Nuon Chea : la faute aux Vietnamiens


Nuon Chea lors de sa longue déclaration au début de son procès. (Anne-Laure Porée)


Mardi 22 novembre 2011, la défense de Nuon Chea est appelée à répondre aux procureurs. L’avocat Michiel Pestman demande à pouvoir commencer le mardi et poursuivre le mercredi afin de consulter son client entretemps. Le président rejette la demande. L’emploi du temps est fixé, il n’y a aucune raison de le changer. L’avocat insiste, argumente que son équipe était programmée le lendemain, rien n’y fait.

Avant que Nuon Chea ne soit conduit à la barre pour s’exprimer, Michiel Pestman insiste sur la portée du procès qui s’ouvre : «Tous les chefs d’accusation ne vont pas être abordés durant ce procès». Il précise : contexte historique, déplacements forcés de population, rôle de l’accusé… «Mon client et moi-même nous nous contenterons de répondre à ces questions. Les autres sujets, ce sera quand et si il y a jamais un autre procès.» Il pense en particulier aux faits de génocide.


La métaphore du crocodile
C’est d’une voix assez haut perchée que Nuon Chea lit sa déclaration. Le rythme de son discours est très marqué, soulignant la structure implacable de sa pensée. Nuon Chea estime que le tribunal est injuste à son égard parce que les magistrats ignorent certains éléments. «Je vais pouvoir expliquer au peuple cambodgien bien aimé quels sont les faits qui sont survenus dans l’histoire cambodgienne. Je vais essayer de donner des explications et d’apporter des propositions afin que l’histoire soit mise au service de la vérité et pas d’une tendance politique. […]Certains faits seulement sont pris en compte par les chambres. On ne discute ici que du corps du crocodile et pas de sa tête ni de sa queue, qui pourtant sont des éléments importants de la vie quotidienne du crocodile. Il faut revenir sur les causes profondes et les conséquences de ce qui s’est passé avant 1975 et après 1979.»


L’expansionnisme du Vietnam
Nuon Chea plonge donc dans sa version de l’histoire des mouvements communistes de l’Indochine afin d’expliquer les positions futures du parti communiste du Kampuchea (PCK). Le Vietnam a instauré un parti communiste sur le modèle du parti communiste chinois en 1930 qui vise, à terme, à former une fédération indochinoise avec le Laos et le Cambodge. Jusque dans les années 1950, ce parti communiste indochinois (PCI) ne comptait pas de Khmers, dit Nuon Chea avant de proposer une explication simpliste à ce fait : «La principale raison en était que les Khmers n’aimaient pas les Vietnamiens.»


Des agents infiltrés aux avaleurs de terre
Par la suite, le PCI a été divisé en trois mais dans les faits, le parti des travailleurs vietnamiens les dirigeaient. Nuon Chea décrit également une volonté vietnamienne dans les années 1950 d’infiltrer des Khmers formés par le Vietminh et imprégnés de ses idées et de ses méthodes. Nuon Chea poursuit son historique : «Pendant la période de 1960 à 1979, le Vietnam a employé tous les moyens possibles pour détruire la révolution cambodgienne et entraver le développement du Cambodge et de sa démocratie, y compris pour ce qui est de l’organisation du parti, et ce secrètement, depuis l’échelon supérieur jusqu’au plus bas échelon il a donc mené une opposition au parti communiste kampuchéen et a mis en place un réseau secret au sein du PCK en vue de l’avenir.»
Ainsi, en interne, les maudits Vietnamiens sèment la confusion, brisent les solidarité, détruisent la ligne politique et sur le plan international, ils s’assurent, avec le soutien de l’URSS, que les Etats-Unis ne s’ingéreront pas dans les affaires cambodgiennes, font pression pour que les pays asiatiques restent neutres et que la Chine reste à distance… En somme, « le Vietnam est un pays expansionniste qui a pour doctrine de vouloir dominer des pays plus faibles et plus petits. Le Vietnam applique une doctrine d’invasion, d’expansion, d’accaparement de territoire et d’extermination, le Vietnam était avide de pouvoir dans ses propres intérêts notamment économiques.»
Conclusion de l’ex-bras droit de Pol Pot : le Vietnam est le principal facteur qui a semé la confusion au Cambodge entre 1975 et 1979.


Les lignes stratégiques du parti
A la fin des années 1950, le parti communiste khmer (appelé alors parti révolutionnaire du peuple khmer) a dû définir ses lignes stratégiques et politiques pour pouvoir être indépendant. «Moi, Nuon Chea, et Pol Pot avons accepté les recommandations de Tou Samouth.» Quand Nuon Chea énumère les éléments constitutifs des lignes stratégiques et politiques, il donne l’impression de lire un programme politique en 9 points. Ainsi les militants du PRPK définisse la société cambodgienne comme à moitié féodale et à moitié coloniale. Pour eux la révolution signifie «s’opposer à l’invasion de puissance étrangères et éliminer la moitié féodale». Leur action doit les conduire à transformer la situation économique des paysans afin qu’ils aient de quoi manger, se vêtir et jouissent de la liberté et la démocratie. Les ennemis sont tout désignés : «les envahisseurs et leur clique». Nuon Chea et ses camarades choisissent de mettre en œuvre la lutte politique armée, en commençant par la périphérie et en gagnant progressivement les centres urbains.
L’assassinat de Tou Samouth porte un coup dur au Parti des travailleurs du Kampuchea (le PRPK a changé de nom en 1960) mais c’est alors que Pol Pot en devient le numéro 1. Nuon Chea reste numéro 2. Pour le parti, qui depuis 1966 s’appelle parti communiste du Kampuchea (PCK), la lutte armée est un moyen de survie, de protéger ses forces. Pol Pot et ses hommes sont convaincus que sinon ils seront eux-mêmes éliminés. Le 12 janvier 1968 naît l’armée révolutionnaire du Kampuchea (ARK) en même temps qu’est lancée la lutte politique armée.


