Le cas Ieng Sary en débat


L'ancien ministre des Affaires étrangères khmer rouge, Ieng Sary, sort régulièrement du prétoire et invoque des problèmes de santé pour quitter les audiences. (CETC)



Les juges devront donc se prononcer sur la règle non bis in idem stipulant que nul ne peut être poursuivi ou condamné deux fois pour le même crime, sur l’amnistie et sur la grâce royale dont a bénéficié Ieng Sary. Les arguments des avocats de l’ancien ministre des Affaires étrangères khmer rouge ont déjà été entendus et contredits par les procureurs à plusieurs reprises devant les magistrats de la Chambre préliminaire. Mais la défense revient à la charge devant la Chambre de première instance. La partie de ping pong s’est déroulée les 27 juin et 28 juin. Michael G.Karnavas s’est révélé offensif dans le ton mais routinier dans les arguments, les procureurs sérieux et précis dans leurs références aux procédures, les parties civiles, elles, ont contribué à donner l’avantage à l’accusation.

Alors que la cour s’apprête mardi matin à relancer les débats en cours, Nuon Chea l’interrompt. Le vieil homme au bonnet et aux lunettes noires s’impose avec un naturel sidérant, le ton est ferme, l’attitude sans équivoque : Nuon Chea demande à retourner en cellule de détention. «L’ordre du jour ne concerne pas ma situation». Demande accordée.
Michael G.Karnavas reprend alors ses arguments de la veille et de toutes les précédentes audiences pendant lesquelles il a tenté de mettre fin à l’action engagée par le tribunal contre son client.


A propos du procès de 1979
Entre le 15 et le 19 août 1979, un tribunal populaire révolutionnaire jugeait «la clique Pol Pot-Ieng Sary» pour génocide et les condamnait à mort par contumace. C’est à ce procès que la défense se réfère. Pour elle, Ieng Sary a déjà été jugé en 1979 pour les mêmes crimes que ceux dont il est accusé aujourd’hui. «Comme dit l’adage, ‘une rose est une rose’, quel que soit le nom qu’on lui donne.[…] Selon nous ce procès couvrait l’ensemble des chefs d’accusation portés contre Ieng Sary aujourd’hui. Certes des termes différents ont été utilisés mais si on se penche sur les infractions sous-jacentes, et c’est cela qui compte —c’est la substance qui compte et qui prime sur le style— on constate qu’il s’agit de la même chose.» Michael G.Karnavas convient que personne ne souhaiterait subir un procès tel que celui de 1979, lequel ne respectait pas les garanties d’équité, ni les procédures. Cependant, comme personne n’a contesté le jugement, le jugement doit être considéré comme valable, plaide-t-il.
Les procureurs évidemment s’opposent tandis que derrière eux certaines parties civiles s’endorment : «La procédure nationale doit être impartiale et indépendante sinon le ne bis in idem ne s’applique pas.»


La nature du tribunal en question
L’échange d’arguments se déplace sur la nature du tribunal. Pour la défense, le droit cambodgien garantit l’application du principe ne bis in idem. Puisque ce tribunal est cambodgien, la loi cambodgienne doit y être appliquée. Michael G.Karnavas s’échine à démontrer que les Chambres extraordinaires au sein des tribunaux cambodgiens (CETC) sont tout ce qu’il y a de plus cambodgien : «Quand mon client va à l’hôpital, je ne peux pas le contacter. Pourquoi ? Parce que le centre de détention est administré par le ministère de l’Intérieur. Ce tribunal est un tribunal national pas international et encore moins internationalisé.» Les procureurs, que ces arguments ne surprennent plus, rappellent, références à l’appui, qu’aux CETC le droit cambodgien est appliqué sauf s’il est en contradiction avec le droit international. Puis William Smith ajoute que, justement, selon les Nations unies, il n’y a pas d’amnistie contre les crimes de génocide ni contre les crimes contre l’humanité…


