Témoignages en eaux troubles


Chan Khan embarrassé par une question du juge Lavergne. (Anne-Laure Porée)
Chan Khan embarrassé par une question du juge Lavergne. (Anne-Laure Porée)


Appelé à décrire ce qu’il a vu et entendu à M13, il affirme avoir vu Duch ligoter des prisonniers et les frapper. Il dit l’avoir vu brûler la poitrine d’une femme avec une torche pendant une séance d’interrogatoire. Il assure avoir vu une immersion forcée dans l’eau jusqu’à suffocation. Enfin, dans un sanglot incontrôlé, il dénonce Duch comme étant l’assassin de son oncle Soy, attaché à un poteau et exécuté de deux balles. Par ailleurs, il a vu des fosses pleines de cadavres. Il raconte aussi les conditions de détention, les entraves, le gruau clair pour les prisonniers et le gruau solide pour les gardes. Il se souvient d’enfants parmi les détenus. Il ne manque pas d’égrener son récit de « C’est ce que j’ai vu de mes propres yeux » ou « c’est la vérité ».


Une collection d’incohérences

Au fil de ce récit, des incohérences surgissent, que le juge tente tant bien que mal d’éclairer et qui laissent le public dubitatif quant au crédit à accorder à ce témoin. Comment un garde de M13 qui laisse échapper trois prisonniers peut-il s’être ensuite évadé de M13 puis y être revenu avec la garantie qu’il ne serait pas tué ? Comment cet homme a-t-il pu échanger des vêtements confiés par Duch contre de la nourriture ? Pourquoi affirme-t-il avoir vu trois meurtres par balle alors que dans une précédente déclaration il se dit témoin d’un seul ? Ses propos selon lesquels pendant une inondation à M13 gardes et prisonniers ont grimpé aux arbres pour échapper à la montée des eaux sont-ils plausibles ?


Chan Vœurn récusé par Duch

L’accusé, Duch, est appelé à faire des commentaires ou des observations sur le témoignage de Chan Vœurn. Duch, récuse le témoin et ponctue d’une même phrase catégorique chacune de ses réponses au juge : « Chan Vœurn n’était pas membre du personnel de M13 ». « Tous les villageois de Omleang me détestaient parce que je travaillais avec Duch, réplique Chan Vœurn. Comment peut-il dire que je n’y étais pas ? »

Duch insiste pourtant, à chacune de ses interventions. Il se révèle également plus prompt à  lister les incohérences du témoin plutôt qu’à éclaircir les siennes. Puis il nie avoir abattu des prisonniers, avoir brûlé une détenue, avoir pratiqué l’immersion. Il nie la mort de prisonniers pendant une importante inondation. « Le témoin a mélangé les faits et la fiction dans son témoignage », insiste Duch. « Il a inventé ou dit des choses qu’il a entendues. » Une fois encore, il se déclare responsable : « Les crimes commis à M13 sont des crimes commis contre mon peuple et contre l’humanité. Je les assume », martèle-t-il.


« Vous pouvez répéter la question ? »

Quand les juges décident de revenir à la lecture de la déposition faite par Chan Vœurn aux co-juges d’instruction et de la comparer aux déclarations matinales du témoin, quand les co-procureurs ou avocats posent leurs questions, ils se heurtent à une évidente incompréhension. Que de fois aura résonné dans le prétoire : « Vous pouvez répéter la question ? » L’échange entre l’avocat de Duch, François Roux, et Chan Vœurn fut à ce titre exemplaire :

François Roux : – Connaissez-vous Chan Khan ?

Chan Vœurn : – Non

François Roux repose la même question.

Chan Vœurn : – Oui, je le connais.

Dans les casques de traduction, ça s’embrouille. Chan Vœurn demande alors qui est Chan Khan.

François Roux s’offusque des « graves problèmes de traduction » qui entraînent deux réponses totalement opposées à la même question. Il repose donc sa question.

Chan Vœurn répond finalement : – Oui, je le connais.


La peur sur le visage

Dans l’après-midi, ledit Chan Khan est amené à la barre. Il sourit souvent comme pour chasser un malaise. Il avait 13 ans quand il est arrivé à M13. Muni d’un fusil, un AK, il avait pour instruction de ne pas laisser les prisonniers s’échapper. Aux questions embarrassantes du juge Lavergne, il lève les yeux au ciel et réfléchit un instant avant de répondre. Les choses se corsent quand le juge insiste sur les deux « grands-pères » de Chan Khan, détenus à M13. Le témoin se crispe. Ses réponses sont courtes, vagues. Le grand-père paternel est mort à M13, Chan Khan ignore dans quelles conditions. Le grand-père maternel a survécu, Chan Khan ignore aussi comment. Le juge se demande pourquoi le petit-fils n’a jamais interrogé son aïeul sur sa survie. Chan Khan est visiblement très mal à l’aise. « Je n’ai pas osé demander, j’avais encore peur. » Le climat se tend. Les fantômes du passé s’invitent à la barre. Le juge s’agace. « Je ne sais rien des exécutions » promet le témoin avant de se fermer comme une huître. « Je ne sais pas ce qui s’est passé. »


Pourquoi le juge a-t-il ainsi insisté ? Une petite loupiotte s’allume alors dans un coin de ma mémoire. Dans le livre de Rithy Panh et Christine Chaumeau « S21, la machine de mort khmère rouge » (p.94), un ancien prisonnier de M13 raconte qu’un jeune gardien du nom de Khoan (la transcription du nom est phonétique) avait dû interroger son grand-père sur ordre de Duch et n’avait pas hésité à le frapper jusqu’à ce qu’il l’appelle « grand-frère », justifiant : « Je suis plus jeune que toi mais je suis ton grand frère en révolution ». Ce jeune gardien serait-il le témoin à la barre ? Il faudra se contenter de la question.


En fin de journée, Chan Khan déclare n’avoir pas peur de Duch et que, oui, les gens ont été tués à M13 mais… il n’a rien vu lui-même. A 16 h 30, il sort comme une ombre, emportant cette part de mystère sur ses activités au camp khmer rouge qu’aucun des magistrats ne creusera sérieusement pendant ses deux jours de présence au tribunal.

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