Les parties civiles boycottent le procès


Elles sont 28 parties civiles sur environ 90 à s'être réunies devant le tribunal pour réclamer la restitution de leurs droits en tant que partie au procès. (Anne-Laure Porée)
Elles sont 28 parties civiles sur environ 90 à s'être réunies devant le tribunal pour réclamer la restitution de leurs droits en tant que partie au procès. (Anne-Laure Porée)


A 8h30 le soleil tape déjà fort à Kambol. Sur le parking du tribunal, les journalistes attendent enregistreur, appareil photo ou caméra en main. Un sms a circulé la veille annonçant une conférence de presse des parties civiles. Dix minutes plus tard, un bus arrive, d’où descendent 28 parties civiles. Parmi elles beaucoup ont déposé devant les juges ces dernières semaines, les autres comptent parmi celles et ceux qui assistent le plus régulièrement possible au procès de Duch.


« Diminuer le rôle des plaignants »


Les parties civiles n'occuperont pas leur place dans le prétoire. (Anne-Laure Porée)
Les parties civiles n'occuperont pas leur place dans le prétoire. (Anne-Laure Porée)


Sur environ 90 parties civiles inscrites dans cette affaire, ces 28 là sont venues porter un message commun. Elles se regroupent, serrées, solidaires. En toile de fond trône le tribunal. Chum Sirath prend la parole au nom de tous. D’un ton ferme il explique la position commune prise la veille en réunion. Les parties civiles dénoncent les décisions imposées par les juges le jeudi 27 août « pour diminuer le rôle des plaignants », voire l’évacuer. « Nous pensons que ces deux décisions sont contraires au règlement intérieur et aux lois qui ont créé ce tribunal », argumente le porte-parole. « Cela enlève toute valeur à notre participation au tribunal ».


Inégalité de traitement avec l’accusé

Chum Sirath énonce ce qui du point de vue de ces victimes et familles de victimes rompt l’équilibre entre les plaignants et l’accusé, en particulier l’égalité de traitement matériel et financier. « Premièrement, l’accusé vit confortablement et est bien nourri. Il a de quoi manger quand les victimes doivent se battre chaque jour pour survivre et pour venir participer à ces audiences. » Il ne détaille pas mais ce qui sous-tend est l’injustice perçue par exemple quand 10 $ sont attribués par jour pour les repas des détenus (composés d’au moins deux plats) alors qu’un survivant comme Chum Mey, présent chaque jour aux audiences, à qui le tribunal n’a jamais offert un repas, survit avec une retraite de 25 $ par mois.


Les trois autres raisons de la discorde

Chum Sirath pointe également le droit de l’accusé « d’évaluer les déclarations des victimes » en instillant le doute dans l’audience. « Il va jusqu’à insulter les âmes des victimes qui sont mortes en récitant un poème dans lequel ‘gémir, pleurer, crier est également lâche’. Quand les victimes veulent répondre à cela, elles ne peuvent pas le faire jusqu’au bout. » Troisième point de discorde : « les avocats de la défense sont payés un salaire confortable tandis que les avocats des parties civiles doivent trouver par eux-mêmes les fonds nécessaires ». Enfin, quatrième point soulevé par les 28 plaignants, le remplacement du co-procureur Robert Petit n’est pas réalisé dans les temps, ce qui exacerbe selon eux le déséquilibre entre l’accusation et la défense. Ils se demandent combien de temps sera nécessaire au remplaçant pour être opérationnel. Le même jour, le tribunal annonçait la nomination par interim de William Smith en attendant qu’un nouveau co-procureur international soit recruté. Lors de sa déclaration orale devant le tribunal, Chum Sirath ajoute que les procureurs changent tout le temps (côté international, pas moins de cinq par alternance depuis le début du procès).


Mission pas impossible

« Pour trouver pleinement la justice et la vérité, les victimes doivent avoir une compréhension entière des faits et des intentions. « Nous voulons interroger la personnalité de l’accusé », clament les parties civiles qui prient la Chambre de reconsidérer sa décision et de les autoriser à prendre part à l’ensemble de la procédure en acceptant que des questions soient posées sur la personnalité de l’accusé. « Nous ne demandons pas l’impossible ! », insiste Chum Sirath. « Nous souhaitons le rétablissement de nos droits. » S’ils ne sont pas entendus, ils perdront tout espoir d’obtenir justice dans ce tribunal.


