« Je souhaitais que la nuit
ne vienne pas »

La nuit, le soir, minuit. C’étaient des heures propices pour tuer selon cet habitant de Tnol Lok, un village situé près de Takéo. Bien sûr les hommes disparaissaient aussi le jour, emmenés par les Khmers rouges. Mais à la tombée de la nuit, ce témoin raconte comment l’angoisse s’accentuait. Dans le documentaire d’Ella Pugliese et Nou Va, « We want (u) to know », il avoue cette sourde peur quotidienne : « Je souhaitais que la nuit ne vienne pas ».


« Monsieur Werner, on ne considère pas que S21 est unique parce que ce sont les cadres du Comité central qui ont été éliminés à S21 ! »

Mercredi 29 avril, Duch est interrogé par l’avocat des parties civiles Alain Werner sur le caractère unique de S21 qui ne serait pas au même niveau que les autres prisons khmères rouges parce que c’était les cadres qui y étaient envoyés. Duch fait une longue réponse : « Nous parlons de caractère unique, dans quel sens ? Si nous parlons des documents relatifs aux décisions du Comité permanent et si on analyse ces décisions : S21 n’est pas un bureau de police unique car les personnes qui ont le droit de donner des ordres sont de quatre groupes :

– les secrétaires de zone (il y avait 7 zones donc il existait 7 secrétaires)

– le président du Comité du bureau 870

– le Comité permanent

– l’état-major, à savoir Son Sen

Quand toute personne faisant partie de ces quatre groupes émettait un ordre, tout bureau de sécurité au Cambodge devait obéir et mettre en oeuvre cet ordre. S’il était décidé qu’une personne devait mourir, nous devions obéir à cet ordre. Les personnes appartenant à ce groupe étaient désignées sous le terme « principaux responsables de crimes en vertu du droit cambodgien ».

Si nous utilisons cette ligne politique déterminée par Pol Pot le 30 mars, S21 n’est pas unique dans ce sens. Mais si vous pensez que c’est parce que S21 a éliminé les cadres du Parti communiste du Kampuchea, du Comité central… J’ai affirmé devant la chambre hier que lorsque S21 a éliminé ces cadres, cela ne bénéficiait pas au peuple cambodgien. La question est liée à la tromperie au sein du Comité central.

Par conséquent, si on ignore ce principe, S21 est unique !

Permettez-moi de poursuivre un instant : si la vie d’une personne du Comité central équivaut à 200 vies de gens ordinaires… Comment allez-vous traiter les intellectuels ? Leurs mains n’étaient pas entachées de sang.

Monsieur Werner, on ne considère pas que S21 est unique parce que ce sont les cadres du Comité central qui ont été éliminés à S21 ! »

«Avant d’arriver aux CETC, je ne connaissais que deux bureaux de sécurité [prisons khmères rouges]»

Quand le juge Ya Sokhan demande à Duch combien il y avait de bureaux de sécurité sous le régime khmer rouge et comment ils étaient classés, Duch raconte qu’il s’est rendu dans une prison de Kompong Thom, supervisée par un membre de sa famille, un jour qu’il ramenait sa mère dans cette province (le 1er janvier 1976, assure-t-il avec une mémoire stupéfiante).

Il a aussi été au courant de l’existence d’une autre prison, M99. « Mon supérieur m’a demandé d’y envoyer Ham In [prisonnier à M13] pour purger une peine là-bas », dit l’accusé.

« Avant d’arriver aux CETC, je ne connaissais que deux bureaux de sécurité. »

La déclaration est si étonnante que le juge Jean-Marc Lavergne fait répéter à Duch pour s’assurer qu’il n’y a pas un problème de traduction. Duch confirme : la première prison, c’était lors d’une visite personnelle, la deuxième était sous l’autorité de son professeur Son Sen. « Il m’a ordonné d’envoyer les victimes de M13 à M99. »

Une déclaration difficile à croire, d’autant que dans ces audiences se dessine la relation étroite entre Duch et Son Sen. Duch pouvait-il vraiment ignorer les autres prisons dont le DC-Cam chiffre le nombre à 196 (hors S21) ?

« Monsieur Peschoux s’est conduit comme un voleur »

Le 6 avril, alors que s’ouvraient les audiences consacrées à M13, la défense de Duch demandait à ce qu’un entretien réalisé entre le 29 avril et le 3 mai 1999 par Christophe Peschoux alors représentant du Haut Commissariat des Nations unies aux droits de l’Homme, ne soit pas porté à charge contre l’accusé, émettant de sérieuses réserves sur la manière dont cet entretien avait été mené. En cette journée de clôture des audiences sur M13, le juge Lavergne a souhaité revenir sur les circonstances dans lesquelles cet entretien a eu lieu afin que la cour prenne sa décision de retenir ou non ce document en connaissance de cause.

