Ce que le juge d’instruction Marcel Lemonde pense du tribunal


Marcel Lemonde à l'ouverture du procès de Duch le 17 février 2009. (Anne-Laure Porée)
Marcel Lemonde à l'ouverture du procès de Duch le 17 février 2009. (Anne-Laure Porée)


Marcel Lemonde qui dirige depuis 2006 l’instruction avec son homologue cambodgien You Bun Leng a insisté sur l’importance de « la pédagogie à double sens » et rappelé le rôle des magistrats : faire en sorte « que la justice soit rendue dans les meilleurs délais. Nous ne sommes pas là pour faire l’histoire. » Il ne fuit pas les questions gênantes, parfois il les contourne subtilement. Son calme et sa patience laissent imaginer une manière adéquate d’appréhender les obstacles au tribunal et les situations a priori inextricables.


Juger 30 ans après. Trop tard ?

« Il faut accepter le principe de réalité : il était inconcevable qu’un procès puisse être organisé plus tôt. Il a fallu que la guerre froide soit terminée. » Pour preuve qu’un procès trente ans plus tard n’est pas un obstacle rédhibitoire, Marcel Lemonde rappelle qu’en France des procès ont été organisés cinquante après les faits et ont donné lieu à un débat judiciaire. « Le temps peut être un atout. Certaines choses qui n’auraient pas pu être dites dix ans après les faits aujourd’hui peuvent être dites. »


Le tribunal, une structure inefficace ?

« Ce tribunal est difficile à faire fonctionner, c’est l’affaire d’une succession de compromis. Ce qui s’est passé jusqu’à maintenant, malgré les obstacles structurels, a fonctionné. » Selon le juge d’instruction, ce n’est qu’au terme des procédures que l’on pourra juger si ce tribunal a été inefficace.


Quid des interférences politiques ?

Marcel Lemonde se dit « parfaitement à l’aise » dans sa fonction de magistrat. « Je me garderai de parler pour les juges cambodgiens mais il est plus confortable d’être juge international que cambodgien, j’en ai conscience. » Il estime que la justice internationale n’est pas une justice comme les autres. « Elle est à la frontière du politique en permanence. Les problèmes politiques sont en permanence présents. Si vous voulez parler de coups de fil aux juges, non ce n’est pas comme ça que ça se passe. En revanche, couper les fonds, arrêter les financements, ce sont des possibilités. Cela dit, une fois le tribunal lancé, une dynamique s’est mise en place. Tout arrêter quand vous avez 5 personnes en détention devient difficile. »


Le contexte cambodgien ne permet pas d’organiser un tribunal ?

« Il serait infiniment plus simple d’organiser un tribunal à La Haye. Mais ça n’aurait aucun sens pour les Cambodgiens, or ce sont les premiers concernés. Organiser un procès des Khmers rouges sans les Cambodgiens me paraît discutable. Quand le Premier ministre dit qu’il souhaite la faillite du tribunal et le départ des juges, bien sûr, on sent que ce n’est pas favorable. Quand on parle de la corruption à longueur d’année, ce n’est pas très agréable », reconnaît Marcel Lemonde. Mais ce sont des aléas connus de tous.


Une justice d’Occidentaux plaquée sur un Cambodge qui n’en a pas besoin ?

Le juge d’instruction assure n’avoir jamais entendu un Cambodgien lui formuler le reproche selon lequel le jugement occidental est plaqué artificiellement sur la société cambodgienne et que les Occidentaux viennent appliquer leur justice pour se faire pardonner. Pour lui, ceci est un discours occidental et il ne fait aucun doute que « les victimes ont envie que justice soit rendue ».


Les victimes ne voient pas le bout de ces procédures…

« Nous avons obligation de négocier pas à pas certaines décisions. Malgré tout je dirais que c’est globalement positif. Le Cambodgien moyen a probablement l’impression qu’on passe du temps sur des détails mais c’est la condition d’un vrai procès. »


A quand la fin ?

Marcel Lemonde ne peut pas répondre à cette question mais il indique : « dans le système appliqué dans ce tribunal, la phase d’instruction est plus longue pour que les phases de procès soit réduites. Le but est de se concentrer en audience sur l’essentiel, pas sur les questions accessoires. Pour une instruction qui dure un an, si le procès en audience dure au-delà de 4 ou 5 mois c’est qu’il y a un problème et que le système n’est pas respecté. »


Peut-on parler de justice quand il n’y a pas de budget pour les parties civiles ?

Pas de budget ne veut pas dire pas de moyens, selon le juge qui rappelle que  l’unité des victimes est financée par des contributions, notamment celle de l’Allemagne. Le montant alloué n’est pas équivalent à celui de la défense mais pour le juge Marcel Lemonde « la défense est la condition de la justice. On peut parler de justice s’il n’y a pas de parties civiles. » Pour rappel, c’est la première fois que les parties civiles sont représentées dans ce type de tribunal à composante internationale.


Un tribunal qui coûte trop cher ?

L’avis selon lequel ce tribunal coûte trop cher et que l’argent devrait plutôt servir à construire des écoles, etc, paraît à Marcel Lemonde « à courte vue ». « Si on compare au tribunal pénal international pour le Rwanda, pour l’ex-Yougoslavie ou à la Cour pénale internationale, nous sommes des pauvres. »


Un tribunal trop limité dans sa compétence ?

« Il est reproché au tribunal de faire abstraction des bombardements américains, de l’aide de la Chine aux Khmers rouges, de ce qui s’est passé après 1979 qui n’est pas très glorieux pour la communauté internationale, explique Marcel Lemonde. On reproche aussi au tribunal de ne juger que les principaux responsables. Tous ces reproches mis bout à bout donneraient plutôt envie de jeter l’éponge… Sans doute la compétence du tribunal est limitée et on ne pourra pas juger Kissinger et Nixon pour ce qui s’est passé avant 1975 mais on en parlera. Un procès, ce n’est pas seulement se prononcer sur la responsabilité individuelle mais c’est organiser un débat public qui n’a jamais eu lieu. »


Les accusés sont déjà condamnés.

« On ne peut pas ignorer ce qui a été écrit sur les accusés mais nous ne devons pas en être prisonniers. »


D’où viennent les énormes problèmes de traduction ?

« Des langues elles-mêmes », déclare-t-il. « Certaines notions sont intraduisibles. Par exemple, pour ‘ordonnance de renvoi’, il n’y a pas d’équivalent en anglais. Il est plus facile de trouver un terrain commun entre le français et le cambodgien. » Le manque d’interprètes français-khmer notamment est également crucial.

Conscient que les plaintes ont entaché les audiences depuis le démarrage, il conseille de ne pas « trop attendre de ce qui se fait à l’audience », argumentant que « le dossier d’instruction constitue la base écrite, pour lequel nous avons essayé de traiter le problème de manière acceptable. »


Pourquoi n’avoir pas encore inculpé Khieu Samphan, Nuon Chea, Ieng Sary et Ieng Thirith de génocide ?

Le dossier est encore en cours d’instruction, tant que c’est le cas, la qualification de génocide peut encore être retenue.


Quels effets peut avoir ce tribunal ?

« Le simple fait qu’on soit là fait que des choses sont dites » assure Marcel Lemonde qui attribue en partie au fonctionnement du tribunal le lancement à la rentrée prochaine d’un programme d’enseignement sur la période khmère rouge dans les écoles cambodgiennes. Face aux doutes d’un Cambodgien qui considère que le débat public pourrait se révéler à double tranchant, Marcel Lemonde choisit une vision plus optimiste : « Le pire n’est jamais certain. Il suffit d’amorcer le processus pour qu’on ne puisse plus le contrôler. »

Par ailleurs, même s’il est matériellement impossible de juger tous les exécutants, les procès sont une occasion d’avoir « un débat sur cette période, douloureuse pour les vieux et inconnue pour les jeunes ». Il pense que cela permettra de modifier la relation caractérisée par le non-dit, sortir de la logique du non-dit.

Le tribunal est également susceptible de « constituer une référence, donner des exemples susceptibles de laisser une trace par la suite. »

En matière de justice internationale, c’est la première fois qu’est appliqué le droit français. « Le système procédural  des CETC est peut-être de nature à donner une autre image de la justice internationale », suggère Marcel Lemonde.

Laisseriez-vous les victimes jouer les bourreaux ?

Le film* s’ouvre sur un gamin, micro en main qui interroge une grand-mère de son village :

– Dis grand-mère, je me demandais, à quoi ressemblaient les Pol Pot ?

– A n’importe qui d’entre nous mais ils se comportaient différemment.

– Où sont-ils aujourd’hui ?

– Ils sont partis, je ne sais pas où. Après la chute du régime, les leaders sont partis et ont laissé derrière eux leurs subordonnés. C’étaient des villageois comme nous mais ils étaient devenus des Pol Pot.

– Grand-mère, je me demandais pourquoi ils ont tué des Khmers ?

– Je ne sais pas. […] Ils ont suivi leur loi et leur loi c’était de tuer.


