » approuve Antonya Tioulong.


Chum Mey monte au créneau
Le plus virulent est sans aucun doute Chum Mey. A 79 ans, ce rescapé de S21 lâche sa colère : « Si Duch sort de prison après dix-huit ans, est-ce que le peuple khmer sera content ? Et les victimes ? Est-ce que le monde sera content ? Je vous demande si le monde sera content ! Beaucoup de gens ont été tués, beaucoup de dollars dépensés mais le criminel est libéré. Est-ce que vous êtes contents ? Moi je ne suis pas content ! Je pleure encore une fois ! J’ai été victime du régime des Khmers rouges et aujourd’hui je suis victime encore une fois. »

Chum Sirath évoque un « simulacre de justice ». Comme nombre de Cambodgiens il compare la peine imposée à Duch aux peines pratiquées dans les tribunaux communs au Cambodge. Un voleur de moto écope couramment de longues années de prisons. Certains ne manquent pas de faire allusion aux peines prononcées contre l’ancien commissaire de la police municipale de Phnom Penh, Heng Pov, qui cumule 58 ans de prison pour six chefs d’inculpation différents. L’homme avait fait des révélations au magazine L’Express sur ce que l’hebdomadaire avait titré « les basses œuvres de Hun Sen ».


Conforme aux normes internationales
Quelques experts en justice pénale internationale estiment la peine « raisonnable », la sentence « équitable ». En conférence de presse, le procureur international (dont le bureau avait pourtant réclamé 40 années de prison incompressibles) déclare qu’il ne voit là aucune victoire de la défense : « C’est un procès, pas un match de foot. Il faut se demander si la justice a été rendue. Vous savez que Kar Savuth a demandé la libération de son client. La décision aujourd’hui est bien loin de ça. Je crois que la population cambodgienne comprendra bien. C’est une décision conforme aux normes internationales de justice. » Ces mots augurent que les procureurs ne feront pas appel de la condamnation. Néanmoins il leur reste 30 jours pour changer d’avis. L’inconvénient pour les parties civiles, c’est qu’elles ne peuvent faire appel sans les procureurs. L’accusé pourrait-il bénéficier d’une grâce ou d’une amnistie en prime ? Non, selon la procureure Chea Leang. Un accusé jugé coupable par les CETC n’y aurait pas droit.


La coopération de l’accusé dénoncée
A la lecture du verdict, certaines parties civiles s’offusquent de la retenue de circonstances atténuantes liées à la coopération de l’accusé dans le travail pour établir la vérité. L’Association Ksem Ksan déclare après l’audience : « La soi-disant coopération de Duch est une tactique manipulatrice puisqu’il n’admettait les faits que lorsqu’il y avait des preuves écrites ». Antonya Tioulong, Sunthary Phung s’accordent à dire qu’elles n’ont en effet rien appris sur le sort de leurs proches. Elles ne sont pas les seules à s’en plaindre. L’avocat Alain Werner tempère : reconnaître la collaboration de Duch c’est aller dans la bonne direction de la justice internationale et c’est ménager un témoin dans le procès numéro 2 qui concerne les plus hauts dirigeants du régime khmer rouge.


Pas de réparation symbolique
Deux autres points du jugement alimentent la colère. D’abord l’absence de réparations. Après avoir rappelé que l’accusé n’était pas solvable, le tribunal s’est en fait déclaré incompétent sur la question. « Les juges ont complètement escamoté le débat de savoir comment les choses pourraient être financées pour ne retenir que les choses immédiatement faisables. Ce n’est pas normal » commente l’avocat Alain Werner. Les familles des victimes souhaitaient un mémorial où seraient inscrits les noms des 12 273 victimes connues, elles n’auront qu’une liste sur le site internet du tribunal ainsi qu’une compilation des excuses de Duch. Autant dire rien. « Je me demande s’ils n’ont pas plaisanté, ironise Chum Sirath. Vous savez combien de personnes ont accès à internet au Cambodge ? 10 000 même pas. Je crois qu’ils se trompent de pays ! C’est se moquer du monde. »