L’accusé  a donc été questionné sur ces circonstances. Il n’a pas mâché ses mots. « Si on écoutait l’enregistrement, on pourrait se rendre compte que je ne pouvais collaborer », lâche Duch reprochant à Christophe Peschoux de l’avoir approché sous le faux prétexte de vouloir le rencontrer dans la perspective de construire une école à Battambang, d’avoir élevé la voix pendant les entretiens, d’avoir brandi l’autorité d’un mandat de l’Onu pour qu’il parle, d’avoir dit qu’il allait trouver un pays qui lui offrirait l’asile politique et où il serait incarcéré. « Monsieur Peschoux s’est conduit comme un voleur. Pourquoi n’avait-il pas un accord préalable avec le gouvernement ? », interroge Duch en insistant sur le fait qu’il était prêt à reconnaître ses responsabilités, en particulier depuis que Pol Pot avait nié l’existence de S21 et affirmé que S21 était une invention des Vietnamiens. « J’ai été amené à sortir de mon silence. Je devais apparaître au grand jour. » Duch a donc répondu librement à Christophe Peschoux, ainsi qu’aux journalistes Nic Dunlop et Nate Thayer qui avaient retrouvé sa trace et étaient présents. « Je voulais révéler la vérité. »

Le co-procureur a bien tenté de demander à Duch s’il refusait que cet entretien soit utilisé contre lui parce qu’il l’incrimine davantage encore. Il a fait chou blanc face à la défense qui l’a accusé de « rentrer par la fenêtre alors qu’on a fermé la porte ».

– Comment des Khmers ont pu se comporter de cette façon à l’égard de leurs congénères ?
– C’est un problème politique.

Ce 9 avril, c’est l’accusé qui rappelle le primat essentiel du politique pour expliquer ce qui s’est passé au Cambodge.


Le juge : – Ce sont des Khmers qui ont fait ça à des Khmers…

Duch : – Pendant la période où j’ai supervisé M13, je n’ai vu que des Cambodgiens à l’exception de Bizot et Jacques Roiselec. Donc bien sûr c’était des Khmers qui tuaient des Khmers.


Juge : – Comment des Khmers ont-ils pu se comporter de cette façon à l’égard de leurs congénères ?

Duch – C’est un problème politique. Tout d’abord il fallait liquider les espions ennemis. Ensuite, il y avait la lutte des classes dans la zone libérée. Il fallait défendre la ligne prolétarienne. Voilà pourquoi des Khmers ont tué d’autres Khmers, à cause de ces principes.

« J’aurais dû relire mon livre avant de venir parce que je ne me souviens plus de ce que j’ai écrit »

François Bizot, chercheur de l’Ecole française d’Extrême-Orient détenu à M13 entre octobre et décembre 1971, a fait le récit de sa détention dans Le Portail, un roman autobiographique.

Au cours de son témoignage devant le tribunal de Phnom Penh les 8 et 9 avril 2009, il reviendra plusieurs fois sur les conditions dans lesquelles il a rédigé son livre en 2000, expliquant : « je n’ai pas sollicité ma mémoire consciente. Dans ce livre, j’ai parlé d’un ressenti ».

François Bizot prend donc des précautions verbales pour témoigner. Il reconnaît par exemple ne pas se souvenir des termes précis employés par Duch lors de leur dernière discussion à la veille de sa libération. « Je n’ai pas entendu Duch exprimer de remords. Je crois me rappeler de la grande gêne de Duch. » L’ancien directeur de M13 n’a donc peut-être pas dit que son travail le faisait précisément « vomir » (terme employé par le témoin la veille) mais François Bizot a bien senti qu’il s’agissait d’un travail « qu’il était obligé de faire en se forçant, en en faisant un devoir. »

Le procureur insiste : « On n’a pas forcément à se forcer à faire un devoir. Etait-ce une impression de votre part plutôt que quelque chose de dit ? » « Il m’a dit que c’était un travail qui lui revenait », répond François Bizot. « Comme j’ai écrit ce livre, ma mémoire s’est vidée », explique-t-il ensuite avant de répéter sa certitude que Duch accomplissait son travail sans plaisir, « comme une obligation parce que les prisonniers ne diraient pas la vérité eux-mêmes. »

Les questions du procureur s’achèvent sur la « blague » que Duch a faite à François Bizot, en français, lui faisant croire qu’il avait été démasqué comme espion avant de lui annoncer, après avoir vu le chercheur s’effondrer à genoux, qu’il serait en fait libéré.