Aperçu historique

Après ce dialogue simple et vif, le documentaire s’attache dans une première partie, par le biais d’images d’archives, à résumer ce qui s’est passé entre 1975 et 1979 : la déportation de la population de Phnom Penh, l’installation dans les campagnes, le communisme agraire, les vêtements noirs, la séparation des familles. Les archives de la direction du cinéma cambodgienne montre un Pol Pot fringuant, avant que le Vietnam ne libère les Cambodgiens du joug khmer rouge. Des images de crânes, de charniers et un enfant triste et seul ont pour fonction de traduire le traumatisme de la population. Sont alors présentés les 5 responsables khmers rouges en détention au tribunal chargé de les juger. Enfin les aller-retour entre des photographies prises dans les cellules de détention du musée Tuol Sleng aujourd’hui et des images d’archives de 1979 montrant des cadavres sur les lits métalliques conduisent vers une nouvelle partie du film sur le Cambodge, trente ans après.


Des victimes dans tout le pays

Le réalisateur, Nou Va, 30 ans, témoigne dans ce film que de nombreux Cambodgiens ont attendu la justice. Il s’interroge sur le meilleur moyen pour le peuple de « gérer ce passé cruel ». Il cherche, caméra à l’épaule, les traces encore visibles du régime dans des pagodes que les Khmers rouges avaient transformées en prison. Traces de sang sur les murs. Il rencontre l’ancien prisonnier Chay Ghean qui lui montre comment il était attaché à un pilier de la pagode Ta Yeak, près de Siem Reap. Dans la province de Kratié, il questionne Uch Sunlay, dont la femme et les enfants ont été tués en 1978 et dont il sait qu’il ne retrouvera jamais le corps, emporté par les eaux du fleuve. D’un bout à l’autre du Cambodge existent des mémoires douloureuses mais Nou Va prévient : ceux qui apparaissent dans le film parlent quand tant d’autres préfèrent taire leurs souffrances. Or pour les réalisateurs, l’expression de ces souffrances est un mal nécessaire pour transmettre aux jeunes générations, ouvrir une forme de thérapie et franchir un pas vers l’apaisement.


Exprimer la douleur

C’est au village de Tnol Lok, dans la province de Takéo, qu’ils choisissent de travailler avec les habitants et de mettre à la disposition des volontaires différents moyens d’expression (dessin, peinture, photographie, vidéo) pour évoquer leurs pires souvenirs de la période khmère rouge. Au début, ils ont du mal à faire comprendre leur démarche. « Ce n’est pas facile de motiver les gens, explique Nou Va lors d’un débat au centre Bophana. Il faut qu’ils vous fassent confiance. Nous devions leur dire qui nous étions. » L’objectif, rappelle Ella Pugliese, était de les motiver à « faire quelque chose, à agir ». « L’art, le film, créent un espace très nouveau pour agir. L’idée était qu’ils parlent de ces choses très douloureuses d’une autre manière et qu’ils rendent cela public. »


Interpréter le rôle des bourreaux

Apparemment, les villageois racontent facilement. Certains dessinent, d’autres peignent. Les récits prennent forme. Puis le documentaire bascule. Les victimes décident de filmer les scènes de crimes et d’interpréter eux-mêmes les rôles, y compris ceux des anciens bourreaux. Les réalisateurs prennent alors la précaution d’informer le spectateur qu’ils ont réagi : « Nous ne sommes pas à Hollywood », ont-ils répliqué aux villageois. Sous-entendu le budget n’est pas celui d’un film d’acteurs. « Nous jouerons ! », assurent les survivants impliqués dans le projet, « pour informer les jeunes générations ». Dès lors il n’y a plus d’obstacle, plus de débat, plus d’opposition à ce que les anciennes victimes interprètent le rôle de leurs anciens bourreaux.

Lentement mais sûrement mon estomac se noue.


La représentation des crimes à tout prix

Plusieurs scènes sont présentées dans le documentaire : une escorte de prisonniers vers les charniers, l’arrestation d’un mari, d’un père. Les scènes d’exécutions des proches, mimées selon l’imaginaire des villageois puisqu’aucun n’y a jamais assisté, ne sont pas montées dans le documentaire. Mais on les voit jouer les moments tragiques de leur vie. D’ailleurs les répliques sonnent parfois faux, récitées.

Un malaise, mêlé de rage, m’envahit : je ne peux pas croire que ces villageois aient demandé à jouer les anciens bourreaux. Des juifs déportés auraient-ils proposé de jouer d’anciens nazis ? Je ne comprends pas que les réalisateurs aient accepté cela. Ella Pugliese explique que l’équipe a insisté auprès des villageois pour savoir ce qu’ils voulaient dans leur film. « Ils nous ont répondu : les crimes. »

Les réalisateurs proposent d’abord de dessiner ces crimes mais un villageois suggère de filmer et tout un groupe de victimes récupère plus tard cette idée de filmer les tueries. « C’est vraiment comme ça que ça s’est passé » jure-t-elle en reconnaissant que la démarche, au départ, a un peu effrayé l’équipe.


Un tournage, ça se prépare

Mais ils laissent faire. Discutent-ils avec les villageois du fond du problème ? Le film ne le dit pas. Il montre le groupe d’habitants préparant le tournage : dessin du script, frottage des sandales modernes au charbon pour rappeler les sandales en pneu des Khmers rouges, nouage du krama autour du cou à la mode Pol Pot… Nul doute que tout ce processus prend du temps. Mais à l’heure du débat, Ella Pugliese raconte un moment du tournage où les villageois avaient décidé d’une scène avec tant de détermination que l’équipe a dû les suivre en courant pour filmer. « C’était absolument spontané et hors de notre contrôle », se souvient-elle. La spontanéité des autres abstient-elle de débattre des enjeux, ou d’imaginer d’autres formes de récits ?


Se dédouaner d’un choix

L’argument massue, c’est surtout que l’idée vient des villageois eux-mêmes et que ça leur fait du bien. « Je ne pense pas que ce soit mauvais, explique Ella Pugliese. La femme qui a perdu son père sous les Khmers rouges, quand elle imagine où et comment il est mort, c’est un moyen pour elle de rendre cette mort concrète alors qu’elle n’a jamais retrouvé le corps de son père. C’est une forme de reconstruction. » Je passe sur la caution morale du conseiller en psychologie qui était présent aux différentes étapes de réalisation du film. Pour Julian, un autre intervenant du débat, la proposition des villageois n’a rien de surprenante, « le film est un moyen, un support offert pour raconter des histoires. C’est quelque chose qui se pratique couramment dans d’autres pays. »

Je reste imperméable à cet argument de si ça se fait ailleurs c’est que c’est bien… Je maintiens que les réalisateurs ne devraient pas se dédouaner de leur choix, car il s’agit bien de leur choix. Les villageois ne sont pas crédités comme co-réalisateurs du documentaire.


Devoir de refuser

A la sortie du débat, j’ai une pensée fugitive pour les trois survivants de S21, Chum Mey, Bou Meng, Vann Nath. Je me dis que même s’ils avaient exprimé le désir de retrouver leurs chaînes, à S21, comme au temps des Khmers rouges, pour convaincre les jeunes générations de leur histoire, jamais je n’aurais accepté de les filmer ainsi. Il est des choses qu’il est de notre devoir de refuser.


L’influence de l’écran

De toute évidence, la réalisation de ce documentaire a ouvert au village une brèche dans le silence sur la période khmère rouge et a permis à différentes générations de tisser un lien autour de cette histoire. Ce que ne dit pas le film, c’est que des organisations travaillent avec la population depuis plusieurs années déjà sur le sujet.

Les habitants, sollicités pour produire leurs images, leurs histoires, les voient projetées au fur et à mesure devant toute la communauté villageoise. Les extraits des arrestations par de faux Khmers rouges, les dialogues surjoués produisent paradoxalement un effet de vérité. « Maintenant, nous vous croyons, nous savons que vous n’avez pas inventé. » Les victimes apparaissent soulagées, elles sont enfin crues. Le réalisateur Nou Va, nous apprend qu’il a aussi eu un effet bénéfique sur les relations entre les enfants des anciens Khmers rouges et les familles des victimes parce que les enfants des anciens Khmers rouges ont entendu et vu à l’écran les déclarations des anciens qui refusent la vengeance : « Nous ne voulons pas être des meurtriers, nous ne voulons pas la guerre ».



* Ce film « We want (u) to know » a été soutenu par l’Institut khmer pour la démocratie (KID), qui s’investit depuis longtemps dans les campagnes de sensibilisation autour du tribunal et par la Deustscher Entwicklungsdienst (Ded), le Service de développement allemand, un des bras de la coopération allemande.

Retour sur une idéologie, le polpotisme, et sa mise en pratique à S21


Une journée qui se finit sous l'orage au tribunal. Cette fois l'audience était terminée mais il y a quelques jours, il a fallu suspendre en plein débats parce que personne ne s'entendait à la cour, tant la pluie claquait fort sur la toiture. Que feront-ils en saison des pluies ? (Anne-Laure Porée)
Une journée qui se finit sous l'orage au tribunal. Cette fois l'audience était terminée mais il y a quelques jours, il a fallu suspendre en plein débats parce que personne ne s'entendait à la cour, tant la pluie claquait fort sur la toiture. Que feront-ils en saison des pluies ? (Anne-Laure Porée)


« Une politique absolue »…

D’entrée de jeu, l’accusé définit la politique du Parti communiste du Kampuchea (PCK) comme « une politique absolue mise en place il y a longtemps, avant que je sois directeur de S21. » Pour lui, le signe de cet « absolu », c’est que même Pol Pot ne s’autorisait pas à relâcher des prisonniers. Par conséquent, si le chef ne prend pas cette liberté, la marge de manoeuvre est plus qu’étroite pour ses subordonnés. « La seule chose que nous pouvions faire, c’était de ne pas ‘écraser’ les gens, de les garder en vie à S21 où ils étaient en semi-détention, si je peux utiliser cette expression », résume Duch qui ajoute plus tard dans la journée que « la ligne politique, c’est la démarcation entre le parti et l’ennemi ». Le juge Lavergne rappelle aussi cette directive du PCK : « Raisonner avec les sentiments est impossible. Il faut uniquement raisonner avec les principes du parti. »


…mise en place par étapes

Selon l’analyse de l’accusé, cette politique s’est mise en place en plusieurs étapes :

– avant 1970, le PCK rassemble. « La politique mise en place était une politique de mobilisation des forces. »

– à partir de 1973, le PCK applique ce que Duch appelle une ligne stratégique de classes basée sur la colère ressentie vis-à-vis des classes exploiteuses. Des arrestations ont lieu. Des commerçants, des tailleurs sont par exemple affectés.

