Les procureurs donnent la leçon en images

Chea Leang a débuté la séance par une rapide remise en mémoire du contexte historique : l’objectif des Khmers rouges était « d’établir une société communiste pure », l’appel de Sihanouk a démultiplié les forces khmères rouges, les bombardements américains ont poussé les paysans à rejoindre le maquis. Une introduction professorale classique.

Pédagogie pour le petit écran
Mais très vite l’image fait son apparition pour illustrer le propos des co-procureurs. Une carte du Kampuchéa démocratique délimitant les régions et montrant les subdivisions accompagne le discours de Chea Leang arguant que la hiérarchie et la structure politiques permettent une application stricte et efficace des ordres. La diffusion en direct de l’audience sur au moins deux chaînes de télévision cambodgiennes, TVK et CTN, aura peut-être incité les magistrats à rompre la monotonie de la robe derrière le micro.

Déclencher l’émotion
Il y avait peut-être aussi cette volonté de marquer les esprits par des images choc. Difficile de croire que les téléspectateurs cambodgiens seront restés indifférents au film en noir et blanc de l’évacuation de Phnom Penh montrant ces départs précipités, cette femme qui court avec un enfant dans les bras, ces interminables files de charrettes le long des routes. On se serait alors bien passé d’un commentaire du procureur traduit en français par le mot « euphorie » pour qualifier l’agitation de ce départ. Après les images de « l’évacuation forcée » suivent des images en couleur de la capitale devenue fantôme. Drôle de choix aussi que de présenter la déportation en noir et blanc puis la ville déserte en couleurs…
Les photographies égrenées pendant la plaidoirie, prises à S21 ou à Choeung Ek, assurent leur part de fonction émotionnelle, du corps gonflé sur un sommier métallique de S21 aux photos prises en cellules ou aux photos d’identité des prisonniers, qui planches après planches rappellent l’ampleur de l’entreprise d’extermination.

Le « clip » sur les digues
Pour montrer ce qu’étaient entre 1975 et 1979 les « coopératives d’Etat » où la population était « détenue illégalement », les co-procureurs font ensuite appel aux films de la propagande khmère rouge. Non seulement la qualité des images est déplorable, elles sont pixellisées comme si elles avaient été grossies 100 fois, mais ils ne jugent pas utile de dire d’où ils les tiennent. Le public se demande très vite de quel film ils les ont tirées pour être obligés de masquer les sous-titres par un bandeau noir (il s’agit en fait de « Bophana, une tragédie cambodgienne » du réalisateur Rithy Panh). Pour couronner le tout, le commentaire du procureur qui accompagne ces images est traduit en français avec une grande maladresse : « Ce clip est un exemple de ces grands projets » khmers rouges. « Clip », non. Les hommes et les femmes qui triment sur la digue ne dansent pas la Macarena.

Où sont les sources ?
Il est étrange que des magistrats aguerris et exigeants, experts en citations de jurisprudences ou d’articles de droit, spécialistes en référence aux codes pénaux, aux constitutions, aux conventions internationales ou autres négligent de citer leurs sources. En dehors des confessions et documents émanant de toute évidence de S21 puisque l’écriture de Duch y était entourée et ses commentaires traduits, le reste des images n’est jamais sourcé, à l’exception de la carte des prisons du Kampuchéa démocratique et des sites funéraires réalisée par le DC-Cam (Centre de documentation du Cambodge). D’où viennent les images de combat contre les Vietnamiens à la frontière ?

Accrochage avec la Défense
La ferme objection de l’avocat français de Duch, François Roux, à la diffusion d’images de cadavres sur des sommiers en fer tournées à S21 soulève ce problème de sources. Pour le coup ce sont les seules images dont on apprend qu’elles viennent du film de James Gerrands « Cambodia Kampuchea ». François Roux a objecté que c’était le même film que celui réalisé par une équipe vietnamienne en 1979 et qui fait l’objet d’une requête non tranchée pour l’instant. Le procureur Robert Petit a assuré qu’il ne s’agissait pas du même film et sur cet argument a obtenu gain de cause. Mais ne pas remonter à la source des images pourrait bien se retourner contre l’accusation un jour ou l’autre.

