Trois demandes de remise en liberté monotones





Maux de tête ou vertiges, Nuon Chea n'est pas en forme pour l'audience. (Anne-Laure Porée)









Un sourire entre deux maux de tête. (Anne-Laure Porée)































Les arguments sont les mêmes pour les trois équipes de défense : comme le procès n’a pas commencé dans les quatre mois qui ont suivi l’ordonnance de clôture des juges d’instruction (rendue le 15 septembre 2010), les inculpés sont détenus illégalement, ils doivent être libérés.

La seule parade juridique à la libération des inculpés, c’était que la chambre préliminaire prolonge leur détention provisoire jusqu’à l’ouverture du procès. Ce fut fait le 13 janvier dernier, soit deux jours avant l’expiration du délai légal. Mais pour la défense, cette décision n’est pas recevable. Les avocats déclarent que “la décision de la chambre préliminaire n’en est pas une” car elle n’est pas justifiée contrairement à ce qu’exige le règlement intérieur. “Le préjudice est réel du fait que la décision n’est pas motivée” insiste Jasper Pauw. “La seule réparation possible est la mise en liberté immédiate, pour respecter la primauté du droit. Cela montrerait que le tribunal respecte le réglement et le droit des accusés.”


Les maux de tête de Nuon Chea

Derrière lui, son client, Nuon Chea, semble lancer quelques commentaires amusés, puis il s’agite. Il porte la main à sa tête, à plusieurs reprises, il retire ses lunettes noires, il les remet. Son avocat cambodgien, maître Son Arun, interrompt l’audience. Il demande à ce que son client soit ausculté par un médecin pour les maux de tête dont il se plaint. Nuon Chea est conduit hors du prétoire, il sort lentement. Il est le deuxième ce matin à quitter l’audience.






Ieng Thirith a demandé à quitter l'audience. (Anne-Laure Porée)





Ieng Thirith, un petit tour et puis s’en va

Peu avant lui, Ieng Thirith a, elle aussi, renoncé à son droit d’assister à l’audience. Elle avait formulé cette demande par écrit aux juges qui l’ont tou de même convoquée pour vérifier sa requête. Son avocat suggère qu’elle reste assise car “il lui est difficile de se tenir debout”. Temps mort dans la salle. A cet instant, il est impossible de comprendre via les écrans ce qui provoque la confusion, l’équipe audiovisuelle ne filme pas l’inculpée. Au son, on entend simplement sa voix : “Je ne comprends pas”. Puis Ieng Thirith apparaît en plan moyen. Depuis son fauteuil, elle réitère sa demande de quitter la salle d’audience et de laisser faire son avocat Phat Pouv Seang. Accord des juges. Deux gardiennes la guident vers la sortie, une fois les fauteuils de la défense dépassés, elle s’éclipse sans plus avoir besoin de leur aide.


Beaucoup de répétitions, peu de conviction

Les avocats de la défense brandissent tour à tour les mêmes arguments. Une impression de déjà entendu rend l’audience monotone. Son Arun, avocat cambodgien de Nuon Chea, dénonce “les abus de pouvoir” de la chambre. Sa Sovan calcule que son client, Khieu Samphan, a été maintenu en détention “14 jours de trop”. Puis il a une envolée déconcertante, qui n’est pas traduite en français : “Il faut le libérer aujourd’hui, maintenant ! Bientôt c’est le Nouvel an chinois… même si je suis pas Chinois.” Khieu Samphan rit, le public cambodgien aussi.


Nuon Chea, le “respectable”

Après Sa Sovan, Phat Pouv Seang répète en cinq minutes les arguments de ses prédécesseurs. Jusqu’ici, aucun d’entre eux ne répond sur le fond aux deux questions posées par le président en ouverture de séance, à savoir : quel est le préjudice causé à l’accusé ? Pourquoi la remise en liberté immédiate est-elle la seule réparation possible au vu de ce préjudice allégué ? Les avocats de Nuon Chea abordent le sujet seulement en fin de matinée. Selon eux, l’état de santé de leur client de 84 ans, qui “peut à peine marcher sans être aidé”et “ne peut rester assis très longtemps car sa pression artérielle fluctue beaucoup”`, n’a pas le profil d’un candidat à la fuite. La défense invoque la respectabilité de Nuon Chea. “On voit difficilement comment il pourrait perturber l’ordre public”. Ainsi l’ancien bras droit de Pol Pot ne ferait pas de vagues. “Depuis l’intégration, il vit dans la paix et l’harmonie, il participe aux rituels bouddhiques avec les villageois.”