– après le 17 avril 1975, les ennemis sont nombreux : soldats d’ancien régime, chefs bouddhistes…

– le 30 mars 1976, le comité central dirigé par Pol Pot donne autorité à 4 groupes de personnes pour ordonner arrestations et exécutions. Les bureaux de police doivent mettre en oeuvre cette décision. Il semble que ces ordres aient été transmis par oral puisque l’accusé, même en sa qualité de directeur de S21, n’a jamais vu le document confidentiel dans lequel figurait cette décision.


La façade constitutionnelle

Le juge Jean-Marc Lavergne lit une partie de la Constitution du Kampuchea démocratique (KD) et se demande si un tel texte pouvait servir dans les formations politiques dispensées par Duch à S21. La réponse fuse : « Je dois vous dire en toute franchise que je n’ai pas utilisé ce texte parce que c’était une façade pour dissimuler la dictature et la ligne stratégique du parti. » Et il argumente en mettant en perspective l’article consacré à la soi-disant liberté religieuse avec la réalité du régime. Duch cite également la phrase « construire une société pacifique au Cambodge ». « Si nous nous demandons qui a eu droit au bonheur pendant le régime communiste, les communistes dans ce régime, moi y compris, je dirais que le bonheur était pour la classe paysanne. »


Leçon de matérialisme historique

Pour expliquer ce à quoi il a cru, Duch tente d’abord d’expliquer ce qu’était à ses yeux le matérialisme historique. « Au début, la société primitive était une société collective. Après, la société s’est développée sous forme de société esclavagiste. Ensuite on est passé à une société féodale. De cette société féodale, on est passé à une société capitaliste. Ensuite elle est devenue une société socialiste, puis elle s’est développée en société communiste. Nous qui avions étudié la théorie, avoue Duch, nous étions convaincu de cette évolution. » La raison pour laquelle l’accusé adhère alors au communisme, c’est qu’il place sa foi en un adage qui lui convient et qu’il cite d’ailleurs en français : « A chacun selon sa capacité, à chacun selon son travail, à chacun selon ses besoins ». La société à laquelle il aspirait était une société socialiste fondée sur cet adage, assure-t-il aujourd’hui.


Le grand bond en avant

Duch suit donc avec enthousiasme le slogan relatif au « grand bond en avant » du Kampuchea. Avec le recul, son bilan est lapidaire : « En fait le grand bond en avant c’était quoi ? Pol Pot a évacué tous les habitants de Phnom Penh, a ‘écrasé’ les responsables de l’ancien régime, a écrasé les capitalistes, a écrasé les intellectuels. Et donc que reste-t-il ? La classe ouvrière et paysanne. Est-ce que cette société idéale créée par Pol Pot me satisfaisait ? Je dirais que c’était horrible. Beaucoup de personnes ont perdu la vie. » Ces mots sonnent étrangement dans la bouche du directeur de S21.


Pol Pot l’extrémiste

Ce retour sur l’histoire est l’occasion pour Duch d’une mise au point. « Certains analystes occidentaux disent que Pol Pot était disciple de Mao Zedong. Je souhaiterais insister sur ce fait : nous sommes en présence d’un polpotisme, pas d’un maoïsme. Pol Pot voulait aller plus loin que la révolution populaire de Chine. La théorie de Pol Pot était encore plus cruelle que la théorie de la bande des Quatre. »


Le credo de l’impuissance

Face à cette machine, l’accusé ne trouve pas d’échappatoire à l’époque. Fuir ? Impossible, à l’ouest comme à l’est. Il se souvient : « De nombreuses personnes perdaient la vie, j’étais choqué mais je ne pouvais rien dire. Des personnes ont commencé à disparaître chez les supérieurs. Je n’ai pas réalisé à l’époque que la moitié de ma famille avait perdu la vie. » Sa manière de formuler les choses avec distance, et de les ramener à ses proches, le ferait presque passer pour une victime. Le juge Lavergne ne s’y trompe pas et oblige Duch à revenir sur ses responsabilités quand il était chargé d’appliquer la politique du PCK. « Lorsqu’on m’a nommé directeur de S21, mes devoirs m’ont conduit à commettre des crimes contre l’humanité. » Un peu plus tard il se décrit comme « plutôt couard » : il ne conteste pas, il continue d’exécuter les ordres.


Les mots pour « tuer »

Ces ordres s’exprimaient par le mot « kamtech » en khmer, que le tribunal a traduit par « écraser ». Mais selon l’accusé, d’autres mots avaient cours pour signifier « tuer ». Avant 1973 : « résoudre », mot employé par Vorn Vet, ancien supérieur hiérarchique de Duch à M13. « Exécuter » pouvait, selon Duch, être aussi utilisé. Le mot « purifier » avait d’autres connotations. L’arrestation d’une personne pouvait, semble-t-il, être appelée par le terme « purger » ou « prélever ».


Le statut de S21 passé au crible

Le juge Lavergne n’a pas eu le temps de poser toutes ses questions à propos du statut et des spécificités de S21, le président a mis fin à l’audience cinq minutes avant l’orage. Cependant dans ce qui a été abordé, Duch a insisté sur le fait que S21 n’appartenait pas à la structure politico-militaire au niveau central. S21 était sous l’autorité de Son Sen (ministre de la Défense et numéro 7 du parti) comme d’autres étaient supervisés par Ta Mok (numéro 4 du parti), So Phim (secrétaire de la zone Est)… « Les centres de sécurité ne communiquaient pas les uns avec les autres. La communication devait passer par le parti », explique Duch. Ainsi S21 n’aurait pas eu de rôle dominant. Le juge creuse : « est-ce que S21 a été le seul centre à recevoir des gens issus du comité permanent ou d’autres instances dirigeantes du parti ? Quelle était la particularité de S21 ? Est-ce que les autres centres de sécurité étaient appelés à recevoir des détenus d’autres zones ? »

L’accusé ne répond à aucune de ces questions mais raconte qu’il n’y avait pas de hiérarchie entre les centres de sécurité. Centres de sécurité dont, à l’époque, il prétend avoir ignoré l’existence. Cependant S21 avait cette particularité d’être situé au coeur de Phnom Penh, donc dans une proximité géographique avec le Comité permanent, et où une communication téléphonique était possible à tout moment.


Le juge continuera à creuser le 18 mai, à 9 heures, après deux semaines de suspension d’audiences.

Duch mène la barque


"Les personnes qui arrivaient à S21 étaient déjà mortes", témoigne Duch. (Anne-Laure Porée)
"Les personnes qui arrivaient à S21 étaient déjà mortes", témoigne Duch. (Anne-Laure Porée)


Des airs de professeur


Au numéro 7, la dernière maison de Duch, située en face de son bureau. (Anne-Laure Porée)
Au numéro 7, la dernière maison de Duch, située en face de son bureau. (Anne-Laure Porée)


Lundi, dans la droite ligne de l’interrogatoire entamé jeudi dernier, Duch explique le rôle des différentes unités de S21, précise leur lieu de travail, la hiérarchie, pour lui et pour le personnel, la répartition des responsabilités aussi. Il s’étale parfois livrant tout un tas de noms qui embrouillent les traducteurs. Le juge Ya Sokhan s’obstine à questionner Duch sur ses différentes maisons et bureaux entre 1975 et 1979. A l’écran, les plans du quartier de S21 à Phnom Penh défilent. C’est interminable, répétitif et sans but apparent.