Des graphiques comme à la Banque mondiale
Un camembert en couleurs établit que 78% des détenus venaient des bureaux du gouvernement du Kampuchéa démocratique ou d’unités militaires khmères rouges. Le procureur précise que selon les statistiques, les prisonniers passaient en moyenne 61 jours en détention à S21. Enfin un graphique en colonnes prouve qu’un pic de purges a lieu en 1978, à partir d’avril, selon « la ventilation des détenus ».

Il faut bien reconnaître aux co-procureurs un souci louable de présentation pédagogique, nécessaire et utile. Mais pourquoi ne pas appliquer la même rigueur à l’illustration de leur propos qu’à son contenu ? Pour la clarté. Pour ne pas laisser de place au doute. Et pour l’histoire.


Le président de la cour qui regarde sa montre depuis une demi-heure, l’estomac probablement tordu par la faim coupe le procureur dans son élan :
– « Vous avez besoin de beaucoup de temps encore ? Parce qu’il est 12 heures passées. »
– « 15 secondes M. le président »
Le public tenu en haleine par la plaidoirie de Robert Petit a du mal à croire à cette interruption scandaleuse. La conclusion de Robert Petit se perd dans la confusion générale.

A peine quatre heures d’audience pour une journée historique


La « baignoire », instrument de torture dont Duch dit qu’il n’a jamais été informé de son utilisation à S21. (Anne-Laure Porée)
La « baignoire », instrument de torture dont Duch dit qu’il n’a jamais été informé de son utilisation à S21. (Anne-Laure Porée)



Duch porte une chemise blanche immaculée pour l’occasion. Dans un coin de la cour, derrière leurs avocats, quelques parties civiles siègent. Mais comme elles sont 93 à porter plainte contre lui, la majorité d’entre elles prend place avec le public.


Moults pseudonymes

A la demande du juge, qu’il salue les deux mains jointes, Kaing Guek Eav, alias Duch, épelle son nom en khmer puis en français. Entre deux problèmes de micro, il livre tous ses pseudonymes, notamment celui de Hang Pin, qu’il avait pris en Chine entre 1986 et 1989 alors qu’il y enseignait le khmer. Un détail qui intrigue le public.


Description, nausée

Les greffiers se lancent ensuite dans la lecture de l’ordonnance de renvoi, c’est-à-dire le texte publié en date du 8 août 2008, rédigé par les co-juges d’instruction, qui clôt l’enquête sur les crimes reprochés à Duch pour la période 1975-1979. A cette époque, Duch travaille comme « vice-président » chargé du groupe des interrogateurs (ceux qui torturent) puis il devient « président et secrétaire général » du centre de détention et de torture S21 en mars 1976. Passe alors sous son autorité toute la zone autour de l’actuel musée du génocide de Tuol Sleng, le centre de détention S24 situé à Prey Sâr dans une ancienne prison coloniale, et les charniers de Chœung Ek où les prisonniers de S21 étaient exécutés.


La lecture publique de l’ordonnance donne le vertige. Elle raconte la création et l’organisation de S21, comment la politique du parti y était appliquée, comment fonctionnait S21, comment étaient utilisées les confessions, comment se déroulaient les interrogatoires et la torture, les exécutions aussi. La citation de témoins met en évidence le travail de confrontation des juges et les points que Duch réfutent, par exemple son rôle dans les arrestations, dans les interrogatoires, dans la pratique de la torture. Il reconnaît tout juste quelques gifles. Dans cette description, la litanie des tortures infligées aux prisonniers de S21, hommes, femmes, enfants, est insoutenable.


Les certitudes et les flous

En croisant une liste de personnes enregistrées à leur arrivée à S21 avec une liste de personnes exécutées à Chœung Ek, le DC-Cam a obtenu les noms de 12 380 morts. Cette liste n’est évidemment pas exhaustive puisque des documents ont été perdus et que certains prisonniers n’ont pas été enregistrés. Les archivistes de S21 avancent des chiffres de l’ordre de 17 000 à 18 000 morts. L’évaluation du nombre de prisonniers à S24 est quant à elle difficile car trop peu de traces écrites nous sont parvenues.