Désaccords politiques avec le PCV
Nuon Chea raconte ensuite que dans le contexte des bombardements américains meurtrissant le Cambodge, Pol Pot rencontre ses homologues vietnamiens en décembre 1969. Lors de cette réunion, il aurait été demandé au PCK d’abandonner la lutte armée et de reprendre la seule lutte politique. Les désaccords entre PCK et PCV sont majeurs. «Le Vietnam nous a dit : […] une fois que le Vietnam sera pleinement libéré, il libérera Phnom Penh en moins de 24 heures», aurait rapporté Pol Pot aux cadres du parti.
Nuon Chea présente la suite des événements comme une lutte permanente du PCK contre le régime de Lon Nol mais aussi évoque toutes sortes d’infiltrations vietnamiennes dans les rouages cambodgiens (militaires, administratifs…) par la ruse, le calcul et le mensonge.


Les traîtres dans les rangs
Quand Norodom Sihanouk notamment a appelé la population à s’opposer au coup d’Etat de Lon Nol et Sirikmatak, nombre de Cambodgiens ont pris le maquis : «toutes sortes d’éléments, de bons éléments, de mauvais éléments, des opportunistes, des voleurs, des gens sans emploi… Et les cadres révolutionnaires connus sous le nom de Khmers rouges ont accepté ces éléments sans même essayer de voir quels étaient leurs antécédents ou de lire leur biographie. Ces éléments par la suite ont causé le chaos et des difficultés pour le mouvement révolutionnaire.»
Le PCK formait ses forces nationalistes mais Nuon Chea établit que déjà les traîtres hantaient. «Pour ceux qu’il n’était pas possible de former, il s’agissait surtout d’espions infiltrés dans les coopératives, qui ne faisaient que boire, manger et se battre. Ils avaient aussi infiltré l’armée de façon à détruire les coopératives et à détruire l’armée depuis l’intérieur.» Les germes de la paranoïa sont présents très tôt puisque cette description correspond à la période avant 1972.


Les soldats de Lon Nol déguisés en Khmers rouges pour éliminer les leurs !
Concernant la libération de Phnom Penh et l’assassinat des soldats de Lon Nol qui s’en est suivi, Nuon Chea a une théorie bien à lui : «Des soldats de Lon Nol se sont déguisés en portant les habits noirs de l’Armée révolutionnaire du Kampuchea. Ils ont fait ça pour arrêter des responsables de l’ancien régime Lon Nol, des fonctionnaires, des soldats et les ont trompé en leur faisant croire qu’ils étaient emmenés pour rencontrer le roi Sihanouk. En fait ils ont été emmenés pour être tués.» Nuon Chea assure que des mesures ont été prises pour éliminer les meurtriers et leur famille. Nuon Chea balaye ainsi l’accusation de crime de guerre…


La stratégie du python qui asphyxie un jeune cerf
Après s’être appesanti de nouveau sur les bombardements américains, Nuon Chea revient à la charge sur le Vietnam qui veut avaler le Cambodge. L’ARK s’est battue contre l’armée du PCV pendant le régime de Pol Pot, rappelle Nuon Chea. Volonté d’invasion contre refus de devenir Etat satellite. En février 1977, le Vietnam aurait organisé une tentative de coup d’Etat laquelle a échoué. Nuon Chea date «les attaques vietnamiennes à grande échelle» de décembre 1977, c’est-à-dire de la reconnaissance officielle d’un état de guerre entre les deux pays… «En novembre 1978, le parti communiste du Vietnam et Vorn Vet ont tenté un autre coup d’Etat qui a échoué.»


«Vider le Cambodge de sa race»
«L’invasion du 7 janvier 1979 était en violation du droit international», assène encore Nuon Chea. A en croire l’ancien frère numéro 2, les Vietnamiens ne se retirent du Cambodge que sous la pression de la communauté internationale. «L’armée du parti communiste vietnamien et les cadres du parti ont continué à rester en terre cambodgienne discrètement afin de conquérir ce pays selon son ambition d’occuper, d’annexer, d’avaler le Cambodge et de vider le Cambodge de sa race et de son ethnicité.» Ainsi le pays est truffé de migrants illégaux, d’association qui mettent la main sur le Cambodge d’un point de vue politique, économique et idéologique. « C’est une autre partie d’un python qui asphyxie un jeune cerf. Voilà la stratégie.» Et Nuon Chea de citer le dicton : «Ne faites jamais confiance à un étranger».

Pendant de longues minutes encore, Nuon Chea va alimenter son discours sur le parti communiste vietnamien cherchant à contrôler entre autres le Cambodge. Il martèle que le PCK, insoumis, s’y opposait farouchement. «Les procureurs ne disent pas la vérité. Ma position dans la révolution a consisté à servir l’intérêt de la nation et du peuple.» Nuon Chea fait dans la grandiloquence en expliquant qu’il s’est battu pour que le Cambodge ne soit pas «effacé de la face du monde».