Un des documents sur lesquels Duch s'est appuyé pour montrer que ses supérieurs annotaient aussi. (Anne-Laure Porée)
Un des documents sur lesquels Duch s'est appuyé pour montrer que ses supérieurs annotaient aussi. (Anne-Laure Porée)


Duch, lui aussi, fait sa démonstration documents à l’appui. Il expose les aveux des prisonniers comme les copies des mauvais élèves, rouges de corrections. Il décrypte l’écriture des correcteurs, propre, nette, souvent structurée en trois points : Pol Pot, Son Sen, Nuon Chea ont signé ou annoté les confessions. Lui aussi bien sûr, c’était son travail. Cependant il recadre : « Cet exemplaire montre que j’étais en contact avec mon supérieur au quotidien ». Il faut en déduire que Duch exécutait les ordres : « S21 rendait compte de ses activités mais l’état-major prenait ses décisions. » « Je consacrais la plus grande partie de mon temps à lire les documents, insiste-t-il. La tâche était si lourde que je n’avais quasiment pas le temps de faire ce travail comme il faut. »  « Lorsque mes supérieurs prenaient la décision d’écraser, je devais suivre les ordres. » L’ancien directeur de S21 explique que si un chef était purgé, tous ses subordonnés l’étaient aussi. Et mercredi, il rappelle que « toutes les personnes arrêtées devaient être écrasées, c’était la ligne politique. Quiconque était arrêté et envoyé à S21 était considéré déjà comme mort. »


Meilleur que son prédécesseur

Pendant trois jours, tel un professeur qui répond patiemment à sa classe, l’accusé ponctue son interrogatoire de « comme je vous l’ai déjà dit », « j’ai répondu au juge d’instruction », « je vais peut-être être obligé de me répéter »… Questionné sur les raisons pour lesquelles il est devenu, lui, chef de S21, Duch déclare : « J’étais meilleur dans la pratique des interrogatoires que Nath. Mais maintenant je peux dire que ce n’est pas la seule raison pour laquelle j’ai été choisi. J’étais meilleur quand il s’agissait de former les gens aux méthodes d’interrogatoire. C’est quelque chose que je ne remets pas en question. Le parti n’avait pas confiance en Nath, il avait confiance en moi. […] Nath parfois ne consultait pas ses supérieurs. Moi, après le départ de Nath, j’ai toujours attendu de recevoir les instructions de mon supérieur. »


De mauvais gré

Mardi, le co-procureur britannique Alex Bates s’intéresse à la nature des formations menées par l’accusé, à son initiative de construire des cellules individuelles dans les bâtiments B et C du lycée Ponhea Yat sans en rendre compte à ses supérieurs. Il demande également comment Duch a exprimé sa demande de mutation. « Doit-on éplucher un oignon pour en voir le coeur ? », réplique l’accusé qui justifie ainsi ne pas avoir osé parler ouvertement au ministre de l’Industrie de son désir de travailler à ses côtés. « Ce que je vous dis, je vous le dis du fond du cœur », plaide Duch. Alex Bates insiste : « Son Sen savait que vous le faisiez de mauvais gré ? » « Parfois mon supérieur comprenait mes responsabilités. Il connaissait mes points faibles, par exemple que j’avais peur de tuer les gens. Mais il connaissait aussi mes points forts. Ce n’est pas la peine de fouiller la merde pour savoir de quoi elle est faite. »


Contradictions sur le mensonge

Après avoir constaté l’excellente mémoire des dates, des lieux et des noms de l’accusé, après avoir établi son expérience, en particulier dans les techniques d’interrogatoire, le co-procureur international tente de mettre Duch face à ses contradictions : « Vous avez dit que vous préféreriez mourir plutôt que mentir » et « Croyiez-vous que les confessions étaient vraies ? » L’accusé reconnaît (depuis plusieurs audiences déjà) que les confessions « n’étaient pas le reflet de la réalité ». François Roux saisit l’occasion pour rappeler que Duch a travaillé sur « un très long document appelé reconnaissance des faits » et espère que ce n’est pas du travail pour rien.


Les ennemis formateurs

L’accusé, qui enseignait les méthodes d’interrogatoire à S21, comme à M13, a été formé à l’école de ses ennemis, dit-il. A commencer par le régime de Lon Nol et par l’inspecteur de la police judiciaire (du temps de Sihanouk) qui avaient arrêté les prisonniers khmers rouges. Vient ensuite le régime français qui torturait les prisonniers vietnamiens. Enfin, la théorie de Mao Tse Toung et cet adage tiré de l’expérience d’un grand guerrier chinois : « Si vous connaissez bien votre ennemi, vous ne serez pas vaincu au cours de la bataille ».


L’endoctrinement des enfants

Mercredi, les co-procureurs terminent leur interrogatoire. Concernant les enfants travaillant à S21, Duch concède : « Je les éduquais mais savoir où ils allaient, pour moi, ce n’était pas clair. La majorité travaillaient comme gardes. D’autres devaient s’occuper de nourrir les lapins. » La veille, la majorité de ces enfants avait plutôt l’air de s’occuper des lapins. Ce phénomène des enfants-gardes n’était pas spécifique à S21 comme l’a redit l’accusé. Il y en avait dans tout le pays. « S’agissant de leur endoctrinement, ils étaient comme du papier blanc sur lequel on pouvait écrire ce que l’on voulait. » Puis il ajoute : « C’est l’idée maîtresse de tout politicien, quelle que soit l’idéologie politique. Moi j’ai été influencé par l’idéologie communiste. »


Chien fidèle mais pas balance

Les co-procureurs voulaient également savoir si Duch était celui par qui les membres de l’unité 703 avaient péri à S21. L’accusé a reconnu volontiers qu’il avait été placé à la tête de S21 pour être « leurs yeux et leurs oreilles ». « Ils me considéraient comme étant leur berger [le mot est prononcé en français par Duch], leur chien fidèle. » Une phrase déjà énoncée lundi. Il veut, pour preuve de cette confiance, rappeler que Nath, son supérieur direct au début de S21, n’a jamais été consulté sans lui, et que Hor, son adjoint, n’avait pas le droit de rencontrer les supérieurs de Duch. « Mon supérieur ne m’a jamais demandé d’espionner ceux de la division 703 », a-t-il finalement conclu.


L’image du directeur perfectionniste

Au cours de ces trois journées, voici ce que l’accusé décrit de sa fonction de directeur de S21 : « Lorsque je suis devenu directeur, notre orientation était claire, il s’agissait de purger les rangs du parti. » Cependant, il se décrit comme étant à distance. Il ne sait rien des questions de nourriture et de vêtements, il ignore d’où viennent les instruments de torture et de détention.  Il affirme que l’immersion dans l’eau et les sacs plastiques n’étaient pas des méthodes de torture utilisées à S21 avant de glisser au détour d’une réplique que les techniques d’immersion dans l’eau ont peut-être été introduites par certains. Quant aux confessions, sous la direction de Nath, elles étaient rédigées selon un format que la confession de Tioulong Rengsy pourrait illustrer (relativement courte donc).

« Lorsque je suis devenu directeur, les choses ont changé. La manière de rendre compte de nos activités a changé. »  Ses tâches principales ? Enseigner les méthodes d’interrogatoire et préparer les rapports à envoyer aux supérieurs (surtout la lecture des confessions). Mais il assure qu’il n’a jamais participé à aucun interrogatoire mené par ses subordonnés car le chef de groupe lui rendait compte de ces activités. Il se moque même de l’avocate des parties civiles du groupe 2 qui lui pose ces questions : « Je pense que mademoiselle Studzinsky n’a pas travaillé dans le domaine militaire ni dans d’autres postes à responsabilité. […] En tant que directeur de S21, je ne pouvais pas participer à tout ce qui se faisait. »


L’appui des plus hauts dirigeants

Les réponses faites à l’avocat des parties civiles du groupe 1, Alain Werner, montrent que Duch n’a jamais été fortement inquiété ou menacé pour des erreurs commises par ses subordonnés. Il s’est souvenu d’une confession « compromise » pour laquelle son supérieur a recommandé « que Hor ne s’occupe plus des aveux ». Il était également détenteur d’un téléphone en ligne directe avec Son Sen. Questionné pour savoir s’il était protégé par Son Sen puis Nuon Chea, Duch répond : « Dans les rangs du Parti communiste,  le subordonné devait respecter son supérieur et le supérieur devait protéger ses subordonnés. C’est ainsi que la question des intérêts communs a été mise en place. Cela ne veut pas dire que j’ai montré du doigt ceux qui sont morts. »


Une communication strictement verticale

A plusieurs reprises  les déclarations de Duch sur le mode de communication au sein de l’appareil khmer rouge, mal traduites, auront été reformulées. Mercredi, l’accusé réitère : « S21 ne communiquait pas avec les autres bureaux de sécurité. Jamais. » Il débat le caractère unique de S21 (voir la citation du jour) et réaffirme qu’il ne se souvient clairement de l’existence que de deux prisons khmères rouges et que s’il « supposait qu’il y avait des centres de sécurité dans chaque zone, dans chaque secteur et dans chaque district », il n’en avait eu connaissance que pendant la phase d’instruction.


Détournement des questions des parties civiles

Alain Werner l’interroge sur ses initiatives à la direction de S21. Duch prétend n’avoir pas compris la question avant de la reformuler parfaitement et déclare : « Si nous contestions des instructions, ça aurait été perçu comme une attaque directe vis-à-vis du Parti communiste du Kampuchea. »

Dans le face-à-face tendu avec Silke Studzinsky, il se braque et lance, alors qu’elle allait lui couper la parole parce qu’il raconte pour la n-ième fois qu’il a demandé à ce que Chay Kim Hour soit nommé directeur de S21 : « Veuillez ne pas m’interrompre ! Ceci est véridique ! Puisque vous êtes en train de poser une question qui a déjà été posée, j’ai le droit de ne pas vous répondre. » En salle de presse, les journalistes éclatent de rire. La démonstration d’autorité fait son effet. Dans les minutes qui suivent, il la rabroue d’un « je choisis de garder le silence » ou lui suggère de poser d’autres questions. Brouillonne dans ses questions, elle s’enfonce. Duch finit même par lui demander si ce qu’elle vient de dire est une question. Les journalistes cambodgiens sont hilares.


