Une audience sur S24 peu convaincante









Photo du mariage de Huy Sraé, adjoint de Duch qui avait sous sa responsabilité S24, avec Khoeun qui devint interrogatrice à S21. Dans l'ouvrage réalisé par le DC-Cam pour les classes cambodgiennes sur l'histoire du Kampuchéa démocratique, cette image est simplement légendée "mariage khmer rouge". (DC-Cam)
Photo du mariage de Huy Sraé, adjoint de Duch qui avait sous sa responsabilité S24, avec Khoeun qui devint interrogatrice à S21. Dans l'ouvrage réalisé par le DC-Cam pour les classes cambodgiennes sur l'histoire du Kampuchéa démocratique, cette image est simplement légendée "mariage khmer rouge". (DC-Cam)






L’autorité sur S24 déléguée

Les questions des co-procureurs auront contribué à montrer que Duch avait délégué une partie importante de pouvoir à ses adjoints Hor et Huy Sraé (surnom de Nuon Huy). A l’époque, aucune piqûre de rappel ne fut nécessaire : « L’autorité a été donnée une fois et une fois seulement ». « Pour ce qui est du travail que nous faisions, oui je leur faisais confiance. Je peux aussi dire qu’ils ne nous ont jamais mis en danger. » Quelle était la menace ? Selon Duch, il fallait empêcher les « composants » de s’échapper ou de se révolter. Hor et Huy étaient tous deux « très préoccupés de faire leur devoir vis-à-vis du parti », précise l’accusé. A la demande du co-procureur William Smith, Duch explique que s’il avait voulu intervenir dans leur gestion de S24, il avait toute autorité pour le faire. « Oui je n’ai rien fait pour y mettre un terme ». A l’avocate du groupe 1 des parties civiles Ty Srinna, l’accusé avoue n’avoir pas tenté de minimiser les exécutions : « J’ai fait ce qu’on m’a dit de faire car je respectais le gouvernement à l’époque. […] Je n’ai rien fait pour résister. »


Timing serré pour les parties civiles

Les co-procureurs et le groupe 1 des parties civiles s’étaient associés mercredi 24 juin pour demander au président de la cour du temps afin de préparer leurs questions sur Prey Sâr. Jeudi, chaque groupe de parties civiles avait 15 mn pour interroger l’accusé. Quand Alain Werner prend son tour après Ty Srinna, il annonce : « A ma montre suisse, il me reste 5 minutes et demie ».

La formulation des questions posées par les parties est parfois surprenantes. On demande à l’accusé si telle déclaration a bien été comprise, si telle interprétation est exacte. Ces vérifications sont certes parfois nécessaires mais se révèlent souvent peu efficaces quand il s’agit de prouver.

Surtout quand les questions sont longues et tarabiscotées ou quand personne ne relance l’accusé sur ses réponses vagues. Lorsque l’avocat du groupe 3 des parties civiles, Kim Mengkhy, se fait porte-parole de ses clients et qu’il interroge très concrètement sur le vol d’un fruit qui pouvait conduire à Choeung Ek ou le travail forcé pour creuser un canal en l’espace de trois jours, Duch se contente de déclarer « Je ne nie pas les peines et les souffrances des victimes. » Personne ne s’arrête aux détails, l’avocat enchaîne la question suivante.


Le co-procureur suggère à Duch une mémoire défaillante

« Est-il exact de dire que vous étiez bien informé de tout ce qui se passait à Prey Sâr grâce à vos réunions quotidiennes avec Hor et vos contacts avec Huy Sraé ? Mais il est peut-être difficile trente ans après de se souvenir du nombre et de la fréquence [des rapports envoyés sur S24]. » « Ce que vous dites est juste, répond sans surprise Duch. Trente ans se sont écoulés. » L’accusé se rappelle des rapports qui parvenaient à son bureau : il lui arrivait, dit-il, de rester plusieurs mois sans les regarder, ou il en annotait certains avant de les envoyer à l’échelon supérieur, ou d’autres restaient stockés dans ses archives. « Si on retrouve les documents, je pourrai les regarder et vous en dire plus », conclut-il. Le co-procureur avait-il besoin de suggérer à Duch une mémoire défaillante ?


Les formes sans le fond

William Smith remercie l’accusé pour son « honnêteté » et sa « clarté ». Pourquoi tant de déférence vis-à-vis d’un accusé qui, bien sûr collabore avec le tribunal, mais jusqu’ici ne reconnaît que les faits strictement étayés par des documents. « S’il y a des éléments de preuve nouveaux, on verra » lance-t-il au co-procureur en début de matinée.

