Les problèmes de traduction font l’unanimité, pas les documents du DC-Cam

Les énormes et constants problèmes de traduction (déjà mentionnés dans ce blog à la date du 6 avril) ont été posés comme un problème grave qui nécessite des mesures sérieuses et rapides de la part du tribunal. « Tous les échos qui me parviennent nous disent que nous perdons au moins 50 % des paroles qui sont prononcées en khmer, a argumenté François Roux en début de matinée. Nous sommes dans une audience de justice. Il n’est pas pensable que l’on continue à travailler comme cela ! » La défense a ainsi demandé à la cour d’imposer à l’administration du tribunal de régler la question afin que les traductions soient fidèles et que chaque jour les transcriptions soient vérifiées par des personnes compétentes. « A la fin de nos débats, votre chambre rendra une décision sur la base des paroles qui auront été prononcées ici. Je ne veux pas imaginer ce qui peut se produire si dans votre décision manquent des propos qui auraient été tenus, ou pire encore, si des propos tenus sont totalement déformés. Je vous donne un seul exemple. Hier matin, alors que le témoin parlait de « trois fosses », il m’est arrivé dans les écouteurs la traduction « trois prisons ». »


La légitimité du verdict en cause

A ce jour, rien n’a changé dans le système de traduction : quand un Francophone s’exprime, ses propos sont traduits en khmer à partir de leur version anglaise et quand les Cambodgiens s’expriment, leurs paroles sont traduites en français à partir de l’anglais. Après un petit appel à ce que tout le monde fasse un effort pour parler lentement et être concis, François Roux a regretté les moyens insuffisants donnés dans ce tribunal à la traduction.

Sur ce point la défense a été vivement soutenue par les co-procureurs. « Il est de la plus haute importance pour l’intégrité des procédures et la légitimité du verdict final que la traduction ne soit pas remise en cause et soit fiable » a insisté Khan, avocat des parties civiles avant de demander la nomination d’un expert indépendant pour vérifier les traductions depuis le début. « Quand nous auront les statistiques sur la véracité et la fiabilité des interviews, nous pourront évaluer le problème, son échelle et quel remède est approprié » ajoutant qu’il serait prudent de ne pas repousser cette question.

Philippe Canonne, lui aussi avocat des parties civiles a renchéri : « Il est important que le jugement final soit fondé en droit et équitable au plan humain. Je crains que dans ce débat une partie de la vérité nous échappe simplement parce que nous ne comprendrions pas ce qui nous est dit. »


Débat sur les documents versés au dossier

L’unanimité des parties s’arrêtait à cette question de traduction car la deuxième requête de la défense a fait l’objet de vifs débats. Au cœur de cette requête figurent un rapport sur M13 et des entretiens réalisés par le Centre de documentation du Cambodge (DC-Cam) et un entretien réalisé en 1999 par Christophe Peschoux, du Haut Commissariat des Nations unies aux droits de l’Homme (voir Citation du jour), sur lesquels les co-procureurs aimeraient débattre.

Les positions sont les suivantes :

– la défense regrette que les co-procureurs n’aient pas présenté tous les documents aux co-juges d’instruction (le rapport sur M13). Elle dénonce la nature des documents réalisés par le DC-Cam.

« Ils peuvent servir sans doute à une ONG, en aucun cas à une preuve judiciaire, a plaidé François Roux. Je vous en donne un seul exemple. A partir de l’une de ces interviews, l’ONG a établi un rapport très largement publié et qui est au dossier, et dans ce rapport, sans aucun recul, sans aucune vérification, cette ONG a informé le public qu’il y avait eu 30 000 morts à M13. Pouvons-nous sérieusement, après avoir entendu contradictoirement dans cette audience certains témoins, continuer à laisser dire et écrire qu’il y aurait eu 30 000 morts à M13 ? Nous sommes là pour faire œuvre de justice et pas œuvre de propagande de quelque côté que ce soit. Au nom de la défense, je vous demande donc d’écarter ces documents qui ne sont pas professionnels. »


La défense aurait-elle failli ?

– du côté des co-procureurs et des parties civiles, il n’est pas possible de rejeter tous les documents qui n’auraient pas été montrés aux co-juges d’instruction. « Toute preuve est admissible », argumente Khan au nom de la règle 87 du règlement intérieur. Pour lui, il n’est pas non plus nécessaire que tous les documents soient authentifiés par des témoins. Abondant dans son sens, le co-procureur cambodgien ajoute : « Si le document n’a pas été sujet à l’objection de la défense, ce document ne peut être écarté, ce document peut donc être considéré. La seule question qui se pose c’est l’importance du document. » Bref, la défense aurait dû contester ces documents plus tôt. « La règle 76-1.1 du règlement intérieur établit qu’un vice de procédure et en particulier la nullité d’un document versé au dossier doit être effectué pendant la phase d’enquête. » Donc c’est trop tard. « La défense a droit de dire qu’on doit accorder moins de poids ou pas du tout à telle déposition. parce qu’il n’y a pas de garantie judiciaire, parce qu’on ne sait pas quelle a été la formation des enquêteurs ou parce que la traduction n’est pas exacte. Certains documents du DC-Cam peuvent être plus utiles que d’autres devant cette chambre, certains contiennent des questions pertinentes. Chaque document pris dans son individualité doit être jugé pour sa propre valeur. »

Philippe Canonne rappelle que « c’est l’utilité des débats de confronter l’ensemble des renseignements dont nous disposons » et demande à la cour de trancher, « pour que nous sachions le sort réservé à ces documents, qu’une décision soit prise et un mode opératoire défini et nous n’y reviendrons pas. » Il mentionne qu’aucune requête en nullité n’ayant été formulée par le défense auprès des juges d’instruction, le débat est inutile. La brèche s’est largement ouverte, François Roux s’y engouffre, non sans plaisir.