Le président de la cour soutient Duch

Quand Philippe Canonne, avocat du groupe 3 des parties civiles, demande à Duch qui allait chercher les prisonniers qui étaient amenés à S21. L’accusé a à peine le temps de répondre que le président l’interrompt : « Vous n’êtes pas obligé de répondre ». Maître Canonne s’offusque avec humour que Duch soit freiné dans sa spontanéité. Le président tranche : « Nous avons le droit d’interrompre ». Au placard les commentaires sur cette décision de la chambre. Duch saisit la perche et refuse de répondre à la question suivante puisqu’elle n’entre pas dans le thème de cette session sur la création de S21. Pour les questions sur le fonctionnement de S21, il faudra repasser.

Modérant son soutien à l’accusé, le président lui demande, après la pause de 15 heures, d’avoir un comportement approprié et de ne pas rire aux questions posées. La veille déjà, les parties civiles avaient exprimé leur malaise à la vue de certains gestes de l’accusé pouvant susciter la compassion.


Le réveil de Kar Savuth

« Vous nous avez parlé de communisme, de socialisme, du parti et puis deux ou trois fois de l’Angkar. Les Cambodgiens à l’époque entendaient parler de l’Angkar. Pouvez-vous nous aider à comprendre ce qu’était l’Angkar ? » prie Philippe Canonne. Kar Savuth, que personne n’avait entendu depuis de longues journées, bondit de son siège pour faire objection. Selon lui, la question porte sur le fonctionnement de S21 et non sur sa création. Le président de la cour, l’air amusé, acquiesce. Philippe Canonne résiste : « En quoi ma question est-elle déplacée quand je demande comment l’Angkar organisait tout cela ? » Une fin de non recevoir claque. « La chambre a déjà statué sur ce point ». La question devra être reposée plus tard.


Des réponses floues

Il est certaines déclarations de l’accusé qui mériteraient d’être creusées ou clarifiées et qui pour l’instant doivent être prises avec prudence tant la traduction est sujette à caution. Il semble que Duch ait affirmé que S24 était sous sa direction mais qu’il n’en avait pas connaissance. « Après le départ de Nath [prédécesseur de Duch à la direction de S21 et fondateur de S24], je ne savais pas si S24 existait. Seul le comité permanent reconnaissait S24. »

On s’interroge encore sur les sanctions évoquées par Duch en cas de rapport erroné, sur ses réponses floues quant aux gardes affectés à Choeung Ek ou encore sur les directives disciplinaires imposées aux prisonniers de S21 car Duch affirme que les règles aujourd’hui affichées au musée de Tuol Sleng ont été crées par les troupes vietnamiennes… N’y avait-il donc aucune directive disciplinaire inscrite à S21 ?

On se demande enfin pourquoi il ne reconnaît pas le nom de Prak Khan parmi les interrogateurs de l’organigramme présenté par un avocat des parties civiles et préparé par les enquêteurs des juges d’instruction. Dans le film de Rithy Panh, Prak Khan affirme pourtant avoir été un des interrogateurs du groupe de « mastication ».

Démarrage poussif sur la création de S21

Les gardiens leur demandent de laisser leur téléphone portable à la consigne en échange d’un second ticket. Un peu perdus, les nouveaux arrivants rient de toutes ces précautions. Ensuite, impossible pour eux de se perdre, le chemin entre deux grilles est tout tracé jusqu’au prochain portique de sécurité où ils laissent en attente sur une table briquets et cigarettes enroulés dans des kramas poussiéreux. Ils arrivent d’Omleang, à environ 90 km au nord-ouest de Phnom Penh, le village où se situait le camp khmer rouge M13, dont  Duch fut le directeur.


Le public attrape à la sortie du tribunal tous les documents qui sont mis à sa disposition. (Anne-Laure Porée)
Le public attrape à la sortie les documents qui sont mis à sa disposition par le tribunal : biographies des magistrats, de l'accusé, livret sur le fonctionnement de la cour... (Anne-Laure Porée)



Le chapitre de la création de S21

Ce matin, ces 250 hommes et femmes transportés au tribunal par le Centre de documentation du Cambodge remplissent la moitié de la salle. Il est regrettable que ces personnes intéressées au premier chef par les audiences sur M13 n’aient pas été accompagnées aux CETC plus tôt. Les audiences sur M13 se sont closes la veille… Ils n’entendront donc que des questions relatives à la création de S21.


A l’entrée des juges dans le prétoire, le public se lève comme un seul homme, dans un silence respectueux. L’effet de cette salle pleine et attentive est saisissant. Deux jours plus tôt une trentaine de personnes à peine constituait le public. L’arrivée de Duch est aussi quelque chose : dans un mouvement général, les villageois se penchent vers l’avant comme pour le voir de plus près. Voir celui que tous connaissent, selon Im Reng, une habitante d’Omleang qui cite avec une colère froide le nom de familles entières anéanties à M13. Im Reng a suivi les informations sur le tribunal à la télévision et conteste des propos tenus pendant les audiences précédentes, elle assure qu’il n’y a pas eu de survivants dans les fosses de M13. Les souvenirs de cette époque lui reviennent avec acuité. Elle avait 18 ans.


En ordre dispersé

La matinée est plutôt poussive. Le président de la cour annonce le report de la décision du tribunal sur la détention provisoire de Duch mais promet une décision avant le 15 juin 2009. La juge Silvia Cartwright prie Duch de parler plus lentement et de façon plus concise. Le juge Jean-Marc Lavergne demande la vérification d’une déclaration de l’accusé en khmer parce que la veille il a compris, à juste titre, le contraire de ce que dit Duch aujourd’hui. Le juge Ya Sokhan interroge Duch, parfois sur les mêmes points que la veille. La chasse aux références de documents ralentit passablement les débats. Enfin les procureurs et la défense se harponnent sur les documents présentés à la cour. Si le débat entre les parties n’était pas clair ce matin, en substance, c’est le même qui revient régulièrement : la défense reproche ses méthodes à l’accusation. Les co-procureurs, sous couvert de faciliter les débats et le travail des juges, font leur propre sélection de documents comme ils ont proposé leurs propres synthèses de témoignages, ce qui est inacceptable pour Me Roux.


S21 naît le 15 août 1975

Finalement, entre la fin d’après-midi hier et cette matinée, l’interrogatoire de Duch se déroule un cours magistral sur S21, parfois assommant. Duch décrit S21 comme une « combinaison des forces de M13 et du bureau de sécurité 03 » (ou bureau de la division 703). Ce nouveau bureau de la sécurité naît le 15 août 1975. Ce jour-là, Son Sen convoque trois hommes à qui il confie la mission de mettre en place S21 : Nath (chef du bureau 03, soit secrétaire de la division 703), Duch et Hor (secrétaire de l’unité spéciale). L’objectif annoncé est d’ouvrir « un centre d’interrogatoire pour les prisonniers de guerre et ceux qui ont fait défection ». Duch est placé sous l’autorité de Nath. Ce jour-là est aussi inventé le nom S21. Le « S » correspond à santebal en khmer. « Nous allons utiliser le mot santebal qui réfère à ceux qui maintiennent la paix dans le pays », aurait alors décidé Son Sen. Quant au chiffre 21, c’est le numéro de communication.


Une idée de Pol Pot

Interrogé plus avant sur cette naissance, Duch déclare : « Pol Pot est l’initiateur de la création de S21. Nuon Chea avait pour obligation de faire suivre la décision de Pol Pot et Son Sen était chargé de son application. »


S21 déménage à plusieurs reprises dans Phnom Penh avant de se fixer définitivement dans les bâtiments de l’école Ponhea Yat (actuel musée du génocide) et d’occuper tout le quartier autour. Une des raisons invoquées par Duch est qu’il fallait éviter que « les visiteurs chinois » voient ce qui se passait.


Communication strictement verticale

« Plus de 1 000 personnes au total travaillaient à S21 mais toutes n’étaient pas sous mon contrôle », se souvient Duch qui, après de nombreux quiproquos sur la manière de communiquer dans les sphères khmères rouges, insiste pour dire que cette communication était strictement verticale. Et il rappelle la hiérarchie interne : 1- Pol Pot, 2- Nuon Chea, 3-So Phim, 4- Mok, 5- Ieng Sary, 6-Vorn Vet, 7-Son Sen, insistant sur la puissance de ce-dernier, ministre de la Défense.