Quelques éléments sur l’évacuation de Phnom Penh
Nuon Chea tente de justifier l’évacuation de Phnom Penh et les déportations par la situation dramatique qui prédominait dans la capitale avant l’arrivée des Khmers rouges : pas assez de nourriture ni de médicaments. Nuon Chea joue une corde sensible qui n’a pourtant pas longtemps perturbé les Khmers rouges : «Les jeunes enfants mouraient de faim». Il explique que les déserteurs de l’armée de Lon Nol auraient pillé et brûlé les maisons dans la capitale et que ça aurait été incontrôlable.
Enfin, il prétend que dans les zones “libérées”, où les coopératives manquaient de main d’œuvre, «la vie des populations était meilleure que dans celles sous contrôle ennemi». En cas de besoin, le tribunal ne devrait pas avoir de mal à trouver des témoins pour raconter la vie dans ces fameuses zones “libérées” : pas si rose que Nuon Chea veut le faire croire…

Jacques Vergès entre en scène




Jacques Vergès en audience le 23 novembre 2011. (Anne-Laure Porée)




«Je voudrais avoir une pensée pour les morts oubliés de ce procès, pour les victimes des bombardements américains. Plus de bombes américaines sur ce pays que sur tous les pays alliés et ennemis pendant la guerre mondiale. Apparemment ces bombes n’étaient pas chargées uniquement de chewing gum…» Voilà l’entrée en scène de Jacques Vergès : la recontextualisation historique (comme l’a déjà fait Khieu Samphan) et la critique vis-à-vis d’un tribunal qu’il sait mandaté pour juger seulement les crimes commis au Cambodge entre 1975 et 1979. L’avocat poursuit en rendant hommage aux générations de victimes de l’agent orange, dont ce procès ne s’occupera pas. La défense pense aux victimes, assure-t-il.


La “vision fantasmatique” des procureurs
Jacques Vergès attaque ensuite de front l’accusation. «J’ai écouté avec beaucoup de charme les deux réquisitoires prononcés par Mme et M. les procureurs, j’ai entendu là un merveilleux roman écrit par un Alexandre Dumas sur ce qui s’est passé au Cambodge. Malheureusement ce roman était appuyé, fondé sur des reportages de journalistes et des témoins anonymes. […] Or tous ces journalistes dont on rapportait les témoignages étaient hostiles aux accusés si bien qu’à la fin, Mr et Mme le procureur nous ont offert une vision fantasmatique de la réalité. Cette réalité pour eux se ramène à ceci : tout un peuple a été opprimé par un trio, c’est peut-être une trinité, c’est des gens qu’on a sous la main. Cette trinité, c’est peut-être une réminiscence chrétienne de la part de M. le procureur et donc tout dépendait de ces gens-là mais ça n’a aucun rapport avec la réalité !»


Lire Bizot pour équilibrer les faits
L’avocat met en cause les témoins auxquels les procureurs ont eu recours. Il suggère la lecture du Portail de François Bizot afin d’avoir une opinion plus équilibrée sur la réalité des faits. Les descriptions y seraient plus justes que dans les ouvrages mentionnés par les co-procureurs, moins caricaturales.
«Ta Mok, le grand chef, est pour l’exécution de Bizot prétendant qu’il est un espion de la CIA et Duch refuse cela, il se bat, discute et finalement sauve la vie de Bizot; donc nous avons là, d’après un témoin incontestable, la preuve que tout ne se déroulait pas selon cette vision fantasmatique, cette vision de cauchemar avec un trio, une trinité, dieu le père en trois personnes donnant des ordres et tout un peuple s’y soumettant. Non ce n’est pas vrai !»


Du fascisme à la résistance
Puis de nouveau Jacques Vergès interpelle les procureurs sur leur lecture de l’histoire et sur leurs silences quant à la biographie de son client. Et chaque fois, c’est la dimension politique des mots et des actes que Jacques Vergès met en perspective. «Tout le monde sait que le Cambodge a vécu dans une tourmente extraordinaire, une tourmente unique. Il y a eu un coup d’état militaire, ce coup d’état militaire aboutit à installer un régime fasciste. Mais pour le parquet, quand il parle de ce régime militaire, il s’agit d’un régime républicain. Drôle de république. Et ce parti fasciste a démis le prince Sihanouk, qui n’est pas communiste. Il a été démis par le général Lon Nol, agent de la CIA. Et c’est à ce moment-là que mon client, monsieur Khieu Samphan, quitte Phnom Penh pour prendre le maquis et cela nous est présenté comme  le communiste souterrain qui tout d’un coup arrache le masque. Non ce n’est pas le masque qu’il s’arrache. Ce sont ses habits que les agents de Lon Nol lui ont arraché et l’ont promené nu dans les rues. Cela vous avez oublié de le dire. S’il a pris le maquis, c’est que sa vie était en danger à la suite d’un coup d’Etat fasciste d’un gouvernement que vous appelez républicain.»


Rhétorique sur la falsification de l’histoire
En ajoutant à cela les revendications vietnamienne et thaïlandaise sur le Cambodge, l’avocat est d’avis que dans ces conditions des hommes puissent commettre “des erreurs, des crimes”. Mais l’avocat ne s’attarde pas sur ce sinistre volet, il revient vite aux origines du mouvement khmer rouge : la résistance. Un sujet qui lui tient à cœur. «Je dirai, vous auriez dû le rappeler : ce pouvoir khmer rouge est arrivé porté par qui ? Par la résistance, c’est indéniable. Par un mouvement populaire. Et il a été renversé par qui ? Pas par un mouvement populaire, par une invasion étrangère.» L’avocat demande à ce que ce soit pris en compte. «Ce régime a commis des fautes certes. Mais présenté ainsi c’est falsifier l’histoire.»


Vergès plaide contre les excès
Pour l’avocat, il n’y a dans ce prétoire ni monstres assoiffés de sang, ni assassins de leur peuple. «Tenez-compte mesdames messieurs du tribunal quand vous jugerez de cette réalité : vous avez en face de vous des êtres humains pris dans une tourmente [en anglais le mot tourmente a été traduit à tort par holocauste]. Certains ont perdu la tête, d’autres ne l’ont pas perdue, ce n’est pas la peine de les dépeindre comme un trio de forcenés voulant la mort de leur peuple. Ce n’est pas possible, c’est inimaginable, reprenons raison !»
Il conclut par une citation de Monsieur de Talleyrand, ministre des Affaires étrangères de Napoléon. «Encore un autre bandit…», glousse-t-il. «M. de Talleyrand disait, monsieur le procureur, madame : “Tout ce qui est excessif est vain”. Tout ce que vous avez dit est excessif, donc vain. Que le tribunal en tienne compte. J’espère ne pas avoir abusé de votre temps.» Jacques Vergès pouffe de rire puis se rassoit et s’enfonce satisfait dans son fauteuil.