Déboutés du procès au dernier jour
Le deuxième point de contestation concerne le rejet de certains dossiers de parties civiles. Hong Savath, 47 ans, qui a suivi régulièrement les audiences, s’est constituée partie civile pour défendre la mémoire de son oncle, employé à l’ambassade du Japon et incarcéré à S21. Elle a retrouvé sa photo à S21 mais les juges ont estimé le dossier insuffisant et ne l’ont pas finalement pas reconnue comme partie civile. Les avocats sont scandalisés, ils clament combien il est difficile de prouver parfois au Cambodge de simples liens de parenté quand les documents ont disparu ou n’existent pas. « Les pauvres ! Ça fait un an que leur dossier est en souffrance. Le processus d’aller chercher des preuves, des papiers, pour constituer la demande de parties civiles c’est du boulot ! Vous croyez que c’est facile ? Moi, je n’ai même pas une photo de mon père, alors ne parlons pas des certificats de naissance ! Il faut tenir compte de la situation telle qu’elle était dans la période khmère rouge », défend Chum Sirath.

Est-ce que ces 24 dossiers de parties civiles rejetés sur 90 ne sont pas un camouflet imputable aux avocats qui auraient mal préparés les dossiers ? « Non, répond Martine Jacquin d’Avocats sans frontières. On a essayé de compléter au maximum les dossiers sur les liens familiaux. Ces liens sont difficiles à établir au Cambodge. Ca a été un travail de fourmi absolument considérable dans les villages et les familles. Par ailleurs il nous fallait rechercher la présence à S21 d’une trentaine de noms sur des listes de plus de 12 000 personnes en sachant que ces listes sont incomplètes, que le nom varie en orthographe et en traduction occidentale, c’est extrêmement difficile. Donc il y a des dossiers pour lesquels on n’a pas retrouvé le nom sur la liste. »


Inquiétudes pour le cas numéro 2
Les parties civiles, pour la première fois représentées dans un tribunal international, essuient les plâtres. Dans le cas numéro 2, concernant les dirigeants du régime encore en vie (Nuon Chea, Ieng Sary, Khieu Samphan, Ieng Thirith) une nouvelle procédure a été mise en place afin que la reconnaissance des dossiers soient tranchée avant le procès.
Le lendemain du verdict, les psychologues ne chôment auprès de ces déboutés du procès. Non seulement l’approche du jugement avait réactivé, réveillé la mémoire, les souffrances mais le rejet n’est pas compris. « Ils se sentent insultés », confie Judith Strasser, conseillère auprès de TPO pour le Service du développement allemand (Ded). « Ils sont aussi très inquiets pour le cas numéro 2 puisqu’il n’y a pas de traces. » « Nous n’avons même pas de photo », rappellent certains. Quelles preuves, quels documents les juges d’instruction accepteront-ils ?


Tous d’accord sur l’importance du jugement
S’il est un terrain d’accord entre tous, c’est que cette journée restera historique. « Le verdict marque la reconnaissance juridique crédible de la nature criminelle de la politique des Khmers rouges, déclare la procureure cambodgienne Chea Leang. C’est une date historique pour toute la nation cambodgienne. » Le rôle sans précédent des parties civiles est souligné, la valeur dissuasive d’un tel jugement et son apport au système judiciaire cambodgien aussi.

Pour Ou Savrith, partie civile, la reconnaissance des crimes de Duch par le tribunal était «  quelque chose de presque inespéré. A ce niveau-là, nous avons été compris ». « Le verdict qui consiste à dire qu’il est coupable de crimes contre l’humanité, de crimes de guerre. Ces deux chefs d’inculpation, ce n’est pas rien et ça je dirais que c’est quand même une certaine justice envers le peuple cambodgien », reconnaît Chum Sirath. « Ce que je retire, poursuit-il, c’est que le tribunal a réussi à informer sur la période khmère rouge. Je garde aussi du procès le fait que nous puissions faire ne sorte que ceux qui sont morts dans les geôles de Duch ne soient pas morts anonymement. Je crois que c’est également une réussite du procès qu’on ait pu révéler la duplicité et le caractère manipulateur de Duch. »