De lourdes interrogations

Certaines affirmations de l’accusé laissent alternativement songeur, dubitatif ou incrédule. Duch assure : « Avant d’arriver aux CETC, je ne connaissais que deux bureaux de sécurité ». Le juge Jean-Marc Lavergne, estomaqué, fait répéter sa déclaration à Duch qui confirme (voir la citation du jour). Plus tard, quand la cour étudie la fonction des bâtiments de S21, l’accusé certifie : « A partir du moment où S21 a été construit, je ne suis jamais entré dans le bâtiment. Dès lors que les cellules individuelles ont été construites telles que je l’avais ordonné, je ne suis plus entré dans le bâtiment jusqu’au jour où les co-juges d’instruction m’ont amené sur le site. »

Les problèmes de traduction font l’unanimité, pas les documents du DC-Cam

Les énormes et constants problèmes de traduction (déjà mentionnés dans ce blog à la date du 6 avril) ont été posés comme un problème grave qui nécessite des mesures sérieuses et rapides de la part du tribunal. « Tous les échos qui me parviennent nous disent que nous perdons au moins 50 % des paroles qui sont prononcées en khmer, a argumenté François Roux en début de matinée. Nous sommes dans une audience de justice. Il n’est pas pensable que l’on continue à travailler comme cela ! » La défense a ainsi demandé à la cour d’imposer à l’administration du tribunal de régler la question afin que les traductions soient fidèles et que chaque jour les transcriptions soient vérifiées par des personnes compétentes. « A la fin de nos débats, votre chambre rendra une décision sur la base des paroles qui auront été prononcées ici. Je ne veux pas imaginer ce qui peut se produire si dans votre décision manquent des propos qui auraient été tenus, ou pire encore, si des propos tenus sont totalement déformés. Je vous donne un seul exemple. Hier matin, alors que le témoin parlait de « trois fosses », il m’est arrivé dans les écouteurs la traduction « trois prisons ». »


La légitimité du verdict en cause

A ce jour, rien n’a changé dans le système de traduction : quand un Francophone s’exprime, ses propos sont traduits en khmer à partir de leur version anglaise et quand les Cambodgiens s’expriment, leurs paroles sont traduites en français à partir de l’anglais. Après un petit appel à ce que tout le monde fasse un effort pour parler lentement et être concis, François Roux a regretté les moyens insuffisants donnés dans ce tribunal à la traduction.

Sur ce point la défense a été vivement soutenue par les co-procureurs. « Il est de la plus haute importance pour l’intégrité des procédures et la légitimité du verdict final que la traduction ne soit pas remise en cause et soit fiable » a insisté Khan, avocat des parties civiles avant de demander la nomination d’un expert indépendant pour vérifier les traductions depuis le début. « Quand nous auront les statistiques sur la véracité et la fiabilité des interviews, nous pourront évaluer le problème, son échelle et quel remède est approprié » ajoutant qu’il serait prudent de ne pas repousser cette question.

Philippe Canonne, lui aussi avocat des parties civiles a renchéri : « Il est important que le jugement final soit fondé en droit et équitable au plan humain. Je crains que dans ce débat une partie de la vérité nous échappe simplement parce que nous ne comprendrions pas ce qui nous est dit. »


Débat sur les documents versés au dossier

L’unanimité des parties s’arrêtait à cette question de traduction car la deuxième requête de la défense a fait l’objet de vifs débats. Au cœur de cette requête figurent un rapport sur M13 et des entretiens réalisés par le Centre de documentation du Cambodge (DC-Cam) et un entretien réalisé en 1999 par Christophe Peschoux, du Haut Commissariat des Nations unies aux droits de l’Homme (voir Citation du jour), sur lesquels les co-procureurs aimeraient débattre.

Les positions sont les suivantes :

– la défense regrette que les co-procureurs n’aient pas présenté tous les documents aux co-juges d’instruction (le rapport sur M13). Elle dénonce la nature des documents réalisés par le DC-Cam.

« Ils peuvent servir sans doute à une ONG, en aucun cas à une preuve judiciaire, a plaidé François Roux. Je vous en donne un seul exemple. A partir de l’une de ces interviews, l’ONG a établi un rapport très largement publié et qui est au dossier, et dans ce rapport, sans aucun recul, sans aucune vérification, cette ONG a informé le public qu’il y avait eu 30 000 morts à M13. Pouvons-nous sérieusement, après avoir entendu contradictoirement dans cette audience certains témoins, continuer à laisser dire et écrire qu’il y aurait eu 30 000 morts à M13 ? Nous sommes là pour faire œuvre de justice et pas œuvre de propagande de quelque côté que ce soit. Au nom de la défense, je vous demande donc d’écarter ces documents qui ne sont pas professionnels. »


La défense aurait-elle failli ?

– du côté des co-procureurs et des parties civiles, il n’est pas possible de rejeter tous les documents qui n’auraient pas été montrés aux co-juges d’instruction. « Toute preuve est admissible », argumente Khan au nom de la règle 87 du règlement intérieur. Pour lui, il n’est pas non plus nécessaire que tous les documents soient authentifiés par des témoins. Abondant dans son sens, le co-procureur cambodgien ajoute : « Si le document n’a pas été sujet à l’objection de la défense, ce document ne peut être écarté, ce document peut donc être considéré. La seule question qui se pose c’est l’importance du document. » Bref, la défense aurait dû contester ces documents plus tôt. « La règle 76-1.1 du règlement intérieur établit qu’un vice de procédure et en particulier la nullité d’un document versé au dossier doit être effectué pendant la phase d’enquête. » Donc c’est trop tard. « La défense a droit de dire qu’on doit accorder moins de poids ou pas du tout à telle déposition. parce qu’il n’y a pas de garantie judiciaire, parce qu’on ne sait pas quelle a été la formation des enquêteurs ou parce que la traduction n’est pas exacte. Certains documents du DC-Cam peuvent être plus utiles que d’autres devant cette chambre, certains contiennent des questions pertinentes. Chaque document pris dans son individualité doit être jugé pour sa propre valeur. »

Philippe Canonne rappelle que « c’est l’utilité des débats de confronter l’ensemble des renseignements dont nous disposons » et demande à la cour de trancher, « pour que nous sachions le sort réservé à ces documents, qu’une décision soit prise et un mode opératoire défini et nous n’y reviendrons pas. » Il mentionne qu’aucune requête en nullité n’ayant été formulée par le défense auprès des juges d’instruction, le débat est inutile. La brèche s’est largement ouverte, François Roux s’y engouffre, non sans plaisir.


Les adversaires mouchés

« La procédure est la sœur jumelle de la liberté », déclame François Roux. Citation solennelle qui annonce l’estocade. Morceaux choisis :

« De quoi parlons-nous ici ? On me parle de la règle 76 de notre règlement intérieur sur les requêtes en nullité pour vice de procédure et on voudrait donner des leçons à la défense en disant ‘Mais comment donc ! Il vous appartenait de demander la nullité des pièces de procédure avant la clôture de l’instruction et maintenant c’est trop tard !’ Merci mes confrères pour ce rappel. De quoi parlons-nous ici ? Est-ce que quelqu’un veut me prétendre ici qu’une interview réalisée par le DC-Cam est une pièce de procédure ? Au sens juridique du terme ? Voulez-vous que je vous rappelle ce qu’est une pièce de procédure en droit de la civil law ? »


Retour à la définition

Bien sûr François Roux ne s’en prive pas. Il repose la définition de ce qu’est une pièce de procédure, qui pourrait, elle faire l’objet d’une demande de nullité. Or les documents incriminés ne sont justement pas des pièces de procédure au sens juridique du terme. « Les documents dont nous parlons ne sont pas des procès-verbaux ! Même si ils voudraient avoir l’air d’un procès-verbal… Mais un procès-verbal est un document officiel réalisé par des personnes assermentées et, en civil law, des personnes qui sont sous le contrôle des juges d’instruction. »


Les contradictions des co-procureurs

Il épingle au passage la logique des co-procureurs qui demandent la production de dossiers contradictoires. Il cite deux des documents controversés, à commencer par le rapport sur M13 : « Ce centre sert à détenir et éduquer les coupables condamnés à des peines légères, il y a de 250 à 300 prisonniers ». Puis il cite le rapport de DC-Cam,  dans lequel un ancien prisonnier de M13, Ham In a estimé que de la création de M13 à sa mutation à la prison de Tuol Sleng, 30 000 prisonniers ont été tués. « A vouloir trop prouver, voilà où ça vous mène. »

François Roux demande à la chambre de déclarer inadmissibles ces documents parce qu’ils sont « dénués de pertinence, insusceptibles de prouver ce qu’ils tentent d’établir et répétitifs » par rapport à d’autres documents. « Et j’anticipe, nous retrouverons évidemment ce débat avec la question du film que DC-Cam veut introduire dans ces débats. Film sur lequel la défense a travaillé de son côté et qui réserve quelques surprises. »

Témoignages en eaux troubles


Chan Khan embarrassé par une question du juge Lavergne. (Anne-Laure Porée)
Chan Khan embarrassé par une question du juge Lavergne. (Anne-Laure Porée)


Appelé à décrire ce qu’il a vu et entendu à M13, il affirme avoir vu Duch ligoter des prisonniers et les frapper. Il dit l’avoir vu brûler la poitrine d’une femme avec une torche pendant une séance d’interrogatoire. Il assure avoir vu une immersion forcée dans l’eau jusqu’à suffocation. Enfin, dans un sanglot incontrôlé, il dénonce Duch comme étant l’assassin de son oncle Soy, attaché à un poteau et exécuté de deux balles. Par ailleurs, il a vu des fosses pleines de cadavres. Il raconte aussi les conditions de détention, les entraves, le gruau clair pour les prisonniers et le gruau solide pour les gardes. Il se souvient d’enfants parmi les détenus. Il ne manque pas d’égrener son récit de « C’est ce que j’ai vu de mes propres yeux » ou « c’est la vérité ».


Une collection d’incohérences

Au fil de ce récit, des incohérences surgissent, que le juge tente tant bien que mal d’éclairer et qui laissent le public dubitatif quant au crédit à accorder à ce témoin. Comment un garde de M13 qui laisse échapper trois prisonniers peut-il s’être ensuite évadé de M13 puis y être revenu avec la garantie qu’il ne serait pas tué ? Comment cet homme a-t-il pu échanger des vêtements confiés par Duch contre de la nourriture ? Pourquoi affirme-t-il avoir vu trois meurtres par balle alors que dans une précédente déclaration il se dit témoin d’un seul ? Ses propos selon lesquels pendant une inondation à M13 gardes et prisonniers ont grimpé aux arbres pour échapper à la montée des eaux sont-ils plausibles ?