Khieu Samphan : le dignitaire qui ne savait rien



Khieu Samphan a succédé à Norodom Sihanouk à la présidence du Praesidium du Kampuchea démocratique en 1976. L'équivalent du statut de chef de l'Etat sans être doté des mêmes pouvoirs. (Anne-Laure Porée)




Khieu Samphan se tourne vers le public à qui il semble s'adresser au début de sa déclaration. (Anne-Laure Porée

Khieu Samphan chemine doucement jusqu’au box des accusés. La voix chevrotante, comme d’un autre temps, le ton ferme, le discours éminemment construit, le regard qui harponne parfois celui de ses accusateurs… C’est un Khieu Samphan décidé qui prend la parole et se défend longuement. Son intervention constitue le moment le plus intéressant de cette journée d’audience. Contrairement à Nuon Chea qui a bifurqué sur d’autres voies que celles empruntées par les coprocureurs et contrairement à Ieng Sary qui choisit le silence, Khieu Samphan répond aux attaques des procureurs après s’être tourné vers le public et lui avoir adressé ses premières phrases comme à une tribune.
Sans surprise, il qualifie les arguments des co-procureurs de «suppositions», «affirmations péremptoires et amalgames». Il déplore que les noms des témoins n’aient pas été donnés. «Je ne peux rien répondre à moins qu’on me donne les faits et les preuves.»


Les sources de l’accusation en cause
Ensuite Khieu Samphan s’emploie à démonter les sources des co-procureurs. Il dit que ce sont en grande partie des extraits de livres et des articles de journaux. « A ce que je sache ni les historiens, ni les journalistes, ni les chroniqueurs, ni les romanciers ne sont des magistrats. […] Ces journalistes que vous avez cités sont libres de tout enjeu judiciaire. Ils ont bien sûr le droit de se tromper, d’être partiaux et d’exprimer des opinions librement plutôt que d’aller au fond des choses. Puis-je, Mme le procureur, vous rappeler que le lendemain du 17 avril 1975 le quotidien français Le Monde titrait un article : “Phnom Penh libérée”. Que n’entendrais-je comme critique de votre part si je cherchais à en tirer argument ! […] Quel est ce procès que vous nous proposez 36 ans après les faits ? Quel est ce procès s’il n’est fondé que sur des témoignages anonymes, des articles de presse et des livres de journalistes partiaux?»


Communiste, et alors ?
Khieu Samphan regrette que le procureur ait résumé sa vie d’étudiant à des réunions d’étudiants communistes. «Il a eu l’air de prétendre qu’il fallait y voir l’origine d’une entreprise criminelle commune avec mes co-accusés.» Khieu Samphan rappelle qu’il a passé avec succès un doctorat en économie. «C’est vrai, je me suis intéressé au communisme et j’ai étudié ses théoriciens. Et alors ? Cela vous paraît aujourd’hui peut-être ridicule mais dois-je vous rappeler que dans ces années-là le communisme était un mouvement porteur d’espoir pour des millions de jeunes gens à travers la planète ? Tout ce que je voulais c’était le bien de mon pays le Cambodge.»










Khieu Samphan dit au procureur : "En vous écoutant accumuler les imprécisions et les petits arrangements avec la vérité, j’ai eu le sentiment que vous voulez ma tête à tout prix, même si cela doit passer par une justice expéditive, même si une justice expéditive serait une insulte aux victimes que vous prétendez défendre". (Anne-Laure Porée)









Retour sur le contexte historique
L’analyse du parcours politique de Khieu Samphan par les procureurs révolte l’intéressé. «Vous êtes allé aussi loin en prétendant que la preuve de mon caractère diabolique résidait certainement dans le fait que j’avais été soupçonné de gauchisme par le pouvoir royal au point de m’enfuir dans la jungle. Vous oubliez Monsieur le procureur que mon gauchisme était surtout une opposition à Lon Nol et à sa bande. Puisque vous semblez penser que j’avais tort, alors pourquoi n’appelez-vous pas le roi à nous rejoindre sur ce banc d’infamie ?» Khieu Samphan fait comprendre sans ménagement au procureur international qu’il ne maîtrise pas le contexte historique. Il insiste : «Monsieur le procureur, vous semblez oublier qu’entre janvier 1970 et août 1973, c’est-à-dire en deux ans et demi, les Etats-Unis ont largué sur notre petit Cambodge plus de bombes que l’ensemble des forces alliées en avaient largué pendant toute la deuxième Guerre mondiale sur tous les théâtres d’opération, y compris les deux bombes larguées sur Hiroshima et Nagasaki. Pouvez-vous imaginer dans quel état se trouvait mon pays après un tel carnage ? Pouvez-vous imaginer dans quel état était le peuple cambodgien après un tel pilonnage ? Non, cela bien sûr vous ne voudrez pas le voir.»


Nationaliste et ami du peuple
Khieu Samphan affirme qu’une «grande majorité de la population soutenait la lutte contre le régime Lon Nol». «Que cela vous plaise ou non, c’était un mouvement de résistance à l’oppression.» Khieu Samphan n’a agi, dit-il, que pour le rassemblement national, la souveraineté de la nation et l’indépendance vis-à-vis des Etats-Unis comme du Vietnam. «Comment osez-vous prétendre que j’ai pu imaginer et vouloir un instant détruire le peuple cambodgien que j’aimais et que j’aime et auquel j’ai consacré toute mon existence ? Ce que vous avez dit lundi et mardi est un monument de partialité.»