La colère de Chum Mey

Le rescapé de S21 Chum Mey plaide à son tour, avec colère. Il rappelle qu’il suit le tribunal depuis le début, depuis des mois. En référence à une expression cambodgienne qui dit que quand on met trop de bois sous la marmite ou quand on le retire trop tôt, le riz reste cru, Chum Mey interpelle les juges qui jouent avec le feu : « Pourquoi le riz est cru ? Pourquoi bâillonner les avocats ? Pourquoi bâillonner les plaignants ? Pour qu’on ne puisse plus avoir le droit de parler, que nos avocats n’aient plus le droit de répondre à la défense. »


Chum Mey assure qu'il ne reviendra que lorsque la cour lui aura rendu une voix au procès. (Anne-Laure Porée)
Chum Mey assure qu'il ne reviendra que lorsque la cour lui aura rendu une voix au procès. (Anne-Laure Porée)


Pourtant Chum Mey a apprécié le travail du tribunal, il l’affirme haut et fort. Sa déception est d’autant plus grande. « Je vois bien que le riz est cru. Le tribunal n’autorise pas les plaignants et leurs avocats à faire face à l’accusé. J’en ai le cœur serré. Mais je ne perds pas espoir. Que le tribunal reconsidère mon droit alors je reviendrai au procès. »


La justice, aujourd’hui pas demain

Le vieil homme est remonté. Il hausse le ton parfois. « Il n’y a pas de justice ! Je veux qu’on me rende justice aujourd’hui ! C’est aujourd’hui qu’on doit savoir s’il y a justice ou pas ! Le temps de parole accordé à l’accusé est bien plus important que celui accordé aux plaignants. Moi je ne m’exprime même pas là-dessus ! Si on m’avait dit depuis le début que les plaignants n’auraient pas le droit de participer, je n’aurais pas gaspillé ces mois à venir ici. Il fallait le dire depuis le début ! » Il rit. « Demandez donc au tribunal si je ne suis pas venu tous les jours ! Avec ou sans manger, je suis venu. Aujourd’hui je veux connaître cette histoire pour pouvoir la transmettre à mes enfants. Je ne veux pas qu’ils disent un jour : ‘ce vieux croûton ne nous a même pas raconté !’ Ne laissez pas les prochaines générations m’insulter comme ça. Je ne vivrai pas longtemps. Dans deux ans je serai mort. C’est pourquoi je dois dire cette histoire maintenant. »


L’humanité concernée

Chum Mey raconte sans relâche. A tout le monde : enfants, adultes, Cambodgiens, Vietnamiens, Chinois… Chaque fin de semaine il guide au musée du génocide qui veut l’entendre, il décrit ce qui s’est passé à S21. « Ça ne concerne pas que moi, ça concerne l’histoire de l’humanité. » Il interpelle un journaliste qui tend son enregistreur : « Toi, ça se trouve tu ne sais pas cette histoire. Tu es tout jeune. » Chum Mey voudrait que ce tribunal soit un tribunal modèle pour le Cambodge et le monde entier. « Si vous en êtes incapables, semble-t-il adresser aux juges, que pourra-t-on retirer de ce tribunal qui serve de modèle ? Pourra-t-on chercher la justice dans ce cas-là ? Si on m’empêche de participer, je ne comprends plus rien. »


Ce que Duch a créé

Chum Mey refuse de lister les questions qu’il souhaiterait poser sur la personnalité de l’accusé car c’est le travail de son avocat. Il n’a qu’une interrogation en tête, qu’il formule comme s’il était face à lui : « Est-ce vous, Duch, qui avez tué plus de 16 000 personnes à S21 ? » « Qu’il me réponde à ça, c’est tout. Duch dit tout le temps untel a fait ci, untel a fait ça à propos de gens qui sont tous morts. Pourquoi confesse-t-il qu’il est le responsable s’il n’a tué personne ? »

« Quand on arrête des gens, qu’on les torture, qu’on leur arrache les ongles pour que ces prisonniers avouent être des agents de la CIA ou du KGB puis qu’on va encore attraper d’autres personnes, puis qu’on les frappe, qu’on les noie, pour qu’à leur tour ils deviennent des agents de la CIA et du KGB… C’est ce que Duch a créé, le KGB, la CIA, pour détruire les hommes. »