Pour les avocats, le jugement est très satisfaisant. Alain Werner explique : «  La vérité c’est qu’on est soulagés parce que sur le fond les juges ont reconnu des choses importantes : ils ont reconnu le crime de persécution, ils ont reconnu l’entreprise criminelle commune, ils ont reconnu le fait qu’il y avait des remords limités, que S21 avait été utilisé pour d’autres arrestations… » Martine Jacquin retient elle aussi l’entreprise criminelle commune comme un élément clé du verdict qui a son importance dans le procès numéro 2. Elle souligne la reconnaissance primordiale de la « responsabilité personnelle de l’accusé au titre des actes commis » et le fait que le raisonnement de Duch « responsable mais pas coupable » ait finalement été rejeté par les juges puisque la contrainte politique, physique sur Duch n’a été admise que sur la fin.



Victoire de François Roux ?
François Roux, quant à lui, a préféré rester discret. « Je forme mes vœux pour que ce procès, notamment par la coopération de l’accusé à la Justice, ait apporté un début de réponse au peuple cambodgien sur la tragédie qu’il a vécue », écrit-il. Pour qu’il ait pu apaiser un peu la terrible souffrance des victimes, pour qu’il ait servi à poser la nécessaire question de la désobéissance prônée par Gandhi et Hannah Arendt, et plus encore celle de « l’homme derrière le bourreau », pour qu’il aide Duch à quitter les loups et à revenir parmi les hommes, pour qu’en somme il ait servi la Justice. »

A lecture du verdict, les arguments de l’avocat français de la défense se rappellent à notre souvenir. « Duch bénéficie de la défense de François Roux, estime Martine Jacquin, parce que dans les circonstances atténuantes qui ont été retenues, il est bien évident que le tribunal retient une partie de la défense de François Roux.  Par contre l’appel systématique qui va être fait est lui directement un échec de la défense de François Roux parce que les derniers mots prononcés par la défense de Duch qui étaient une demande de relaxe, c’est un échec de François Roux mais pour moi c’est plus grave c’est un échec de la démarche qu’avait fait Duch. Il n’a pas eu le courage de ses actes par rapport au Cambodge et par rapport à l’histoire. »

Pour Chum Sirath ce n’est pas la victoire de François Roux, c’est la victoire de Duch. « Duch c’est un metteur en scène du dernier jour de son procès. Dans le rôle du policier méchant il prend Kar Savuth et dans le rôle du policier gentil il a pris François Roux et les deux travaillent pour le même metteur en scène. Maintenant il est démontré que Duch a le beurre et l’argent du beurre. »


Duch fera appel
Il n’empêche que l’accusé fera appel de sa condamnation. Son avocat Kar Savuth prévenait par voie de presse avant même le verdict qu’il ferait appel si son client était condamné à une seule journée de prison. La ligne reste la même : Duch n’est pas un haut responsable khmer rouge, il n’est qu’une simple directeur de prison et ce tribunal n’est pas légitime pour le juger.

Chum Mey vit le verdict
comme une double peine


"Je n'accepte pas ça". (image de Guillaume Suon Petit pour Bernard Mangiante)
"Je n'accepte pas ça". (image de Guillaume Suon Petit pour Bernard Mangiante)



