La femme et la fille du professeur Phung Ton face à Duch


"Certains pourraient penser que je suis ici pour réclamer vengeance, ce n’est pas vrai. Je suis ici pour demander justice pour mon mari. Je suis ici pour que soit révélée la vérité", déclare Im Sunthy devant la Chambre. (Anne-Laure Porée)
"Certains pourraient penser que je suis ici pour réclamer vengeance, ce n’est pas vrai. Je suis ici pour demander justice pour mon mari. Je suis ici pour que soit révélée la vérité", déclare Im Sunthy devant la Chambre. (Anne-Laure Porée)


Quand Im Sunthy se présente devant la cour, Duch se lève. C’est la première fois que ça lui prend. Est-ce par respect pour la femme de Phung Ton ? Est-ce par crainte ? Parce qu’il a un cas de conscience ? L’élégante dame au visage doux qu’il observe, s’assied, crispée. Elle demande l’assistance de son aide-soignante pendant la déposition puis décline quelques informations de rigueur avant d’entamer son récit. Le président l’interrompt pour qu’elle s’en tienne à un relevé d’ identité : 70 ans, à la retraite, vivant à Phnom Penh, fille d’enseignants, elle a épousé le 15 juin 1955 le professeur Phung Ton qui est mort à l’été 1977 à S21.


Une avocate envahissante

Son avocate Silke Studzinsky intervient pour référencer les documents qui justifient sa constitution de partie civile. L’énumération s’avère laborieuse. L’avocate a prouvé depuis le début du procès qu’elle ne savait pas faire court et efficace. Ce jour, elle manque aussi d’élégance. Plutôt que de travailler à valoriser le témoignage de ses clientes et les laisser exprimer par elles-mêmes les raisons pour lesquelles elles sont là, elle résume leurs motifs. Silke Studzinsky parle trop et parfois mal à propos.


Les derniers échanges

Im Sunthy, qui ne se sent pas capable de répondre à des questions à l’issue de sa déposition, a demandé à en être dispensée. Le président accède à sa requête. Elle commence par raconter le départ de son mari, premier Cambodgien agrégé de droit en France et spécialiste du droit maritime, pour l’étranger en mars 1975. Elle décrit l’inquiétude qui la tient tant qu’il n’a pas téléphoné pour lui assurer qu’il n’a pas été victime d’un bombardement. Elle résume leur dernière conversation téléphonique, l’attention qu’il lui portait ainsi qu’à ses enfants, preuves concrètes de son amour. Avant la prise de Phnom Penh par les Khmers rouges, elle reçoit une dernière lettre contenant les mêmes tendres recommandations.


Un couple uni, solidaire

Ensuite, Im Sunthy perd le fil, elle mêle des bribes de l’évacuation de Phnom Penh à la disparition des photos de famille, le témoignage du rescapé de S21 Ung Pech (qui fut aussi le premier directeur du musée du génocide) au programme quotidien de son mari et à son passe-temps favori, la lecture. Puis le récit se structure de nouveau autour de l’entraide dans le couple : lui qui fait lire des livres de droit à sa femme et l’aide ensuite à en comprendre les enjeux, elle qui l’assiste dans ses corrections de copies. « Il comprenait mon caractère et cherchait des manières de m’aider à surmonter mes failles », glisse-t-elle les doigts fermés sur un mouchoir.


La souffrance en fil rouge

De nouveau le récit prend une allure décousue. De sa relation à Phung Ton, Im Sunthy s’engouffre dans la dureté du travail sous les Khmers rouges, elle ébauche le déclin de son père trop pénible à détailler, sa colère contre un Khmer rouge qui refuse de le faire soigner, ses sept enfants à protéger, la maladie, les morts, le rêve de manger du poulet au gingembre qui lui a valu un envoi en rééducation, la punition imposée par les hommes en noir à un enfant qui pêchait trop bien, les critiques qui lui reprochent d’être « indisciplinée et libérale ». Im Sunthy est poignante dans son apparent désordre. Ces histoires imbriquées les unes dans les autres comme les contes à tiroir des Mille et une nuits, forment une seule et même histoire, une trame unique, tissée par la souffrance. « Je n’ai jamais été heureuse depuis. J’ai vécu dans la terreur et le traumatisme. Chaque jour, chaque minute, je pense à lui. » Les larmes coulent, inévitables. L’absence de Phung Ton est une cicatrice ouverte. Im Sunthy a appris à ses enfants à lutter dans la vie et constate avec fierté qu’ils ont tous hérité de cette qualité propre à leur père. De son côté, elle « survit » comme elle dit.