Alain Werner a les mêmes égards pour l’accusé : « Merci d’avoir répondu à mes questions et je vous remercie pour votre indulgence. » A la pause de 10h30, certains auditeurs sortent pour le moins étonnés par les questions jusqu’ici peu dérangeantes associées aux courbettes de ceux qui sont censés démontrer les responsabilités de l’accusé dans le crime. Un homme venu pour la première fois au tribunal confie : « C’est à se demander si le co-procureur et l’avocat travaillent pour la défense ».

Le co-procureur aura peut-être estimé être ferme dans des commentaires du type : « Si on regarde ce qui s’est passé à Prey Sâr et Choeung Ek, vous ne pouvez pas dire que c’était sur ordre de vos supérieurs car votre engagement vis-à-vis de la politique criminelle du PCK était profond. » Mais Duch atteste : « Oui je suis responsable de tous ces crimes » comme il le fait depuis le début du procès, sans que les choses avancent sur le fond.

Le zélé intouchable

Alain Werner, comme en début de semaine, demande pourquoi Duch n’a pas subi les foudres de sa hiérarchie alors que son propre beau-frère a été arrêté puis exécuté à S21.

« Quelles que soient les purges, les déportations, quelle que soit votre propre implication […] rien ne vous arrivait jamais. Vous étiez intouchable. »Intouchable parce que Nuon Chea et Son Sen protégeaient leur serviteur zélé, suggère Alain Werner. Duch accepte l’hypothèse ainsi formulée, il remercie même l’avocat par trois fois. « J’ai survécu grâce à tous ces facteurs. Ça c’est la réalité. Toutefois j’étais absolument loyal, absolument honnête vis-à-vis de ces personnes », insiste Duch avant de glisser qu’il était lui aussi surveillé et que quand même ses supérieurs se méfiaient de lui. Dommage qu’Alain Werner n’ait pas demandé qui a donné l’ordre d’exécuter le beau-frère de Duch et pour quelle raison cet homme se trouvait à S21.


Les « composants » n’étaient pas strictement des ennemis



Duch arrivant à un repas de mariage. Cette photo a été présentée par les co-procureurs lundi 22 juin 2009 au tribunal. Dans le livre réalisé par le DC-Cam sur l'histoire du Kampuchéa démocratique, cette image est légendée : "Personnel de Tuol Sleng mangeant en communauté". (Tuol Sleng Genocide Museum Archives)
Duch arrivant à un repas de mariage. Cette photo a été présentée par les co-procureurs lundi 22 juin 2009 au tribunal. Dans le livre réalisé par le DC-Cam sur l'histoire du Kampuchéa démocratique, cette image est légendée : "Personnel de Tuol Sleng mangeant en communauté". Or il ne s'agit pas d'un repas habituel. (Tuol Sleng Genocide Museum Archives)



D’après Duch, les Khmers rouges n’accolaient pas un A’ marquant, en khmer, le mépris quand ils s’adressaient aux « composants ». Il les distingue des ennemis purs. Les « composants » répète-t-il sont « mi-amis mi-ennemis » cependant il est d’accord que l’emploi de ce terme facilitait le travail du bourreau qui le maltraitait. Après cette courte parenthèse sur le langage, l’avocate du groupe 2 des parties civiles Silke Studzinsky s’embourbe dans des questions générales sur le mariage collectif. Le président intervient rapidement : « Maître, vous semblez poser une question qui ne porte pas sur les faits. » Il la déboute. Elle demande alors si la photo (présentée lundi 22 juin) de Duch au repas du mariage de Huy Sraé et Khoeun était la photo d’un mariage collectif. Duch a à peine le temps de répondre par la négative que le président l’interrompt pour de nouveau demander à l’avocate allemande de poser des questions sur les faits. Insistante, elle justifie qu’elle s’intéresse aux conditions de vie du personnel de S24 et à la manière dont l’Angkar régentait la vie privée des gens. Elle conclut en demandant à l’accusé pourquoi S24 était nécessaire si tous ceux qui y vivaient étaient destinés à l’exécution. « C’était une décision du parti. Il fallait les garder un certain temps dans l’attente d’une décision finale. »


Une esquisse plus complexe de Prey Sâr

L’avocat du groupe 4 des parties civiles, Hong Kim Suon, concentre quelques questions sur le centre de Bakou, qui appartenait à la division 703, division d’où venaient nombre de membres du personnel de S21. En 1978, Duch demande à intégrer Bakou à S21. Ceux qui y logent sont les membres du personnel de S24, pas du tout des détenus. Malheureusement, Hong Kim Suon ne creuse pas cette piste qui aurait peut-être permis de mieux cerner ce qu’était S24.