Une page d’histoire
Pour contester l’action contre son client, l’avocat cambodgien Ang Udom décide de rappeler le contexte du procès de 1979 puis de la grâce et de l’amnistie censées empêcher que Ieng Sary soit jugé. Voici ce qu’il retient :
Août 79 : Ieng Sary est jugé et condamné à mort par contumace pour crime de génocide. Le jugement ordonne la confiscation de tous ses biens.
15 juillet 94 : une loi met les Khmers rouges hors-la-loi. Toute appartenance à ce groupe devient illégale. L’objectif : tenter de mettre fin à la guerre et de lancer un processus de réconciliation nationale.
Septembre 96 : Ieng Sary et le gouvernement royal négocient la réhabilitation de Ieng Sary. Celui-ci déclare qu’il ne rejoindra pas le gouvernement du Cambodge à moins qu’il reçoive une immunité de poursuites pour n’importe quel acte allégué. «C’était une condition non négociable» insiste Ang Udom. Puis les deux Premier ministres ont demandé au roi Norodom Sihanouk d’accorder une grâce et une amnistie à Ieng Sary.


Les circonstances de l’amnistie
Ang Udom interprète ensuite à sa manière : «Le geste de Ieng Sary a été utile pour la paix et la réconciliation nationale». Plus tard Et Michael G.Karnavas insiste : «Sans la réintégration de M.Ieng Sary, la guerre civile au Cambodge aurait continué de plein fouet et pourrait encore durer aujourd’hui. Ce qui aurait amené beaucoup plus de morts.». Ang Udom enchaîne : «le roi a accordé la grâce et l’amnistie à condition que les deux tiers de l’Assemblée nationale appuient cette mesure», «la population soutenait l’amnistie et la grâce royale».
Hors du prétoire, des Cambodgiens ayant vécu cette période contestent la popularité d’une telle mesure. Olivier Bahougne, avocat des parties civiles, livre une interprétation des faits bien différente. Il rappelle combien les Khmers rouges ont été un obstacle à la paix, générant «des centaines de milliers de victimes et de réfugiés», boycottant les élections de 1993, attaquant les Nations unies. Il rappelle que la loi qui met les Khmers rouges hors-la-loi survient après que Khieu Samphan ait refusé un cessez-le-feu préalable à des négociations. Selon lui, Ieng Sary «a profité de la faiblesse de son peuple», il a «marchandé sa grâce», «arraché» son amnistie. Quant à l’Assemblée nationale, elle n’a pas voté la grâce royale et l’amnistie de manière constitutionnelle, les votants avaient été sollicités lors de consultations privées.
Olivier Bahougne conclut : «Il est évident que dans une atmosphère de sérénité, d’absence de menace, d’absence de prise d’otage, jamais ce décret de grâce n’aurait été accordé. La cour devra donc apprécier cet élément qui permet finalement de considérer ce décret de grâce comme nul. Dans le cas contraire, cela confirmerait que les terroristes peuvent obtenir par tous moyens, notamment la violence et la séquestration, absolution de leurs crimes.»

Le décret d’amnistie promulgué en septembre 1996 donnait six mois aux soldats khmers rouges pour se rendre et intégrer l’armée nationale. Pour la défense de Ieng Sary, ce décret est on ne peut plus légal. Pour le bureau des procureurs, il est limité dans sa portée et sa validité. «Les CETC ont obligation de ne pas confirmer une amnistie soustrayant Ieng Sary à être traduit en justice pour ses crimes», conclut William Smith.


La voix des parties civiles
Les parties civiles s’engouffrent dans la brèche de cette intervention côté procureur. Martine Jacquin, d’Avocats sans frontières (ASF) cite une déclaration de Ieng Sary à Jean-François Tain sur les ondes de Radio France Internationale : «Rappelez-vous que le tribunal révolutionnaire de 1979 qui m’avait condamné à mort, n’est pas légitime car c’était un tribunal organisé sous l’occupation vietnamienne. Inutile de faire marche arrière, je ne suis pas coupable.» Mok Sovannary, avocate cambodgienne des parties civiles, insiste : le procès de 1979 n’était pas équitable, le droit des victimes n’a donc pas été respecté. «Les victimes ont besoin des CETC pour regagner leurs droits et leur dignité», explique-t-elle avant de demander aux magistrats de tenir compte des besoins et des attentes des victimes. Les deux femmes évoquent le procès Touvier en France pour démontrer qu’un homme poursuivi après la guerre, puis grâcié par le président Pompidou, avait finalement été en procès. «La justice ne peut réparer l’irréparable, mais elle peut aboutir à une vérité, à une reconnaissance des faits, […] ouvrir la voie à un travail de deuil», estime Martine Jacquin.

