L’audition de Chhun Phal illustre la déconfiture de la cour


Chhun Phal rit parfois, un peu gêné et un peu amusé, quand il demande au président de répéter sa question. (Anne-Laure Porée)
Chhun Phal rit parfois quand il demande au président de répéter sa question. (Anne-Laure Porée)


Le témoin du jour a le visage enfantin, rieur. Chhun Phal entre dans le prétoire vêtu de la même veste que tous les témoins enfilent tour à tour depuis la fin du mois de juin, une veste trop grande qui les préserve du froid de la climatisation. Chhun Phal a 47 ans, il est cultivateur comme tous les anciens gardes et interrogateurs de S21 qui ont été convoqués au tribunal. Penché vers le micro, l’homme explique rapidement qu’il a rallié les Khmers rouges dans son village de la province de Kompong Cham en 1975. Il passe par une école militaire d’entraînement et de formation à Takmao avant d’être envoyé à Prey Sâr cultiver la rizière et creuser des canaux. Il arrive à Prey Sâr à l’âge de 15 ans. Puis il est nommé à S21.


Des souvenirs hors du temps

S’il se souvient des lieux, en revanche, il a oublié les dates comme les durées. Impossible de savoir quand il est arrivé à S21 par exemple. Le président voudrait comprendre pourquoi le témoin évoque le nom « Toul Sleng » plutôt que S21, Chhun Phal répond qu’il a été affecté au poste de garde comme s’il avait entendu une autre question. Nil Nonn revient à la charge en faisant des cercles plus large autour de la question qui le tarabuste : où était Toul Sleng ? Dans quelle province ? Dans quelle ville ? Le témoin réplique avec assurance qu’il ne connaissait ni la province, ni la ville. Le public rit tant il ne peut y croire.


La litanie de questions et rien de neuf

Le président de la cour prend son mal en patience. Néanmoins ses questions, basiques, semblent animées par un doute que cet homme est bien ce qu’il prétend être. Alors il déroule la panoplie habituelle, dans l’ordre habituel : comment étaient les bâtiments ?, comment y entrait-il ? (Chhun Phal ne s’en souvient pas !), quelles étaient ses tâches ?, comment étaient les détenus ?, comment étaient-ils entravés ?, quelles étaient les rations alimentaires ?, comment se lavaient-ils ?, a-t-il vu des prisonniers étrangers ?, a-t-il vu des femmes et des enfants ?, a-t-il vu des prisonniers qui avaient subi des actes de torture ?

Chhun Phal confirme dans l’ensemble le fonctionnement de S21 que les juges connaissent par cœur depuis des semaines. Pendant ce temps, Duch, en impeccable chemise bleue, consulte ses dossiers.


Le garde de S21 qui ne connaissait pas Duch

Chhun Phal se rappelle du nom de son chef de groupe, Khôn, ainsi que de Peng et Hor, qui étaient les supérieurs de celui-ci. Mais le directeur de S21, il ne connaissait pas son nom. « A l’époque où j’ai travaillé à S21, je n’ai jamais rencontré ni vu Duch. » Le président aura beau tenter de reformuler : « qui était le plus haut placé à S21 ? », la réponse ne varie pas. Autre bizarrerie, l’ancien garde qui surveillait en général des cellules collectives à l’intérieur du complexe, était posté parfois à l’extérieur, notamment au portail arrière. Ce « parfois » signifie dans son souvenir une fois par mois ou une fois tous les quinze jours. Malgré ces fonctions ponctuelles à l’extérieur, il affirme ne pas avoir connu Him Huy qui chapeautait pourtant les gardes de l’extérieur de la prison.


Un jour à Choeung Ek

Chhun Phal déclare aux juges avoir été travailler à Choeung Ek. Immédiatement les horreurs des charniers où étaient exécutés les prisonniers de S21 surgissent mais le témoin fait référence à tout autre chose : « Parfois je faisais des travaux agricoles, parfois je plantais des légumes. » L’homme ne se rappelle pas combien de temps il y est resté, ni qui l’y a envoyé mais c’était « aux environs de 1979 » (Fin février 2008, il fut plus précis devant les co-juges d’instruction puisqu’il leur affirmait avoir été à Choeung Ek un mois avant le 7 janvier 1979). Finalement, il concède qu’il a enterré une unique fois des cadavres dans une fosse de 3 m par 2 m, un soir vers 17 ou 18 heures. S’ensuit un dialogue anachronique entre le juge et le témoin :

– Avant d’enterrer les cadavres, avez-vous vu dans quel état ils étaient et combien y en avait-il avant qu’ils ne soient enterrés ?

