Pourquoi le verdict de Duch se fait attendre ?


Voici quelques raisons évoquées à l’intérieur et à l’extérieur du tribunal :
Les juges de la cour suprême n’arrivent pas à se mettre d’accord sur la définition de ce qu’est « un haut responsable khmer rouge ». Ils doivent répondre à cette question puisque l’avocat de Duch, Kar Savuth, les a interpellés à ce sujet. Leur réponse aurait une incidence sur les cas numéro 3 et 4, qui font débat au Cambodge et dont le gouvernement ne veut pas.
Les juges doivent se prononcer sur la définition des parties civiles. Ce volet aurait une incidence sur le procès numéro 2, dont les audiences sur le fond ont a été repoussées à 2012.
Les juges auraient sous-traité une partie de la rédaction du verdict à l’avocat de Julian Assange (le patron de Wikileaks), lequel serait en retard dans le rendu des documents rédigés. Pourquoi la cour suprême externalise-t-elle une partie de la rédaction du verdict ? Les juges n’ont pas souhaité répondre.
De plus en plus de critiques s’élèvent contre les juges soupçonnés de faire traîner les délais pour rester en poste en attendant le prochain appel et profiter de leurs confortables salaires, lesquels ont été augmenté en début d’année 2011 pour être alignés sur ceux du tribunal de La Haye. Le salaire d’un juge international au Cambodge avoisinerait, selon différentes sources, les 12 000 $ par mois.
Des questions ont été envoyées aux juges sur certains de ces points. Ils ont répondu par un communiqué de presse expliquant que les appels du cas numéro 1 restent sous examen judiciaire et qu’ils comptent bien rendre un jugement avant la fin 2011. Mais ils ne donnent pas de date…

Vann Nath sera incinéré demain







Samedi 10 septembre 2011. Une cérémonie a eu lieu au domicile de Vann Nath, avec 66 bonzes, à la veille de son incinération. (Anne-Laure Porée)








Lorsque l’ambulance ramène Vann Nath chez lui, pour la veillée funéraire, deux compagnons d’infortune l’attendent : Chum Mey et Bou Meng, les derniers survivants de S21 capables de témoigner de l’horreur vécue par les détenus du centre d’extermination khmer rouge. «On était trois, on n’est plus que deux…» se désespère Chum Mey les larmes aux yeux.


Miroirs masqués et litanies bouddhiques
Vann Nath est allongé au milieu de la galerie où sont présentés quelques-uns de ses tableaux. Rithy Panh, l’ami de toujours, fait décrocher les toiles figurant Duch et les fait retourner contre le mur.
Les couronnes de fleurs blanches et jaunes, couleurs du deuil au Cambodge, sont disposées derrière le corps. Devant Vann Nath, un autel est préparé avec des encens, des lampes, de petits bols de soupe et de riz, et ces fines feuilles d’or qu’on brûle pour envoyer de l’argent aux morts. Un énorme paquet rempli de vaisselle est également déposé en offrande à ses pieds. Il s’agit de l’équiper au mieux pour l’au-delà et ceux qui le connaissaient bien savent ses talents de cuisinier. Pendant que les vieux religieux, vêtus de blanc, préparent leur première prière, on masque les miroirs. La croyance dit qu’en se voyant dans un miroir, l’âme du défunt pourrait prendre peur et s’enfuir.
La famille et les proches se rassemblent et les mains en prière accompagnent par le chant et la pensée les litanies bouddhiques dédiées à Vann Nath.