Les adversaires mouchés

« La procédure est la sœur jumelle de la liberté », déclame François Roux. Citation solennelle qui annonce l’estocade. Morceaux choisis :

« De quoi parlons-nous ici ? On me parle de la règle 76 de notre règlement intérieur sur les requêtes en nullité pour vice de procédure et on voudrait donner des leçons à la défense en disant ‘Mais comment donc ! Il vous appartenait de demander la nullité des pièces de procédure avant la clôture de l’instruction et maintenant c’est trop tard !’ Merci mes confrères pour ce rappel. De quoi parlons-nous ici ? Est-ce que quelqu’un veut me prétendre ici qu’une interview réalisée par le DC-Cam est une pièce de procédure ? Au sens juridique du terme ? Voulez-vous que je vous rappelle ce qu’est une pièce de procédure en droit de la civil law ? »


Retour à la définition

Bien sûr François Roux ne s’en prive pas. Il repose la définition de ce qu’est une pièce de procédure, qui pourrait, elle faire l’objet d’une demande de nullité. Or les documents incriminés ne sont justement pas des pièces de procédure au sens juridique du terme. « Les documents dont nous parlons ne sont pas des procès-verbaux ! Même si ils voudraient avoir l’air d’un procès-verbal… Mais un procès-verbal est un document officiel réalisé par des personnes assermentées et, en civil law, des personnes qui sont sous le contrôle des juges d’instruction. »


Les contradictions des co-procureurs

Il épingle au passage la logique des co-procureurs qui demandent la production de dossiers contradictoires. Il cite deux des documents controversés, à commencer par le rapport sur M13 : « Ce centre sert à détenir et éduquer les coupables condamnés à des peines légères, il y a de 250 à 300 prisonniers ». Puis il cite le rapport de DC-Cam,  dans lequel un ancien prisonnier de M13, Ham In a estimé que de la création de M13 à sa mutation à la prison de Tuol Sleng, 30 000 prisonniers ont été tués. « A vouloir trop prouver, voilà où ça vous mène. »

François Roux demande à la chambre de déclarer inadmissibles ces documents parce qu’ils sont « dénués de pertinence, insusceptibles de prouver ce qu’ils tentent d’établir et répétitifs » par rapport à d’autres documents. « Et j’anticipe, nous retrouverons évidemment ce débat avec la question du film que DC-Cam veut introduire dans ces débats. Film sur lequel la défense a travaillé de son côté et qui réserve quelques surprises. »

Témoignages en eaux troubles


Chan Khan embarrassé par une question du juge Lavergne. (Anne-Laure Porée)
Chan Khan embarrassé par une question du juge Lavergne. (Anne-Laure Porée)


Appelé à décrire ce qu’il a vu et entendu à M13, il affirme avoir vu Duch ligoter des prisonniers et les frapper. Il dit l’avoir vu brûler la poitrine d’une femme avec une torche pendant une séance d’interrogatoire. Il assure avoir vu une immersion forcée dans l’eau jusqu’à suffocation. Enfin, dans un sanglot incontrôlé, il dénonce Duch comme étant l’assassin de son oncle Soy, attaché à un poteau et exécuté de deux balles. Par ailleurs, il a vu des fosses pleines de cadavres. Il raconte aussi les conditions de détention, les entraves, le gruau clair pour les prisonniers et le gruau solide pour les gardes. Il se souvient d’enfants parmi les détenus. Il ne manque pas d’égrener son récit de « C’est ce que j’ai vu de mes propres yeux » ou « c’est la vérité ».


Une collection d’incohérences

Au fil de ce récit, des incohérences surgissent, que le juge tente tant bien que mal d’éclairer et qui laissent le public dubitatif quant au crédit à accorder à ce témoin. Comment un garde de M13 qui laisse échapper trois prisonniers peut-il s’être ensuite évadé de M13 puis y être revenu avec la garantie qu’il ne serait pas tué ? Comment cet homme a-t-il pu échanger des vêtements confiés par Duch contre de la nourriture ? Pourquoi affirme-t-il avoir vu trois meurtres par balle alors que dans une précédente déclaration il se dit témoin d’un seul ? Ses propos selon lesquels pendant une inondation à M13 gardes et prisonniers ont grimpé aux arbres pour échapper à la montée des eaux sont-ils plausibles ?


Chan Vœurn récusé par Duch

L’accusé, Duch, est appelé à faire des commentaires ou des observations sur le témoignage de Chan Vœurn. Duch, récuse le témoin et ponctue d’une même phrase catégorique chacune de ses réponses au juge : « Chan Vœurn n’était pas membre du personnel de M13 ». « Tous les villageois de Omleang me détestaient parce que je travaillais avec Duch, réplique Chan Vœurn. Comment peut-il dire que je n’y étais pas ? »

Duch insiste pourtant, à chacune de ses interventions. Il se révèle également plus prompt à  lister les incohérences du témoin plutôt qu’à éclaircir les siennes. Puis il nie avoir abattu des prisonniers, avoir brûlé une détenue, avoir pratiqué l’immersion. Il nie la mort de prisonniers pendant une importante inondation. « Le témoin a mélangé les faits et la fiction dans son témoignage », insiste Duch. « Il a inventé ou dit des choses qu’il a entendues. » Une fois encore, il se déclare responsable : « Les crimes commis à M13 sont des crimes commis contre mon peuple et contre l’humanité. Je les assume », martèle-t-il.