Pour son rôle dans le régime khmer rouge, Duch est donc poursuivi pour crime contre l’humanité et violations graves des conventions de Genève du 12 août 1949. Les débats contradictoires pendant le procès permettront de préciser ses responsabilités sachant qu’il reconnaît une majorité des faits qui lui sont reprochés ou ne conteste pas un certain nombre de faits auxquels il n’était pas présent mais dont il savait l’existence (238 sur 351 faits).


Vite fait bien fait ?

Après la lecture de ces éléments de l’ordonnance de renvoi, l’avocat français de Duch, François Roux demande à ce que lecture soit faite des paragraphes « à décharge » ayant trait aux renseignements de personnalité. Les juges refusent au motif que ces paragraphes ne concernent pas l’analyse et l’examen des faits.

Vers 15 h 30, le président de la cour, le juge Ney Thol, estime qu’il est trop tard pour passer aux deux heures de déclaration d’ouverture des co-procureurs. Un bruissement de réprobation parcourt le public, atterré par la brièveté de l’audience. Un homme s’exclame alors que compte tenu des millions que coûte ce procès, la cour pourrait travailler huit heures par jour !

Et dire qu’en début de journée tout le monde affichait sa satisfaction de voir ce procès enfin démarrer…

Arguing to call it genocide

(photo Anne-Laure Porée)

As a psychiatrist, you have worked with Cambodian refugees for more than 20 years. How did you come to think about the genocidal intentions of the Khmer Rouge?

The vital lead of my work was this impression, with the passing consultations, that patients were stuck in Cambodia between 1975 and 1979, when they were talking to me. They were talking about themselves and about their lost loved ones.

These dead were an intrusive presence, whether in the guise of ghosts or whether in the guise of people they were looking for. The patients were literally polluted by the deaths. In the case of these refugees, people did not speak about the life of their dead but only about their death.

There was another paradox: It was to hear them saying,  « Pol Pot, it’s over, we do not want to talk about it ». It was a forbidden subject in the community while in consultations they only talked about that. If I wanted to understand, I had to understand what happened in the mind of the Khmer Rouge. I had to understand their intention.


Why did you define this intention as a genocidal intention?

Through the stories of the survivors, we detect that something aims to take out the human being from its human condition.

In the Cambodia of the Khmer Rouge, the dead are not used as a threat but as an identity with the living. Why did the Khmer Rouge hide the dead? Because erasing the traces of the dead – the corpses – amounted to melding the living and the dead.

Before the Khmer Rouge regime, ancestor worship was powerful and death was a very ritualised space. Under Pol Pot, this space exploded. It was a deep deterioration of a foundation of the culture.


Yet Cambodians who talk about their lives during this period say they felt death as a threat.

When you think, « It will happen to me », this is not a threat anymore. This is a destiny. You are in a hostile universe where you can’t trust anyone and where death is not exhibited.

The Khmer Rouge did not work on the opposition of dead to living, which terrorises the living, but on the confusion in space and time. In the rice fields, disappearance is used to kill the population. It is not a matter of disappearance of close relations since the families had been separated. It is the disappearance of the others. And the dead are everywhere.

The concealment of the traces boils down to saying that they were nothing, which comes down to denying their existence. The dead have no place to rest. This is called a dehumanisation process, and therefore, a genocidal process.


Apart from the imposed confusion between the dead and the living, what convinced you that it was a genocide ?

The first thing is the creation of categories, which are far from something natural or empirical. Those who were not on the Khmer Rouge side before 1975 were categorized as New People – a new category, impermeable, equal to an ethnic category.

Going from the Ancient People to the New People was possible, but not the opposite. The Khmer Rouge thought up a radical otherness. The intellectuals who were asked to serve the country were executed. There were criteria for each category through language, the wearing of glasses, educational background.

The second point is related to the separation of families. The social links were dismantled, the human beings subjected to an invisible order, to a virtual threat. The descendants do not exist anymore, the genealogy is destroyed.