« J’ai assisté à 77 jours d’audience. 77 jours ! J’ai tout suivi. J’étais content que le tribunal me donne le droit de faire face à Duch, je suis très content de ça. Vraiment content. Mais pourquoi maintenant le condamner à seulement 18 ans ? Si Duch sort de prison après 18 ans, est-ce que le peuple khmer sera content ? Et les victimes ? Est-ce que le monde sera content ? Je vous demande si le monde sera content ! Beaucoup de gens tués, beaucoup de dollars dépensés mais celui qui a tué est libéré. Est-ce que vous êtes contents ? Moi je ne suis pas content ! Je pleure encore une fois, mes frères et sœurs pleurent aussi ! J’ai déjà été victime du régime des Khmers rouges, aujourd’hui je suis victime encore une fois. Je n’accepte pas ça.
Le problème avec Duch, c’est par exemple quand il parle de pardon. Est-ce que vous l’avez vu le pardon tout à l’heure ? Vous avez vu son comportement tout à l’heure quand il est entré ? [Chum Mey tape dans ses mains, énervé] Les victimes sous le régime du Kampuchéa démocratique, elles étaient plus de 500 dans la salle ! Il n’a pas eu le moindre geste envers eux. Il n’a salué que les juges ! Réfléchissez à ça !
Pendant le procès, il n’a jamais eu le moindre geste envers le peuple. À la pause, il mettait les mains dans ses poches. Et il regardait le peuple. Il reste toujours cruel. Je ne peux pas accepter ça. 18 ou 19 ans de prison, c’est trop peu. S’il n’a que cette peine là, le Cambodge sera-t-il en paix ?
Je veux qu’il soit en prison toute sa vie pour que ça serve de modèle aux générations futures pour qu’elles ne fassent pas la même chose. Ça me suffit 3 ans huit mois vingt jours de Khmers rouges !
Je pourrais vous déclarer que je suis heureux mais je ne le suis pas. Aujourd’hui je pleure et je ris à la fois. Je ne peux pas accepter une telle décision du tribunal. Est-ce que je suis satisfait de ce tribunal ou pas ? Je sais pas encore, laissez-moi réfléchir d’abord. J’ai pleuré deux fois et ça ne s’est pas passé comme je le souhaitais. J’ai l’impression de ne presque plus pouvoir croire en ce tribunal. Si Duch n’est emprisonné que 18 ans, les quatre autres vont être libérés ! C’est ça qui m’inquiète.
Avant je disais que si le tribunal condamnait Duch à perpétuité on pourrait commencer la réconciliation nationale mais maintenant je ne peux pas penser à la  réconciliation. Je ne peux pas. Le monde entier nous a donné de l’argent pour ce tribunal, peut-on accepter un jugement pareil ? 18 ans-19 ans de prison et Duch s’en sort tout pimpant, vous pouvez accepter ça ?
Je crois que je n’ai plus d’espoir de trouver les moyens de continuer. »

L’appel aux disparus


Pendant que les familles des victimes se réunissent autour d'une cérémonie bouddhique, Duch rencontre son pasteur chrétien. (Anne-Laure Porée)
Pendant que les familles des victimes se réunissent autour d'une cérémonie bouddhique, Duch rencontre son pasteur chrétien. (Anne-Laure Porée)



Sous un ciel chargé de pluie, au milieu de l’ancien centre de détention et de torture S21, une centaine de personnes en habit de deuil blanc brûlent des encens et déposent des fleurs de lotus sur une stèle dédiée aux morts sous le régime khmer rouge. Un homme lit une lettre à son proche, exécuté ici il y a trente ans. Une femme s’effondre en larmes, puis une autre. Ils ont le regard abyssal, un air de fantômes, mais ils sont tous là, les 90 qui ont porté plainte contre le directeur de S21, Duch. Celui-ci a reconnu avoir ordonné la mort de plus de 12 000 personnes. C’était il y a trente ans. Aujourd’hui, son procès pour crimes contre l’humanité et crimes de guerre s’achève. Le verdict est attendu fébrilement par les plaignants. L’enjeu n’est pas seulement la condamnation de l’accusé pour laquelle les procureurs ont requis une peine de 40 ans de prison, il est aussi de savoir qui sera reconnu comme victime. Certains n’en dorment plus.


Au milieu de l’assemblée s’élève la voix de Chum Sirath, vice-président de l’association de victimes Ksem Ksan. « Nous appelons l’âme de nos frères et sœurs bien aimés qui sont morts à Tuol Sleng et Chœung Ek après avoir enduré des atrocités innommables. Revenez s’il vous plaît ! Et écoutez le verdict, dans l’espoir que vous, frères et sœurs bien aimés, vous receviez finalement la justice. » Les bonzes enchaînent les prières face à un parterre de familles concentré et ému.


