La défense de Ieng Sary met en cause la crédibilité de l’historien

D’entrée, l’avocat international de Ieng Sary donne le ton : Pourquoi David Chandler a-t-il jugé nécessaire de demander la permission de la chambre pour répondre à la question de la défense sur les bombardements américains de 1973 mais pas pour répondre aux questions de l’accusation et des parties civiles sur les années 1960 ? «Je serais porté à croire que vous êtes là pour aider l’accusation» glisse Michael Karnavas malgré les explications de l’expert américain. David Chandler n’apprécie pas la remarque : «Je trouve cela insultant, je ne suis pas aussi cynique que vous semblez le dire».

L’ambiance de l’interrogatoire est posée. Les tensions iront croissantes pendant ces deux journées.


Les liens de David Chandler avec Steve Heder

D’abord l’avocat américain se concentre sur la manière dont David Chandler s’est préparé à comparaître, en particulier sur ses contacts et ses échanges avec Steve Heder que Michael Karnavas présente ainsi : «D’abord monsieur Heder travaillait pour le bureau des co-procureurs et a travaillé à l’élaboration du réquisitoire introductif puis ensuite il est allé travailler avec les juges d’instruction pour s’assurer que ce qu’il avait rédigé était exact.» L’avocat est presque agressif quand l’historien répond trop vaguement. «Avez-vous des difficultés à comprendre l’anglais que je parle ?» demande Michael Karnavas. Cette animosité ne fait pas vraiment avancer les choses mais elle braque David Chandler qui finit par qualifier ses échanges avec Steve Heder d’échanges «entre des collègues qui sont amis depuis trente ans. Ces échanges ne portaient pas sur l’échange de renseignements. Je n’étais pas sur le point de publier quoi que ce soit. Je lui parlais du procès, c’était intéressant. Lui m’a parlé de façon officieuse, je n’ai pas à le rendre officiel aujourd’hui.»


Quand les historiens se parlent…

Michael Karnavas ne manque évidemment pas le terme “officieux”. Il rappelle que les informations doivent rester confidentielles au sein du bureau des co-procureurs. «Heder est un historien. S’il parle avec Chandler et Chandler sait qu’il va déposer, nous avons un problème.» La crédibilité de l’historien est en cause, plaide un peu vite l’avocat. «Si les membres de l’accusation ou du bureau des co-juges d’instruction ont des discussions à propos du procès et montrent des documents, cela nous porte à croire que des personnes qui travaillent pour le système sont en train de miner la procédure.» Le juge Lavergne intervient pour recadrer calmement les débats : «Centrez-vous sur des questions pertinentes pour apprécier les preuves dans le cadre du procès 002». Michael Karnavas ne cache pas son agacement : «La crédibilité d’un témoin est toujours pertinente, du moins dans le système anglosaxon».


L’ordonnance de clôture ne doit pas être une source pour l’historien, selon la défense

La défense de Ieng Sary enchaîne sur l’ordonnance de clôture que David Chandler dit avoir lue dans les jours qui ont précédé sa comparution. Au fil des questions, on comprend que l’historien s’est attaché au texte de cette ordonnance plutôt qu’aux notes de bas de pages, même s’il a relevé certaines sources qui l’intéressaient. Tout en disant «je ne vous accuse pas de quoi que ce soit», Michael Karnavas souligne que l’expert n’a pas contrôlé le contenu de ce texte. Et le lendemain, il dévoile l’enjeu de cette question, en souriant : l’ordonnance de clôture est un document de l’accusation. «Nous sommes ici pour contester l’ordonnance de clôture et nous sommes d’avis que l’ordonnance de clôture peut comporter des erreurs.» Si l’historien fonde certaines de ses conclusions sur le corpus d’un texte qu’il n’a pas vérifié, la défense conteste. Sans travail de vérification, estime la défense, la parole de l’expert ne peut avoir le même poids. Pourtant tout au long de ces audiences, David Chandler répète que cette ordonnance n’a pas changé la substance de ses conclusions d’historien.