« Vous pouvez répéter la question ? »

Quand les juges décident de revenir à la lecture de la déposition faite par Chan Vœurn aux co-juges d’instruction et de la comparer aux déclarations matinales du témoin, quand les co-procureurs ou avocats posent leurs questions, ils se heurtent à une évidente incompréhension. Que de fois aura résonné dans le prétoire : « Vous pouvez répéter la question ? » L’échange entre l’avocat de Duch, François Roux, et Chan Vœurn fut à ce titre exemplaire :

François Roux : – Connaissez-vous Chan Khan ?

Chan Vœurn : – Non

François Roux repose la même question.

Chan Vœurn : – Oui, je le connais.

Dans les casques de traduction, ça s’embrouille. Chan Vœurn demande alors qui est Chan Khan.

François Roux s’offusque des « graves problèmes de traduction » qui entraînent deux réponses totalement opposées à la même question. Il repose donc sa question.

Chan Vœurn répond finalement : – Oui, je le connais.


La peur sur le visage

Dans l’après-midi, ledit Chan Khan est amené à la barre. Il sourit souvent comme pour chasser un malaise. Il avait 13 ans quand il est arrivé à M13. Muni d’un fusil, un AK, il avait pour instruction de ne pas laisser les prisonniers s’échapper. Aux questions embarrassantes du juge Lavergne, il lève les yeux au ciel et réfléchit un instant avant de répondre. Les choses se corsent quand le juge insiste sur les deux « grands-pères » de Chan Khan, détenus à M13. Le témoin se crispe. Ses réponses sont courtes, vagues. Le grand-père paternel est mort à M13, Chan Khan ignore dans quelles conditions. Le grand-père maternel a survécu, Chan Khan ignore aussi comment. Le juge se demande pourquoi le petit-fils n’a jamais interrogé son aïeul sur sa survie. Chan Khan est visiblement très mal à l’aise. « Je n’ai pas osé demander, j’avais encore peur. » Le climat se tend. Les fantômes du passé s’invitent à la barre. Le juge s’agace. « Je ne sais rien des exécutions » promet le témoin avant de se fermer comme une huître. « Je ne sais pas ce qui s’est passé. »


Pourquoi le juge a-t-il ainsi insisté ? Une petite loupiotte s’allume alors dans un coin de ma mémoire. Dans le livre de Rithy Panh et Christine Chaumeau « S21, la machine de mort khmère rouge » (p.94), un ancien prisonnier de M13 raconte qu’un jeune gardien du nom de Khoan (la transcription du nom est phonétique) avait dû interroger son grand-père sur ordre de Duch et n’avait pas hésité à le frapper jusqu’à ce qu’il l’appelle « grand-frère », justifiant : « Je suis plus jeune que toi mais je suis ton grand frère en révolution ». Ce jeune gardien serait-il le témoin à la barre ? Il faudra se contenter de la question.


En fin de journée, Chan Khan déclare n’avoir pas peur de Duch et que, oui, les gens ont été tués à M13 mais… il n’a rien vu lui-même. A 16 h 30, il sort comme une ombre, emportant cette part de mystère sur ses activités au camp khmer rouge qu’aucun des magistrats ne creusera sérieusement pendant ses deux jours de présence au tribunal.

– Comment des Khmers ont pu se comporter de cette façon à l’égard de leurs congénères ?
– C’est un problème politique.

Ce 9 avril, c’est l’accusé qui rappelle le primat essentiel du politique pour expliquer ce qui s’est passé au Cambodge.


Le juge : – Ce sont des Khmers qui ont fait ça à des Khmers…

Duch : – Pendant la période où j’ai supervisé M13, je n’ai vu que des Cambodgiens à l’exception de Bizot et Jacques Roiselec. Donc bien sûr c’était des Khmers qui tuaient des Khmers.


Juge : – Comment des Khmers ont-ils pu se comporter de cette façon à l’égard de leurs congénères ?

Duch – C’est un problème politique. Tout d’abord il fallait liquider les espions ennemis. Ensuite, il y avait la lutte des classes dans la zone libérée. Il fallait défendre la ligne prolétarienne. Voilà pourquoi des Khmers ont tué d’autres Khmers, à cause de ces principes.

« J’aurais dû relire mon livre avant de venir parce que je ne me souviens plus de ce que j’ai écrit »

François Bizot, chercheur de l’Ecole française d’Extrême-Orient détenu à M13 entre octobre et décembre 1971, a fait le récit de sa détention dans Le Portail, un roman autobiographique.

Au cours de son témoignage devant le tribunal de Phnom Penh les 8 et 9 avril 2009, il reviendra plusieurs fois sur les conditions dans lesquelles il a rédigé son livre en 2000, expliquant : « je n’ai pas sollicité ma mémoire consciente. Dans ce livre, j’ai parlé d’un ressenti ».