The Khmer Rouge arranged things so that Cambodians had no history, neither before nor after. For me, as an anthropologist, it is a genocide.


What is the role of the ECCC judges?

To make the perpetrators speak. Their work is to study the facts, to interview the defendants, to establish the responsibilities and to judge them.

We don’t ask them to write history, we just ask them to do their job.


Are the perpetrators ordinary people ?

The more a man is dislocated, the less reserved a perpetrator will be to act. No need to be a monster, a bastard or a pervert.

Being a minor official who is doing his work is sufficient. So yes, the perpetrator is an ordinary man, deeply human, and that’s the reason why he is sentenced. He is sentenced because when he should have said, « I won’t do it », he did not say it. Every subject has to pay the price of his choices.

Under the Khmer Rouge, these choices may have been difficult but it is not true that there was no choice.


Many former Khmer Rouge say that they executed orders because they would otherwise have been killed.

Death is a choice as well. Why did they consider their individual lives to be more important than the lives of the hundreds or thousands of people they killed? They have to pay the price for this choice.


Published in the Phnom Penh Post, Monday 16 March 2009

« L’intention génocidaire n’est pas écrite, elle est dans les actes »

(photo Anne-Laure Porée)
(photo Anne-Laure Porée)

En tant que psychiatre, vous recevez en France depuis plus de vingt ans des réfugiés cambodgiens en consultation. Comment avez-vous été amené à réfléchir sur l’intention génocidaire des Khmers rouges ?

Le fil conducteur de mon travail était cette impression, au fil des consultations, que les patients étaient toujours au Cambodge, qu’ils étaient restés entre 1975 et 1979 quand ils parlaient. Ils parlaient d’eux et de leurs morts. Ces morts étaient une présence envahissante, soit sous forme de fantômes, soit ils les cherchaient. On pourrait avoir une lecture culturaliste et ne pas s’en étonner en se référant à une société où le lien est très fort entre les morts et les vivants. Mais le problème, ce ne sont pas les fantômes, c’est qu’ils soient à ce point envahissants. Les patients étaient pollués par la mort. Pour nous, un mort c’est un cadavre ou un défunt. Et quand nous perdons un être cher, nous le revoyons vivant. Là, ces réfugiés ne me parlaient pas de la vie de ces gens-là, ils ne me parlaient que de leur mort.

Le deuxième aspect paradoxal c’était de les entendre dire ouvertement : « Pol Pot c’est fini, nous n’avons pas envie d’en parler », c’est-à-dire que c’était un sujet interdit dans la communauté, alors qu’en consultation ils ne parlaient que de ça. Si je voulais comprendre, je devais comprendre qu’est-ce qui s’était passé dans la tête des Khmers rouges. Quelle était leur intention…


Pourquoi définissez-vous cette intention comme une intention génocidaire ?

A travers les récits des survivants on perçoit une intention génocidaire, on perçoit que quelque chose vise à sortir l’humain de sa condition d’homme. L’être humain est daté du moment où il a le rite funéraire. Chaque société le construit différemment mais personne ne s’en affranchit. Les seuls à s’en affranchir sont les processus génocidaires qui disent : « on peut tuer la mort ».

En situation de guerre, les militaires tuent, mutilent les corps, organisent la terreur, menacent l’autre dans son devenir. Dans le Cambodge des Khmers rouges, le mort n’est pas utilisé comme une menace mais comme une identité, avec le vivant. Pourquoi cacher les morts ? En faisant disparaître les traces des morts, leurs corps, cela revient à mélanger les vivants et les morts ensemble. Il n’y a plus de différence entre les uns et les autres. Avant le régime khmer rouge, le culte des ancêtres est puissant et la mort est un espace très ritualisé. Sous Pol Pot, cet espace explose. C’est une détérioration profonde des fondements de la culture. Pourquoi faire ça ?