La détention de Khieu Samphan est illégale depuis 14 jours, estime son avocat Sa Sovan. (Anne-Laure Porée)




La phrase de Khieu Samphan

Sa Sovan embraye sur l’absence de risques encourus si les juges remettent en liberté Khieu Samphan. “Je suis reconnaissant aux chambres de porter autant d’attention à la sécurité de mon client… […] Il n’y a aucun risque à le libérer. […] Mon client n’a aucun intérêt à exercer quelque pression que ce soit sur les témoins et les victimes.” Quant à l’intéressé, il est bref, lorsque le président de la cour lui propose de s’exprimer : “Je n’ai qu’une suggestion : respectez la loi !”


Les raisons de l’accusation

Sans surprise, le co-procureur Andrew Cayley s’oppose à la libération des accusés. Au-delà des arguments juridiques (il évoque différentes jurisprudences du Tribunal pénal pour l’ex-Yougoslavie, en particulier celle selon laquelle un inculpé détenu en comparution initiale reste en détention jusqu’au jour du jugement), il rappelle “les raisons plausibles de croire que l’accusé [Nuon Chea] a commis les crimes dont il est accusé.” Il souligne que les risques de pression sur les témoins demeurent, “d’autant que le dossier est accessible à l’accusé, donc il en sait beaucoup plus que par le passé”. Des pressions exercées par Nuon Chea sur Duch pour obtenir des aveux de prisonniers de S21, Andrew Cayley déduit “la capacité d’interférer” de l’accusé. Il s’appuie également sur le témoignage de Duch daté du 20 mars 2008. Celui-ci a en effet rapporté aux juges d’instruction que Nuon Chea lui aurait reproché de ne pas avoir détruit les preuves à S21. L’argumentation des procureurs sera complétée par la Cambodgienne Chea Leang : tant que les audiences sur le fond n’ont pas commencé, des témoins peuvent être dissuadés de se présenter devant la cour.

Pour Andrew Cayley, il serait par ailleurs “irréaliste” de prétendre qu’un accusé, qui risque une condamnation entre 5 ans et la perpétuité, ne pourrait pas être tenté de se soustraire à la justice. Enfin, le procureur international insiste sur le contexte de trente années d’impunité qui ont protégé Nuon Chea mais n’ont pas diminué l’impact des crimes.


La défense de Nuon Chea s’appuie sur le documentaire Enemies of The People

Sécurité, maintien de l’ordre public, hypothétiques pressions sur des témoins… sont des arguments “abstraits” aux yeux de la défense. Son Arun se réfère au documentaire de Thet Sambath, Enemies of The People, dont Nuon Chea est le sujet. “Dans ce film, Nuon Chea dit qu’il veut coopérer avec le tribunal pour dire aux Cambodgiens et à la communauté internationale ce qu’il a vraiment fait.” En somme, après avoir vu ces images, comment imaginer Nuon Chea en fuyard ? Son Arun accuse les co-procureurs de mettre à profit des arguments non juridiques relevés dans les médias. Il déplore leur manque de preuve sérieuse pour affirmer que Nuon Chea a fait des reproches à Duch.


La thèse et les intentions de Khieu Samphan

Son Arun s’éternise. Au bout de 20 mn, il demande à passer la parole à son collègue international. Dans sa mansuétude, la cour laisse l’équipe de défense tripler le temps qui lui était imparti. Jasper Pauw plaide laborieusement : les procureurs n’ont pas compris les propos de son équipe, Nuon Chea subit réellement un préjudice.

Sa Sovan prend le relais. Il demande à ce que Khieu Samphan soit libéré et mis sous contrôle judiciaire. “Monsieur Khieu Samphan, ancien chef d’Etat, est connu dans le monde entier, non pas parce que c’est un voleur mais pour ce qu’il a fait pour le pays. Croyez-moi ! Il ne fuira pas. Il n’essayera pas d’intimider des témoins. […] M.Khieu Samphan aurait de mauvaises motivations parce qu’il a écrit une thèse de doctorat ? Qu’on lise sa thèse de doctorat ! Qu’on vérifie si ses intentions étaient mauvaises ! Il faut éviter toute vengeance.”


Les juges de première instance ont trente jours pour statuer. Ils rendront une décision écrite. A la sortie, les plaisanteries vont bon train. Personne n’ose parier sur la libération d’un des trois détenus. En revanche les pronostics penchent pour une audience technique, dite initiale, autour de la mi-mai et le début des audiences sur le fond fin juin-début juillet. Le procès numéro 2 serait ainsi sur les rails cet été.