« En me voyant sur cette photo, je n’arrive pas à croire que je suis encore vivante »




Sur les panneaux du musée de Toul Sleng, Mom Kim Sèn a retrouvé sa propre photo ainsi que celle de sa sœur et de sa mère. (Anne-Laure Porée)



Trente-quatre ans plus tard l’incompréhension se lit encore dans le regard de Sèn. «On nous a rassemblés, on nous a accusés d’être des traîtres. Ma sœur et ma mère ont été arrêtées avec moi.» Le groupe est conduit à S24, l’annexe la moins connue de S21. Elle décrit le régime du travail forcé, de la faim qui tenaille, les nuits enfermée dans un dortoir avec les autres. «Pieds contre pieds, dos contre dos, on ne pouvait plus bouger.» Pendant presque deux ans. Spontanément, elle raconte deux épreuves qui furent ses victoires, comme un sursis gagné après un arrêt de mort. «Un soir ils m’ont réveillée, j’ai reçu l’ordre de trouver dix sangsues pendant la nuit. Je les ai ramenées, j’ai pu reprendre le repiquage du riz. Une autre fois, ils m’ont demandée de fabriquer une corde à partir de feuilles de palmier. J’avais trois jours pour produire 100 m de corde si je voulais rester en vie.»


Le conseil des voisins
Pour Sèn, 61 ans, les souvenirs sont pénibles mais la découverte de sa photo sur les panneaux du musée de Toul Sleng, au milieu de tous ces morts, est un véritable choc. Les journalistes, venus en masse rencontrer l’ancienne prisonnière de S24, lui demandent de pointer du doigt sa photo. Elle s’exécute, l’émotion déborde. Elle tente en vain de retenir ses larmes. «A chaque visite je pleure. En me voyant sur cette photo, je n’arrive pas à croire que je suis encore vivante.» C’est la deuxième fois qu’elle vient au musée, qu’elle traverse ses salles, qu’elle croise ces regards fantômes. Devant sa photo d’identité, elle s’excuse presque de n’être pas aussi maigre que d’autres : «A l’époque j’avais 27 ans, j’avais le corps gonflé par la faim».

Si Sèn se retrouve aujourd’hui sur le site de S21, c’est grâce à ses voisins. «Ils m’ont dit qu’il existait plein de photos au musée de Toul Sleng. Je suis venue chercher des traces de mes proches, disparus sous les Khmers rouges.» La surprise, c’est qu’elle ne trouve trace que des vivantes : la photo de sa mère, Kœut Hen, et celle de sa sœur cadette, Mom Kim Sieng, qui vivent près d’elle dans la province de Kompong Cham.


Trois noms de plus
Pour Dim Sovannarom, qui orchestre les visites au tribunal et à S21, ce témoignage illustre la proximité des CETC et de la population. «Il y a un tribunal en scène et un tribunal en coulisses…», confie-t-il avec fierté. «Le rôle du tribunal est d’informer. Grâce à Mom Kim Sèn, les Cambodgiens se rendent compte qu’après trois décennies, on trouve encore des traces. En général, les personnes sur les photos à S21 ont été tuées sous les Khmers rouges, cette exception mérite d’être mentionnée. C’est une belle histoire qui donne de l’espoir aux Cambodgiens.» Pour la direction du musée, qui va questionner Sèn au calme, voilà des informations précieuses : trois noms de plus parmi des milliers d’inconnus.

Alors que le tribunal ouvre le procès numéro 2 lundi 27 juin, Sèn, comme de nombreux Cambodgiens, n’attend qu’un verdict contre les anciens hauts responsables khmers rouges : la perpétuité.