– Il n’y avait que des prisonniers de sexe masculin.

– Avez-vous pu constater qu’il y avait de nombreux détenus qui reposaient là avant d’être enterrés ?

– Je ne peux vous confirmer le nombre exact. Si je vous dis qu’il s’agissait d’un nombre important cela ne reflèterait pas la réalité, si je vous dit qu’il ne s’agissait peut-être pas d’un nombre très important cela ne reflèterait pas non plus la réalité.

Le public évidemment se marre en entendant pareille déclaration au juge.

– Est-ce que les fosses étaient pleines de cadavres ?

– Il y avait assez de corps dans la fosse pour refermer la fosse.

– Quel était l’état physique des corps avant qu’on ne les enfouisse ?

– Je n’ai pas inspecté les cadavres, je me suis surtout concentré sur le fait de les enfouir, c’était tard dans l’après-midi, il fallait se dépêcher pour finir le travail, donc je n’ai pas fait très attention aux corps eux-mêmes.


Embrouille sur les fosses

Apparemment, les déclarations du témoin en amont du procès sont plus complètes que ce qu’il lâche au tribunal. Le président Nil Nonn s’impatiente. Après consultation avec son avocat Kong Sam Onn, Chhun Phal maintient ses déclarations aux enquêteurs : il a creusé des fosses à Choeung Ek, et non juste enterré des cadavres, mais là encore c’était exceptionnel. Le témoin décrit une fosse profonde jusqu’au cou et… l’éclairage électrique alimenté par un générateur. « Après je n’ai plus fait ce travail, on m’a envoyé à la rizière, un autre groupe a fait ce travail de fossoyeur. » Sur place, Chhun Phal n’a pas senti d’odeur particulière, il n’a pas aperçu de maison ou d’abri qui aurait pu héberger le personnel, il n’a pas rencontré les exécuteurs. Bref il ne sait pas grand-chose. Que se passe-t-il dans la tête des juges à ce moment-là ? Se taisent-ils par souci d’efficacité ? Par flegme ? Par désarroi ? Aucun juge après Nil Nonn n’interroge le témoin.


Les bourdes des co-procureurs

Tan Senarong, co-procureur cambodgien prend donc le relais. Il fait afficher à l’écran un tableau noir sur lequel sont écrites à la craie les règles du Santebal. Il aimerait savoir si Chhun Phal a jamais constaté que ce règlement était affiché à S21. Kong Sam Onn intervient car son client ne sait pas lire. Présenter un tel document n’est pas approprié. Tan Senarong insiste. Silence. Le président le presse de passer à la question suivante laquelle permet au témoin d’affirmer que les véhicules de S21 étaient équipés de plaques d’immatriculation avec « S21 » écrit dessus… Là-dessus le co-procureur Anees Ahmed signale qu’aux co-juges d’instruction Chhun Phal a assuré savoir lire et écrire. « Je ne sais lire qu’un petit peu, explique l’ancien garde. A ce jour je ne sais pas tout l’alphabet. »

Sur les viols, l’accusation piétine également. Le témoin n’a rien vu de ses propres yeux, il rapporte simplement des instructions qu’il a reçues sur ce sujet de son chef de groupe. Enfin, pour une fois que les co-procureurs apportent une biographie d’un ancien garde de S21 avant même que Duch ne conteste qu’il ait été membre du personnel de la prison, le témoin en personne ne peut confirmer qu’il s’agit de sa biographie. « Je n’en suis pas certain. C’est quelque chose que mon chef de groupe a fait et je n’ai jamais vu ma propre biographie. » Une fois de plus Kong Sam Onn invite les parties à ne pas présenter des documents que son client n’est pas en mesure de lire.

Dans la salle on s’interroge : en quoi ce témoin a-t-il jusqu’ici servi l’accusation ?


Un avocat des parties civiles désespérant

L’avocat des parties civiles Hong Kim Suon qui enchaîne après la pause déjeuner rate en beauté son interrogatoire. Il essaye de savoir pourquoi Chhun Phal parle de Toul Sleng plutôt que de S21, il repose une question déjà posée dans la matinée sur l’état des détenus sans susciter la moindre réaction de Nil Nonn, puis tombe une question stupéfiante : « Est-ce que vous savez s’il y avait des moustiques à S21 ? » Comme s’il n’avait pas encore bien compris en ce 10 août que des prisonniers traités pire que des bêtes n’avaient certainement pas le privilège de moustiquaires, Hong Kim Suon fait confirmer par le témoin que les détenus étaient piqués par des moustiques !