François Bizot prend donc des précautions verbales pour témoigner. Il reconnaît par exemple ne pas se souvenir des termes précis employés par Duch lors de leur dernière discussion à la veille de sa libération. « Je n’ai pas entendu Duch exprimer de remords. Je crois me rappeler de la grande gêne de Duch. » L’ancien directeur de M13 n’a donc peut-être pas dit que son travail le faisait précisément « vomir » (terme employé par le témoin la veille) mais François Bizot a bien senti qu’il s’agissait d’un travail « qu’il était obligé de faire en se forçant, en en faisant un devoir. »

Le procureur insiste : « On n’a pas forcément à se forcer à faire un devoir. Etait-ce une impression de votre part plutôt que quelque chose de dit ? » « Il m’a dit que c’était un travail qui lui revenait », répond François Bizot. « Comme j’ai écrit ce livre, ma mémoire s’est vidée », explique-t-il ensuite avant de répéter sa certitude que Duch accomplissait son travail sans plaisir, « comme une obligation parce que les prisonniers ne diraient pas la vérité eux-mêmes. »

Les questions du procureur s’achèvent sur la « blague » que Duch a faite à François Bizot, en français, lui faisant croire qu’il avait été démasqué comme espion avant de lui annoncer, après avoir vu le chercheur s’effondrer à genoux, qu’il serait en fait libéré.

Robert Petit se réfère à une autre anecdote du livre de François Bizot mais le chercheur ne peut répondre et lâche, avec embarras : « J’aurais dû relire mon livre avant de venir parce que je ne me souviens plus de ce que j’ai écrit ».

« Je n’ai plus peur parce que le tigre a perdu ses crocs »


Ouch Son, 72 ans, témoignant sur ce qu'il a vécu  à M13. (Anne-Laure Porée)
Ouch Son, 72 ans, témoignant sur ce qu'il a vécu à M13. (Anne-Laure Porée)


Accusé d’être un espion, Ouch Son s’est retrouvé à M13 un jour de mars ou avril 1973, arrêté alors qu’il cherchait, dit-il, un cochon pour célébrer une fête religieuse. Au tribunal, il reconnaît Duch mais Duch ne le reconnaît pas. Duch se rend compte qu’il attendait un autre prisonnier, un coupeur de tête, qu’il avait appelé à devenir garde à M13. Sa confusion sème le trouble.


Pas un jour sans un mort

A son arrivée à M13, Ouch Son était enchaîné. Plus tard, il est détaché pour travailler à M13. Il cultive la rizière ou sert dans l’enceinte du camp : « On m’a demandé de creuser des fosses, de porter du bois pour fabriquer des abris pour protéger les fosses des bombardements. » Duch tentera plus tard de le recruter comme garde.


« J’ai vu perpétrés des actes de torture. Il ne se passait pas un jour sans qu’un détenu meurt », commence Ouch Son. Très vite un juge l’interroge sur le nombre de détenus à M13, sachant que Duch a estimé le nombre entre 200 et 300 détenus en quatre ans de fonctionnement. Le témoin, lui, propose une estimation entre 2 000 et 3 000 prisonniers, à son arrivée à M13. Il évalue entre 30 et 40 enfants. Le juge demande à Ouch Son s’il avait des problèmes de vue en 1973, l’homme affirme que non. Néanmoins, la Défense constate la variabilité des chiffres livrés par le témoin, par exemple le nombre de morts par jour (« au moins 3 morts par jour », « 10 à 20 morts par jour de famine », « en moyenne 5 à 7 morts par jour »). Pourtant elle ne le questionne pas.


Qui a tiré en pleine tête ?

Ouch Son décrit les fosses de M13 dans lesquelles étaient détenus 20 à 30 prisonniers, les attaches des détenus, les repas de gruau, la faim et la maladie, les conditions de vie en cas de pluie. Il confirme sa déposition comme quoi il y avait plus de morts de faim que de morts par torture. Cependant il a vu des séances de torture, des prisonniers ligotés et immergés dans l’eau par exemple ou des détenus frappés avec un bâton. Il a assisté, par « accident », à des exécutions. Il détaille en particulier « Ta Chan » tirant sur un des hommes attachés aux poteaux de torture de M13. « Il lui a tiré dessus, dans la tête, pour faire peur aux autres prisonniers. Moi j’étais en train de balayer. J’ai nettoyé le sang tout autour. » L’homme dénoncé par Ouch Son sera plus tard le fidèle adjoint de Duch à S21, en charge des interrogatoires. Trente cinq ans après, le témoin cite sans la moindre hésitation le nom du bourreau tandis que Duch déclare : « Je peux seulement vous confirmer que la personne qui a tiré n’était pas Chan. »


Ce que Duch nie en bloc

Enfin, Ouch Son se rappelle d’autres sinistres détails comme la présence de pinces et d’aiguilles destinées à la torture, et celle des chiens emportant les os déterrés des charniers. Sur ces points, Duch nie en bloc.


D’après Ouch Son, le directeur de M13 n’était jamais présent au moment des faits de torture ou d’exécutions dont il a été témoin. A l’exception d’une fois où il assure avoir vu Duch frapper une détenue avec un bâton, passer le relais à un garde et donner une claque sur les fesses de la femme en riant. Duch  réplique : « Je sais que son témoignage reflète sa souffrance. […] Le témoin a dit plus que ce qui s’est réellement passé. 1- Lorsque j’interrogeais une femme, je faisais en sorte qu’aucun détenu ne me voit le faire. 2- Je n’ai jamais frappé de femme détenue. 3- Lorsqu’un détenu était frappé, personne ne m’aidait. » Ouch Son maintient son témoignage. Désemparé, Duch hausse les épaules face à la caméra en souriant, entraînant le rire du public.

François Bizot face à son ancien geôlier


Duch, très attentif au récit de François Bizot. (Anne-Laure Porée)
Duch, très attentif au récit de François Bizot. (Anne-Laure Porée)


Il est venu raconter, à la demande de la cour, ses semaines de détention en 1971 dans le maquis khmer rouge, au camp M13, alors dirigé par Duch. Ce-dernier comparaît pour les crimes commis sous sa responsabilité entre 1975 et 1979 au centre de détention S21, version institutionnalisée et perfectionnée de M13.