Après la cérémonie bouddhique, les pronostics vont bon train sur la peine. Les juges ont-ils retenu des circonstances atténuantes parce que Duch a collaboré avec le tribunal et reconnu sa responsabilité ? Comment ont-ils interprété la dernière déclaration de l’accusé demandant sa libération parce qu’il n’était pas un haut responsable khmer rouge ? La rumeur court que Duch ne prendra que vingt ans. « Pour nous, le pire des scénarios, résume Theary Seng, c’est une condamnation qui lui permette de retrouver un jour de liberté dans sa vie. En dessous d’une peine de 30 ans, les réactions des parties civiles risquent d’être explosives. »


Pendant que les familles des victimes font corps, l’accusé se prépare lui aussi. Il reçoit la visite du pasteur américain Christopher LaPel, qui l’a baptisé en l’espace de quinze jours en janvier 1996.


La cérémonie en images



(Anne-Laure Porée)
(Anne-Laure Porée)



(Anne-Laure Porée)
(Anne-Laure Porée)



(Anne-Laure Porée)
(Anne-Laure Porée)



(Anne-Laure Porée)
(Anne-Laure Porée)



(Anne-Laure Porée)
(Anne-Laure Porée)



(Anne-Laure Porée)
(Anne-Laure Porée)



(Anne-Laure Porée)
(Anne-Laure Porée)


« A l’étranger on confond Khmers et Khmers rouges. Grâce au tribunal, j’espère que les étrangers feront désormais la différence entre les Khmers et les Khmers rouges »

Rencontre avec la partie civile Sunthary Phung, deux jours avant le verdict. Elle dresse un bilan de ce que le procès a apporté au Cambodge et à elle-même.
« En tant que Cambodgienne, je pense que :
–    le procès sert de modèle pour le système judiciaire au Cambodge, parce qu’il y a un vrai débat. C’est très important.
–    Le procès assure aussi le non retour des Khmers rouges. Avec ce jugement, c’est impossible maintenant qu’ils reprennent le pouvoir. C’est une bonne nouvelle pour les Cambodgiens et pour la paix.
–    Le tribunal montre aux dirigeants que malgré de longues années on peut toujours les juger.
–    Il montre bien ce qui s’est passé sous les Khmers rouges, que ce qu’on raconte à nos enfants et petits-enfants n’a rien d’une légende. Il y a eu des horreurs, la famine, des massacres, des morts. Le tribunal a montré l’ampleur de la catastrophe. Ce n’est pas pareil de lire des livres et d’assister au procès.
En tant que partie civile, j’ai souffert en 79 à cause de la mort de mon père, cette souffrance reste enfouie en moi. Le tribunal m’a fait souffrir mais j’ai accepté car il était important pour moi de savoir à quel point mon père avait souffert. Et puis ma présence aux audiences m’a permis de mieux connaître l’accusé devant la cour, devant les juges, et l’accusé à la pause. Quand j’ai entendu le 9 juillet qu’il avait rejeté son avocat international, je n’étais pas surprise du tout. Je l’ai observé. J’ai appris à le connaître pendant presque un an de déroulement du procès. J’ai toujours dit que Duch reste Khmer rouge de la tête aux pieds. Ce n’est pas François Roux qui a manipulé Duch, c’est plutôt Duch qui a manipulé François Roux. François Roux malheureusement ne connaissait pas assez les Khmers rouges.
Quand le tribunal va finir son travail, que les internationaux vont partir ailleurs, pour le Cambodge il restera un grand travail de mémoire à faire. Il ne faudra pas dire : voilà, c’est fini, le tribunal des Khmers rouges a fait son travail, l’affaire est bouclée. Il faudra faire revivre cette mémoire, ce travail. J’espère que les jeunes vont se rendre compte de ce qui s’est passé. Il ne faut pas leur montrer que le Cambodge des temples. C’est le côté positif mais il ne faut pas enterrer le côté négatif. On a perdu notre identité à cause des problèmes khmers rouges. A l’étranger on confond Khmers et Khmers rouges. Grâce à ce tribunal, j’espère que désormais les étrangers feront la différence entre les Khmers et les Khmers rouges. »

Duch révoque son avocat français


Dessin d'enfant réalisé sur le site de l'ancienne prison de Kraing Tha Chan. (Anne-Laure Porée)
Dessin d'enfant réalisé sur le site de l'ancienne prison de Kraing Tha Chan. (Anne-Laure Porée)