La vérité, pas la vengeance

Fatiguée de remuer le passé, elle puise ce qu’il lui reste d’énergie pour conclure sur ce qu’elle attend du tribunal. « Certains pourraient penser que je suis ici pour réclamer vengeance, ce n’est pas vrai. Je suis ici pour demander justice pour mon mari. Je suis ici pour que soit révélée la vérité, pour qu’on dise pourquoi tous ces gens ont été tués, pourquoi toute cette barbarie infligée aux victimes. Est-ce par quête du pouvoir ? Est-ce par convoitise personnelle ou est-ce pour d’autres raisons ? Je crois qu’un enseignant, un professeur, se doit de faire montre d’éthique, se doit de participer à la construction du pays et non pas aspirer au pouvoir personnel. » Duch comprendra sûrement l’allusion au modèle à suivre. Phung Ton. Son indépassable maître.



Une série de photographies parmi lesquelles celle de Phung Ton et sa femme font la transition entre la déposition de la femme et la déposition de la fille du professeur. Six mois après le début du procès, le problème du reflet blanc sur les images n'a toujours pas été résolu ! (Anne-Laure Porée)
Une série de photographies parmi lesquelles celle de Phung Ton et sa femme font la transition entre la déposition de la femme et la déposition de la fille du professeur. Six mois après le début du procès, le problème du reflet blanc sur les images n'a toujours pas été résolu ! (Anne-Laure Porée)


Phung Ton, pilier de l’enfance

La déposition de Sunthary Phung-Guth s’ouvre sur les souvenirs d’enfance et d’adolescence, sur le portrait d’un homme bon et juste. « Il nous a enseigné les valeurs humaines qu’il a défendues toute sa vie.  Il nous a montré comment faire la paix entre nous, après une dispute, et n’en garder aucune rancune. Il nous a enseigné l’indulgence, montré ce qu’est la dignité humaine, pas seulement par des mots mais par des actes quotidiens. Il était pour nous un modèle que nous aimions et que nous respections. » Plus tard elle ajoute : « Mon père pouvait répondre à toutes mes questions sur le fonctionnement du monde. Il m’a expliqué le sens de la vie et le respect des autres, la notion du bien et du mal. Il m’a donné des conseils sur ma vie quotidienne et il voulait toujours que moi aussi, sa seule fille, je fasse de bonnes études et que je profite de l’éducation la plus élevée. »

La proximité de Sunthary Phung-Guth avec son père, étayée par des souvenirs heureux de protection mutuelle, l’amène naturellement à se présenter devant ce tribunal « pour lui rendre l’honneur et la dignité qu’on lui a fait perdre dans les derniers mois de sa vie, au centre S21. »

Un rôle politique pour l’homme de droit

Phung Ton, professeur, recteur de l’université, juriste, a, du fait de ses compétences, été sollicité pour remplir certaines tâches politiques. Sa fille explique ainsi aux juges qu’il a « dirigé la commission de rédaction de la nouvelle constitution en 1973. De la même façon, il a défendu les intérêts de notre pays au sujet de l’île de Poulo Way revendiquée par le gouvernement du Sud-Vietnam. Un jour, en 1974, il est parti avec des militaires de la marine nationale pour visiter cette île cambodgienne. Nous avons tous eu très peur car le pays était en guerre et tout déplacement était dangereux. »

Lorsque Phung Ton s’envole pour la Suisse en mars 1975, il est missionné notamment pour aller discuter du litige concernant cette fameuse île de Poulo Way dans une conférence sur le droit maritime.


1968 : Phung Ton accusé d’être Khmer rouge

La nuit du 16 août 1968 reste un traumatisme dans la mémoire de Sunthary Phung-Guth. Des policiers investissent la maison, fouillent partout, listent les livres, les revues que lit le professeur. « Je me suis levée, j’étais affolée, je tremblais de peur. Je suis restée près de mon père en le tenant très fort. […] Le lendemain matin, j’ai vu que maman pleurait, mes grands-parents avaient l’air tristes et préoccupés ; j’ai tout de suite compris que mon père avait été arrêté. J’ai eu très peur, car depuis plusieurs mois on voyait à la télévision et aussi au cinéma que des gens étaient arrêtés et exécutés à Trapeang Kralang, dans la province de Kompong Speu. » Sa notoriété et les pressions politiques le sauvent des foudres du régime de Sihanouk. Il passe un mois en prison puis rentre chez lui où il est placé en résidence surveillée pendant trois mois. « Cet événement m’a beaucoup marquée, insiste sa fille. Comment un homme si sérieux, si dévoué à son travail, un bon père de famille comme lui a-t-il pu être traité de la sorte et accusé d’être un « Khmer Rouge » alors qu’il défendait simplement des idéaux de justice, d’honnêteté, de liberté, d’accès à l’éducation pour les enfants des pauvres. »


