Les procureurs donnent la leçon en images

Chea Leang a débuté la séance par une rapide remise en mémoire du contexte historique : l’objectif des Khmers rouges était « d’établir une société communiste pure », l’appel de Sihanouk a démultiplié les forces khmères rouges, les bombardements américains ont poussé les paysans à rejoindre le maquis. Une introduction professorale classique.

Pédagogie pour le petit écran
Mais très vite l’image fait son apparition pour illustrer le propos des co-procureurs. Une carte du Kampuchéa démocratique délimitant les régions et montrant les subdivisions accompagne le discours de Chea Leang arguant que la hiérarchie et la structure politiques permettent une application stricte et efficace des ordres. La diffusion en direct de l’audience sur au moins deux chaînes de télévision cambodgiennes, TVK et CTN, aura peut-être incité les magistrats à rompre la monotonie de la robe derrière le micro.

Déclencher l’émotion
Il y avait peut-être aussi cette volonté de marquer les esprits par des images choc. Difficile de croire que les téléspectateurs cambodgiens seront restés indifférents au film en noir et blanc de l’évacuation de Phnom Penh montrant ces départs précipités, cette femme qui court avec un enfant dans les bras, ces interminables files de charrettes le long des routes. On se serait alors bien passé d’un commentaire du procureur traduit en français par le mot « euphorie » pour qualifier l’agitation de ce départ. Après les images de « l’évacuation forcée » suivent des images en couleur de la capitale devenue fantôme. Drôle de choix aussi que de présenter la déportation en noir et blanc puis la ville déserte en couleurs…
Les photographies égrenées pendant la plaidoirie, prises à S21 ou à Choeung Ek, assurent leur part de fonction émotionnelle, du corps gonflé sur un sommier métallique de S21 aux photos prises en cellules ou aux photos d’identité des prisonniers, qui planches après planches rappellent l’ampleur de l’entreprise d’extermination.

Le « clip » sur les digues
Pour montrer ce qu’étaient entre 1975 et 1979 les « coopératives d’Etat » où la population était « détenue illégalement », les co-procureurs font ensuite appel aux films de la propagande khmère rouge. Non seulement la qualité des images est déplorable, elles sont pixellisées comme si elles avaient été grossies 100 fois, mais ils ne jugent pas utile de dire d’où ils les tiennent. Le public se demande très vite de quel film ils les ont tirées pour être obligés de masquer les sous-titres par un bandeau noir (il s’agit en fait de « Bophana, une tragédie cambodgienne » du réalisateur Rithy Panh). Pour couronner le tout, le commentaire du procureur qui accompagne ces images est traduit en français avec une grande maladresse : « Ce clip est un exemple de ces grands projets » khmers rouges. « Clip », non. Les hommes et les femmes qui triment sur la digue ne dansent pas la Macarena.

Où sont les sources ?
Il est étrange que des magistrats aguerris et exigeants, experts en citations de jurisprudences ou d’articles de droit, spécialistes en référence aux codes pénaux, aux constitutions, aux conventions internationales ou autres négligent de citer leurs sources. En dehors des confessions et documents émanant de toute évidence de S21 puisque l’écriture de Duch y était entourée et ses commentaires traduits, le reste des images n’est jamais sourcé, à l’exception de la carte des prisons du Kampuchéa démocratique et des sites funéraires réalisée par le DC-Cam (Centre de documentation du Cambodge). D’où viennent les images de combat contre les Vietnamiens à la frontière ?

Accrochage avec la Défense
La ferme objection de l’avocat français de Duch, François Roux, à la diffusion d’images de cadavres sur des sommiers en fer tournées à S21 soulève ce problème de sources. Pour le coup ce sont les seules images dont on apprend qu’elles viennent du film de James Gerrands « Cambodia Kampuchea ». François Roux a objecté que c’était le même film que celui réalisé par une équipe vietnamienne en 1979 et qui fait l’objet d’une requête non tranchée pour l’instant. Le procureur Robert Petit a assuré qu’il ne s’agissait pas du même film et sur cet argument a obtenu gain de cause. Mais ne pas remonter à la source des images pourrait bien se retourner contre l’accusation un jour ou l’autre.

Des graphiques comme à la Banque mondiale
Un camembert en couleurs établit que 78% des détenus venaient des bureaux du gouvernement du Kampuchéa démocratique ou d’unités militaires khmères rouges. Le procureur précise que selon les statistiques, les prisonniers passaient en moyenne 61 jours en détention à S21. Enfin un graphique en colonnes prouve qu’un pic de purges a lieu en 1978, à partir d’avril, selon « la ventilation des détenus ».

Il faut bien reconnaître aux co-procureurs un souci louable de présentation pédagogique, nécessaire et utile. Mais pourquoi ne pas appliquer la même rigueur à l’illustration de leur propos qu’à son contenu ? Pour la clarté. Pour ne pas laisser de place au doute. Et pour l’histoire.


Le président de la cour qui regarde sa montre depuis une demi-heure, l’estomac probablement tordu par la faim coupe le procureur dans son élan :
– « Vous avez besoin de beaucoup de temps encore ? Parce qu’il est 12 heures passées. »
– « 15 secondes M. le président »
Le public tenu en haleine par la plaidoirie de Robert Petit a du mal à croire à cette interruption scandaleuse. La conclusion de Robert Petit se perd dans la confusion générale.

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