Pourtant les Cambodgiens qui racontent cette période ressentaient bien la mort comme une menace…

Quand on pense « ça va m’arriver », ce n’est plus une menace, c’est un destin. On est dans un univers hostile où personne n’est digne de confiance et où la mort n’est pas exhibée. Les Khmers rouges ne travaillent pas sur l’opposition morts-vivants qui terrorise les vivants, mais sur la confusion dans l’espace et le temps. Dans les rizières, la disparition est utilisée pour tuer la population. Il ne s’agit pas de la disparition des proches puisque tout le monde a été séparé. C’est la disparition des autres. Et ces morts sont partout. La dissimulation des traces c’est comme dire qu’il n’y avait rien, c’est nier l’existence. Les morts n’ont pas de lieu. Ca s’appelle un processus de déshumanisation. Donc un processus génocidaire.


Comment dégager l’intention génocidaire par l’observation clinique ?

Quand un archéologue trouve deux plats cassés, il en déduit que les gens mangeaient à leur époque certains plats, dans ces assiettes. Je procède pareil, je reconstruis une histoire avec des bribes, sans prétendre que ça n’est que ça. Je suis un archéologue de l’intention génocidaire. Je ne témoigne pas en tant que psychiatre. Certaines conséquences psychiques, certains effets, permettent de conclure. Bien sûr, plein de patients s’en sortent, mais ce n’est pas une raison pour ne pas condamner.


Le problème se pose au Cambodge des preuves de la planification, pour répondre à la définition juridique du génocide…

Ce n’est pas parce qu’il n’y a pas de trace écrite qu’il n’y a pas d’intention génocidaire. Si on ne trouve pas la preuve écrite, est-ce que cela veut dire que cela n’a pas existé ? Les Khmers rouges ont considéré qu’une partie du peuple n’était plus khmère, le Peuple nouveau était dépourvu de qualités, il fallait le régénérer ou le faire mourir. L’intention criminelle est claire, en particulier dans les slogans. Les slogans khmers rouges c’était de la métonymie. Ils ont fait ce qu’ils ont dit : « Reconstruire le peuple avec un tiers de la population », « les mauvaises branches on les coupe »… Une analyse intelligente montrerait qu’ils ont fait du performatif au sens : dire c’est faire. L’énonciation vaut pour acte. Toute une part de la langue c’est l’ordre. L’acte suit. Le meurtre effectif c’est avant, c’est l’ordre.

En sociologie et en anthropologie, notre travail c’est donner du sens aux actes. Priver les hommes de leurs rites funéraires, c’est les déshumaniser. Les Khmers rouges l’ont dit : « Vous êtes des cadavres ». Ce qu’ils ont dit, ils l’ont fait.


Qu’est-ce qui, en dehors de la confusion imposée entre les morts et les vivants, vous a convaincu de la qualification de génocide ?

La première spécificité est la création de catégories qui n’ont rien d’empirique, de naturel. Ceux qui n’étaient pas du côté des Khmers rouges avant 1975, ceux-là étaient rangés dans une catégorie nouvelle, imperméable, de la force d’une catégorie ethnique. Passer du Peuple ancien au Peuple nouveau c’était possible, mais pas l’inverse. C’était l’invention d’une altérité radicale. Les intellectuels qui ont été appelés à servir le pays ont été éliminés. Il y avait une critériologie de catégorie à travers le langage, le port de lunettes, le fait d’avoir suivi des études…

Le deuxième point concerne la séparation des familles. Il n’y avait plus de famille, plus d’enfant. Les liens sociaux ont été disloqués, les hommes soumis à un ordre invisible, à une menace virtuelle. La descendance n’existe plus, la généalogie est détruite. Les Khmers rouges ont fait en sorte que les Cambodgiens n’aient plus d’histoire, ni avant, ni après. Pour moi en tant qu’anthropologue, c’est un génocide.


Pourquoi tenez-vous à cette qualification de génocide ?

Parce que je crains que les choses se passent à la sauvette. On qualifie ça de crime de masse, l’histoire est finie, on passe à autre chose. Or c’est quoi un génocide ? Ce n’est pas la même chose qu’un crime de masse. On croit que c’est la volonté délibérée d’éliminer un peuple étranger à soi. On doit faire évoluer cette définition, non s’en contenter. Ce tribunal pourrait créer une jurisprudence. Plus de deux millions de personnes disparaissent sans laisser de traces, sans preuves, sans qu’on retrouve les auteurs… La conception du génocide est probablement datée. Peut-être qu’on n’a pas besoin d’une intention génocidaire écrite. Un génocide est un phénomène d’une telle ampleur qu’on ne peut pas se satisfaire d’une définition juridique. A la société de définir le phénomène et à la justice de dire le droit. Si le génocide cambodgien n’est pas reconnu alors ce sera le premier génocide du XXe siècle à n’être pas reconnu.