Chan Vœurn récusé par Duch

L’accusé, Duch, est appelé à faire des commentaires ou des observations sur le témoignage de Chan Vœurn. Duch, récuse le témoin et ponctue d’une même phrase catégorique chacune de ses réponses au juge : « Chan Vœurn n’était pas membre du personnel de M13 ». « Tous les villageois de Omleang me détestaient parce que je travaillais avec Duch, réplique Chan Vœurn. Comment peut-il dire que je n’y étais pas ? »

Duch insiste pourtant, à chacune de ses interventions. Il se révèle également plus prompt à  lister les incohérences du témoin plutôt qu’à éclaircir les siennes. Puis il nie avoir abattu des prisonniers, avoir brûlé une détenue, avoir pratiqué l’immersion. Il nie la mort de prisonniers pendant une importante inondation. « Le témoin a mélangé les faits et la fiction dans son témoignage », insiste Duch. « Il a inventé ou dit des choses qu’il a entendues. » Une fois encore, il se déclare responsable : « Les crimes commis à M13 sont des crimes commis contre mon peuple et contre l’humanité. Je les assume », martèle-t-il.


« Vous pouvez répéter la question ? »

Quand les juges décident de revenir à la lecture de la déposition faite par Chan Vœurn aux co-juges d’instruction et de la comparer aux déclarations matinales du témoin, quand les co-procureurs ou avocats posent leurs questions, ils se heurtent à une évidente incompréhension. Que de fois aura résonné dans le prétoire : « Vous pouvez répéter la question ? » L’échange entre l’avocat de Duch, François Roux, et Chan Vœurn fut à ce titre exemplaire :

François Roux : – Connaissez-vous Chan Khan ?

Chan Vœurn : – Non

François Roux repose la même question.

Chan Vœurn : – Oui, je le connais.

Dans les casques de traduction, ça s’embrouille. Chan Vœurn demande alors qui est Chan Khan.

François Roux s’offusque des « graves problèmes de traduction » qui entraînent deux réponses totalement opposées à la même question. Il repose donc sa question.

Chan Vœurn répond finalement : – Oui, je le connais.


La peur sur le visage

Dans l’après-midi, ledit Chan Khan est amené à la barre. Il sourit souvent comme pour chasser un malaise. Il avait 13 ans quand il est arrivé à M13. Muni d’un fusil, un AK, il avait pour instruction de ne pas laisser les prisonniers s’échapper. Aux questions embarrassantes du juge Lavergne, il lève les yeux au ciel et réfléchit un instant avant de répondre. Les choses se corsent quand le juge insiste sur les deux « grands-pères » de Chan Khan, détenus à M13. Le témoin se crispe. Ses réponses sont courtes, vagues. Le grand-père paternel est mort à M13, Chan Khan ignore dans quelles conditions. Le grand-père maternel a survécu, Chan Khan ignore aussi comment. Le juge se demande pourquoi le petit-fils n’a jamais interrogé son aïeul sur sa survie. Chan Khan est visiblement très mal à l’aise. « Je n’ai pas osé demander, j’avais encore peur. » Le climat se tend. Les fantômes du passé s’invitent à la barre. Le juge s’agace. « Je ne sais rien des exécutions » promet le témoin avant de se fermer comme une huître. « Je ne sais pas ce qui s’est passé. »


Pourquoi le juge a-t-il ainsi insisté ? Une petite loupiotte s’allume alors dans un coin de ma mémoire. Dans le livre de Rithy Panh et Christine Chaumeau « S21, la machine de mort khmère rouge » (p.94), un ancien prisonnier de M13 raconte qu’un jeune gardien du nom de Khoan (la transcription du nom est phonétique) avait dû interroger son grand-père sur ordre de Duch et n’avait pas hésité à le frapper jusqu’à ce qu’il l’appelle « grand-frère », justifiant : « Je suis plus jeune que toi mais je suis ton grand frère en révolution ». Ce jeune gardien serait-il le témoin à la barre ? Il faudra se contenter de la question.


En fin de journée, Chan Khan déclare n’avoir pas peur de Duch et que, oui, les gens ont été tués à M13 mais… il n’a rien vu lui-même. A 16 h 30, il sort comme une ombre, emportant cette part de mystère sur ses activités au camp khmer rouge qu’aucun des magistrats ne creusera sérieusement pendant ses deux jours de présence au tribunal.

« Je n’ai plus peur parce que le tigre a perdu ses crocs »


Ouch Son, 72 ans, témoignant sur ce qu'il a vécu  à M13. (Anne-Laure Porée)
Ouch Son, 72 ans, témoignant sur ce qu'il a vécu à M13. (Anne-Laure Porée)


Accusé d’être un espion, Ouch Son s’est retrouvé à M13 un jour de mars ou avril 1973, arrêté alors qu’il cherchait, dit-il, un cochon pour célébrer une fête religieuse. Au tribunal, il reconnaît Duch mais Duch ne le reconnaît pas. Duch se rend compte qu’il attendait un autre prisonnier, un coupeur de tête, qu’il avait appelé à devenir garde à M13. Sa confusion sème le trouble.


Pas un jour sans un mort

A son arrivée à M13, Ouch Son était enchaîné. Plus tard, il est détaché pour travailler à M13. Il cultive la rizière ou sert dans l’enceinte du camp : « On m’a demandé de creuser des fosses, de porter du bois pour fabriquer des abris pour protéger les fosses des bombardements. » Duch tentera plus tard de le recruter comme garde.


« J’ai vu perpétrés des actes de torture. Il ne se passait pas un jour sans qu’un détenu meurt », commence Ouch Son. Très vite un juge l’interroge sur le nombre de détenus à M13, sachant que Duch a estimé le nombre entre 200 et 300 détenus en quatre ans de fonctionnement. Le témoin, lui, propose une estimation entre 2 000 et 3 000 prisonniers, à son arrivée à M13. Il évalue entre 30 et 40 enfants. Le juge demande à Ouch Son s’il avait des problèmes de vue en 1973, l’homme affirme que non. Néanmoins, la Défense constate la variabilité des chiffres livrés par le témoin, par exemple le nombre de morts par jour (« au moins 3 morts par jour », « 10 à 20 morts par jour de famine », « en moyenne 5 à 7 morts par jour »). Pourtant elle ne le questionne pas.


Qui a tiré en pleine tête ?

Ouch Son décrit les fosses de M13 dans lesquelles étaient détenus 20 à 30 prisonniers, les attaches des détenus, les repas de gruau, la faim et la maladie, les conditions de vie en cas de pluie. Il confirme sa déposition comme quoi il y avait plus de morts de faim que de morts par torture. Cependant il a vu des séances de torture, des prisonniers ligotés et immergés dans l’eau par exemple ou des détenus frappés avec un bâton. Il a assisté, par « accident », à des exécutions. Il détaille en particulier « Ta Chan » tirant sur un des hommes attachés aux poteaux de torture de M13. « Il lui a tiré dessus, dans la tête, pour faire peur aux autres prisonniers. Moi j’étais en train de balayer. J’ai nettoyé le sang tout autour. » L’homme dénoncé par Ouch Son sera plus tard le fidèle adjoint de Duch à S21, en charge des interrogatoires. Trente cinq ans après, le témoin cite sans la moindre hésitation le nom du bourreau tandis que Duch déclare : « Je peux seulement vous confirmer que la personne qui a tiré n’était pas Chan. »


Ce que Duch nie en bloc

Enfin, Ouch Son se rappelle d’autres sinistres détails comme la présence de pinces et d’aiguilles destinées à la torture, et celle des chiens emportant les os déterrés des charniers. Sur ces points, Duch nie en bloc.


D’après Ouch Son, le directeur de M13 n’était jamais présent au moment des faits de torture ou d’exécutions dont il a été témoin. A l’exception d’une fois où il assure avoir vu Duch frapper une détenue avec un bâton, passer le relais à un garde et donner une claque sur les fesses de la femme en riant. Duch  réplique : « Je sais que son témoignage reflète sa souffrance. […] Le témoin a dit plus que ce qui s’est réellement passé. 1- Lorsque j’interrogeais une femme, je faisais en sorte qu’aucun détenu ne me voit le faire. 2- Je n’ai jamais frappé de femme détenue. 3- Lorsqu’un détenu était frappé, personne ne m’aidait. » Ouch Son maintient son témoignage. Désemparé, Duch hausse les épaules face à la caméra en souriant, entraînant le rire du public.

François Bizot face à son ancien geôlier


Duch, très attentif au récit de François Bizot. (Anne-Laure Porée)
Duch, très attentif au récit de François Bizot. (Anne-Laure Porée)


Il est venu raconter, à la demande de la cour, ses semaines de détention en 1971 dans le maquis khmer rouge, au camp M13, alors dirigé par Duch. Ce-dernier comparaît pour les crimes commis sous sa responsabilité entre 1975 et 1979 au centre de détention S21, version institutionnalisée et perfectionnée de M13.

François Bizot compte parmi les dix personnes que Duch affirme avoir relâché à M13.