Peu avant lui, le co-procureur cambodgien a aussi entamé ce chemin en demandant à Duch la différence entre S24 et une coopérative. L’accusé lui a répondu que les coopératives étaient organisées sur la base de l’origine de classe tandis qu’à S24 étaient regroupés des gens (la plupart venus du PCK) qui avaient commis des infractions. Au rang des infractions les plus graves : la révolte et l’évasion. Tout ce monde travaillait aux rizières, ce qui correspond à la manière dont David Chandler qualifie Prey Sâr dans S21 ou le crime impuni des Khmers rouges : une « ferme-prison ».


Certains membres du personnel de S21 formés à S24

En se focalisant sur le sort des « détenus » de S24 (envoyés à Choeung Ek ou Phnom Penh pour y être exécutés), sur les transferts de membres du personnel de S21 à S24, l’accusation comme les parties civiles occultent un autre aspect de Prey Sâr : celui d’un lieu où le personnel de S21 était également formé, à la dure. Khoeun, par exemple, la femme de Huy Sraé, rencontrée à S24, est ensuite devenue interrogatrice à S21. Jusqu’à ce qu’ils soient tous deux purgés. Certains gardes de S21 ont été recrutés à S24. Dans S21 ou le crime impuni des Khmers rouges, David Chandler mentionne que Him Huy, militaire de la division 703 qui a pris du galon dans la hiérarchie de S21, et Nhem En, photographe de S21, ont « purgé de courtes peines » à Prey Sâr avant de retourner à Phnom Penh. Par le travail et la discipline, par l’application d’un régime sévère aux détenus qui étaient conduits à la mort à la moindre faute, S24 réunissait les conditions idéales pour former le personnel de S21. La piste mériterait d’être creusée.


Kar Savuth garde le cap

Kar Savuth, avocat de la Défense, a construit ses questions autour de la nécessité d’avoir une autorisation pour se déplacer dans le pays, autour de la difficulté de s’évader, autour de l’idéal communiste de l’accusé, autour de la politique d’un Etat pour lequel l’accusé travaillait en tant que policier. « D’un point de vue du droit, quand nous nous sommes retrouvés au tribunal, j’aurais pu blâmer le gouvernement parce que j’étais policier. Maintenant, je m’incline devant le peuple cambodgien. Telle est mon attitude » déclare Duch.

L’accusé maintient que les libérations furent exceptionnelles, il estime que les mots « à libérer » écrits par son supérieur In Nat sur les documents n’étaient qu’une ruse, une tromperie. Epluchant différents documents dont il donne scrupuleusement les cotes, l’ancien directeur de S21 assure qu’il n’a jamais reçu certaines informations sur les évasions. « C’est une stratégie pour dissimuler le fait que ces personnes ont été emmenées et éliminées. » Kar Savuth insiste habilement : « Pourquoi avoir inscrit ‘libéré’, ‘échappé’, ‘fuite’ plutôt que tué ? » Sortant la tête de ses documents, Duch résume : « C’est une ruse de Nat de ce que je comprends. En tout cas ces documents mentent. Ce n’est pas vrai qu’ils ont été libérés. »


Duch se pose en expert historien sur son propre crime

Au cours de ces audiences, Duch se comporte parfois comme un expert. Il enfile ses lunettes, fouille ses documents, lâche des références apprises par cœur, renvoie les parties à ce qu’elles pourront trouver comme traces écrites. Il continue à s’imposer comme expert en chef sur les Khmers rouges et S21. Après avoir comparé de rares documents statistiques sur S24, il propose en fin d’audience, jeudi 25 juin, de croiser les statistiques, de chercher de nouveaux documents : « Il faudrait faire des recherches pour éclaircir le nombre de victimes [à S24], travailler ensemble pour dégager la vérité. »

Une réponse sur “Une audience sur S24 peu convaincante”

  1. Bravo pour ces recension précises et vivantes des audiences ! J’ai moi aussi été frappée à plusieurs reprises par la manière dont le président suggère parfois des réponses possibles à l’accusé, limitant ainsi la portée de certaines de ses questions.
    De la même façon l’attitude de Duch expert à son propre procès est tout simplement hallucinante.

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