Procès des Khmers rouges : les préjudices des nouvelles croisades de l’Occident

En démissionnant avec fracas du tribunal des Khmers rouges, le juge genevois Laurent Kasper-Ansermet (Le Courrier du 20 mars) souligne une fois de plus le fossé d’incompréhension entre l’ONU et le pouvoir cambodgien, les deux parrains de ce tribunal ad hoc. Le nœud du conflit : l’ouverture ou non de nouvelles enquêtes sur cinq cadres (dossiers 3 et 4) du régime déchu de Pol Pot qui a fait près de 1,7 millions de morts. Mais derrière cette question, se profile un problème bien plus vaste : celui de la pertinence et des limites des juridictions internationales.

Pour mémoire, un accord avait été trouvé en 2003 entre Phnom Penh et l’ONU sur la mise en place des Chambres extraordinaires au sein des tribunaux cambodgiens (CETC). Cette juridiction mixte, composée de magistrats internationaux et nationaux, avait pour mission de juger les plus hauts dirigeants et les principaux responsables des massacres perpétrés entre 1975 et 1979. Seulement, aujourd’hui, il y a désaccord sur qui doit figurer sur le banc des accusés.

Pour Phnom Penh, les procès doivent se limiter à ceux déjà entamés : celui de Duch (cas 001), le directeur du centre d’extermination S21 – il vient d’être condamné à perpétuité – et ceux des quatre plus hauts dignitaires khmers rouges encore en vie – Khieu samphan, Nuon Chea, Ieng Sary et sa femme Ieng Thirit (cas 002). Mais l’ONU accuse le gouvernement de Hun Sen de violer cet accord en s’opposant à de nouvelles poursuites. Tandis que d’influentes ONG, Amnesty International en tête, dénoncent un « déni de justice pour les victimes » et accusent Phnom Penh d’ingérence. « Le gouvernement cambodgien essaie de contrôler sur qui ce tribunal enquête et qui il poursuit », affirme Clair Duffy, de l’organisation Open Society Justice Initiative.


Le prix de la stabilité

« Il ne faut pas être plus royaliste que le roi, nous sommes les victimes de Pol Pot. Nous sommes plus demandeurs de justice que vous ». Dim Sovannarom errait enfant dans les charniers khmers rouges. Il a, comme presque tous les Cambodgiens, perdu sa famille. Aujourd’hui chef de la section des relations publiques aux CETC, il s’évertue à faire connaître les enjeux de ces procès aux populations rurales en organisant des transports quotidiens. Depuis 2009, plus de 120’000 paysans ont pu ainsi venir des provinces à Phnom Penh pour suivre les audiences. Sa réaction révèle l’agacement côté cambodgien face à ce qui est perçu comme des jugements à l’emporte-pièce de la communauté internationale. Le porte- parole déplore le manque de connaissance du contexte local de la part des magistrats internationaux. « Certains, à peine arrivés, lancent des actions de manière unilatérale, sans chercher à instaurer le dialogue avec leurs homologues cambodgiens », affirme-t-il. Contacté par téléphone, le juge Ansermet n’a pas souhaité s’exprimer.

Selon le politologue belge Raoul Marc Jennar, grand connaisseur du Cambodge pour y avoir séjourné plus de 20 ans – il est conseiller régulier du gouvernement – la source du malentendu remonte à avant 2003. « Il est malheureux que ceux qui ont négocié l’accord (ndrl : les représentants de l’ONU et de Phnom Penh) n’aient pas défini avec précision qui devait être considéré comme hauts dirigeants et principaux responsables des massacres, relève-t-il. Or les cambodgiens n’étaient certainement pas les plus avertis des dangers que peuvent présenter les lacunes d’un texte juridique. »

Et d’ajouter : « Dans les zones khmères rouges vivent d’anciens cadres qui ont du sang sur les mains. Et il y a actuellement des personnes en liberté qui ont dirigé des centres de tortures où il y aurait eu encore plus de morts qu’à S21. Mais le gouvernement a conclu une amnistie avec les anciens khmers rouges. Et voilà le prix à payer. »

Le consultant belge rappelle que lorsque les forces de maintien de la paix de l’ONU quittaient le pays en 1993, un pont sautait chaque jour. « Il a fallu encore cinq ans pour que le Cambodge obtienne la paix et que les investisseurs osent enfin venir dans le pays. » Une stabilité que le gouvernement ne veut pas voir menacée.