François Bizot compte parmi les dix personnes que Duch affirme avoir relâché à M13.

Traitement de faveur

Pendant une journée et demie de témoignage, l’ethnologue a expliqué sur un ton monocorde son arrestation par les Khmers rouges qui le prenaient pour un agent de la CIA, et le quotidien  des détenus au camp M13 où étaient incarcérés, torturés et assassinés les « espions ». « Très vite, l’ambiance m’est apparue comme celle d’un camp dont on ne pouvait pas sortir vivant », se souvient-il. Cependant, au fil des interrogatoires, qui se déroulent sans brutalité, des liens se tissent entre lui et Duch. François Bizot bénéficie d’un traitement de faveur par rapport aux autres détenus, il a le droit de se baigner tous les jours, il mange du riz à sa faim, il reçoit même un cahier qu’il a conservé et exhibé devant les juges.

Un homme, pas un monstre

Quand Duch lui annonce sa libération en décembre 1971, François Bizot a du mal à y croire. « Le mensonge était l’oxygène que nous respirions », explique-t-il. Duch tient pourtant parole et à la veille du départ avoue à « son » Bizot (c’est l’expression que l’accusé utilise au procès) qu’il frappe parfois les prisonniers parce que c’est ce qu’on attend de lui. Le chercheur en restera ébranlé.

Aujourd’hui, François Bizot interprète que Duch n’aurait pas pu « faire marche arrière », que « sa marge de manoeuvre était nulle » et plaide pour son ancien geôlier, qu’il salue pendant les suspensions de séance : « Ce crime qui est le sien, pour en mesurer l’abomination, ce n’est certainement pas en faisant de Duch un monstre à part mais en lui reconnaissant cette humanité qui est la sienne comme la nôtre et qui n’a manifestement pas été un obstacle aux tueries qui ont été perpétrées. »

Pas de pardon possible

Au deuxième jour de son témoignage, comme pour rectifier l’ambiguïté de sa position, il redit « l’ambiance effrayante de peur et de mort » et déclare : « Essayer de comprendre, ce n’est pas vouloir pardonner. Il n’y a pas de pardon possible. Et le cri des victimes doit être entendu sans jamais penser qu’il puisse être excessif. Les mots les plus durs qu’on peut avoir contre l’accusé sont des mots qui ne seront jamais assez durs. »

Cependant François Bizot persiste à penser que Duch ne faisait qu’exécuter les ordres et que sa libération à lui révélait « une recherche passionnée de droiture morale ». Le témoignage du chercheur s’est clôt sur les remerciements de la Défense.

« Quand on est un Bureau des droits de l’Homme, le minimum c’est de respecter les droits de l’Homme »

Au début de l’audience, la Défense de Duch s’est opposé à ce qu’une déclaration faite par l’accusé à Christophe Peschoux, alors délégué du représentant du Haut Commissariat aux droits de l’Homme de l’Onu au Cambodge, soit portée à charge contre son client. Maître Roux s’en est expliqué : « Il est écrit que Duch a fait cette déclaration en tant que suspect auprès de la HCDHONU [Haut Commissariat aux droits de l’Homme des Nations unies]. S’il est exact qu’il a fait cette déclaration en tant que suspect, on devrait retrouver dans cette note l’information selon laquelle Duch peut garder le silence. Sa déclaration a été prise mais on ne l’a pas averti qu’il pouvait garder le silence et que cette déclaration se retrouverait dans le dossier des co-procureurs… Il n’est pas normal qu’un représentant des droits de l’Homme ne prévienne pas un suspect qu’il est suspect. Quand on est un Bureau des droits de l’Homme, le minimum est de respecter les droits de l’Homme. »

Le profil khmer rouge gommé par une traduction défaillante

La réalité de la vie révolutionnaire

Avant de répondre aux questions du juge Lavergne, Duch demande à faire part de ses antécédents, de son engagement résolu dans la révolution qui s’est traduit par le versement de la majeure partie de son salaire au profit de ses activités politiques. Debout devant la cour, il refait le geste de sa prestation de serment aux révolutionnaires, le regard brillant, le poing droit serré, levé, il explique qu’il n’avait pas peur d’être arrêté par la police de Sihanouk. Plusieurs fois pendant cette journée, il rappelle qu’en prison (entre 1968 et 1970) il n’avait pas peur non plus. « Avant de rallier la révolution, j’avais lu un livre sur les combattants révolutionnaires et un livre sur la torture. Si jamais j’étais emprisonné, je savais que je serais torturé ou tué. On était prêt à cela. C’était la réalité de la vie révolutionnaire. »


Cherche bonne traduction désespérément

Malheureusement pour les auditeurs, la traduction, manquant de subtilité et de précision, leur aura fait perdre de nombreux détails des déclarations de Duch, pourtant révélateurs du personnage. L’accusé a ainsi évoqué « [s]on Bizot » et les « camarade Lay » et « camarade Sok », deux hommes arrêtés avec le célèbre ethnologue, qui n’avaient rien de Khmers rouges et qui furent exécutés à M13.

Autre problème de traduction : lorsque Duch explique qu’un des principes du bouddhisme interdit de « tuer les êtres vivants », son propos khmer est en fait traduit par « interdit de tuer les animaux ». Le juge Lavergne, intrigué, a dû reposer sa question à l’accusé lequel l’a éclairé directement en français pour éviter tout quiproquos.