Dénis en cascade
Après avoir condamné «les petits arrangements avec la vérité» des procureurs, Khieu Samphan conteste « avoir eu la moindre responsabilité dans l’évacuation de la capitale », il proteste contre les milliers de pages du dossier qui ne sont pas traduites, il s’offusque que le procureur le désigne comme membre du Comité permanent du Parti communiste du Kampuchea (PCK) sans document à l’appui. Le procureur, dans sa présentation mardi 22 novembre, avait en effet montré un organigramme présentant Khieu Samphan comme un membre “de facto” du Comité permanent. Plus précisément, Khieu Samphan attaque les procès-verbaux (PV) avancés par le procureur pour justifier son organigramme. «Vous ne disposez que de 19 PV sur les 150 à 200 réunions qui ont dû se tenir entre 1975 et 1979. Si vous aviez lu ce dossier auriez-vous osé faire mine d’y voir la preuve de mon implication alors que sur les 19 réunions dont vous avez les PV, j’assiste certes à 14 d’entre elles mais je n’y parle que 2 fois de sujets de ma compétence sans aucun rapport avec les crimes dont vous m’accusez ?»
Dans la foulée, Khieu Samphan conteste avoir été le chef du bureau 870, sorte de secrétariat du Comité central du PCK par lequel passaient les directives du Comité central vers la base et par lequel remontaient les rapports rédigés dans les différentes zones vers le sommet. Si les procureurs démontrent pendant le procès sa fonction au bureau 870, ils démontreront en partie que Khieu Samphan ne pouvait ignorer la situation de la population.


Khieu Samphan n’était pas dans l’Angkar…
Cerise sur le gâteau : en revenant sur la description des mariages forcés sous le régime de Pol Pot (faite par les procureurs), Khieu Samphan déclare absurde cette accusation que l’Angkar ait donné des instructions individuelles de mariages forcés et veillé à ce que des rapports sexuels s’ensuivent. « Bien sûr que je ne faisais pas partie de l’Angkar, glisse-t-il incidemment, mais j’imagine qu’ayant un pays à gérer, ses membres avaient d’autres choses à faire que surveiller les rapports sexuels. » Le public rit. Khieu Samphan, lui, joue les pudiques : « Cette remarque est dérisoire et j’ai presque honte de la formuler, je ne le fais que pour vous répondre. » Les victimes de mariages forcés et de viols, comme la très courageuse Sochan qui témoignait de son calvaire à Chœung Ek la veille du procès, apprécieront sans doute…


Pas d’entreprise criminelle commune non plus
Khieu Samphan est poursuivi avec ses co-accusés pour entreprise criminelle commune. Une notion qui semble le hérisser au plus haut point. «Monsieur le procureur, vous direz aussi que le fait que j’étais président du Praesidium m’engageait dans une entreprise criminelle commune. Mais alors pourquoi ne poursuivez-vous pas également le roi Norodom Sihanouk [lequel a occupé ce poste avant Khieu Samphan entre 1975 et 1976] ? Vous savez pourtant que ce praesidium n’était qu’une vitrine sans réalité au point d’ailleurs qu’il ne s’est jamais réuni. A quelle entreprise criminelle peut-on participer quand on a été et qu’on reste un fantôme?»


Khieu Samphan et l’opinion publique cambodgienne
Khieu Samphan revendique d’avoir évolué au fil de ses connaissances et de ses réflexions sur cette période de l’histoire, d’où des déclarations qui changent dans le temps. Il confirme en opinant de la tête. «En 36 ans, un homme apprend et évolue.»
L’accusé conclut qu’il conserve l’espoir de pouvoir «expliquer à l’opinion cambodgienne comment il est possible que j’ai occupé une haute position officielle dans le Kampuchea démocratique sans pour autant avoir fait partie du processus de décision et sans pour autant avoir été informé de tout ce qui se passait dans notre pays». Il est certain que le public se fera une idée par lui-même.
Hors de la salle d’audience, le public a déjà un avis sur ce qu’il vient d’entendre. Les Cambodgiens venus de Takéo qui découvrent le tribunal pour la première fois sont unanimes : ils s’accordent à dire qu’un homme aussi haut placé ne pouvait ignorer ni les souffrances de son peuple qu’il dit aimer, ni les crimes commis.

Ieng Sary : le silence de l’amnistié



Courte déclaration de Ieng Sary. (Anne-Laure Porée)


Ieng Sary avait prévenu fin octobre 2011 qu’il n’avait pas l’intention de s’exprimer durant son procès. Néanmoins, il avait préparé une courte déclaration pour l’ouverture des audiences au fond. Il aurait souhaité que Ang Udom, son avocat cambodgien, la lise à sa place mais, devant le refus des juges, il a dû le faire lui-même…


Fermeté du président de la cour
Ang Udom au micro.
Monsieur Ieng Sary voudrait faire une déclaration mais il m’a demandé de lire cette déclaration en son nom, si vous me le permettez. Cette déclaration fait à peu près une page et demie, cela ne prendra pas beaucoup de temps.
Le président de la cour:
C’est à l’accusé qu’il revient de prononcer sa déclaration. Je donne donc instruction aux gardes de sécurité d’amener Ieng Sary au box des accusés. Et je demande à la sécurité d’aider monsieur Ieng Sary à prendre place sur le fauteuil roulant.
Pendant que les gardes aident l’accusé, c’est l’effervescence en salle de presse. Les photographes se positionnent pour prendre la bonne image, les gens se figent devant l’écran qui retransmet ce qui se passe à la cour.


Grosse fatigue
«En 1996, j’ai bénéficié d’une grâce et d’une amnistie royale», commence Ieng Sary après les salutations d’usage aux juges et au public. «Les co-Premier ministres de l’époque ont négocié cette grâce et cette amnistie, laquelle a été approuvée par l’Assemblée nationale et accordée par l’ex-roi Norodom Sihanouk.»
Ieng Sary s’arrête et porte la main à son cœur.