Les parties civiles ont prié ensemble pour l'âme des morts. Certains se sont effondrés en déposant leur encens. Les photographes rapaces s'en sont donnés à coeur joie ! Gros plan sur l'émotion. Heureusement, à Choeung Ek, l'hommage s'est fait dans l'intimité. (Anne-Laure Porée)
Les parties civiles ont prié ensemble pour l'âme des morts. Certains se sont effondrés en déposant leur encens. Les photographes rapaces s'en sont donnés à coeur joie ! Gros plan sur l'émotion. Heureusement, à Choeung Ek, l'hommage s'est fait dans l'intimité. (Anne-Laure Porée)


Pèlerinage à S21 et Choeung Ek

Une fois cette colère partagée publiquement, les parties civiles remontent dans leur bus pour aller rendre hommage aux victimes de S21 au musée du génocide de Toul Sleng puis à Choeung Ek. Elles y rejoignent Bou Meng, lui aussi partie civile et survivant de S21. Avec Chum Mey, ils convoient le groupe vers le bâtiment de gauche. Le défilé dans les salles du rez-de-chaussée où sont affichées les photographies d’identité des détenus est un pèlerinage douloureux. Les images de leurs proches qu’ils reconnaissent tour à tour sur les panneaux plongent certains dans d’insoutenables crises de larmes. Sonthara est évacuée vers un banc extérieur, elle suffoque au souvenir de son grand frère ingénieur exécuté avec sa femme et leurs deux enfants à S21. Touch, 42 ans, erre au milieu des images des disparus, perdue, les yeux rougis. Elle s’arrête face à la photographie de son père. Silhouette muette, fantomatique, égarée. S21 résonne de sanglots. Le service d’ordre s’étoffe sans discrétion et canalise les touristes à l’entrée. Les autorités semblent craindre des débordements alors que les parties civiles ont promis de simplement se recueillir.


« Depuis le début on essaye de faire taire les plaignants »


Les parties civiles à S21. (Anne-Laure Porée)
Les parties civiles à S21. (Anne-Laure Porée)


Au fil des salles et des couloirs, les commentaires sur la décision des juges se poursuivent. Sunthary Phung-Guth considère que les parties civiles payent le prix fort. Celui de la souffrance, comme si celle de leur histoire n’était pas déjà assez lourde à porter. Elle demande où sont les droits de l’Homme. « L’accusé a perdu son pouvoir mais pas une seconde il n’a perdu ses droits. Nous, nous sommes là pour la vérité et la justice. Lui est responsable devant l’histoire de l’humanité. » Soum Rithy, lui, est partie civile dans le dossier numéro 2. Souvent il vient en observateur au tribunal pour voir s’il peut faire confiance à cette justice. « C’est au tribunal d’apprécier le degré de culpabilité, reconnaît-il. Ce que nous voulons, c’est pouvoir dialoguer, avoir des réponses à nos questions. C’est absurde de rompre le dialogue. Je suis inquiet pour le cas numéro 2 c’est pourquoi je viens assister aux audiences du cas numéro 1. Si on applique un tel traitement aux parties civiles dans le dossier numéro 1, elles n’échapperont pas au même sort dans le dossier numéro 2. Depuis le début on essaye de faire taire les plaignants. Cette souffrance est là depuis un moment déjà. »

2 réponses sur “Les parties civiles boycottent le procès”

  1. Depuis le début, les personnes qui ont mis en place les CETC ne semblaient pas se soucier beaucoup des parties civiles. Si je ne me trompe pas, aucun budget n’était prévu initialement pour leurs avocats et aucune aide financière n’était prévue pour leur permettre de se rendre à Phnom Penh pour suivre les audiences.
    Les juges vont-ils revenir sur leur décision ? Ce n’est pas évident !
    Mais un procès boycotté par les parties civiles décrédibiliserait aussi le tribunal…

  2. juste un grand merci de nous faire partager la juste colere et la dignite des parties civiles devant cette nouvelle gifle. et on se re-demande pour qui est ce tribunal?… sans doute la question qui n’aurait jamais du etre perdue de vue.

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