Robert Petit se réfère à une autre anecdote du livre de François Bizot mais le chercheur ne peut répondre et lâche, avec embarras : « J’aurais dû relire mon livre avant de venir parce que je ne me souviens plus de ce que j’ai écrit ».

« Quand on est un Bureau des droits de l’Homme, le minimum c’est de respecter les droits de l’Homme »

Au début de l’audience, la Défense de Duch s’est opposé à ce qu’une déclaration faite par l’accusé à Christophe Peschoux, alors délégué du représentant du Haut Commissariat aux droits de l’Homme de l’Onu au Cambodge, soit portée à charge contre son client. Maître Roux s’en est expliqué : « Il est écrit que Duch a fait cette déclaration en tant que suspect auprès de la HCDHONU [Haut Commissariat aux droits de l’Homme des Nations unies]. S’il est exact qu’il a fait cette déclaration en tant que suspect, on devrait retrouver dans cette note l’information selon laquelle Duch peut garder le silence. Sa déclaration a été prise mais on ne l’a pas averti qu’il pouvait garder le silence et que cette déclaration se retrouverait dans le dossier des co-procureurs… Il n’est pas normal qu’un représentant des droits de l’Homme ne prévienne pas un suspect qu’il est suspect. Quand on est un Bureau des droits de l’Homme, le minimum est de respecter les droits de l’Homme. »

« Ce ne sont pas là les actes d’un homme qui a agi sous la contrainte mais les choix d’un révolutionnaire dévoué »

Cette phrase résume le point de vue des co-procureurs sur les responsabilités de Duch.

 

« Duch veut nous faire croire à son pouvoir limité, nominal, à sa participation sans enthousiasme, à son engagement réticent et sous la contrainte. Or l’accusé avait un pouvoir sans limites à S21. Tout le monde rendait compte de ses activités à Duch. Il ne passait pas ses journées à lire des confessions. » Le procureur Robert Petit rappelle que l’accusé formait à la torture. « Duch avait été missionné par le régime de sauvegarder le régime. Et il aurait placé sa vie entre les mains de ses subordonnés ? […] Il savait mieux que quiconque ce qui se passait au Kampuchea démocratique. »

Le flot de verbes coule pour décrire les fonctions et les pouvoirs de Duch : requérir, planifier, superviser, concevoir, ordonner, torturer, interroger, arrêter, détenir. « Il n’a pas agi pour empêcher les crimes commis à S21 », déclare Robert Petit avant de demander aux juges de bien vouloir considérer de nouveau l’Entreprise criminelle commune rejetée pourtant par la Chambre préliminaire.

Le procureur insiste : pourquoi examiner les faits s’ils sont reconnus ? « Même admis les faits doivent être jugés. » Le sentiment de Duch est-il authentique ? Duch réagit à cette questions prononcée en français par un sourire crispé. « Il faut que le remords soit établi à vos yeux », prévient Robert Petit. Les arguments pleuvent : évoquer M13 reste pertinent même si Duch ne sera pas jugé pour les crimes commis là-bas parce qu’à M13, Duch a pu « raffiner ses talents de chef de prison ». M13 fut un entraînement pour S21. Le directeur y a aussi mis en place le système d’archives. « Ce ne sont pas là les actes d’un homme qui a agi sous la contrainte mais les choix d’un révolutionnaire dévoué », plaide Robert Petit qui rappelle qu’après 1979, Duch continue de servir les Khmers rouges, lesquels l’envoient d’ailleurs en Chine entre 1986 et 1988. « Le droit n’admet pas qu’on ait commis de tels crimes par peur de perdre la vie. »

« Plutôt que victime de la peur, il a créé la peur. Plutôt que l’image de l’exécutant agissant contre son gré, il était celui qui jouissait de la confiance de ses supérieurs. Il a mis en œuvre la persécution du PCK [Parti communiste du Kampuchea] contre le peuple cambodgien. »

Les photographies d’identité des prisonniers de S21 défilent tandis que Robert Petit leur rend hommage : « Ces personnes avaient des noms, des histoires, des rêves… Avant de suivre le cheminement psychologique du bourreau, il faut d’abord reconnaître l’histoire de ces victimes. »