L’historien accusé de spéculer

Le contexte historique des bombardements américains est abordé de nouveau par Michael Karnavas qui s’excuse de poser des questions simplistes à David Chandler. A travers ces bombardements, la défense cerne les motivations américaines (le pilonage de la piste Ho Chi Minh), le rôle de Sihanouk (acceptant le transit d’armes vers le Nord du Vietnam, réprimant sévèrement le soulèvement de Samlaut et revenant sur sa rupture avec les Etats-Unis), l’état de la population dans les zones rurales et l’impact des bombardements dans les campagnes.


Cette partie de l’audience ressemble à une pause, l’historien joue pleinement son rôle. Mais Michael Karnavas revient à sa stratégie de décrédibilisation de l’expert. Il commence par interroger l’analyse psychologique de Pol Pot à laquelle l’historien se plie dans sa biographie de Frère numéro 1. «A certains moments, vous semblez faire des spéculations sur ce qu’il aurait pu lire», déclare l’avocat de Ieng Sary. «Ne prenez-vous pas certaines libertés en tant qu’historien?» «Oui, il faut prendre certaines libertés», assume David Chandler avant d’expliquer avec force détails comment il a déduit ce que Pol Pot avait pu lire comme ouvrages, sur la base d’entretiens et sur la base de recherches sur le fonctionnement du PCF. Même pour écrire que Pol Pot lisait dans une lumière tamisée, il a été visiter la sombre chambre que ce-dernier occupait à Paris.


Questions autour du bilan des morts

«A part trouver la preuve flagrante, il y a des moments où vous devez tirer des conclusions sur la base des éléments de preuve que vous avez à votre disposition. Pensez-vous que les historiens parfois se trompent?» «Tout à fait», répond sans hésiter David Chandler. Cette question n’était qu’une introduction. Car Michael Karnavas conduit l’historien sur le terrain du bilan des morts, avant 1975 et pendant le Kampuchea démocratique. L’expert précise qu’il n’est pas démographe et qu’il s’est appuyé sur les estimations de démographes comme Marek Sliwinski ou Patrick Heuveline. Mais l’avocat ne lâche pas. David Chandler a-t-il vérifié les sources de ces auteurs ? Pourquoi leur faisait-il confiance ? Sait-il au moins sur quel recensement ils se sont basés ? Celui de 1962 ou celui de 1992 ?… David Chandler répond bien sûr. Mais l’avocat conclut sur le fait que l’historien, avant tout, dépendait des démographes et que ce ne sont pas des informations de première main.


Surtout il pointe les différents chiffres mentionnés par David Chandler au fil du temps. Pourquoi de telles différences ? Quelles sont ses sources ? Pour la défense, «cette question concerne sa méthodologie d’historien car ceci remet en question une bonne partie de ses travaux de recherches historiques.» Avant 1990, l’historien reconnaît qu’il évalue à plus d’un million le nombre de morts. Puis il revient au Cambodge au début des années 1990 et modifie ce chiffre pour le placer entre 1,5 et 2 millions. Depuis il n’en a plus changé de fourchette. Il avoue ne pas être fier de ces incohérences mais insiste : «Personne ne connaît ces chiffres. J’espère que ceci ne remet pas en cause mes travaux historiques, je ne pense pas que ce soit le cas.»

Michael Karnavas provoque : «Est-ce que les historiens ont l’habitude d’écrire des conclusions sans donner les sources de leurs chiffres ?» «Parfois c’est effectivement une pratique sinon des documents historiques ressembleraient à une ordonnance de clôture», réplique David Chandler.


L’agressivité de l’avocat de Ieng Sary reprend le dessus. Michael Karnavas surfe sur la confusion des propos de l’historien lors de sa première journée d’audience.

– Je ne crois pas avoir compris votre réponse un peu circulaire. Vous êtes dans un tribunal. Je regrette si cela semble vous amuser mais c’est comme cela qu’on va procéder.

– Je regrette. Je ne suis pas du tout amusé par ce que j’entends. […]

– La mémoire, c’est la transcription et c’est pourquoi je reprends ce que vous avez dit dans le prétoire.