Sunthary Phung-Guth souhaite longue vie à l'accusé afin "qu’il se rende compte que les crimes qu’il a commis contre mon père, contre toutes les victimes, contre l’humanité sont aussi des crimes contre ses propres enfants et petits-enfants, qui font eux aussi partie du monde des humains". (Anne-Laure Porée)
Sunthary Phung-Guth souhaite longue vie à l'accusé afin "qu’il se rende compte que les crimes qu’il a commis contre mon père, contre toutes les victimes, contre l’humanité sont aussi des crimes contre ses propres enfants et petits-enfants, qui font eux aussi partie du monde des humains". (Anne-Laure Porée)



Le dernier regard

Un autre souvenir marquant pour Sunthary Phung-Guth est le départ de son père pour la Suisse en mars 1975. « Il m’a regardée sans dire un mot. Cette façon de partir était étrange et différente des autres voyages. Quand je revois cette scène maintenant, je suis convaincue que mon père avait pressenti les mauvais événements futurs qui allaient se produire. […] C’est la dernière fois que j’ai vu mon père et son regard reste toujours présent dans mon esprit. Il y avait dans ce regard toute la tristesse et la profonde inquiétude d’un homme, d’un père qui était dans l’impuissance de dire le moindre mot. »


Un sale rêve

Le 17 avril 1975, Phung Ton n’est pas encore rentré au Cambodge, sa famille est expulsée de Phnom Penh. « Comme les jeunes de mon âge, j’ai été affectée aux groupes mobiles, j’ai travaillé très dur, j’ai souffert de la faim, de la peur, j’ai échappé au viol par miracle, au mariage forcé, et j’ai survécu. Chaque jour et chaque nuit mon père m’a manqué pour surmonter les grandes difficultés pendant le régime des Khmers Rouges. » Le savoir en sécurité en France la rassure cependant. Jusqu’en juillet 1977. « Une nuit j’ai fait un rêve bizarre ; j’ai vu mon père de dos, enflé, la peau noire, une image de mon père dans un mauvais état physique, ou pire, mort. Quand j’ai raconté mon rêve à ma grand-mère, elle s’est fâchée et m’a fait des reproches en m’ordonnant de me taire, de ne parler de cela à personne. J’ai souvent pensé à ce rêve, j’ai essayé d’en comprendre le sens, je ne l’ai compris que bien plus tard. Quand j’y songe, j’en suis horrifiée. » La dernière trace de Phung Ton à S21 date en effet du 6 juillet 1977, il est dans un état de santé catastrophique.


Un sinistre papier d’emballage

A la chute du régime khmer rouge, alors que la famille s’installe à quelques kilomètres de Phnom Penh pour trouver de quoi manger, la mère de Sunthary rencontre une cousine qui lui annonce que son mari est rentré au Cambodge et qu’il a été tué. Mais comment y croire ? Fin avril 1975, un oncle en poste au ministère de l’Education, glisse une allusion similaire lors d’une visite. Parmi la famille, les amis, la liste des disparus s’allonge. Concernant Phung Ton, des informations contradictoires parviennent, certains l’ont aperçu dans un camp, d’autres sur la route de Siem Reap. Sa mort est révélée d’une manière inattendue, au retour de chez une cousine. « Maman a vu une paysanne qui vendait du sucre de palme. Elle lui a donné un peu de riz contre du sucre. La paysanne a emballé le sucre de palme dans une feuille de papier imprimée. Comme nous n’avions plus vu de journal depuis 1975, nous avons déplié cette feuille et avons vu la photo de mon père, parmi d’autres photos de victimes de Toul Sleng. »


« Il connaissait la plupart des dirigeants khmers rouges »