De nombreux hommages
Mardi matin a lieu la mise en bière. Le fond du cercueil a été tapissé de feuilles de thé. La famille touche le corps une dernière fois et le lave avec des serviettes blanches trempées dans l’eau bénite. Dans son cercueil, Vann Nath emporte tout ce dont il pourrait avoir besoin : habits propres, serviettes, krama. Rithy Panh insiste pour que soient déposés des carnets de croquis et des crayons, des feuilles de papier, des pinceaux et de la peinture. Le cercueil est transporté au milieu du restaurant que tient la famille. Couvert de fleurs, entouré de couronnes, et protégé par des voiles blancs, le cercueil est une embarcation magnifique, digne du grand homme que fut Vann Nath. Derrière, une estrade a été dressée pour les bonzes qui viennent prier chaque jour. Devant le cercueil, des nattes accueillent ceux qui viennent lui rendre hommage, et ils sont nombreux : les employés du Centre Bophana où Vann Nath avait encadré un long atelier au côté de Sera avec de jeunes artistes cambodgiens, le bureau des co-avocats des parties civiles des CETC, la section des affaires publiques des CETC, la section administration des CETC, les employés du musée de Toul Sleng, des journalistes locaux, des représentants du Premier ministre Hun Sen, des ambassades de France et du Japon, des étudiants et des professeurs des Beaux-arts, des employés du DC-Cam, des amis, beaucoup d’amis… Sans compter tous ceux qui ont envoyé un hommage par mail ou par courrier.


Les souvenirs de Chum Mey
Chum Mey revient lui aussi. Il évoque avec tendresse et admiration, devant un Rithy Panh ému, la complicité unique qui liait Vann Nath au réalisateur, une complicité qu’il a vu se construire et se renforcer au cours de leurs longues années de travail. Chum Mey ne le précise pas mais ce sont ces deux comparses-là qui l’ont retrouvé au début des années 1990 alors que le Centre de documentation du Cambodge (DC-Cam) le croyait mort. C’est à leurs côtés qu’il est retourné à S21.


Le contradicteur des anciens Khmers rouges
Contrairement à Chum Mey qui aujourd’hui guide de nombreux visiteurs dans les salles du musée du génocide de Toul Sleng, Vann Nath s’est toujours rendu à S21 par devoir ou par obligation. Pourtant, depuis 1979, le peintre au regard doux et aux cheveux d’argent, témoignait sans relâche. Ses tableaux consacrés au quotidien des prisonniers à S21 et aux méthodes de torture constituent l’outil pédagogique le plus précieux du musée de Phnom Penh. Ils ont aussi profondément marqué ceux qui ont assisté à l’audience de Vann Nath en juin 2009, dans le procès de Duch, l’ex-directeur de S21. Dans le documentaire de Rithy Panh « S21, la machine de mort khmère rouge », il est un contradicteur exemplaire des anciens Khmers rouges : calme, ferme, intransigeant, sans esprit de vengeance. « Je n’ai jamais eu peur de témoigner parce que je n’ai jamais eu envie de me venger des Khmers rouges. Je suis comme ça, c’est ma nature. J’ai aussi toujours eu le sentiment que j’avais le droit de parler. Je dis la réalité, ni plus, ni moins. »





Quelques jours avant son arrêt cardiaque, Vann Nath participait à un atelier de gravure où cette photo a été prise. Il était un artiste curieux, heureux d'apprendre et de partager. (Anne-Laure Porée)






La peinture pour transmettre
Sa biographie, intitulée Dans l’enfer de Toul Sleng, raconte aussi son calvaire et celui de ses compagnons de cellule. Néanmoins, la peinture a toujours été son mode de transmission favori. « La peinture est accessible à toutes les générations et à tous les peuples, c’est le meilleur moyen de raconter l’histoire » confiait-il à la sortie d’un atelier de création avec de jeunes peintres cambodgiens qui travaillaient sur la mémoire.


La promesse aux disparus
A chaque évocation de son sinistre passé, les cauchemars revenaient. Pourtant Vann Nath a toujours mené sa mission à bien : convaincre les jeunes générations, pour beaucoup incrédules, de l’existence de S21 où la barbarie khmère rouge fut poussée à son plus haut degré de paranoïa et de perversité. Le survivant avait aussi fait une promesse aux disparus. La promesse de témoigner. « Je sens qu’ils sont avec moi. Leurs fantômes ne me font pas peur, ils me donnent confiance et espoir. Moi aussi je suis mort sous les Khmers rouges. Je n’ai pas vécu jusqu’à aujourd’hui pour l’argent, le travail ou le bonheur familial mais pour eux. »