Quel est selon vous le rôle des juges du tribunal mixte de Phnom Penh ?

Les juges doivent faire parler les bourreaux, c’est leur métier. Ils ont besoin d’établir des responsabilités. Leur travail consiste à étudier les faits, à interroger les accusés, et à juger leurs responsabilités. Ils pensent qu’on leur demande d’écrire l’histoire, mais on leur demande de faire leur boulot. Rien ne pèse sur les juges. Ils seront peut-être mauvais. Ce n’est pas leur jugement qui va changer la face du monde, c’est la tenue des procès. Après l’histoire passera. Les choses commencent au jugement. C’est toute la matière du tribunal qui est intéressante. Ce qui m’importe, c’est qu’on regarde l’histoire. Et ce n’est pas une affaire strictement cambodgienne.


Les bourreaux sont-ils des hommes ordinaires ?

Si vous retirez à l’homme son humanité, ses liens, sa terre, sa famille, s’il est vivant parmi les morts, c’est très facile de le tuer puisqu’il n’est plus un homme. Plus on désarticule l’être humain, moins le petit exécutant a de difficulté à faire le geste. Plus il y a des choses mécaniques à faire, moins la conscience est mobilisée. S’ils ne se posent pas de cas de conscience, c’est parce que, selon eux, ils n’ont pas affaire à des êtres humains. Pas besoin d’être un monstre, un salaud ou un pervers, il suffit de faire son travail, d’être un fonctionnaire. Pour faire ça, on a juste besoin de ne pas être quelqu’un de bien.

Donc oui le bourreau est un homme ordinaire, il est profondément humain, c’est d’ailleurs pour ça qu’on le condamne. Il est condamné parce que quand il aurait dû dire « je ne le fais pas », il ne l’a pas dit. Tout sujet paye le prix de son choix. Ils ont une responsabilité. Ce n’est pas un accident de la route, ce sont des millions de morts !

Prenons l’exemple du policier qui accepte un billet. Ce geste traduit toute une chaîne antérieure : celle de l’espace social qui n’est pas suffisamment contenant. Il n’est pas le seul responsable puisqu’il n’a pas un salaire juste. Mais c’est très problématique parce qu’on n’est pas du côté de l’Etat, on est du côté de l’arbitraire, dans le contexte d’un pouvoir souverain avec un dominant et un dominé. C’était la même chose sous les Khmers rouges. Les gens pouvaient faire des choix. Des choix qui n’ont pas été faits parce qu’il n’y avait pas d’intérêt propre à défendre. Les choix peuvent être difficiles mais ce n’est pas vrai qu’il n’y avait pas d’autre option. Ils n’ont pas pris de risques.


Comment les Cambodgiens ont-ils résisté à l’intention génocidaire des Khmers rouges ?

D’un côté les survivants sont envahis, ils vivent avec les morts, comme le voulaient les Khmers rouges. D’un autre côté, s’ils avaient abandonné leurs morts, ils auraient donné raison aux Khmers rouges. « Si on perd les morts, on perd notre humanité » m’a confié un jour un patient. C’est un paradoxe cruel mais c’est le paradoxe d’une résistance. Cette vie prouve que la stratégie du bourreau a échoué. Ce n’est pas possible de déshumaniser. Ce n’est pas en privant les gens de leurs morts qu’on supprime l’homme.


Quel est l’impact de cette vie avec les morts pour les générations futures ?

Le problème c’est que les jeunes n’arrivent pas à s’inscrire dans une généalogie. Quand des grands-parents sont morts sous Pol Pot, leur histoire s’arrête là bien souvent. Mais avant ? Il faut parler de cet avant. Il faut parler d’eux vivants. La mort n’est pas un état. Redonnons-lui son rôle d’aboutissement d’une vie. Laissons aux bourreaux la sale besogne de parler des morts.

