Les désaccords de l’avocat et du cinéaste

François Roux et Rithy Panh ont tous les deux travaillé avec l’ancien directeur khmer rouge de S21 pendant de longs mois. Ils se connaissent et s’apprécient malgré leurs divergences sur Duch. Ils sont invités à débattre ce dimanche 4 mars à Genève, au Festival du Film et Forum international sur les droits humains. Voici quelques-uns de leurs désaccords.


La sentence
L’ancien avocat français de Duch, François Roux, n’a pas caché sa déception et son amertume dans les jours qui ont suivi le jugement final imposant à Duch une peine de prison à vie. «Si le procès devait servir de leçon, ce n’était pas par une condamnation à perpétuité. Il y avait beaucoup mieux à faire pour l’humanité.»
«L’humanité ne peut pas se porter moins bien, répond Rithy Panh. L’humanité se comporterait mal si Duch était libéré. Je suis partisan qu’on juge les individus sur des actes précis. La perpétuité, c’est la peine qui convient à ses crimes contre l’humanité. Pourquoi plus le crime est grand, plus on relativise la peine ? Si il avait tué 10 personnes, on l’aurait condamné à perpétuité dans n’importe quel pays. Pourquoi devrait-on relativiser au-delà de 12 000 ? Les morts n’ont pas le même poids.»
«Maintenant que le crime est condamné, c’est aux victimes d’être plus courageuses et c’est à elles de décider si elles peuvent pardonner. Si cela ne concernait que moi, je laisserais Duch rentrer mourir chez lui dans quelques années.»


La vengeance
François Roux estime qu’il aurait fallu tenir compte des éléments contenus dans le dossier pour faire faire du chemin à la société, aux victimes… «On a construit sur la souffrance des victimes. Mais la société et la presse ne devraient pas être apaisées par ça, ou alors c’est un échec patent de la justice. L’équation est faible. 12 000 morts = la perpétuité. Ce n’était pas la peine de dépenser tous ces millions, de mobiliser autant de monde et de temps pour aboutir à ça.»
«On ne jubile pas à la condamnation de Duch, réplique Rithy Panh. N’imposez pas cette image de Cambodgiens au regard vengeur et jubilateur. La perpétuité c’est la peine qui convient à ses crimes.»

François Roux décrit cette peine comme «une exclusion à vie de la communauté des humains» mais pour Rithy Panh «on parle de l’homme qui commandait M13 puis S21, d’un homme qui a travaillé au remodelage d’une nouvelle société policière, répressive, une société de terreur». «Duch n’était pas un petit délinquant.»


Les larmes de Duch et les ratages du procès
Evoquant les ratages du bureau des procureurs qui «n’a pas su valoriser les regrets exprimés par Duch pendant l’instruction», ni la reconstitution à laquelle les juges d’instruction ont procédé en amont du procès. Duch s’effondrant sur l’épaule de son gardien à S21 et sa demande de pardon aux victimes constituent pour François Roux un temps fort du procès qui est resté inexploité voire ignoré. «Un raté phénoménal», déplore-t-il. «Pourquoi on n’a pas construit là-dessus?»

«Ce ne sont pas les larmes de Duch qu’on juge, ce sont les choix d’un homme, ce sont ses crimes, sa vie politique, son rôle dans la société. Si Duch avait été ému, révolté devant le crime, on n’en serait pas là.»
«Les pleurs de S21, remettons-les dans leur contexte mais n’en faisons pas le motif de la sincérité retrouvée de Duch. Ce n’est pas parce qu’on pleure que ça y est on est sur le chemin de l’humanité. Je ne mets pas en doute les remords de Duch mais combien de gens ont pleuré devant lui sans qu’il lève le petit doigt pour les aider? Les pleurs n’induisent pas que Duch a tout expliqué, ni qu’il a fait ce qu’il fallait faire, ni qu’il a dit ce qu’il fallait dire. Stéphane Hessel lui avait conseillé d’assumer sa peine avec courage. Mais Duch a fait appel. Quelqu’un qui plaide la libération au bout de plusieurs mois de procès et de soi-disant coopération, ça me laisse perplexe.» Sans compter, souligne le cinéaste, que cette réaction fut très agressive par rapport aux victimes.
Quant aux ratages du procès, Rithy Panh regrette, lui, qu’il n’y ait pas eu assez de travail sur les liens de Duch avec le Comité central et sur le rôle spécifique qu’il jouait dans l’appareil sécuritaire. Il épingle au passage la stratégie de la défense : «La défense qui ne cite pas Nuon Chea pour défendre Duch, ça reste une incompréhension. Pourquoi n’a-t-elle pas fait venir  Nuon Chea à la barre pour montrer la mécanique et la coopération sincère de Duch?»


La position de Duch
Autre terrain de désaccord entre les deux hommes : la position de Duch. François Roux critique la procureure cambodgienne qui s’oppose aux cas 3 et 4. «Comment peut-elle tenir le raisonnement que les cas 3 et 4 ne correspondent pas à des hauts responsables alors que dans la hiérarchie ils étaient au-dessus de Duch?»
«Le débat sur “il n’est pas leader”, c’est intéressant, rebondit Rithy Panh. Il faut démontrer que Duch fait partie des hauts responsables et à quel niveau. Il y a eu des manquements sur l’explication réelle du rôle de Duch. On n’a pas su dire pourquoi il n’était pas un chef de prison comme un autre, pourquoi il était toujours au milieu du dispositif depuis M13 jusqu’à S21 ? Tout est à démontrer ! Ce que Duch a reconnu c’est l’évidence, on s’est arrêté à l’évidence, on n’est pas allé plus loin.»


Le choix des témoignages et le crime d’obéissance
«Qu’a-t-on fait du témoignage de François Bizot, regrette François Roux. Est-ce qu’on a creusé ce qu’a dit David Chandler sur le crime d’obéissance? […] On ne sort pas comme ça d’années d’endoctrinement. On a zappé le régime de terreur.»
«François Bizot dit que derrière un criminel il y a un homme. On avance beaucoup dans la connaissance de la vérité et dans la connaissance de l’histoire avec des phrases comme ça !», réagit Rithy Panh. «Ce sont toujours les Cambodgiens qu’on écoute en dernier. On écoute François Bizot, on écoute David Chandler. Et Vann Nath ? Et Chum Mey ? Et les familles des victimes ? Il est peut-être temps de poser des questions intelligentes aux Cambodgiens sur l’humanité, sur l’éthique, sur le problème moral face à un crime de cette ampleur. Est-ce que Vann Nath et Chum Mey n’ont pas d’opinion là-dessus ?»
«Quant au crime d’obéissance, on connaît la réponse, ajoute Rithy Panh. Même Khieu Samphan dit que ce n’est pas lui qui décide, sous-entendu il obéit. Tous les grands criminels disent ça.»


Le bouc-émissaire
L’avocat François Roux est convaincu que Duch paye son revirement en fin de procès. Un revirement qu’il interprète toujours comme une démonstration que Duch «est resté un être humain». Et il ajoute que la justice a fait de son ancien client un symbole. «Un symbole qu’on condamne, c’est un bouc-émissaire.»
«Le bouc-émissaire, je suis d’accord qu’il ne doit pas l’être, plaide Rithy Panh. Ce n’est pas lui seul qui a conçu le crime.»
Sur ce point au moins, l’avocat et le cinéaste sont d’accord.