« La souffrance reste au corps »
A ceux qui prétendaient impossible de se souvenir en détail du passé trente ans après les faits, Vann Nath répondait fermement que « cette histoire est trop importante pour être oubliée ». Son souci d’exactitude et son honnêteté en faisaient un témoin capital dans le procès de Duch. Vann Nath a en effet été détenu un an à S21, du 7 janvier 1978 au 7 janvier 1979. « Je n’ai jamais su pourquoi on m’avait arrêté. Un jour que je travaillais dans la rizière, un responsable est venu me chercher en prétextant qu’on allait couper du rotin. Au lieu de ça, je me suis retrouvé dans un grenier avec les fers aux pieds. » Transféré dans une pagode convertie en prison, Vann Nath est questionné à coups de décharges électriques. Les bourreaux n’obtiendront aucune confession de ce père de trois enfants, discret et travailleur, qui ne comprend pas ce qui lui est reproché. Il est donc envoyé à S21, fourgué avec 35 autres hommes dans des camions, comme du bétail. « Nous n’étions pas considérés comme des êtres humains. Même après trente ans, la souffrance reste au corps. Elle restera inoubliable jusqu’à la mort. » La gorge serrée, il glisse que pas un de ses compagnons n’a survécu.

La torture et les privations de cette époque ont probablement engendré le dysfonctionnement de ses reins et les nombreux problèmes de santé de Vann Nath. Voilà pour les traces visibles. Mais le peintre portait aussi un autre fardeau. Celui d’une injuste culpabilité. Après son arrestation, en son absence, ses enfants sont morts. Il ne s’en est jamais remis. Il aurait voulu les protéger de la faim, de la maladie. Il n’était pas là.


De la pagode à la peinture d’affiches
Vann Nath était d’origine paysanne. Il avait dû arrêter l’école après son certificat pour aider sa mère à cultiver la rizière. Plus tard, il vécut quatre ans à la pagode où il étudia le bouddhisme et apprit à écrire sur des feuilles de latanier, puis il suivit quatre ans d’apprentissage auprès d’un peintre d’affiches avant de s’installer à son compte. Jusqu’au début des années 1970, il peignait à partir de photos les Alain Delon, Johnny Halliday et autres stars du moment dont les films remplissaient les salles de cinéma cambodgiennes. C’est ce talent particulier qui l’a sauvé à S21.
Un mois après son arrivée à la prison de Phnom Penh, Duch le teste en commandant un portrait de Pol Pot. Son style plaît, en particulier les joues rosées qu’il fait au leader khmer rouge. Il gagne ainsi sa survie sachant que le moindre faux pas le conduira à la mort. « Duch venait tous les jours à l’atelier de peinture. Il ne m’a jamais fait de mal. » Mais le directeur a donné des ordres, il est du côté des bourreaux. Et quand ses subordonnés prétendent n’avoir pas eu d’autre choix que d’obéir, Vann Nath rétorque que « les bourreaux de S21 n’étaient pas n’importe qui ».


Le cri des survivants
A la chute du régime khmer rouge, les geôliers entraînent les prisonniers dans leur fuite. La confusion générale permet à certains de s’échapper, dont Vann Nath. A son retour à Phnom Penh, il est engagé comme militaire par les nouvelles autorités. Avec d’autres rescapés, il travaille à la création du musée de Toul Sleng. A la demande des autorités, il peint dans un style réaliste le quotidien des prisonniers à S21, la torture et la mort. C’est du vécu. Ses tableaux, saisissants d’horreur, sont exposés depuis cette époque. Pourtant Vann Nath en a reçu des lettres l’accusant d’être un valet des Vietnamiens ! Le peintre est toujours resté discret à ce sujet, las des provocations inutiles. Il assumait la création de la fameuse carte du Cambodge faite avec des crânes des victimes. Les crânes, c’était son idée. Le fleuve Mekong peint en rouge sang, c’était l’idée d’un autre ancien détenu, Ing Pech. Cette carte, c’était le cri des survivants.

Dans les archives de S21, Vann Nath découvre la photo anthropométrique qui a été prise de lui le jour de son arrivée, dont il conserve précieusement l’original. Il trouve aussi une liste de prisonniers où figure son nom et à côté une mention peut-être écrite de la main de Duch : « garder pour utiliser ».


