Saom Meth, l’homme qui a vu Duch frapper


Saom Meth est formel sur la présence de l'accusé à la prison spéciale. (Anne-Laure Porée)
Saom Meth est formel sur la présence de l'accusé à la prison spéciale. (Anne-Laure Porée)


Le sérieux de Saom Meth, 51 ans, contraste nettement avec l’attitude plus relâchée de son prédécesseur Chhun Phal. L’intérêt de son témoignage pour le procès aussi. Saom Meth a joint les rangs de l’Angkar dès 1973. Il passe par une milice de district avant de devenir, en 1974, soldat combattant les forces de Lon Nol le long du Mékong. Il reste à Phnom Penh après l’évacuation de la capitale pour y être nommé messager. Rapidement, il est envoyé en formation à Takmao. Suite à huit mois de formation politique et d’étude de techniques militaires, il est affecté en 1976 à la garde dans la prison de l’état-major de Daunh Penh, dont In Nat était le directeur. Il y passe moins d’un an. Saom Meth y aperçoit des hommes qu’il retrouve plus tard à S21 : Duch, Hor, Chan, Pon (adjoints de Duch à S21). En 1977-1978, son unité des messagers est nommée à S21. Ceux qui savent lire sont assignés à l’unité des interrogateurs, les autres sont gardes. Saom Meth, lui, est garde à la prison spéciale, c’est-à-dire la partie de S21 consacrée aux prisonniers les plus importants, sous les ordres de Huy et Sry.


Aperçu de la prison spéciale

Cette partie de S21 était située au sud des bâtiments de l’actuel musée de Toul Sleng. Maisons en bois, appartements en dur, bâtiments de deux ou trois étages, tous ces habitats composaient la prison spéciale avec selon le lieu plus ou moins de pièces. « Dans les cellules il n’y avait rien d’autre que les barres d’entraves, il n’y avait pas de moustiquaire, il y avait quelques nattes et de vieux oreillers et des récipients dans lesquels les prisonniers pouvaient se soulager » explique Saom Meth au juge Ya Sokhan. Les prisonniers de haut rang ou d’importance y étaient enfermés, un par cellule, chacun sous la surveillance d’un garde particulier planté à l’extérieur de la cellule, non armé. Ces détenus spéciaux n’étaient pas mieux lotis que les autres en matière de vêtement (short de rigueur) ou de ration alimentaire. Ils étaient entravés dans des conditions similaires. « Un prisonnier qui ne se montrait pas docile, on le menottait en plus » se souvient Saom Meth. Dans cette partie du complexe, pas de tuyau d’arrosage pour la douche, un baquet d’eau était donné au détenu pour se laver.


Une séance d’interrogatoire par la fenêtre

Parce que les interrogatoires des prisonniers avaient parfois lieu au sein des cellules, Saom Meth a assisté à l’un d’entre eux mené par Tuy, un interrogateur réputé pour sa dureté, à qui étaient apparemment confiés les interrogatoires en cellule. « Tuy est venu dans la pièce, il a verrouillé derrière lui. Moi je me suis retrouvé dehors mais j’ai pu jeter un coup d’œil à l’intérieur et voir la séance d’interrogatoire. » Saom Meth surprend des bouts de dialogue et observe Tuy arrivé avec ses instruments de torture. « Il a pris un bâton et a frappé le prisonnier sur le dos. J’ai pu voir que le prisonnier saignait. Un peu plus tard, il a pris un autre instrument de torture et s’est mis à frapper le prisonnier encore une fois. Le prisonnier éprouvait une grande douleur. Ensuite Tuy a pris un faisceau de câble électrique. Il a attaché une partie de ce câble électrique aux orteils du prisonnier, une autre partie à son oreille. Après un certain temps ce prisonnier s’est évanoui et j’ai pu voir que Tuy déambulait dans la pièce. Dix minutes plus tard, le prisonnier a repris connaissance et Tuy l’a attrapé par les cheveux et l’a menacé en lui disant qu’il allait revenir le lendemain pour d’autres interrogatoires et qu’il avait intérêt à se rappeler. »


Les coups de rotin de l’accusé

Quand Saom Meth part déjeuner, la cellule est inspectée pour voir si le prisonnier n’est pas susceptible de trouver clous ou vis à avaler afin de se suicider. « J’ai pris mon repas et quand je suis revenu, j’ai vu Duch qui était assis dans la maison à côté de la maison en bois, avec un bâton entre les mains et une sentinelle à la porte. »

Le juge Ya Sokhan demande au témoin s’il a vu Duch frapper le détenu. « Duch a utilisé des tiges de rotin pour frapper le détenu. Il ne l’a pas beaucoup battu avant que je ne passe mon chemin. » C’est la seule fois où Saom Meth voit l’homme à l’œuvre, dit-il.