La traduction française pâtit d’un terrible handicap puisqu’elle est faite depuis l’anglais et non depuis le khmer si bien que l’interprète français se repose sur une parole non seulement filtrée mais en plus mal traduite (en tout cas pour cette journée). Ainsi quand Duch fait référence aux « Vietnamiens qui sont venus manger le poisson du Tonle Sap après les bombardements des B52 », dans le plus pur style de la propagande khmère rouge, l’auditeur francophone s’entend traduire que les Vietnamiens avaient une base près du Tonle Sap… Duch, maîtrisant parfaitement le français, a bien tenté de corriger la version française en direct. Mais cela a semé la confusion et après des échanges entre Robert Petit et François Roux sur ces questions sensibles, Duch a été prié de choisir une seule langue pour ses réponses.



Dialogue de sourds

Là où Duch bloque, c’est quand le juge lui demande si la pratique de la torture et des exécutions lui semblaient normales.

– Je n’avais pas peur. Il n’y avait pas moyen de s’y opposer. J’ai rejoint la révolution pour transformer la société.

– Etait-ce selon vous des actes criminels ?

– Aujourd’hui les choses sont différentes de l’époque. Avant 1970 nous devions défendre le peuple et le pays. Plus tard, le gouvernement du Kampuchea démocratique est apparu comme légitime, reconnu par les Nations unies, donc sa politique n’était pas perçue comme fautive. Aujourd’hui je souhaite que ce tribunal me juge pour ces faits si j’ai commis une erreur. A l’époque, nous justifions nos actes.

– Considérez-vous ces actes comme criminels ?

– Peut-être que je ne comprends pas bien la question. Les activités de la police contre les Khmers rouges étaient criminelles.


De Vigny à la rescousse

Les étapes qui mènent à sa nomination à la tête de M13 le 25 mai 1970 sont énoncées de façon confuse. Mais là, il a peur. Les bras croisés sur la poitrine, il insiste : « ce poste m’obligeait à répondre de mes actes à mes supérieurs hiérarchiques. Pour ne pas être arrêté il fallait faire très attention. » Il assure qu’il voulait échapper à ce poste et qu’il n’a pas pu. Alfred de Vigny, qu’il cite en français au grand désespoir des traducteurs, l’a aidé à résoudre son conflit intérieur, dit-il.


« Gémir, pleurer, prier est également lâche.
– Fait énergiquement ta longue et lourde tâche
Dans la voie où le Sort a voulu t’appeler,
Puis après, comme moi, Souffre et meurs sans parler. »


Condamné par le régime de Sihanouk

Entre deux questions du juge sur le contexte historique, Duch demande pardon aux victimes de M13 comme il l’a fait pour les victimes de S21.

Ensuite sont abordées les questions sur sa détention entre le 5 janvier 1968 et le 3 avril 1970. Arrêté par la police de Sihanouk, il est accusé d’atteinte à la sûreté de l’Etat en relation avec l’étranger. « Collaborer avec une puissance étrangère était une accusation classique contre les Khmers rouges et les Khmers libres. Je n’ai jamais vu d’avocat jusqu’au jour de l’audience, mon procès a duré une demie journée. J’ai été condamné à vingt ans de travaux forcés, je n’ai pas fait appel. » Duch évoque ses conditions de vie en prison, l’exécution de certains détenus, les coups. Il reconnaît, parce que le juge ne le lâche pas, que les membres de sa famille proches de Lon Nol qui ont peut-être facilité sa libération en 1970, n’ont évidemment jamais été mentionnés par Duch dans sa biographie khmère rouge.


La ligne de l’exécutant obéissant

Quand le juge Lavergne l’interroge sur son manque de sincérité vis-à-vis de l’Angkar, Duch est de toute évidence piqué à vif : « Je n’ai pas trahi mon serment. J’avais statué sur cette questions [A savoir : ne pas quitter la branche khmère rouge pour rallier Lon Nol après sa libération]. Je n’ai pas abandonné ma ligne politique. » Sincérité et méticulosité sont les deux qualités qui l’ont, selon lui, mené à ses sinistres fonctions. « Toute ma vie, quand j’ai fait quelque chose, je l’ai fait bien. Sinon je ne le faisais pas. » En fin d’après-midi, le juge Lavergne questionne l’écœurement de Duch par rapport à son travail à M13. « Je ne pensais pas que j’avais d’autre choix que d’obéir à leurs ordres pour pouvoir vivre, déclare Duch. Je savais que j’accomplissais une tâche criminelle mais je devais obéir aux ordres. »


Points d’interrogation

Au terme de cette journée d’audience, la place du centre de détention M13 dans l’ensemble de l’appareil khmer rouge reste encore confuse. Inévitablement, quand Duch raconte quelques cas de personnes qu’il a fait libérer de M13, on se demande si le juge l’interrogera sur le nombre de prisonniers détenus et exécutés puisque « la règle c’était l’exécution », selon l’accusé. Quand Duch, qui fait preuve par moments d’une mémoire étonnante, ne se rappelle plus s’il y a eu plus de quatre enfants à M13, il se justifie par l’absence de listes de prisonniers. On voudrait alors creuser les incohérences ou les imprécisions concernant les archives de M13… Car par ailleurs il affirme : « A M13, quand on exécutait les gens, on détruisait les archives qui les concernaient ».


Difficile, ce jour, de trancher entre l’arrière goût de trop peu et l’impatience.