L’écriture de l’histoire au cœur des débats

Sur le sujet de savoir qui prenait les décisions dans les plus hautes instances du Kampuchea démocratique, c’est une joute sur l’histoire qui s’amorce entre la défense et l’expert. Michael Karnavas soulève ce qu’il perçoit comme une contradiction chez David Chandler : «Vous parlez de décisions collectives mais vous dites aussi que Pol Pot avait le dernier mot et droit de veto.» David Chandler n’y voit pas de contradiction : «Dans les processus décisionnels collectifs, notamment dans d’autres pays communistes, le secrétaire du parti a le dernier mot, c’est tout». S’il est documenté que Pol Pot a pris des décisions seul dans les années 1990, il n’y a pas de preuve que cela s’est produit sous le Kampuchea démocratique, ajoute l’expert américain. «C’était une atmosphère de camaraderie». Il n’existe pas de preuves que Pol Pot ait décidé d’aller à l’encontre du collectif, précise-t-il.


“Je n’ai pas envie d’écrire l’histoire ainsi”

Quand plus tard David Chandler se dit surpris d’être interrogé sur des choses sur lesquelles il n’a aucun document, Michael Karnavas répond : «Je le fais pour l’histoire». Et comme il n’a pas obtenu les réponses qu’il voulait concernant le mode de décision au sein du comité permanent, il revient à la charge. Mais David Chandler ne veut pas dire que Pol Pot prenait la décision pour les autres membres du comité permanent. D’ailleurs il s’énerve : «Vous devenez le genre d’historien que vous m’accusez d’être. Il y avait certainement des réunions qui ont pu se dérouler ainsi. Les preuves que nous avons suggèrent que Pol Pot n’a pas devancé la décision de la réunion. Je n’ai pas envie d’écrire l’histoire ainsi.» «Vous affirmez que Pol Pot ne fonctionnait pas ainsi mais en même temps vous affirmez que ça aurait pu se dérouler ainsi. Vous vous basez sur des spéculations.» «Quand je ne sais pas, j’utilise le mot “il se peut que”», justifie David Chandler qui, régulièrement taxé de formuler des présomptions, finit par refuser de répondre des généralités sur des questions importantes.


L’agressivité de la défense

«Vous n’avez pas besoin d’être sur la défensive. Je vous demande des détails. Je vous assure, je ne suis pas très agressif» indique Michael Karnavas. Néanmoins, il est contrecarré régulièrement par Tarik Abdulhak du bureau des procureurs qui doit presque systématiquement recontextualiser les questions de la défense.

Quand les débats en viennent aux liens entre à S21 et le centre du parti, quand David Chandler insiste sur le fait que Duch faisait rapport à Son Sen «considéré comme le numéro 3 du régime»*, quand il précise qu’on ne sait pas ce que Son Sen faisait des documents, quand enfin il reproche à l’avocat de Ieng Sary ses questions répétitives, la courtoisie s’efface. « Vous me paraissez assez agressif et sur la défensive», indique Michael Karnavas. La juge Cartwright se décide alors à recadrer l’avocat. «Veuillez ne pas accuser cet expert d’être agressif.»


Alors que la tension entre les deux hommes baisse, les débats virent sur le thème des biographies, imposées par les Khmers rouges. Après avoir expliqué qu’il n’y avait pas de «propos sinistre (selon la traduction française) à faire faire des biographies au personnel de S21», l’historien a cette considération étrange quant aux biographies réclamées à la population : «Les Peuple nouveau, les Peuple du 17 avril, n’avaient pas le sentiment qu’on leur posait des questions intrusives et sinistres, ils ne savaient pas à quoi allait servir leurs réponses. Certains devinaient.» Chez ceux qui comptaient parmi les Peuple nouveau, les témoignages ne manquent pas qui disent le sentiment de malaise et d’effroi qui les saisissaient quand les Khmers rouges venaient écrire leur biographie…


Pour la forme, Michael Karnavas et David Chandler se remercient et se souhaitent bonne chance. On a du mal à croire que le cœur y est.




* Pendant ces audiences, David Chandler a été interpellé par la défense de Ieng Sary parce qu’il a dit pendant le procès de Duch que Ta Mok était numéro 3. La défense n’a pas relevé que David Chandler avait également déclaré le 23 juillet 2012 que Ieng Sary était lui aussi numéro 3 du régime khmer rouge.