Mais mardi 11 août 2009, dans la matinée consacrée à son audience, Saom Meth confirme ses propos consignés dans un procès-verbal cité par les co-procureurs, il décrit Duch arrivant à un interrogatoire mené par Tuy et lançant au prisonnier : « Alors, tu vas parler oui ou non ? » Il l’aurait aussi vu donner des coups de pied en menaçant : « Tu vas bientôt nous répondre ? »


Duch inspectait la prison spéciale

Le juge Sokhan continue sur la fréquence des visites du directeur de S21 dans cette zone de la prison. « Je l’ai vu… A la prison spéciale, il devait forcément y aller parce que très régulièrement il s’y rendait. Je l’ai vu de mes yeux. Je montais la garde près du bâtiment de deux étages et je pouvais le voir depuis l’étage. C’est la vérité. » L’accusé, selon lui, inspectait occasionnellement les salles. Au juge Jean-Marc Lavergne, à qui il confirme qu’il reconnaît l’accusé, il répète : « Je n’ai rien exagéré. Je ne dirai rien qui n’est pas fidèle à la vérité. » Le juge français attend des précisions sur ces inspections : avaient-elles lieu pendant les interrogatoires ? Saom Meth raconte que Duch « inspectait [à pied] les maisons de l’est à l’ouest » et qu’il « entrait et allait voir les prisonniers ».

Le mardi matin, il revient sur une déposition faite aux co-juges d’instruction selon laquelle Duch venait tous les jours sur le lieu où il effectuait ses gardes. « Au moment où j’ai fait cette déclaration, elle était peut-être excessive. » Il s’en excuse auprès de la cour.


Pas un survivant à la prison spéciale

Le témoin situe la durée moyenne de détention dans cette partie de la prison autour de vingt jours à un mois. Après quoi « ils étaient emmenés par Huy ou Sri, je ne savais pas où. Je ne savais pas s’ils étaient emmenés ailleurs. […] D’habitude, lorsqu’on les emmenait, ils ne revenaient jamais. » Il ne reste pas un survivant de cette prison spéciale. Le juge Ya Sokhan prie le témoin d’évaluer le nombre de personnes ainsi emmenées pendant la période où il a travaillé à S21. « Je pense qu’il a pu y en avoir une centaine », réfléchit Saom Meth.


Le suicide au krama évité

Pendant les deux demies journées d’audience, Saom Meth revient sur un épisode qu’il a marqué. Il a remplacé un garde qui devait aller aux toilettes et qui avait laissé traîner son krama. Saom Meth a empêché le prisonnier de se suicider avec ce krama. « Si je n’avais pas aidé ce garde en cachant l’incident, il aurait été interné ou envoyé en rééducation », conclut le témoin.


Puni mais sauvé à Prey Sâr

Vers la fin 1978, Saom Meth est transféré à Prey Sâr. Le juge s’étonne : s’agissait-il d’une sanction ? Après avoir décrit sa participation à la construction de canaux et de digues il lâche : « A l’époque je ne savais pas si je comptais parmi les détenus ou pas. » Mais ceux qui survivent à ses côtés ont semble-t-il de « mauvaises biographies » ou ne viennent pas de S21. Pendant plus d’un mois, chaque jour, il voit un ou deux camions chinois emporter des marchandises ou des prisonniers, « des mauvais éléments ». « Certains de nos collègues ont disparu. Je ne savais pas s’ils étaient transférés dans une autre unité », confie Saom Meth.

Le juge Jean-Marc Lavergne cherche à éclaircir les raisons de ce transfert. Saom Meth raconte alors qu’on lui a demandé s’il avait un frère nommé Saom Hoy. « J’ai dit que oui. » Or ce frère a été arrêté et emmené à S21. « Je ne savais pas quoi faire pour me libérer. Alors j’ai essayé de ne rien dire du tout, et même [Him] Huy a essayé de dissimuler cette information. » C’est ce même Him Huy qui l’aurait envoyé à Prey Sâr. C’est ce qui l’a sauvé.