La demande de révocation date du 30 juin mais n’a été rendue publique que le 9 juillet. Le camouflet est rude pour François Roux qui défendait là le dernier dossier de sa carrière d’avocat. Le Français se refuse à tout commentaire. Seule certitude, il ne sera pas au verdict du 26 juillet. Son ex-collègue cambodgien Kar Savuth, d’abord silencieux, s’exprime sur le programme en khmer de Radio France internationale quelques jours plus tard et explique que son client veut un avocat chinois. « S’il n’est pas chinois, il ne sera pas d’accord’, déclare-t-il. « La Chine est un pays communiste et le régime de Pol Pot était communiste. » Duch chercherait donc un avocat expert en la matière. Il annonce sa couleur…


Une rupture consommée

Bien sûr personne n’a oublié la rupture de novembre 2009 quand Duch fait volte-face à vingt minutes de la fin des plaidoiries. Alors qu’il avait toujours adhéré à la ligne de défense dessinée par François Roux autour du plaidoyer de culpabilité, il demande sa libération à des magistrats médusés. Malgré ce désaveu, l’avocat français refusait de lâcher son client. Il s’en expliquait le lendemain en estimant que Duch était prisonnier d’enjeux qui le dépassent : « Je ne veux pas qu’il paye le prix de ce qui vient de se passer. La démission pourrait être une stratégie. Mais je suis tellement persuadé que ce qui lui a été suggéré va à l’encontre de ses intérêts que tant qu’il ne m’aura pas dit ‘je ne vous veux plus’, j’essayerai de lui éviter le pire. »


Pourquoi maintenant ?
L’accusé a finalement donné le coup de grâce à son conseil français. Mais pourquoi maintenant ? Un observateur du tribunal remarque que « sept mois après la fin des plaidoiries, c’est tard pour se rendre compte qu’on n’a plus confiance dans son avocat ».  Pour Chum Sirath, partie civile contre Duch, il n’y a qu’une seule explication possible : « Le Khmer rouge, il vous passe la main dans le dos, vous endort par des bonnes paroles, il vous manipule, il se sert de vous jusqu’à la fin et à ce moment-là vous demande la permission très gentiment de donner un coup de pioche sur la nuque en expliquant que c’est pour le bien de la nation et du parti. Duch reste Khmer rouge jusqu’au bout et je crois qu’il le fait pour l’histoire. Quand dans cent ans les jeunes Cambodgiens apprendront l’histoire de la période khmère rouge, Duch voudrait être considéré comme un Saint-Just ou comme un Robespierre. »
Au tribunal, le service des relations publiques minimise l’affaire en faisant référence au classique rejet d’un avocat par son client. Inutile d’y chercher un quelconque message politique.


Une révocation en forme de message politique ?

Des experts pourtant décryptent l’affaire autrement. Première interprétation : cette révocation, c’est-à-dire Duch qui congédie son avocat français, est la métaphore d’un gouvernement cambodgien prêt à lâcher la partie internationale si le tribunal inculpe d’autres personnes. Ne jugez pas au-delà des quatre anciens leaders déjà inculpés, voisins de cellule de Duch. Une position maintes fois affichée par le gouvernement cambodgien. Rappelez-vous les déclarations de Khieu Kanharith à l’adresse des internationaux. En substance : s’ils ne sont pas contents, ils n’ont qu’à partir… Pour Raoul Marc Jennar, « les Cambodgiens veulent régler ça entre eux avec le consentement passif des étrangers. Mais ceux qui s’emploient à transformer ces procès en farce juridique porteront devant l’histoire la responsabilité d’avoir ridiculisé les procès de Phnom Penh. »


Appel en préparation

Deuxième interprétation : cette révocation incarne le rejet par Duch de la stratégie morale et humaniste de François Roux afin de revenir sur le terrain politique du responsable mais pas coupable. Martine Jacquin, avocate des parties civiles, proteste devant cette ligne de défense : « Duch était un acteur très important car il a mis au point le système de la terreur, il a complètement adhéré au régime politique des Khmers rouges. Il était un acteur-clé, pas un petit pion chargé des exécutions. »
Si cette révocation n’a aucun effet sur la procédure (elle ne la ralentit pas), en revanche elle laisse entendre que Duch fera appel de sa condamnation.