Les casseroles de l’instruction

Pourquoi le juge Blunk a-t-il démissionné ? Peut-être pas seulement pour des questions d'interférences politiques... (Anne-Laure Porée)


Rejeté par absence de décision
Robert Hamill avait raconté au procès de Duch en août 2009, avec beaucoup de courage et d’émotion, le sort de son frère Kerry, arrêté sur son voilier en août 1978 par la marine du Kampuchea démocratique et ensuite transféré à S21 où il a été détenu, interrogé, torturé et exécuté. Robert Hamill avait décrit avec pudeur la dévastation que ce fut pour lui et sa famille. (http://ka-set.info/actualites/khmers-rouges/cambodge-duch-martine-lefeuvre-ouk-ket-robert-hamill-temoins-etrangers-090817.html) Le 12 avril 2011, il demandait à être partie civile dans le cas 3, contre Meas Muth (gendre de Ta Mok et commandant notamment de la marine khmère rouge) et Sou Meth (commandant les forces aériennes khmères rouges et la 502e division de l’armée révolutionnaire du Kampuchea), ainsi que dans le cas 4. Robert Hamill remplit les formulaires le 22 avril et une semaine plus tard, en clôturant l’épineux dossier 3 les juges d’instruction rejettent sa candidature de partie civile (pour cette même affaire), estimant qu’il n’avait pas démontré le lien entre ses souffrances et la mort de son frère. Robert Hamill ne se décourage pas et ses avocats font appel de la décision des juges d’instruction en mai 2011.
Mardi 25 octobre 2011, ce rejet est confirmé, non par décision des juges de la Chambre préliminaire chargés de trancher le cas mais au contraire parce que magistrats internationaux et cambodgiens ont été incapables de trouver un terrain d’accord et de dégager une majorité de 4 votes. Donc, dans ce cas, la décision des juges d’instruction reste en vigueur.


Des juges cambodgiens qui ne répondent pas sur le fond
Dans ce document qui annonce cette non-décision, les juges cambodgiens Prak Kimsan, Ney Thol et Huot Vuthy, prennent la défense du travail des juges d’instruction. Ils ne répondent pas sur le fond de l’appel. Ils disent que les juges d’instruction n’ont mis personne en examen dans le cadre de l’enquête sur le cas 3 (parce qu’ils n’auraient pas estimé les preuves assez claires et consistantes) et que, de toute manière, rien ne les y obligent même si les co-procureurs ont transmis des noms. De la même manière ils rappellent qu’il est à la discrétion des juges d’instruction de décider d’entendre ou non un suspect. Puis ils concluent : «Nous considérons que là où il n’y a pas d’accusé qui puisse être tenu responsable de remédier aux préjudices causés aux victimes, le rejet d’une candidature de partie civile à ce stade n’enfreint pas les droits des victimes.»


Pas de transparence
Les magistrats internationaux Katinka Lahuis et Rowan Downing publient eux aussi leur opinion qui questionne le travail de co-juges d’instruction. Les juges remarquent que l’instruction du cas 3 a été menée de manière significativement différente des cas 1 et 2. Aucune explication n’a été fournie pour justifier ce changement. «L’approche des co-juges d’instruction dans la conduite de l’instruction est des moins claires». Très peu d’information a été fournie sur l’instruction malgré qu’elle ait été clôturée. Katinka Lahuis et Rowan Downing ne savent pas non plus comment les droits des parties ont été pris en considération.
Les magistrats rappellent à leurs collègues de l’instruction quelques principes de base qui semblent mis à mal par leurs pratiques : assurer des procédures équitables et contradictoires, impliquer toutes les parties. «Il est de la plus haute importance que les co-juges d’instruction s’assurent du respect de ces garanties procédurales “conçues pour garantir une ‘justice procédurale’ plutôt qu’une ‘justice orientée sur les résultats’”». En somme il en va de la garantie d’un exercice correct de la justice.


Aucune information aux parties civiles potentielles
Les procédures suivies par les juges d’instruction concernant la gestion des parties civiles diffère des cas 1 et 2, sans explication. Toujours sans explication, les juges d’instruction ont ignoré la jurisprudence émanant directement de la chambre préliminaire établissant justement le régime d’admissibilité des parties civiles. «Contrairement à la pratique adoptée dans le cas 2, les victimes n’ont reçu aucune information sur l’instruction du cas 3 ni sur leurs droits à se porter partie civile ni à déposer une plainte liée à ce cas avant la décision des juges d’instruction de clore l’instruction le 29 avril 2011. […] Les seules informations sur le champ de l’instruction du cas 3 ont été publiées dans un communiqué de presse du co-procureur international le 9 mai 2011.»
La condition pour que les victimes exercent leur droit, c’est pourtant bien de savoir quel est le champ de l’instruction car une partie civile doit prouver le lien entre ses souffrances et au moins un des crimes allégué contre un accusé. «Une telle démonstration ne peut être faite quand aucune information d’aucune sorte n’est disponible».