Ieng Sary porte plusieurs fois la main au cœur pendant sa déclaration. (Anne-Laure Porée)


«Je suis très fatigué, je ne suis pas sûr de pouvoir continuer à lire ce texte parce que je souffre du cœur.»
Dans la salle, sourires désabusés, hochements de tête. Le mot comédie traverse les esprits.
«Peut-être pourriez-vous faire une pause et je pourrai reprendre ensuite» suggère Ieng Sary.
«Combien de paragraphes avez-vous encore ?», s’enquiert le président.
L’avocat de Ieng Sary saute sur l’occasion pour demander à faire la lecture à la place de son client. Le président sourit. Et refuse. «Nous savons que M. Ieng Sary est vite à bout de souffle, nous le laisserons faire des pauses et lire sa déclaration qui fait une page et demie.»


Dans l’attente de la cour suprême
L’accusé reprend sa déclaration. Pour rappel, Ieng Sary avait fait défection aux Khmers rouges, avec des milliers de partisans en août 1996 en échange d’une grâce royale pour sa condamnation par le tribunal révolutionnaire de 1979 et il avait bénéficié d’une amnistie royale au regard de la loi du 14 juillet 1994 qui mettait hors-la-loi “la clique du Kampuchea démocratique”.
Devant les juges, Ieng Sary rappelle son désaccord avec la chambre de première instance qui a statué que la grâce et l’amnistie ne s’appliquaient pas aux CETC. Il a fait appel mais la cour suprême n’a pas encore tranché. «Je suis de l’avis que je ne devrai pas participer au procès tant que la chambre de la cour suprême n’aura pas rendu sa décision sur la grâce et l’amnistie. Toutefois par respect pour la présente institution, je continuerai de participer comme je l’ai toujours fait depuis que j’ai été mis en examen, arrêté et amené au centre de détention des CETC. Fait à Phnom Penh, le 21 novembre. Signé Ieng Sary.»
Rires. Le «signé Ieng Sary» produit son effet comique.


La défense attend les faits
Après cette très courte déclaration, un garde pousse Ieng Sary dans sa chaise roulante jusqu’au fauteuil qui l’attend derrière ses avocats, lesquels ont déjà annoncé la veille qu’ils ne s’exprimeraient pas. Pour eux, les déclarations des procureurs n’ont pas valeur de preuve et les arguments avancés depuis lundi ne sont pas étayés par des faits. Ang Udom indique que son équipe ne connaît pas tous les documents présentés par les procureurs et a dû leur en demander les références. Il demande aux juges d’intervenir pour que les procureurs en donnent le détail à la défense.

Première audience au fond : une journée pour les victimes et pour l’histoire



Nuon Chea. (Anne-Laure Porée)











Ieng Sary. (Anne-Laure Porée)


Khieu Samphan. (Anne-Laure Porée)



En introduction de cette audience, on découvre que Khieu Samphan n’est plus défendu par Sa Sovan (il a démissionné) mais par Kong Sam Onn et qu’un deuxième avocat international fait son apparition au côté de l’avocat français Jacques Vergès, enfoncé dans son fauteuil.


Panne de micro
Avant même que ne commencent les déclarations liminaires des procureurs, un incident technique retarde le début de l’audience. Le co-avocat principal cambodgien des parties civiles est censé présenter trois de ses collègues mais le micro ne fonctionne pas. Les avocats des parties civiles qui se plaignent d’être réduits au silence, en particulier pendant cette première semaine du procès, sourient de l’incident. «Est-ce que nous attendons que le problème soit résolu?», intervient finalement la défense de Khieu Samphan. «Dans ce cas je demande à ce qu’on revoie mon ordinateur et ma souris qui ne fonctionnent pas…» Rires dans la salle.


Tentative de déstabilisation
Après la lecture des chefs d’accusation par un greffier, la procureure cambodgienne Chea Leang s’apprête à prendre la parole. Mais Michiel Pestman, avocat international de Nuon Chea, se lève. Il promet de ne pas reproduire ce genre d’intervention mais c’est lui qui lance le premier scud de ces audiences au fond : il annonce le dépôt le matin même d’une demande de récusation de la juge Silvia Cartwright. Dans son sillage, l’équipe de Ieng Sary déclare avoir la même requête. Selon ex, la juge a eu des réunions informelles avec le procureur Andrew Cayley et le directeur de l’administration. «Nous considérons qu’il s’agit d’une question très importante», déclare Michael Karnavas. «Un juge et un procureur font une réunion, nous ne savons pas ce que c’est mais les apparences laissent planer le doute que dans ce procès nous ne jouissons pas des mêmes privilèges que le procureur semble avoir, en particulier dans le cadre de réunion avec le juge qui entendra les preuves et qui décidera. Nous demandons donc que la juge Cartwright se récuse et devienne juge suppléante et que la juge Fenz prenne sa place.»

La chambre ne se laisse pas impressionner. Très vite, le président explique que la question sera tranchée en temps utile et que les parties sont priées de suivre strictement l’ordre du jour. L’avocat cambodgien de Ieng Sary se lève à son tour pour demander à lire la déclaration que son client a préparée. Le président refuse, il passe la parole à la procureure.


Une prison sans murs
Pendant les heures qui suivent, Chea Leang fait le récit des crimes qu’a subi le peuple cambodgien sous le joug des Khmers rouges. «Les preuves qui vous seront présentées démontreront qu’à partir du 17 avril 1975, le Parti communiste du Kampuchea a transformé le Cambodge en un camp d’esclavage et a réduit une nation entière à des prisonniers vivant sous un système d’une brutalité qui défie l’entendement jusqu’à aujourd’hui.» Evacuations forcées, réduction à l’esclavage de millions de personnes, centres de sécurité, extermination de minorités, nombre incalculable de morts… «Ces crimes ont été ordonnés et orchestrés par les accusés, ils font partie des pires horreurs infligées à une nation de l’ère moderne.»