Avec l’incrédulité vient l’incompréhension. « Sur cette photo, mon père était méconnaissable, amaigri, les yeux vides, portant autour de son cou, un écriteau avec le numéro 17. Mais comme il connaissait la plupart des dirigeants khmers rouges, nous ne comprenions pas comment cela pouvait être possible. Ces gens étaient soit d’anciens élèves (dont Mam Nay et Kain Guek Eav) soit des collègues professeurs, comme Son Sen ou Khieu Samphan. Quant à Ieng Sary et son épouse, ils nous connaissaient très bien et habitaient à quelques centaines de mètres de chez nous. C’était pour nous inimaginable que ces intellectuels aient pu être responsables de la mort de mon père. »


Pas de sépulture mais des documents

Evidemment, les deux femmes se rendent au musée du génocide de Toul Sleng pour vérifier que Phung Ton y a été détenu. Elles en repartent avec un désespoir sans fond, l’odeur de la mort et leur dose de cauchemars pour trente ans. « Souvent je pensais à cette période de souffrance que j’ai traversée et à la disparition de mon père dans cette prison de la mort de Toul Sleng. Il n’a même pas eu droit à une sépulture digne, ces restes gisent dans une fosse commune, anonymes. Ceci est inacceptable pour moi, sa fille. »

Grâce à Ung Pech, directeur du musée du génocide, elles obtiennent quelques mois plus tard des documents collectés dans les archives de S21 qui, en plus de la photographie, authentifient l’incarcération de Phung Ton et constituent aujourd’hui la matière de leur dossier de parties civiles.


Les recherches lancées avec le tribunal

Quand la mise en place d’un tribunal est annoncée au Cambodge, Sunthary Phung-Guth et son mari se lancent dans des recherches tous azimuts sur le parcours de Phung Ton depuis son départ de Suisse jusqu’à sa mort à S21. Ils rencontrent des journalistes, des historiens, des connaissances qui ont croisé Phung Ton en Europe ou dans les premiers mois après son arrivée au Cambodge. Ce qu’ils recueillent permet de comprendre que le professeur est revenu pour sa femme et ses enfants comme en témoigne l’extrait d’une lettre adressée à son ami Claude Gour et lue par Sunthary Phung-Guth devant la cour : « J’ai une famille nombreuse que je ne pourrai accepter de livrer à son sort, même momentanément. Ce serait criminel de ma part. …La nouvelle de l’exode forcé ordonné par les Khmers rouges en pleine nuit m’a profondément bouleversé…Vous pouvez imaginer les scènes de l’exode et l’angoisse qui me saisit… Pour ma part je tiens à rester avec ma famille et partager son sort. Que les nouveaux dirigeants au pouvoir m’emprisonnent ou me tuent, cela m’importe peu, pourvu que je puisse revoir ma femme et mes enfants. »

Au terme de toutes ces recherches, ils savent également que Phung Ton a été envoyé au centre K15 puis à K6, Talei et Boeung Trabeck jusqu’à la date fatidique du 12 décembre 1976, où il est incarcéré à S21.


Les déductions de la famille

Sur la base des documents d’archives de S21 et des déclarations faites par différents protagonistes devant les juges, Sunthary Phung-Guth déduit un certain nombre de choses. D’abord que la confession de son père a disparu. « Mon père a survécu presque sept mois à S21. Personne ne reste aussi longtemps à S21 sans faire de confessions. Selon le témoignage des interrogateurs, en général les prisonniers ne survivaient qu’environ deux mois et étaient tués après avoir rédigé leur confession. » Elle écorche au passage les avocats de la défense qui ont effrayé des témoins-clés comme Mam Nay en invoquant les menaces de poursuites. « Ces menaces vont à l’encontre de la volonté du peuple cambodgien de connaître un jour la vérité et d’écrire l’histoire du Cambodge même dans ses heures les plus sombres. » Enfin elle conclut que l’accusé était tenu au courant du cas de Phung Ton. Elle se base pour cela sur le rapport médical rédigé le 6 juillet 1977 relatant l’état du professeur en proie aux diarrhées, aux insuffisances respiratoires… « Il est évident que compte tenu de la personnalité de mon père, ce rapport médical a immédiatement été remis à l’accusé. »


Leçon de calcul

Alors que le matin sa voix chevrotait d’émotion, Sunthary Phung-Guth a gagné en assurance après la pause du déjeuner. Elle pointe du doigt les contradictions opportunistes de l’accusé, ironisant sur l’ancien professeur de mathématiques qui ne sait pas compter. « L’accusé est familier du raisonnement mathématique, il comprendra comme chacun de nous, que mon père, incarcéré à S21 le 12 décembre 1976, vu vivant pour la dernière fois le 6 juillet 1977, n’a ni séjourné deux  mois comme la plupart des prisonniers, ni vingt mois comme l’accusé l’a déclaré pour embrouiller les faits et dégager sa responsabilité. »