Les méthodes de torture confirmées

Comme pour la scène racontée plus haut, Saom Meth a assisté en cachette à certaines séances de torture. Aux co-juges d’instruction, il a détaillé les techniques de l’asphyxie avec un sac plastique, de l’électrocution sur l’appareil génital, sur les oreilles qu’il confirme en audience avoir vu personnellement. Saom Meth pouvait également déduire les méthodes infligées aux prisonniers en constatant leur état lorsqu’ils étaient ramenés à leur cellule de la prison spéciale. Il se rappelle ainsi des blessures sur le dos, des ongles arrachés. En revanche, il n’a jamais été témoin direct de la méthode consistant à enfoncer des aiguilles sous les ongles. Lorsque l’avocate du groupe 3 des parties civiles tente de l’interroger de nouveau sur l’électrocution aux parties génitales, Saom Meth se braque : « Je ne souhaite pas répéter ce que j’ai déjà dit. Ce que j’ai vu et dit reflète ce qui s’est passé. » A plusieurs reprises il manifeste ainsi son agacement à devoir confirmer ou répéter ce qu’il assure être vrai.


Vivre dans la peur

Du quotidien à S21, Saom Meth retient la peur. Tout le monde était torturé de manière sévère et les gardes en étaient terrifiés, maintient-il auprès de l’avocate du groupe 1 des parties civiles Ty Srinna. Il y avait aussi la peur de Duch. Pourtant celui-ci ne parlait pas de manière arrogante d’après Saom Meth, il souriait, il riait même avec les gardes. Mais les disparitions alimentaient cette peur. Sur la cinquantaine de membres de l’unité des messagers à laquelle Saom Meth appartenait, il n’en resta que trois ou quatre.


L’exercice de style de Kar Savuth

La défense s’emploie évidemment à minimiser le rôle de Duch. Kar Savuth mène le jeu avec un style offensif, les phrases claquent, les conclusions

– Avez-vous vu Duch tuer ?

– Non

– Je vous remercie de dire que l’accusé n’a pas tué de ses propres mains.

– Avez-vous reçu des ordres directement de Duch ?

– Non, le chef d’équipe me donnait des instructions.

– Je vous remercie de dire que vous n’avez jamais reçu d’ordre de Duch.

L’accusé, sur lequel la caméra s’attarde par hasard, jubile. Kar Savuth garde le même élan et la même technique de « je vous remercie d’avoir déclaré que… » jusqu’à conclure après quelques questions : « Je vous remercie d’avoir déclaré que vous n’étiez pas content de votre travail à S21. » Il oublie de le remercier pour avoir déclaré comme Duch que la fuite était impossible car sinon ses parents, sa famille auraient été tués.


Duch nie les coups et minimise ses inspections

Quand il a la parole, Duch commence par formuler ses regrets vis-à-vis du témoin qui a perdu son frère à S21. Il fait preuve d’une étrange mémoire. Il soutient n’avoir jamais connu Saom Meth (qu’il reconnaît comme membre du personnel) mais lors d’une confrontation, il aurait reconnu en lui les traits de son frère qu’il nomme par son nom révolutionnaire Meng, garde des forces spéciales à l’extérieur du complexe de S21.

Duch ne conteste pas le témoignage de Saom Meth qui « dans les grandes lignes, reflète la vérité ». Il s’oppose, après avoir rappelé avec force qu’il est responsable des vies perdues à S21, à « l’allégation grave » selon laquelle il a torturé des prisonniers. « Je ne l’aurais pas nié si je l’avais fait ! » Il certifie n’être jamais allé voir Tuy, qu’il savait violent, sauf une fois, sur ordre de son supérieur qui lui aurait demandé de « jouer sur l’aspect politique » lors de l’interrogatoire. « Je suis allé le voir mais je ne vais pas en parler devant la Chambre maintenant. En règle générale, je ne me rendais pas là-bas. » Il cite deux exceptions avec Pon, notamment quand ce-dernier interrogeait un détenu britannique « humble et docile ».

Face à la parole du témoin, Duch brandit évidemment un document écrit relatant des conseils à Tuy. Pour l’accusé, ce bout de papier est un argument de poids qui prouve qu’il n’est jamais allé sur place puisqu’il donnait des ordres par écrit. En tant que directeur de S21, il n’avait pas non plus de temps à consacrer à ces détenus.

L’accusé glissait au début de son intervention : « C’est moi l’auteur des documents. Tel a été mon crime vis-à-vis des personnes qui n’étaient pas encore arrêtées à S21. » L’homme nie catégoriquement ces actes qui fissurent l’image de l’intellectuel aux ordres, qui organise, qui forme, qui endoctrine, mais ne se salit pas les mains. Duch ne court pas dans la même catégorie que ces paysans embrigadés pour leur ignorance, pour être manipulés, instruments nécessaires de l’Angkar, représentant la majorité des gardes et tortionnaires de S21. Cela rend-il son crime moins monstrueux ?

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