Traitement de faveur

Pendant une journée et demie de témoignage, l’ethnologue a expliqué sur un ton monocorde son arrestation par les Khmers rouges qui le prenaient pour un agent de la CIA, et le quotidien  des détenus au camp M13 où étaient incarcérés, torturés et assassinés les « espions ». « Très vite, l’ambiance m’est apparue comme celle d’un camp dont on ne pouvait pas sortir vivant », se souvient-il. Cependant, au fil des interrogatoires, qui se déroulent sans brutalité, des liens se tissent entre lui et Duch. François Bizot bénéficie d’un traitement de faveur par rapport aux autres détenus, il a le droit de se baigner tous les jours, il mange du riz à sa faim, il reçoit même un cahier qu’il a conservé et exhibé devant les juges.

Un homme, pas un monstre

Quand Duch lui annonce sa libération en décembre 1971, François Bizot a du mal à y croire. « Le mensonge était l’oxygène que nous respirions », explique-t-il. Duch tient pourtant parole et à la veille du départ avoue à « son » Bizot (c’est l’expression que l’accusé utilise au procès) qu’il frappe parfois les prisonniers parce que c’est ce qu’on attend de lui. Le chercheur en restera ébranlé.

Aujourd’hui, François Bizot interprète que Duch n’aurait pas pu « faire marche arrière », que « sa marge de manoeuvre était nulle » et plaide pour son ancien geôlier, qu’il salue pendant les suspensions de séance : « Ce crime qui est le sien, pour en mesurer l’abomination, ce n’est certainement pas en faisant de Duch un monstre à part mais en lui reconnaissant cette humanité qui est la sienne comme la nôtre et qui n’a manifestement pas été un obstacle aux tueries qui ont été perpétrées. »

Pas de pardon possible

Au deuxième jour de son témoignage, comme pour rectifier l’ambiguïté de sa position, il redit « l’ambiance effrayante de peur et de mort » et déclare : « Essayer de comprendre, ce n’est pas vouloir pardonner. Il n’y a pas de pardon possible. Et le cri des victimes doit être entendu sans jamais penser qu’il puisse être excessif. Les mots les plus durs qu’on peut avoir contre l’accusé sont des mots qui ne seront jamais assez durs. »

Cependant François Bizot persiste à penser que Duch ne faisait qu’exécuter les ordres et que sa libération à lui révélait « une recherche passionnée de droiture morale ». Le témoignage du chercheur s’est clôt sur les remerciements de la Défense.

Le profil khmer rouge gommé par une traduction défaillante

La réalité de la vie révolutionnaire

Avant de répondre aux questions du juge Lavergne, Duch demande à faire part de ses antécédents, de son engagement résolu dans la révolution qui s’est traduit par le versement de la majeure partie de son salaire au profit de ses activités politiques. Debout devant la cour, il refait le geste de sa prestation de serment aux révolutionnaires, le regard brillant, le poing droit serré, levé, il explique qu’il n’avait pas peur d’être arrêté par la police de Sihanouk. Plusieurs fois pendant cette journée, il rappelle qu’en prison (entre 1968 et 1970) il n’avait pas peur non plus. « Avant de rallier la révolution, j’avais lu un livre sur les combattants révolutionnaires et un livre sur la torture. Si jamais j’étais emprisonné, je savais que je serais torturé ou tué. On était prêt à cela. C’était la réalité de la vie révolutionnaire. »


Cherche bonne traduction désespérément

Malheureusement pour les auditeurs, la traduction, manquant de subtilité et de précision, leur aura fait perdre de nombreux détails des déclarations de Duch, pourtant révélateurs du personnage. L’accusé a ainsi évoqué « [s]on Bizot » et les « camarade Lay » et « camarade Sok », deux hommes arrêtés avec le célèbre ethnologue, qui n’avaient rien de Khmers rouges et qui furent exécutés à M13.

Autre problème de traduction : lorsque Duch explique qu’un des principes du bouddhisme interdit de « tuer les êtres vivants », son propos khmer est en fait traduit par « interdit de tuer les animaux ». Le juge Lavergne, intrigué, a dû reposer sa question à l’accusé lequel l’a éclairé directement en français pour éviter tout quiproquos.

La traduction française pâtit d’un terrible handicap puisqu’elle est faite depuis l’anglais et non depuis le khmer si bien que l’interprète français se repose sur une parole non seulement filtrée mais en plus mal traduite (en tout cas pour cette journée). Ainsi quand Duch fait référence aux « Vietnamiens qui sont venus manger le poisson du Tonle Sap après les bombardements des B52 », dans le plus pur style de la propagande khmère rouge, l’auditeur francophone s’entend traduire que les Vietnamiens avaient une base près du Tonle Sap… Duch, maîtrisant parfaitement le français, a bien tenté de corriger la version française en direct. Mais cela a semé la confusion et après des échanges entre Robert Petit et François Roux sur ces questions sensibles, Duch a été prié de choisir une seule langue pour ses réponses.



Dialogue de sourds

Là où Duch bloque, c’est quand le juge lui demande si la pratique de la torture et des exécutions lui semblaient normales.

– Je n’avais pas peur. Il n’y avait pas moyen de s’y opposer. J’ai rejoint la révolution pour transformer la société.

– Etait-ce selon vous des actes criminels ?

– Aujourd’hui les choses sont différentes de l’époque. Avant 1970 nous devions défendre le peuple et le pays. Plus tard, le gouvernement du Kampuchea démocratique est apparu comme légitime, reconnu par les Nations unies, donc sa politique n’était pas perçue comme fautive. Aujourd’hui je souhaite que ce tribunal me juge pour ces faits si j’ai commis une erreur. A l’époque, nous justifions nos actes.

– Considérez-vous ces actes comme criminels ?

– Peut-être que je ne comprends pas bien la question. Les activités de la police contre les Khmers rouges étaient criminelles.


De Vigny à la rescousse

Les étapes qui mènent à sa nomination à la tête de M13 le 25 mai 1970 sont énoncées de façon confuse. Mais là, il a peur. Les bras croisés sur la poitrine, il insiste : « ce poste m’obligeait à répondre de mes actes à mes supérieurs hiérarchiques. Pour ne pas être arrêté il fallait faire très attention. » Il assure qu’il voulait échapper à ce poste et qu’il n’a pas pu. Alfred de Vigny, qu’il cite en français au grand désespoir des traducteurs, l’a aidé à résoudre son conflit intérieur, dit-il.


« Gémir, pleurer, prier est également lâche.
– Fait énergiquement ta longue et lourde tâche
Dans la voie où le Sort a voulu t’appeler,
Puis après, comme moi, Souffre et meurs sans parler. »


Condamné par le régime de Sihanouk

Entre deux questions du juge sur le contexte historique, Duch demande pardon aux victimes de M13 comme il l’a fait pour les victimes de S21.

Ensuite sont abordées les questions sur sa détention entre le 5 janvier 1968 et le 3 avril 1970. Arrêté par la police de Sihanouk, il est accusé d’atteinte à la sûreté de l’Etat en relation avec l’étranger. « Collaborer avec une puissance étrangère était une accusation classique contre les Khmers rouges et les Khmers libres. Je n’ai jamais vu d’avocat jusqu’au jour de l’audience, mon procès a duré une demie journée. J’ai été condamné à vingt ans de travaux forcés, je n’ai pas fait appel. » Duch évoque ses conditions de vie en prison, l’exécution de certains détenus, les coups. Il reconnaît, parce que le juge ne le lâche pas, que les membres de sa famille proches de Lon Nol qui ont peut-être facilité sa libération en 1970, n’ont évidemment jamais été mentionnés par Duch dans sa biographie khmère rouge.


La ligne de l’exécutant obéissant

Quand le juge Lavergne l’interroge sur son manque de sincérité vis-à-vis de l’Angkar, Duch est de toute évidence piqué à vif : « Je n’ai pas trahi mon serment. J’avais statué sur cette questions [A savoir : ne pas quitter la branche khmère rouge pour rallier Lon Nol après sa libération]. Je n’ai pas abandonné ma ligne politique. » Sincérité et méticulosité sont les deux qualités qui l’ont, selon lui, mené à ses sinistres fonctions. « Toute ma vie, quand j’ai fait quelque chose, je l’ai fait bien. Sinon je ne le faisais pas. » En fin d’après-midi, le juge Lavergne questionne l’écœurement de Duch par rapport à son travail à M13. « Je ne pensais pas que j’avais d’autre choix que d’obéir à leurs ordres pour pouvoir vivre, déclare Duch. Je savais que j’accomplissais une tâche criminelle mais je devais obéir aux ordres. »


Points d’interrogation

Au terme de cette journée d’audience, la place du centre de détention M13 dans l’ensemble de l’appareil khmer rouge reste encore confuse. Inévitablement, quand Duch raconte quelques cas de personnes qu’il a fait libérer de M13, on se demande si le juge l’interrogera sur le nombre de prisonniers détenus et exécutés puisque « la règle c’était l’exécution », selon l’accusé. Quand Duch, qui fait preuve par moments d’une mémoire étonnante, ne se rappelle plus s’il y a eu plus de quatre enfants à M13, il se justifie par l’absence de listes de prisonniers. On voudrait alors creuser les incohérences ou les imprécisions concernant les archives de M13… Car par ailleurs il affirme : « A M13, quand on exécutait les gens, on détruisait les archives qui les concernaient ».


Difficile, ce jour, de trancher entre l’arrière goût de trop peu et l’impatience.