Le témoin à sa place
En 1979, ils étaient sept hommes rescapés de S21. A l’heure où s’ouvrait le procès de Duch en mars 2009, ils n’étaient plus que trois encore en vie. Seuls Chum Mey et Bou Meng se sont portés parties civiles. Vann Nath, lui, s’est volontairement cantonné au rôle de témoin. C’est là qu’était sa place, pensait-il. Il ne travaillait pas pour le symbole mais pour la justice. Il ne voulait pas entendre parler de réparation là où aucune réparation n’était possible. « L’important n’est pas de porter plainte mais que le tribunal démontre les faits », expliquait-il calmement. « Nous attendons la justice depuis plus de trente ans. Nous ne savons pas ce que cela donnera. Mais je garde espoir que les anciens dirigeants récolteront ce qu’ils ont semé », confiait-il à la veille du procès.


Mort sans avoir entendu le verdict définitif
Nul doute que la justice l’a déçu. «J’ai attendu trente ans pour une journée de déposition», déclarait-il en mars 2010. Vann Nath aurait voulu aller plus loin mais personne n’a recherché son analyse, au-delà du récit du rescapé. Le comble, c’est que Vann Nath soit mort sans avoir entendu le verdict définitif contre Duch.

A l’heure de cette disparition, de nombreuses voix s’élèvent pour déplorer la différence de traitement entre les victimes, qui n’ont pas toujours les moyens d’accéder à des soins et les accusés, sous surveillance médicale permanente. Le blâme n’est pas nouveau, les amis de Vann Nath ont bataillé pendant des années pour financer ses dialyses et son suivi médical. Il y a un peu plus d’un an, il frôlait déjà la mort.
Le décès de Vann Nath, qui a toujours travaillé avec exigence et humilité pour que le monde se souvienne (au-delà du Cambodge), met en relief les failles d’une justice qui traîne et perd chaque jour en crédibilité.


Une toile en héritage
Dans sa grande sagesse, Vann Nath nous a laissé une toile en héritage, comme pour nous guider dans la tourmente. Il s’agit d’un de ses derniers tableaux. Il a peint Duch assis au milieu de montagnes de crânes avec devant lui le verdict prononcé en première instance et distribué sous forme de livret par les CETC. Le peintre y a glissé un clin d’œil, non sans humour : Duch est assis dans la même position que lui, Vann Nath, dans son Autoportrait à S21.
Dès 1979 Vann Nath avait choisi l’art comme refuge contre l’injustice et l’oubli. En 2011, il persiste et signe. Et jusqu’ici, l’histoire lui a donné raison.


Cérémonies d’hommage :

Au Cambodge :

Cérémonie d’incinération de Vann Nath, dimanche 11 septembre 2011, au Wat Kambol, 300 m après les CETC, le long de la route numéro 4.

En France :

Pensées vers Vann Nath à Paris ce dimanche 11 septembre à 8h, face à la fontaine, jardin des Tuileries, en arrivant de la place de la Concorde (métro : Concorde).

Cérémonie bouddhique des 7 jours, dimanche 18 septembre, 10:00 à la pagode de Créteil (Vatt Khémararam).

Vann Nath, témoin majeur de S21, s’est éteint


Vann Nath. (Anne-Laure Porée)

Vann Nath, 66 ans, était plongé dans le coma depuis une dizaine de jours. Il s’est éteint le 5 septembre peu avant 13h, dans une clinique privée de Phnom Penh. Depuis 1979, il témoignait sans relâche sur la machine de mort khmère rouge que fut le centre d’extermination S21. Ses tableaux consacrés au quotidien des prisonniers à S21 et aux méthodes de torture constituent l’outil pédagogique le plus précieux du musée du génocide de Phnom Penh. Ils ont aussi profondément marqué ceux qui ont assisté à l’audience de Vann Nath en juin 2009, lorsqu’il fut entendu par les juges chargés de juger Duch, ex-directeur de S21. Dans le documentaire de Rithy Panh « S21, la machine de mort khmère rouge », il est un contradicteur exemplaire des anciens Khmers rouges : calme, ferme, intransigeant. Vann Nath est mort sans avoir entendu le verdict définitif contre Duch.