« Les Khmers rouges n’ont jamais reconnu leurs fautes. J’attends le procès de Duch »

Vann Nath photographié lors d'un atelier avec de jeunes artistes cambodgiens et Séra au centre Bophana en janvier 2009. (Anne-Laure Porée)
Vann Nath photographié lors d'un atelier avec de jeunes artistes cambodgiens et Séra au centre Bophana en janvier 2009. (Anne-Laure Porée)


 

Enfoncé dans un fauteuil en simili cuir, Vann Nath se sert un thé chaud. Il reçoit ses visiteurs dans une pièce attenante à son restaurant, où sont exposées des reproductions de ses tableaux figurant les étapes de son arrestation par les Khmers rouges jusqu’à son emprisonnement au centre de détention et de torture S21. Ce peintre au regard doux, parfois absent, et aux cheveux argentés comme une pleine lune, a fait de son art le vecteur de son témoignage. « La peinture est accessible à toutes les générations et à tous les peuples, c’est le meilleur moyen de raconter l’histoire » plaide-t-il alors qu’il vient de passer la matinée en atelier de création avec de jeunes peintres cambodgiens qui travaillent sur la mémoire. Des rencontres heureuses lui ont aussi permis d’accéder à d’autres formes de transmission. Avec l’aide d’une journaliste, il a écrit un récit biographique, Dans l’enfer de Tuol Sleng. Dans le film de Rithy Panh, « S21, la machine de mort khmère rouge », il a été l’impressionnant contradicteur des anciens gardiens khmers rouges de la prison.

 

A 62 ans, Vann Nath semble fatigué. Au milieu de ses peintures, il assure que sa santé s’améliore malgré une grave maladie des reins, mais concède dans un sourire pudique que lorsqu’il raconte son histoire, les cauchemars le réveillent en sursaut la nuit. Comme s’il revivait les cris des torturés, la douleur des détenus. Pourtant il témoigne sans relâche. « Je n’ai jamais eu peur de témoigner parce que je n’ai jamais eu envie de me venger des Khmers rouges. Je suis comme ça, c’est ma nature. J’ai aussi toujours eu le sentiment que j’avais le droit de parler. Je dis la réalité, ni plus, ni moins. »

Entretenir la mémoire d’un quotidien inhumain était également un devoir, une promesse faite aux disparus. « Je sens qu’ils sont avec moi. Leurs fantômes ne me font pas peur, ils me donnent confiance et espoir. Moi aussi je suis mort sous les Khmers rouges. Je n’ai pas vécu jusqu’à aujourd’hui pour l’argent, le travail ou le bonheur familial mais pour eux. »

 

A ceux qui prétendent impossible de se souvenir en détail du passé trente ans après les faits, Vann Nath répond fermement que « cette histoire est trop importante pour être oubliée ». Son souci d’exactitude et son honnêteté en font un témoin capital dans le procès de l’ancien directeur de S21, Duch, qui s’ouvre à Phnom Penh le 17 février. Vann Nath a été détenu un an, du 7 janvier 1978 au 7 janvier 1979, dans ce centre où les Khmers rouges n’ont cessé de chercher les preuves du complot visant à les faire échouer. Personne n’en sortait vivant. Les documents retrouvés sur place confirment que près de 14 000 personnes, parmi lesquelles nombre d’anciens Khmers rouges victimes de purges internes, ont été enfermées à S21 avant d’être exécutées aux charniers de Choeung Ek.

 

Vann Nath n’avait pourtant rien d’un Khmer rouge. « Je n’ai jamais su pourquoi on m’avait arrêté. Un jour que je travaillais dans la rizière, un responsable est venu me chercher en prétextant qu’on allait couper du rotin. Au lieu de ça, je me suis retrouvé dans un grenier avec les fers aux pieds. » Transféré dans une pagode convertie en prison, Vann Nath est questionné à coups de décharges électriques. Les bourreaux n’obtiendront aucune confession de ce père de deux enfants, discret et travailleur, qui ne comprend pas ce qui lui est reproché. Il est donc envoyé à S21, fourgué avec 35 autres hommes dans des camions, comme du bétail. « Nous n’étions pas considérés comme des êtres humains. Même après trente ans, la souffrance reste au corps. Elle restera inoubliable jusqu’à la mort. » La gorge serrée, il glisse que pas un de ses compagnons n’a survécu.