«Les droits des victimes ignorés»
Si les parties civiles n’ont pu exercer leur droit de participer à la procédure, qui est pourtant expressément écrite dans le règlement intérieur, cela vient, selon les juges Lahuis et Downing, du manque d’information. «Nous considérons que les droits des victimes ont été ignorés jusqu’ici à leur détriment.» Ils ajoutent : «Leur refuser la possibilité de participer à l’instruction pourrait priver les co-juges d’instruction d’informations importantes dans leur recherche de vérité, conduisant à une instruction incomplète et levant des doutes sur leur impartialité.»


Des pratiques obscures
Dans le cas de Robert Hamill, les co-juges d’instruction ont écrit ne pas reconnaître ses avocats. Pourquoi estiment-ils que les avocats ont besoin d’être reconnu par eux spécifiquement ? Mystère. Bien sûr rien n’a jamais été notifié à ce sujet en amont. «Nous sommes d’avis que par leur action, les co-juges d’instruction ont privé des candidats partie civile, dont celui qui fait appel, de leur droit fondamental à une représentation légale.»


Une administration hasardeuse
Les juges d’instruction ne font pas leur travail selon les règles établies, ce qui ne facilite pas le travail des autres parties. En effet, leur bureau n’a pas d’enregistrement précis des documents qui ont été envoyés ni quand, et il n’y a pas de confirmation de réception.
La date à laquelle un document est rempli est enregistrée dans le système électronique de la cour. Les co-juges d’instruction, eux, n’indiquent pas quand le document a été mis dans le système et notifié. Ils n’indiquent que la date d’envoi aux parties. Exemple : le formulaire de Robert Hamill qui enregistre sa candidature comme partie civile le 22 avril 2011, n’apparaît dans le système que le 29 avril, à 14h40, soit 30 min avant d’être rejeté.


Une partie civile rejetée avant même d’être enregistrée
«Des délais peuvent avoir des conséquences sur l’exercice de leurs droits par les parties» soulignent les juges internationaux. Comme dans le cas de Robert Hamill. «Cela pourrait être vu comme une tentative de l’empêcher d’exercer son droit d’accéder au dossier et de participer à l’instruction.» Mais le bureau des juges d’instruction a fait pire. Dans un autre cas de candidature à être partie civile, les documents relatifs à son dossier de partie civile ont été enregistrés après la publication de son rejet !


Documents antidatés
Le premier document qui rejette Robert Hamill, le rejette pour le cas 4, pas pour le cas 3. Quand ce document est modifié pour corriger le tir et rétablir que le rejet de Robert Hamill s’applique bien au cas 3, ça passe comme une simple correction. La modification est faite le 6 juillet 2011 mais antidatée au 29 avril 2011. Même chose pour la traduction khmère. Un véritable embrouillamini qui masque des modifications fondamentales. Selon les magistrats Lahuis et Downing, les juges d’instruction saisis d’une plainte doivent l’examiner sur le fond et non au mérite. «Le rejet prématuré des parties civiles signerait la défaite de tout le régime d’admissibilité établi pour les victimes devant les CETC.»



«Dans l’après-Première guerre mondiale, un groupe de non-artistes a formé un non-mouvement pour créer un non-art qu’ils ont appelé Dada. De la même manière, le Conseil des ministres semble avoir créé un non-porte-parole pour transmettre une non-information.»

[suite de la citation] Comment expliquer autrement l’affirmation bizarre de M.Remy [chef adjoint de l’unité presse et réaction rapide du Conseil des ministres] selon laquelle Mme O’Brien [Sous-secrétaire général des Nations unies aux affaires juridiques] «n’a jamais dit au gouvernement de cesser de faire des déclarations» alors qu’elle publie une déclaration qui dit le contraire ? Et si elle ne l’avait pas fait, pourquoi M.Sok An aurait-il ensuite été obligé de prétendre que «le gouvernement cambodgien n’a jamais fait de déclaration relative au tribunal pour les Khmers rouges» alors qu’il revendiquait récemment sa liberté d’expression sur le sujet ? Je dois admettre que je suis très excité par le potentiel du Cambodge pour le dadaïsme et félicite le Conseil des ministres d’une approche si créative en matière de relations publiques