Quelques contradictions de l’accusé en exergue

Le plus choquant, aux yeux de la fille de Phung Ton, c’est notamment ce refus de Duch d’admettre la détention du professeur de droit à S21. Elle cite ses déclarations le 10 juillet 2008 : « Par le passé, j’ai nié systématiquement que le professeur Phung Ton était arrivé à S21. Après avoir vu sa photo à Choeung Ek et à Toul Sleng, j’ai reconsidéré cette question. » Or lors d’un entretien qu’elle a mené à S21 avec Prak Khan (ancien interrogateur), Him Huy (ancien chef de gardes), Nhiep Ho (ancien garde), ils lui confirmaient que « le seul qui sait tout sur le cas de mon père, c’est l’accusé lui-même, le directeur de cette prison de la mort ». Trois contre un.

Son père a-t-il subi la torture ? Là encore l’accusé se contredit. Déclaration numéro 1 : « Je reconnais que le professeur Phung Ton a vraiment souffert à S21, et ce, d’une manière inhumaine. Je reconnais tous les crimes que S21 a commis envers le professeur. »

Déclaration numéro 2 au chapitre 6 du même document intitulé « Précisions concernant le professeur Phung Ton » : « Il n’y avait pas de tortures lors des interrogatoires préliminaires. Je connaissais très bien frère Mam Nay, il employait très rarement la torture. »

Pourtant aucun survivant de M13 ou de S21 n’a le souvenir que Mam Nay (chef des interrogateurs), alias Chan, était doux comme un agneau.


Défiance

Sunthary Phung-Ton ne croit pas aux efforts de Duch pour « aider à la manifestation de la vérité ». Ses dépositions comme celles des anciens membres du personnel de S21 ne lui ont apporté aucune réponse sur le cas précis de son père, ses conditions de détention, sa mort. « L’accusé connaît très bien les réponses à mes questions. S’il prétend ne rien savoir alors il n’est pas le grand chef des services secrets que l’on décrit, le directeur méticuleux de S21. Ce n’est qu’une marionnette, un lâche. » Elle le regarde droit dans les yeux en lançant ses flèches. Agacé, Duch soutient son regard.


Longue vie à l’accusé

Avant de poser ses trois questions, elle le prévient qu’elle ne se contentera pas de réponses générales sur le Kampuchéa démocratique ni d’un « transfert de responsabilités sur les leaders déjà morts ». Et s’il se défile, elle lui « ferme à tout jamais les portes du pardon ». « Douch peut mentir, cacher la vérité pour diverses raisons, mais il ne peut pas tromper l’âme de mon père, poursuit-elle. Je souhaite que l’accusé vive longtemps, en bonne santé, de façon à ce que placé devant sa conscience il finisse par redevenir humain au sens noble du terme. Je souhaite qu’il se rende compte que les crimes qu’il a commis contre mon père, contre toutes les victimes, contre l’humanité sont aussi des crimes contre ses propres enfants et petits-enfants, qui font eux aussi partie du monde des humains. »


L’idéologie, pas le karma

La déposition se termine sur un hommage au père évidemment et une adresse au peuple cambodgien. « Tout ce qui s’est passé sous le régime du Kampuchéa démocratique n’a absolument rien à voir avec la notion de karma (kamphal) enseignée par le bouddhisme.

Je suis bouddhiste comme mes concitoyens et ce régime sanguinaire était dirigé par un clan qui s’appuyait sur une idéologie démente et satanique. L’utilisation de principes et de croyances bouddhiques ou de toute autre religion pour minimiser la faute des dirigeants de ce régime est totalement inacceptable. »


L’accusé ne répond pas

Duch est ensuite invité à répondre aux trois questions qu’elle a préparées. « Qui a pris la décision d’assassiner mon père le 6 juillet 1977 ou peu après ? » Duch ne peut pas répondre, assure-t-il, parce qu’il n’a pas de documents sur lesquels se baser pour trouver des informations sur la détention de Phung Ton. Quelle torture a subi Phung Ton ? Pas de réponse non plus. Attention ! L’accusé parle mais il endosse son rôle de roi de la digression et noie le poisson. Qui a ordonné le transfert de Phung Ton à S21 ? Même stratégie que précédemment sauf que cette fois-ci Duch s’emmêle les pinceaux. Il fait comprendre que quand Phung Ton est arrêté, lui n’est que directeur adjoint. Ce qui n’est pas possible d’après la date d’entrée du professeur de droit à S21. Dès qu’elle a la parole, l’avocate Silke Studzinsky rebondit sur cette erreur. « L’incarcération de Phung Ton a bel et bien eu lieu alors que Duch était directeur de S21 », confirme sa cliente surprise que Duch se fourvoie à ce point.