Mardi 28 juin, Michael G.Karnavas s’inscrit en désaccord et rabroue les parties civiles. Ce n’est pas le moment pour elles de faire part de leur colère. Quant à leur recherche de vérité… « La vérité historique ne sera jamais révélée dans un tribunal parce que les tribunaux n’ont pas pour vocation d’établir la vérité historique.» L’avocat, en orateur habile, minimise les enjeux : les victimes disent que la vérité pourrait ne pas émerger et qu’alors elles se sentiraient flouées. «En fait nous parlons d’une seule personne, rappelle Michael G.Karnavas. L’amnistie n’empêche pas de juger les autres dirigeants.»

4 réponses sur “Le cas Ieng Sary en débat”

  1. Une simple question: les dirigeants Khmers rouges ont-ils laissé la moindre chance de survie aux innombrables personnes mortes des suites de leur arrivée à Phnom-Penh le 17 avril 1975? les bébés fracassés contre les arbres avaient-is été condamnés? par qui? pourquoi? Ils doivent être jugés et condamnés à la prison à vie pour penser aux 1,7 millions de personnes qu’ils ont condamnées à mort par leur choix politiques et leur adhésion à une idéologie tarée.

  2. Beaucoup de choses me paraissent obscures plus dans cette « horrible comédie humaine » qui se tient en ce moment dans ce si beau pays: jusqu’à l’ouverture de ce tribunal hybride, tout le monde s’acharne à dire que le procès de 1979 mis en place par les Vietnamiens n’était pas organisé dans les formes juridiques légales, par conséquent la condamnation à mort par contumace de Ieng Sary n’a jamais été validée par l’ONU et la communauté internationale. Pourquoi soudainement aujourd’hui les avocats de la défense reviennent-ils sur ce fameux procès pour faire valoir le principe de « ne bis in idem ». De qui ces avocats se moquent-ils? Je ne suis qu’une victime, j’ai témoigné en 1979, j’ai cru et espéré pendant des décennies que ce monstre allait payer pour ses crimes, mais il n’en fut rien et je découvre avec tristesse et déception des années plus tard que l’ONU et la communauté internationale ont considéré le procés de 1979 comme un « show trial ». Pourquoi ce revirement aujourd’hui? Je souhaite que quelqu’un puisse m’éclairer davantage sur ce point car je ne suis pas juriste…

  3. Beaucoup de choses me paraissent obscures dans cette « horrible comédie humaine » qui se tient en ce moment dans ce si beau pays: jusqu’à l’ouverture de ce tribunal hybride, tout le monde s’acharne à dire que le procès de 1979 mis en place par les Vietnamiens n’était pas organisé dans les formes juridiques légales, par conséquent la condamnation à mort par contumace de Ieng Sary n’a jamais été validée par l’ONU et la communauté internationale. Pourquoi soudainement aujourd’hui les avocats de la défense reviennent-ils sur ce fameux procès pour faire valoir le principe de « ne bis in idem ». De qui ces avocats se moquent-ils? Je ne suis qu’une victime, j’ai témoigné en 1979, j’ai cru et espéré pendant des décennies que ce monstre allait payer pour ses crimes, mais il n’en fut rien et je découvre avec tristesse et déception des années plus tard que l’ONU et la communauté internationale ont considéré le procés de 1979 comme un « show trial ». Pourquoi ce revirement aujourd’hui? Je souhaite que quelqu’un puisse m’éclairer davantage sur ce point car je ne suis pas juriste…

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