Echantillon des crimes
La procureure évoque «le nombre ahurissant de morts». D’après les experts mandatés par les juges d’instruction pour produire des estimations, ce nombre oscille «entre 1,5 et 2,2 millions de gens morts sous le régime du PCK. Environ un Cambodgien sur quatre n’a pas survécu au régime.» Selon Chea Leang, aucun procès ne serait en mesure de venir à bout de l’ampleur des crimes commis. C’est pourquoi seul un échantillon représentatif de ces crimes a fait l’objet d’une instruction : deux évacuations forcées en 1975, 5 camps de travaux forcés, persécution des bouddhistes, crimes commis dans le cadre de la politique de mariages forcés, 11 centres de sécurité, génocide des Chams, génocide du groupe vietnamien au Cambodge et crimes contre les citoyens vietnamien pendant la guerre entre le Kampuchea démocratique et le Vietnam, et finalement le troisième déplacement forcé et les exécutions de masse lors de la purge de la zone Est.


Une déclaration pour l’histoire
Jusqu’aux environs de 15h30, Chea Leang revient sur chaque élément de cet échantillon. Son propos est parfois illustré par des photographies (la prise de Phnom Penh par les Khmers rouges, la déportation de la population vers les campagnes) ou des extraits de films. Les auteurs ne sont malheureusement jamais mentionnés à l’écran. Elle cite les témoignages de François Ponchaud, Elisabeth Becker, les recherches de Ben Kiernan ainsi que de nombreux témoins anonymes pour étayer son propos. Pour les Cambodgiens qui suivent en direct les audiences à la télévision ou sur place au tribunal, l’exposé de Chea Leang, suivi par celui de Andrew Cayley ressemble à une leçon d’histoire, bien plus concrète que le chapitre consacré au Kampuchea démocratique dans les manuels de terminale. Un jeune qui n’aurait entendu jusque là que l’histoire familiale, aura pris conscience au fil de la déclaration de la procureure de l’étendue des crimes et de leur sinistre cruauté. La variété des exemples donnés par Chea Leang faisait que les Cambodgiens de n’importe quelle province du pays pouvait se reconnaître dans la voix de la Cambodgienne.


Emotion et soulagement
Chea Leang a su trouver les mots et les images qui touchaient le public. Lorsqu’elle insiste sur la politique des mariages forcés, lorsqu’elle raconte le génocide des Chams, les larmes coulent sur certains visages dans l’audience. Les parties civiles, émues de voir enfin les trois accusés devant leurs juges, sont unanimement satisfaites de la déclaration liminaire. Mme Sophany Bay, venue des Etats-Unis pour assister à cette audience, explique combien ce jour elle s’est sentie en communion avec ses compatriotes qui avaient vécu le même calvaire. Mme Sam Un, elle, s’est sentie soulagée : «Avant de venir, je pensais que le tribunal ne fonctionnait pas correctement, il n’avait pas arrêté de repousser, mais après avoir assisté à cette audience, je trouve qu’il est actif et qu’il s’est efforcé de répondre aux attentes des victimes. La lecture des charges retenues contre les accusés a duré pendant plus de 5 heures ! Aujourd’hui, j’ai été très émue parce que je pensais que ça n’allait pas aboutir.»


Un lancinant Pourquoi?
Au cours de cette audience, beaucoup sont renvoyés aussi à leur vécu et face aux trois grands-pères qui furent les anciens dirigeants khmers rouges une même question les hante : pourquoi ? Pourquoi ces hommes, intellectuels, ont-ils conduit leur propre peuple à la mort ? Voilà la réponse essentielle qu’ils attendent du tribunal.
Chea Leang conclut sa déclaration en renvoyant à la sagesse de Bouddha : «Il faut vaincre la colère par le calme, la méchanceté par la bonté, l’avarice par la générosité, le mensonge par la vérité.»


Un procureur international carré
Après elle, Andrew Cayley se veut lui aussi incisif. Concentré sur le rôle et la responsabilité des accusés, Andrew Cayley prévient : « Leur grand âge pourrait inciter à la sympathie mais il ne faudrait pas oublier l’héritage catastrophique que ces personnes représentent.» Terreur, assassinats, privation de liberté, famine… La liste est longue. « Ils ont pris aux gens tout ce qui fait la valeur de la vie. […] Ils ont même banni l’amour entre les êtres humains.»
Tout au long de son intervention, Andrew Cayley tente de démontrer que les hauts dirigeants du Kampuchea démocratique ne pouvaient pas ignorer la destruction d’un quart de leur propre population. Khieu Samphan dit qu’il n’avait pas de pouvoir ? A l’aide de statistiques sur les réunions du Comité permanent, le procureur laisse entrevoir qu’il est bien décidé à prouver le contraire.


Des manifestations à côté
En fin d’après-midi, à quinze kilomètres du tribunal, l’Association des victimes des Khmers rouges au Cambodge (AKRV) organisait un jeu de fléchettes avec des cibles à l’effigie des anciens dirigeants khmers rouges pour marquer à sa manière ce premier jour d’audience au fond tandis que la Fédération internationale des droits de l’Homme (FIDH), l’ONG cambodgienne des droits de l’Homme Adhoc, les co-avocats des parties civiles et des Cambodgiens des diasporas américaine et française se retrouvaient dans un salon de l’hôtel Sunway pour faire le point sur les attentes des parties civiles. Une réunion sans surprise qui rappelait le besoin (martelé aussi à Chœung Ek dimanche) des parties civiles d’être reconnues comme une partie pleine et entière au procès. Les victimes ou survivants ont clamé leur envie de voir une justice efficace, qui ne traîne pas et qui fasse honneur à leurs chers disparus. Elles ont rappelé l’importance des réparations à leurs yeux et la nécessité d’expliquer ce qui s’était passé aux générations futures.