Duch, animal politique

Le président de la cour Nil Nonn est curieux de savoir comment l’accusé va expliquer cette incohérence. Acculé, Duch a la réaction d’un animal politique. Il se tourne vers l’arène. Il s’adresse au public en s’excusant d’une réponse « un peu longue ». Les villageois qui siègent dans la salle ne le quittent pas des yeux. Il s’embarque dans une diatribe sur les six personnes pour lesquelles il avait du respect avant 1970. Phung Ton en faisait partie. Mais Duch s’appesantit sur le cas de Chau Seng dont il rappelle qu’il s’était disputé avec Lon Nol en arguant que lui se battait avec un stylo, pas avec un fusil. Cet ancien professeur et député de Phnom Penh qui avait assumé différentes charges ministérielles sous le Sangkum Reastr Niyum a été exécuté à S21 le 18 novembre 1977. « Le parti communiste du Kampuchéa me l’a envoyé, je n’ai rien pu faire, simplement lui donner un logement décent et suffisamment à manger. Bien évidemment je n’aurais pas demandé à épargner mon professeur mais je faisais en sorte qu’il puisse vivre dans des conditions plus décentes. » Duch poursuit ensuite quelque petite histoire que personne ne comprend avant d’en venir aux faits.


Le bouclier Mam Nay

Pour commencer, Duch rappelle que les dates figurant sur les documents de S21 ne sont « pas toujours exactes ». Il respire bruyamment. Ce tic nerveux des grandes lapées d’air qui sonnent comme des sanglots étouffés étaient systématiques au début du procès mais lui avaient passé au fil des audiences. En voilà une qui réapparaît intempestivement. Après quoi il se défile sur son ancien adjoint Mam Nay qui « connaissait très bien cette personne ».A propos de l’incohérence des dates, il suggère que « Mam Nay est peut-être la seule personne qui puisse nous éclairer sur les dates et sur le sort qu’a connu monsieur Phung Ton. Peut-être utilisez cette source-ci pour contribuer à la manifestation de la vérité. »

Mam Nay est le témoin qui a le plus ouvertement menti au tribunal. Duch ne l’a pas chargé. Pour sûr Mam Nay le lui rendra par un silence de plomb.

Dans une dernière phrase perverse, l’accusé invite Sunthary Phung-Ton à continuer son travail de recherche de la vérité. « C’est votre travail et c’est également celui que j’entreprends. »


L’objet de l’audience détourné

Le juge Jean-Marc Lavergne requiert quelques précisions sur le cas de Chau Seng qui a, semble-t-il, bénéficié d’un traitement de faveur à S21. Oui, Duch est intervenu pour adoucir les conditions de détention. « Je soutenais Chau Seng » plaide-t-il en s’adressant une fois encore au public. Un procureur ou un avocat un brin impertinent lui aurait demandé s’il a des documents pour le prouver…  Duch poursuit : « Mais pour le professeur je ne savais pas. » Le juge Lavergne se renseigne sur ce qu’est devenu Chau Seng, Duch l’a déjà évoqué plusieurs fois depuis le début du procès : « J’ai reçu par ordre de Nuon Chea de faire exécuter Chau Seng ». Il réussit son coup. D’une audience consacrée à Phung Ton, il a, l’air de rien, amené les débats sur Chau Seng. Un mort qui, lui, n’a pas de porte-parole dans ce prétoire.

2 réponses sur “La femme et la fille du professeur Phung Ton face à Duch”

  1. Je voudrais rencontrer Duch pour avoir plus d’information sur mon frère Chau Seng. Selon Duch, il était arrêté le 01/08/77, et exécuté le 18/11/77.

  2. oui dans ce prétoire ,mon père Chau-Seng a des portes paroles : toutes les victimes de ce génocide c’est à dire nous aussi les familles de tous ces morts, je ne vis pas au Cambodge mais il ne se passe pas un jour sans que je pense à lui , et au bel être humain qu’il était , ce procès est nécessaire et les suivants aussi toujours et toujours pour la mémoire de nos victimes,
    sa fille

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