Verrouiller le passé

Pour François Roux, l’ancien avocat de Duch, aujourd’hui chef du bureau de la défense au Tribunal spécial pour le Liban, les tensions autour des procès cambodgiens illustrent les difficultés auxquelles fait face la justice pénale internationale. « Une partie du malaise vient du fait que les tribunaux internationaux sont créés par décisions politiques. Mais ensuite, les juges doivent aller en toute indépendance jusqu’au bout de l’exercice et on navigue alors dans une complexité toute autre. On retrouve ce problème au Liban, où beaucoup se demandent pourquoi un tribunal pour l’assassinat de Hariri et pas pour les autres. Mais aussi au Rwanda, en ex-Yougoslavie ou en Afrique du Sud. On peut aussi s’interroger sur le pourquoi d’un tribunal au Cambodge et pas en Russie ou en Chine où il y a eu bien plus de morts. Que faire à partir de ces constats ? Personne n’a de réponse, sauf reconnaître que ces tribunaux fonctionnent beaucoup sur le symbole, ce qui est sans doute utile à la société mais insatisfaisant en équité et en droit. »

Il s’agirait donc de savoir combien de symboles sont nécessaires pour permettre à la société de se reconstruire et avancer. Chum Mey, l’un des deux derniers survivants de S21, ne veut pas d’autres procès. « Ces tribunaux coûtent très chers pour une justice pas très satisfaisante, explique-t-il. Ce qui m’importe, c’est que l’on juge de la manière la plus exemplaire possible ceux qui sont aujourd’hui sur le banc des accusés. » De son point de vue, l’arrestation d’autres responsables risquerait d’amener le chaos dans le pays, surtout dans les zones khmères rouges. Pour lui, la coexistence est possible. Avec d’autres victimes, il a créé une association où sont admis les anciens Khmers rouges prêts à s’engager pour la reconstruction du pays. « C’est pour moi, une manière de verrouiller ce passé et de regarder l’avenir. »

Le célèbre cinéaste Rithy Panh, rescapé des camps, estime lui aussi que la population ne comprendrait pas qu’on continue d’investir tant d’argent dans des procès de toute évidence lacunaires. Ce alors que le pays reste très pauvre. Pour lui, le procès de Duch a déjà permis plusieurs avancées : diffusion à la télé nationale, édition de manuels scolaires (inexistants jusque-là) sur la période khmère rouge. « Il vaudrait mieux investir dans la documentation afin de permettre aux Cambodgiens de connaître leur histoire récente », estime le cinéaste. Il rappelle que la paix a été gagnée par le gouvernement cambodgien – et non par la communauté internationale – qui a « vaincu seul la guérilla khmère rouge. »



Droits de l’homme instrumentalisés

Rithy Panh a été plus d’une fois agacé par ce qu’il appelle « le deux poids deux mesures » des internationaux. Invité début mars à Genève pour débattre au Festival du Film et Forum international sur les Droits humains (FIFDH), il interrogeait à propos du procès de Duch : « pourquoi, lorsque les magistrats auditionnent les Cambodgiens, leur posent-ils des questions aussi stupides que la forme de la boîte dans laquelle ils devaient uriner, alors qu’aux témoins occidentaux, ils leur adressent des questions intelligentes et philosophiques sur l’éthique et la morale face à un crime contre l’humanité ? Pourquoi ont-ils expédié les auditions de Vann Nath et de Chum Mey (ndrl : deux des trois derniers survivants de S21 en 2009) ? »

Une « arrogance » qui constitue une réelle pierre d’achoppement entre Cambodgiens et internationaux. « Le gouvernement commet de nombreuses maladresses dans sa manière de communiquer, reconnaît Raoul Jennar. Mais la radicalité absolue de certaines organisations internationales, qui tendent à confondre promotion des droits de l’homme et guerre de croisade, cause un tort considérable. » Le Belge, qui se défend de tout relativisme, considère que ces organisations doivent faire preuve de plus de pédagogie. « Si l’on s’en tient à l’Asie du Sud Est, l’acharnement de ces organisations à l’égard du Cambodge est déséquilibré par rapport à Singapour, au Vietnam, au Myanmar ou à la Malaisie. »

« Les Cambodgiens savent d’où ils viennent et ce qu’ils ont perdu, poursuit Jennar. Un état de droit ne se construit pas du jour au lendemain dans un pays où on a rouvert la première faculté en 1990. Mais cela, les internationaux l’ignorent ou feignent de l’ignorer. »

Pour François Roux, le risque d’instrumentalisation des droits de l’homme existe bel et bien, ce au nom d’un idéal de justice. « Les magistrats pensent de bonne foi que, quand ils sont juges dans un tribunal international, ils se doivent de partir en croisade contre l’impunité. Or ils doivent garder à l’esprit qu’ils sont là uniquement pour juger celui qui est dans le box et prendre à son égard la décision la plus juste après avoir entendu l’accusation et la défense. »

Carole Vann/Infosud


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