La malade imaginaire
Trait commun à toutes ces voix : l’absence de Ieng Thirith dans le box des accusés aujourd’hui est un souci. Soit cette absence n’est pas comprise (même s’ils savent que les juges l’estiment inapte à être jugée), soit elle n’est pas acceptée («Elle fait semblant d’être folle» assure Mme Sinan). En plaisantant, un Cambodgien commentait : «C’est un juste retour de bâton. Les Khmers rouges passaient leur temps à nous dire qu’on simulait quand on était malade. On n’a qu’à soigner Ieng Thirith avec des médicaments Lénine!»

Un procès a minima ?

Recueillement au charnier de Chœung Ek à la veille de l'ouverture des audiences au fond. (Anne-Laure Porée)

A quatre jours des audiences, les juges ont en effet annoncé que Ieng Thirith, 79 ans, ancienne ministre de l’Action sociale atteinte d’une maladie dégénérative de type Alzheimer, était inapte à être jugée. Si son état de santé fait peu débat, en revanche sa libération, logique d’un point de vue juridique, est inacceptable et incompréhensible pour la population. Les Cambodgiens n’ont pas oublié les hôpitaux mouroirs dont elle avait la charge… Les juges cambodgiens s’affichent en accord avec l’opinion publique. Ils proposent l’hospitalisation de l’accusée, espérant que son état s’améliore, puis une réévaluation de ses capacités dans six mois. Les juges internationaux insistent pourtant : la santé de l’accusée Ieng Thirith ne s’améliorera pas. Les procureurs ont fait appel de la décision concernant Ieng Thirith. Une décision sur son cas sera rendue d’ici à deux semaines mais au final, à l’ouverture des procès, le nombre d’accusés est réduit à trois.
Autre défi pour les magistrats : faire comprendre leur choix de disjoindre le procès en plusieurs dossiers, par souci d’efficacité. Au regard de l’âge des accusés (80 ans pour l’ancien chef de l’Etat, Khieu Samphan, 85 ans pour l’ancien bras droit de Pol Pot, Nuon Chea, et 86 ans pour l’ancien ministre des Affaires étrangères, Ieng Sary), nombre d’avocats estiment que ce premier dossier risque d’être le seul à aboutir. Or il ne vise que les crimes commis pendant les déplacements forcés de population entre 1975 et 1976. Le génocide, les persécutions religieuses, les mariages forcés, le travail forcé, les crimes commis dans les prisons seront-ils traités ? Peut-être, peut-être pas. Plusieurs avocats des parties civiles considèrent en tout état de cause que le “saucissonnage” nuira à une compréhension globale du crime et réclament, comme les procureurs, un procès plus symbolique des faits et de l’histoire.
Les audiences s’ouvrent enfin dans le climat peu serein de ces derniers mois. Les parties civiles bataillent pour défendre leur place. Elles se sont vu refuser par les juges une intervention de 30 minutes à la suite des deux journées pendant lesquelles les procureurs évoqueront les charges retenues contre chaque accusé. Autre élément de tension : la défense dénonce les interférences politiques cambodgiennes. Après la démission tonitruante du juge d’instruction Blunk début octobre, qui justifiait son départ par les interférences politiques du gouvernement cambodgien, les avocats de Nuon Chea ont porté plainte contre 11 officiels cambodgiens, égratignant un peu plus l’image du tribunal déjà perçu comme lent et confus. Ce faisant, ils passaient sous silence les fautes imputables au juge démissionnaire.

Ieng Thirith ne sera pas jugée

Les juges de la Chambre de première instance publient jeudi 17 novembre 2011 leur décision jugeant Ieng Thirith inapte à un procès. L’ex ministre khmère rouges de l’Action sociale (l’équivalent des Affaires sociales), 79 ans, est atteinte d’une maladie dégénérative de type Alzheimer qui l’empêche d’exercer ses droits et d’assurer sa défense. Les cinq experts qui l’ont rencontrée en cette année 2011, et qui sont convaincus qu’elle n’a pas simulé, sont d’accord pour dire que son état ne va probablement pas s’améliorer au fil de la procédure (les troubles de mémoire par exemple…). La conséquence de cette décision, c’est que Ieng Thirith doit être libérée. Mais les juges cambodgiens ne sont pas d’accord pour qu’elle soit libérée tout de suite, estimant que son état pourrait s’améliorer. Ils proposent que Ieng Thirith soit hospitalisée, reçoive un traitement médical approprié et soit réexaminée six mois plus tard. Les juges internationaux déclarent, eux, qu’il n’y a aucune chance que l’état de santé de l’accusée s’améliore. Ils votent pour sa libération sans condition.
Le bureau des procureurs a fait appel de cette décision des juges. 48 heures après cette décision, le maintien en détention de Ieng Thirith jusqu’au résultat de l’appel était ordonné.  Une décision finale doit être rendue sous 15 jours.

Jugement final de Duch le 3 février 2012

Les juges chargés des appels du procès Duch avaient promis dans un communiqué de presse en septembre 2011 qu’ils rendraient un jugement avant la fin de l’année. Ils n’ont pas tenu leur promesse. Rendez-vous est finalement pris pour le 3 février 2012 ! En septembre 2011, ils n’avaient alors pas donné d’explications sur les retards dont ils faisaient preuve et que beaucoup estimaient incompréhensibles. Pour mémoire le verdict du procès Duch avait été rendu le 26 juillet 2010. Il avait été condamné à 35 ans de prison mais avec les années déjà purgées et une déduction de 5 ans pour violation de ses droits, il lui restait 19 ans à passer en détention. Un verdict mal digéré par les parties civiles dont les avocats avaient fait appel. Les procureurs aussi ains que la défense. Les audiences sur l’appel ont eu lieu du 28 au 30 mars 2011. Il aura donc fallu presque onze mois aux juges de la cour suprême pour rendre une décision officielle.