 

Vann Nath était d’origine paysanne. Il avait dû arrêter l’école après son certificat pour aider sa mère à cultiver la rizière. Plus tard, il vécut quatre ans à la pagode où il étudia le bouddhisme, puis il suivit quatre ans d’apprentissage auprès d’un peintre d’affiches avant de s’installer à son compte. Jusqu’au début des années 1970, il peignait à partir de photos les Alain Delon, Johnny Halliday et autres stars du moment dont les films remplissaient les salles de cinéma cambodgiennes. C’est ce talent particulier qui le sauve à S21.

Un mois après son arrivée à la prison de Phnom Penh, Duch le teste en commandant un portrait de Pol Pot. Son style plaît, en particulier les joues rosées qu’il fait au leader khmer rouge. Il gagne ainsi sa survie sachant que le moindre faux pas le conduira à la mort. « Duch venait tous les jours à l’atelier de peinture. Il ne m’a jamais fait de mal. » Mais le directeur a donné des ordres, il est du côté des bourreaux. Et quand ses subordonnés prétendent n’avoir pas eu d’autre choix que d’obéir, Vann Nath rétorque que « les bourreaux de S21 n’étaient pas n’importe qui ».

 

A la chute du régime khmer rouge, les geôliers entraînent les prisonniers dans leur fuite. Heureusement, la confusion générale permet à certains de s’échapper. Très vite, Vann Nath est engagé comme militaire par les nouvelles autorités. A leur demande, il peint dans un style réaliste le quotidien des prisonniers à S21, la torture et la mort. Ses tableaux, saisissants d’horreur, sont depuis cette époque exposés au musée Tuol Sleng. Dans les archives de S21, il découvre la photo anthropométrique qui a été prise de lui le jour de son arrivée, dont il conserve précieusement l’original. Il trouve aussi une liste de prisonniers où figure son nom et à côté une mention peut-être écrite de la main de Duch : « garder pour utiliser ».

 

En 1979, ils étaient sept hommes rescapés de S21. Aujourd’hui ils ne sont plus que trois encore en vie. Parmi eux, deux se sont portés partie civile dans le procès contre Duch : Chum Mey et Bou Meng. Vann Nath, lui, se contentera du rôle de témoin. C’est là qu’est sa place, pense-t-il. Il ne travaille pas pour le symbole mais pour la justice. « L’important n’est pas de porter plainte mais que le tribunal démontre les faits », explique-t-il calmement. « Nous attendons la justice depuis trente ans. Nous ne savons pas ce que cela donnera après le 17 février. Mais je garde espoir que les anciens dirigeants récoltent ce qu’ils ont semé. »

 

Le survivant assailli par la presse le jour de l'ouverture du procès de Duch, le 17 février 2009. (Anne-Laure Porée)
Le survivant assailli par la presse le jour de l'ouverture du procès de Duch, le 17 février 2009. (Anne-Laure Porée)


Au-delà des condamnations, Vann Nath espère des réponses au cours des différents procès annoncés : pourquoi avoir vidé les villes, organisé la famine, séparé les familles, éliminé toute une partie de la population ? Quel rôle ont joué les dirigeants khmers rouges ? « Près de deux millions de personnes sont mortes sous le régime khmer rouge. Jusqu’à aujourd’hui, ils n’ont jamais reconnu leurs fautes. J’attends le procès de Duch. »

L’enjeu est fondamental dans un pays où cette période n’est pas enseignée à l’école. A une classe de lycéens, Vann Nath avouait l’année dernière que sept jeunes sur dix qu’il rencontrait ne croyaient pas à ce qui s’était passé sous les Khmers rouges. « Je ne leur en veux pas. Un jour, ils y croiront, grâce aux preuves. »