Réactions de lycéens à la deuxième journée de procès

Des lycéens attentifs à la déclaration de Duch. (Anne-Laure Porée)
Des lycéens attentifs à la déclaration de Duch. (Anne-Laure Porée)

Grâce au travail pédagogique organisé par le lycée autour du tribunal chargé de juger les anciens dirigeants khmers rouges, ces élèves sont nettement plus informés sur l’histoire de ce régime que les Cambodgiens des écoles publiques du pays. Ils le savent. Dans leur famille, il n’est pas toujours simple d’aborder cette période qui rappelle de trop douloureux souvenirs. Mais ils bataillent pour en savoir plus, pour comprendre. A l’issue de la projection des déclarations de Duch et ses défenseurs, ils ont accepté de partager leurs réflexions sur ce qu’ils venaient d’entendre et de voir.


A : Duch s’excuse en lisant son texte, sans expression. Et je me rappelle le témoignage de Chum Mey [rescapé de S21] qui racontait l’exécution de son bébé de deux mois. Est-ce que le Khmer rouge [Duch] a donné l’ordre ? N’a-t-il pas écrit de sa main « Tuez-les tous ? » Ce n’est pas parce qu’il a tué moins que d’autres qu’il faut le libérer. Si il y a une justice, il faut chercher les autres dirigeants et les poursuivre. Dire qu’il vaut mieux n’en poursuivre aucun s’ils ne sont pas tous jugés, n’a aucun sens.

Pour moi Duch assume, c’est tout. Il a demandé pardon. Est-ce qu’on peut le pardonner ? Non ce n’est pas possible pour l’instant.


B : J’avais posé deux questions à Kar Savuth : pourquoi il défend Duch et pourquoi Duch n’est pas un des plus hauts dirigeants ? Que ce soit en conférence au lycée, en visite à S21 ou au tribunal, j’ai entendu le même discours à savoir qu’il y avait 196 autres prisons et donc 196 autres directeurs de prison. J’attendais d’autres arguments de sa part. Comme l’ont dit les procureurs, S21 c’était le sommet de toutes les étapes.

Concernant Duch, est-ce qu’on peut appeler ça du courage ? Pourquoi il n’est pas venu s’excuser plus tôt ? Pourquoi trente ans après ? Je sais qu’il reconnaît mais j’ignore s’il pense ce qu’il dit. D’accord il y a eu des larmes échangées pendant la reconstitution judiciaire à S21 mais ces larmes ne valent pas celles des morts. D’accord il a reçu des ordres mais il était le dirigeant de S21. Les autres, eux, dirigeaient tout le pays.


A : Comme l’a dit le procureur, Duch est resté avec les Khmers rouges. Pourquoi ne s’est-il pas excusé plus tôt ?


B : Je ne crois pas qu’on puisse le laisser en liberté après ce qu’il a fait. Il essaye de montrer qu’il veut se faire pardonner. Mais depuis la chute du régime, il n’est pas venu par lui-même, il a attendu d’être arrêté pour s’excuser. S’il assume ses crimes, s’il reconnaît honnêtement sa responsabilité, alors il doit accepter d’être condamné. Personne ne va torturer ces anciens dirigeants khmers rouges. Vann Nath par exemple ne cherche pas la vengeance, il veut que quelqu’un explique.


C : Moi je suis touché par ce que dit Duch. Je lui dis merci de s’être excusé. Ce qu’il dit est peut-être sincère, mais je n’ai pas vraiment entendu qu’il voulait être jugé. J’ai entendu qu’il voulait être pardonné. Après trente ans, je pense que c’est un peu tard. S’il n’y avait pas eu la mise en place des Chambres extraordinaires au sein des tribunaux cambodgiens (CETC), on n’aurait pas entendu ses excuses, on n’aurait même pas entendu parler de sa mort. Il aurait continué à se cacher. Devant le tribunal, il ne va évidemment pas dire : « je n’ai rien fait ». Il y a des preuves. Ce ne sont pas des larmes qui vont changer tout. Ce n’est pas un petit dessin [réalisé par Duch et présenté au tribunal] qui va changer tout.

Quant à l’avocat cambodgien, il a répété au moins sept fois pendant son intervention qu’il y avait 196 prisons et 196 autres chefs à juger. Son argument c’est « tout ou rien ». Bien sûr que ce n’est rien 1 sur 196. Mais les statistiques ce sont juste des chiffres. On me parle de 12 380 morts à S21. Moi je suis né vingt ans après le régime, je ne suis pas obligé de croire ce chiffre. Duch a reconnu qu’il avait donné des ordres donc c’est un dirigeant. Il emploie lui-même le mot diriger, donc c’est un dirigeant. Il a lui-même donné des cours de torture. Il a écrit « Tuez les tous ».

Pour ce qui est de François Roux, il ne peut pas vraiment contredire son co-équipier en disant « non, il faut juger Duch ». Il est obligé de suivre le cheminement de son collègue. Mais j’entends et j’espère comprendre qu’il instille des idées pour dire qu’il faut en effet le juger. J’espère que les juges et le président de la chambre comprennent qu’il faut rendre justice aux victimes et au peuple cambodgien.


D : Humaniser Duch sur la base du fait qu’il se soit exprimé me laisse sceptique. Je suis d’accord avec Kar Savuth : si S21 est au 10e rang des centres de détention pourquoi ne pas juger les autres ? S’il y a eu dix fois plus de victimes ailleurs, on ne peut passer ça sous silence parce qu’il n’y a pas eu de reportage sur ce lieu ou parce qu’on n’en a pas fait un musée. Je trouve que c’est un argument à prendre en compte et qu’il est le plus intéressant dans la défense de Duch. C’est ça la justice. Ce n’est pas se concentrer seulement sur S21.