Nam Mon au casse-pipe

Mais le clou de la journée revient à son initiative de faire avancer la partie civile Nam Mon entre les bancs des avocats des parties civiles et des co-procureurs pour demander au témoin s’il l’identifie comme ancienne membre du personnel médical de S21. Chhun Phal ne la reconnaît pas parce qu’il n’y avait pas de femme dans le personnel médical là où il travaillait. Duch avait déjà contesté que cette femme soit membre du personnel médical de S21. C’est une seconde gifle. Une fois de plus, Nam Mon est envoyée dans l’arène, sans précaution. Pourquoi l’avocat n’a-t-il pas simplement demandé au témoin si des femmes faisaient partie du personnel médical avant de vouloir la faire identifier ?


Nam Mon, debout attendant le verdict du témoin. Non, il ne la reconnaît pas. (Anne-Laure Porée)
Nam Mon, debout, attendant le verdict du témoin. Non, il ne la reconnaît pas. (Anne-Laure Porée)



La défense dans ses petits souliers

Kar Savuth, lui, rebondit sur cette question. Le témoin lui confirme qu’il n’a pas vu de femme dans le personnel médical mais qu’il a observé des enfants distribuer des médicaments. A Marie-Paule Canizares, Chhun Phal promet qu’il n’a jamais vu Duch dans le bâtiment dans lequel il a travaillé. Il détaille à l’avocat cambodgien que les gardes ne pouvaient battre les détenus que s’ils y étaient autorisés par leur chef de groupe. Ces gardes se parlaient, ils se racontaient le quotidien de la prison, les morts dans les cellules par exemple. Il était impossible de fuir. « Personne ne pouvait s’enfuir », martèle Chhun Phal. « A l’époque, je pensais qu’il n’y avait pas d’alternative. Que je sois content ou pas. Sous le régime, il n’y avait qu’une option. »







Duch travaille sur la biographie de Chhun Phal. (Anne-Laure Porée)
Duch travaille sur la biographie de Chhun Phal. (Anne-Laure Porée)


Le profil de l’emploi




« Je reconnais cette personne, Chhun Phal, comme étant membre du personnel de S21. La raison en est qu’il est parmi ceux que j’ai fait venir de Kompong Cham. […] Il avait moins de 16 ans à l’époque. Il répondait aux critères que j’avais établis pour ma demande, notamment pour son origine de classe. C’était un paysan pauvre. Par conséquent il avait un niveau d’instruction très limité comme il ressort aujourd’hui et de sa déposition. […] Je ne voulais pas choisir des personnes qui auraient été formées ou instruites par qui que ce soit. Je devais donc sélectionner des personnes que je pouvais former psychologiquement et politiquement. Je crois que la chambre comprend aussi la psychologie du camarade Phal. Il ne souhaitait rien avoir ou  posséder ou rien savoir. Il ne savait même pas qui était son supérieur, il ne connaît pas mon visage ni ma voix et il n’a pas cherché à les connaître. A mon sens, cela correspond bien au fait qu’il était membre de S21. »

L’accusé confirme ensuite que le témoin a creusé des fosses à Choeung Ek parce qu’il en avait effectivement donné l’ordre à son ancien messager, cité par Chhun Phal. En revanche il soulève certaines confusions dans la déclaration et raconte qu’il examine la fiche biographique du témoin (établie en 1977) avec une méthodologie qu’il partage volontiers avec la Chambre. Il aura besoin de temps pour faire le point sur cette fiche mais pour lui, Chhun Phal travaillait bien à S21.







Le discours est rôdé pour conclure les témoignages mais point trop n'en faut. (Anne-Laure Porée)
Le discours est rôdé pour conclure les témoignages mais point trop n'en faut. (Anne-Laure Porée)


Le couplet du président




Le président remercie longuement l’ancien garde d’être venu. « Nous sommes bien conscients de l’épreuve que cela représente que de venir ainsi devant la Chambre pour déposer et répondre à de nombreuses questions posées tant par la Chambre que par les parties. Outre que beaucoup de questions vous étaient posées durant le peu de temps imparti à votre déposition, il y a le facteur temps. Les faits que nous évoquons remontent à plus de trente ans. Et il est normal que les souvenirs que quiconque en a soient limités. Plus les faits sont anciens, plus le souvenir qu’on en a est imprécis. » Le couplet déférent et poli servi à chacun des anciens Khmers rouges dont la mémoire est parfois si sélective ou si endommagée fait frissonner car à chaque énonciation revient le souvenir des survivants venus raconter leur calvaire à S21 et qui furent, eux, à peine remerciés.

Laisser un commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *