La cour suprême ne tient pas les délais

Cérémonie des 100 jours en hommage à Vann Nath. (Anne-Laure Porée)

Tandis que se déroule ce mardi la cérémonie des 100 jours en hommage à Vann Nath (photo), la cour suprême des CETC, qui avait promis un jugement final pour Duch avant la fin 2011 et l’a repoussé au 3 février 2012, accuse aujourd’hui un nouveau délai concernant Ieng Thirith. La cour suprême, saisie par le bureau des procureurs, avait quinze jours pour se prononcer sur le cas de l’ancienne ministre de l’Action sociale, que les magistrats de la chambre de première instance estiment inapte à être jugée. La cour suprême ne rendra pas sa décision dans le délai imparti, elle a repoussé à la date du 13 décembre en invoquant des «circonstances exceptionnelles». Le cas est complexe disent les juges…

L’inquiétant “effet Nuon Chea”



Les jeunes qui n'ont pas vécu le régime khmer rouge sont beaucoup plus réceptifs au discours de Nuon Chea que leurs aînés. Dans dix ou vingt ans, quelle version de l'histoire retiendront ces enfants qui accompagnent aujourd'hui leurs parents au tribunal et les attendent dans la cour ? (Anne-Laure Porée)



«Mon père a été exécuté. Il était khmer rouge. Pourquoi a-t-il été exécuté ?» Voilà une des réponses que Im Hœun, 62, est venu chercher au tribunal, lui qui s’est constitué partie civile contre Nuon Chea, Khieu Samphan et Ieng Sary. Pourtant, après avoir écouté Nuon Chea lundi 5 décembre, il semblait convaincu par le discours de l’ancien dirigeant, en particulier quand ce dernier met les exécutions sur le dos des Vietnamiens. «Je pense qu’en effet ce sont peut-être les Vietnamiens qui ont exécuté mon père et pas les Khmers rouges. Je crois à 80% ce que dit Nuon Chea.» Im Hœun est certes lui aussi un ancien khmer rouge mais la facilité avec laquelle il adhère aux propos de l’accusé surprend. D’autant plus qu’il est loin d’être le seul.


La crédulité des jeunes
Parmi les jeunes venus assister aux audiences, la séduction a également opéré. Une jeune fille en classe de terminale boit les «paroles douces et intelligentes» de Nuon Chea, il en impose parce qu’il a mené ses études en Thaïlande (forcément un must) et «a fait ça pour le pays». Elle a presque pitié du vieil homme. A ses côtés, une étudiante semble douter qu’il était un dirigeant et lâche que de toute manière on ne peut pas «ramener les morts».


L’ancien dirigeant en impose
Sans l’ombre d’un doute, Nuon Chea s’exprime comme un chef. Il impressionne le public parce qu’il n’a pas peur de répondre. «Il est courageux», estime Chan Sros, un militaire venu assister à l’audience mardi 6 décembre. Mais contrairement à nombre de ses collègues qui prennent pour argent comptant toutes les déclarations de l’accusé, Chan Sros reste circonspect sur le vrai et le faux. «Je crois à certaines choses, pas à d’autres.»


«Il accuse les autres»
Touch Phal, 48 ans, est venu de Kompong Cham. Partie civile lui aussi, il veut comprendre  la mort de son beau-frère et le travail forcé auquel il a été soumis au barrage de Vihear Thom. Son avis est partagé sur Nuon Chea. «Le territoire cambodgien a été perdu à cause des Vietnamiens et actuellement le Cambodge continue de perdre du terrain à la frontière. Nuon Chea a raison. C’est aussi vrai qu’à l’époque le peuple était pauvre, que les pauvres étaient de plus en plus pauvres et que les riches étaient de plus en plus riches. Mais ce ne sont pas les Vietnamiens qui ont tué les Cambodgiens. Les dirigeants khmers rouges étaient d’accord pour exécuter le peuple. Je suis venu pour entendre ce que Nuon Chea a à dire mais aussi pour qu’il accepte de reconnaître sa faute, sa responsabilité. Là, il accuse les autres.»


La pratique contre la théorie
Assise près de Touch Phal, On Dran écoute timidement. Quand cette paysanne de 55 ans venue de Kompong Thom ose donner son avis, elle le fait en mettant la main devant la bouche comme pour cacher sa gêne. «Je veux que le tribunal les juge. Moi je ne sais pas parler.» J’insiste. Que pense-t-elle des arguments khmers rouges : défense du territoire et protection du peuple ? «Je n’ai jamais vu les Khmers rouges nous protéger. Avant qu’ils arrivent, on mangeait à notre faim. Après, je n’ai plus mangé de riz mais du bouillon.  Pourtant les rizières produisaient beaucoup de riz mais nous n’avions rien à manger. Toute la production était exportée vers la Chine.»


Nationalisme ?
Le discours nationaliste ne fait pas non plus effet sur tout le monde. Chum Mey, rescapé de S21 (centre d’extermination un temps sous l’autorité de Nuon Chea), comme plusieurs personnes âgées, fulminent après avoir entendu l’ancien frère numéro 2. «Il accuse les Français, les Vietnamiens, mais lui, rien !» «S’il était nationaliste, pourquoi il n’a pas protégé le peuple cambodgien ?», interroge Chum Mey. «Si on est nationaliste, on ne tue pas les gens comme ils l’ont fait. Moi je suis nationaliste et je n’ai tué personne.»


Le gouvernement en ligne de mire
Nuon Chea est un orateur habile et un fin politique. Ses avocats l’empêchent d’attaquer nommément le gouvernement cambodgien mais les sujets qu’il aborde, à savoir la propriété foncière, l’exploitation de la terre, la question des frontières grignotées par les voisins et la pauvreté sont des enjeux aujourd’hui encore, que le gouvernement n’a pas résolus. Inutile pour Nuon Chea d’être directement offensif, le public fait les rapprochements tout seul. Après avoir évoqué lundi 5 décembre les concessions foncières de 99 ans données autrefois à des Vietnamiens, les Cambodgiens ne parlaient plus que de ça à la sortie de l’audience…

Histoire ou recette simpliste d’une révolution?







Chaque jour, la salle du public est pleine. Beaucoup d'étudiants comptent parmi les visiteurs. (Anne-Laure Porée)







L’audience débute sur un cafouillage. Le président annonce que deux parties civiles vont être entendues dans la journée. Tout le monde, à l’exception des juges, semble pris de court par cet agenda. Les magistrats ont probablement anticipé les coups de fatigue de Nuon Chea donc ses absences. Ils organisent les audiences afin d’avancer mais les questions récurrentes de toutes les parties pendant la journée prouvent que la confusion règne : dans quel ordre seront entendues les parties civiles, sur quoi peut-on poser des questions…


Nuon Chea esquive
En cette matinée, Nuon Chea semble en forme. Il demande que les questions soient courtes tout en saluant les juges. «Quand les questions sont longues, j’ai plus de mal à les comprendre», justifie-t-il. Silvia Cartwright interroge Nuon Chea sur ses responsabilités, sur ses activités et sa localisation en particulier sur la période 1970-1975. Quand elle demande où avait déménagé le bureau 100 (un QG des dirigeants maquisards) entre 1970 et 1975, Nuon Chea fait préciser deux fois les dates avant de plonger le nez dans ses papiers, de tourner les pages puis de répondre à côté de la question.


Chargé de la ligne stratégique et tactique du parti
En interrogeant l’ancien frère numéro 2 sur sa participation à la planification stratégique et tactique du parti, la juge Cartwright offre ensuite une tribune à Nuon Chea qui saisit l’occasion d’une leçon de politique khmère rouge. Sans oublier, au début, de répondre à la question. Ainsi Saloth Sâr [Pol Pot] et lui-même ont-ils été chargés par Tou Samouth d’élaborer la ligne stratégique et tactique du parti sur une période de quatre ou cinq ans, entre 1955 et 1959. La raison ? «Se libérer du joug vietnamien», le credo de Nuon Chea. La mission de Pol Pot est assez claire : évaluer la situation à Phnom Penh. Quant à la mission de Nuon Chea, elle semble avoir été centrée sur la situation dans les zones rurales où «80% de la population étaient des paysans pauvres», se souvient Nuon Chea.  
L’accusé se lance alors dans la description des classes paysannes telles que définies par les Khmers rouges à l’époque : le propriétaire terrien, le paysan riche, le paysan moyen supérieur (qui peut embaucher une ou deux personnes pour l’aider aux champs), le paysan moyen, le paysan sans terre. «Pol Pot a fait rapport de cette situation à Tou Samouth et expliqué que les paysans étaient exploités, opprimés, ils devaient emprunter du capital pour cultiver, ces emprunts étaient associés à des taux d’intérêt très élevés. Les paysans n’avaient aucun moyen de se libérer de cet état de servitude.»
Les militants khmers rouges déduisent de leurs enquêtes que la société khmère est «une société à la fois coloniale et féodale».


Leçon de politique
Nuon Chea adopte une forme pédagogique dans ses propos qui permet de suivre le fil de sa pensée : il pose les questions puis formule les réponses apportées par les Khmers rouges. Il s’exprime rarement à la première personne comme pour mieux souligner le caractère collectif des décisions. Il ne dit jamais rien d’éventuelles contradictions en interne. La juge Cartwright aurait pu l’interrompre en estimant qu’il dérivait inutilement, elle ne l’a pas fait.

Nuon Chea explique les réflexions politiques qui animent les Khmers rouges dans les années 1950. Après l’analyse de la situation concrète de la société cambodgienne, les Khmers rouges se demandent en effet quelle forme de révolution engager. Ils choisissent «la voie de la révolution démocratique nationale». «Qu’est-ce que ça veut dire ?» avance Nuon Chea. «Une révolution menée contre les influences étrangères», c’est-à-dire une lutte contre le colonialisme. «Nous devions combattre les capitalistes influents qui pratiquaient l’usure auprès des cultivateurs.» Traduire : lutte contre le féodalisme et les propriétaires fonciers.


Recette pour faire une révolution
«Qui étaient les ennemis?» enchaîne Nuon Chea. Les représentants de régimes étrangers au pouvoir et les féodaux.
«Qui seraient les forces révolutionnaires?» poursuit Nuon Chea. «Les paysans pauvres et les paysans moyens de la couche inférieure.»
«Où mener la révolution nationale et démocratique ?» En zone rurale avant de l’élargir aux villes principales des provinces.
«Qui allait diriger et mener la révolution ?» Le PCK et la direction du parti.
«Comment organiser la résistance ?» «Quel serait le slogan de la révolution?» Nuon Chea décrit les points d’un programme révolutionnaire. Il s’attarde même sur les choix tactiques mis au service de leur stratégie, c’est-à-dire de leur vision à long terme. Ce qu’il appelle «tactique», c’est par exemple le rassemblement  de «tous ceux qui étaient prêts à lutter pour le pays» pour créer «un mouvement patriotique de masse». D’où l’opportuniste union avec Sihanouk après le coup d’Etat ? Nuon Chea ne donne pas d’exemple. Il ne pose rien de concret derrière ces mots. « Ce qui nous guidait restait le souci de la nation, du peuple et de la démocratie.»


La Chine juste et clairvoyante…
Nuon Chea signale au président qu’il est fatigué, pourtant il poursuit. Il a une boucle à boucler. La ligne politique stratégique et sa mise en œuvre sont adoptées par le congrès du parti de 1960, assure Nuon Chea. «Il a fallu éduquer les gens pour qu’ils comprennent la ligne du parti. ça a pris beaucoup de temps avant que la ligne ne soit correctement appliquée. Pendant cette période, nous avons lutté contre Lon Nol et les impérialistes américains et nous avons gagné ce combat le 17 avril 1975.» Il ne manquait plus à l’accusé que de conclure en épinglant les Vietnamiens : «Nous avions décidé nous-mêmes du destin de notre pays. Le Vietnam s’est opposé à cette ligne, disant qu’elle n’était pas appropriée. Chou Enlai, de son côté, a dit que notre ligne politique et stratégique se fondait sur l’analyse de la situation réelle et que c’était une façon appropriée de faire.»


Un petit tour et puis s’en va
Nuon Chea a décidément longuement parlé. Après une pause de trente minutes, il revient au prétoire en demandant l’autorisation d’aller se reposer. Il fait sentir sa fatigue par un bruyant raclement de gorge dans le micro. Les juges lui permettent de quitter la salle d’audience. Dans la foulée Nuon Chea demande à être excusé pour l’après-midi. Après tout, son avocat avait déjà prévenu en début d’audience : son client ne souhaitait pas être présent lors de l’audition des parties civiles appelées à la barre à sa suite.

Personne ne sait quand Nuon Chea sera interrogé par les procureurs ou les avocats des parties civiles. Plusieurs jours risquent de s’écouler avant que la contradiction soit enfin apportée à l’accusé et que ses théories khmères rouges soient soumises à l’épreuve des faits.