On devrait aussi prendre du recul sur les excuses de Duch.


E : J’ai l’impression que ce procès est là juste pour dire « On a fait ce procès ». Une sorte de procès-spectacle. Ma grand-mère dit toujours : « C’est bien beau d’entendre tout ça mais qu’est-ce que ça va changer ? » Tout le monde sait que plein de coupables ne seront jamais jugés.


F : Le procès arrive trop tôt dans l’histoire. Les victimes ont encore de la rancœur contre l’accusé, ce qui est totalement compréhensible. Elles ont tant de rancœur qu’elles n’ont pas de recul. Elles ont du mal à accepter que peut-être Duch est sincère.


G : Faut se mettre aussi dans la peau de Duch. Torturer ou mourir : quel choix faire ? Une bonne partie des gens auraient tué pour éviter la mort. Le temps a passé, les Khmers rouges se sont effondrés. Il sait qu’il ne va pas être traité en héros au tribunal. Mes amis disent qu’il n’est pas venu s’excuser plus tôt mais qui l’aurait fait ? Pourquoi se serait-il manifesté plus tôt ? Il s’excuse au tribunal parce que c’est le seul moment où il peut le faire. Il ne s’excuse pas tellement pour dire : « sortez-moi de prison », mais pour lui. Il ne veut pas être considéré à tout jamais comme un être diabolique.


H : La majorité des personnes exécutées à S21 étaient des Khmers rouges. S21 servait l’épuration au sein du mouvement. C’est ce qui peut avoir poussé Duch à avoir autant de zèle. Cela n’excuse en rien ce qu’il a fait.


I : Ce procès c’est une bonne chose pour le devoir de mémoire, pour l’histoire et pour la jeunesse cambodgienne. Ca va aider à comprendre. Beaucoup de jeunes Cambodgiens ne savent pas qui étaient les Khmers rouges. Ils disent que ce sont des histoires de vieux. Or maintenant c’est dans les archives. Les gens savent que ce régime a existé.

On ignore si la demande de pardon de Duch est sincère mais c’est une chance de l’avoir entendue. Aucun dirigeant n’a fait cette démarche. Même si un de ses avocats minimise le nombre de morts par rapport à d’autres prisons khmères rouges, il y a bien eu plus de 12 000 morts.


J : Il est très important de ne pas réagir émotionnellement. La pire des peines qui existe au Cambodge c’est la perpétuité. Il va de soi que Duch mérite cette peine. On se doute du verdict. Le rôle du tribunal c’est de le mettre en prison pour le restant de sa vie. A mon avis la Défense de Duch n’est pas là pour réduire sa peine, mais pour lui donner la parole.

« Ce ne sont pas là les actes d’un homme qui a agi sous la contrainte mais les choix d’un révolutionnaire dévoué »

Cette phrase résume le point de vue des co-procureurs sur les responsabilités de Duch.

 

« Duch veut nous faire croire à son pouvoir limité, nominal, à sa participation sans enthousiasme, à son engagement réticent et sous la contrainte. Or l’accusé avait un pouvoir sans limites à S21. Tout le monde rendait compte de ses activités à Duch. Il ne passait pas ses journées à lire des confessions. » Le procureur Robert Petit rappelle que l’accusé formait à la torture. « Duch avait été missionné par le régime de sauvegarder le régime. Et il aurait placé sa vie entre les mains de ses subordonnés ? […] Il savait mieux que quiconque ce qui se passait au Kampuchea démocratique. »

Le flot de verbes coule pour décrire les fonctions et les pouvoirs de Duch : requérir, planifier, superviser, concevoir, ordonner, torturer, interroger, arrêter, détenir. « Il n’a pas agi pour empêcher les crimes commis à S21 », déclare Robert Petit avant de demander aux juges de bien vouloir considérer de nouveau l’Entreprise criminelle commune rejetée pourtant par la Chambre préliminaire.

Le procureur insiste : pourquoi examiner les faits s’ils sont reconnus ? « Même admis les faits doivent être jugés. » Le sentiment de Duch est-il authentique ? Duch réagit à cette questions prononcée en français par un sourire crispé. « Il faut que le remords soit établi à vos yeux », prévient Robert Petit. Les arguments pleuvent : évoquer M13 reste pertinent même si Duch ne sera pas jugé pour les crimes commis là-bas parce qu’à M13, Duch a pu « raffiner ses talents de chef de prison ». M13 fut un entraînement pour S21. Le directeur y a aussi mis en place le système d’archives. « Ce ne sont pas là les actes d’un homme qui a agi sous la contrainte mais les choix d’un révolutionnaire dévoué », plaide Robert Petit qui rappelle qu’après 1979, Duch continue de servir les Khmers rouges, lesquels l’envoient d’ailleurs en Chine entre 1986 et 1988. « Le droit n’admet pas qu’on ait commis de tels crimes par peur de perdre la vie. »

« Plutôt que victime de la peur, il a créé la peur. Plutôt que l’image de l’exécutant agissant contre son gré, il était celui qui jouissait de la confiance de ses supérieurs. Il a mis en œuvre la persécution du PCK [Parti communiste du Kampuchea] contre le peuple cambodgien. »

Les photographies d’identité des prisonniers de S21 défilent tandis que Robert Petit leur rend hommage : « Ces personnes avaient des noms, des histoires, des rêves… Avant de suivre le cheminement psychologique du bourreau, il faut d’abord reconnaître l’histoire de ces victimes. »