L’absence de direction des débats
Le président de la cour ne conduit pas les débats, il laisse les mêmes questions revenir en boucle. Certaines réponses données par l’accusé sont strictement identiques à celles des audiences de fin avril. Certaines questions également. Le découpage du procès en thématique n’est pas toujours respecté par les parties mais Nil Nonn ne trouve rien à y redire. Résultat : l’accusé, qui bénéficie d’un temps de parole conséquent, semble parfois le seul maître à bord.
La rengaine de l’exécutant…
« Les gens envoyés à S21 étaient considérés comme des ennemis d’emblée, ils devaient être éliminés. » Duch le répète pour la n-ième fois. « C’était ça la politique du PCK et c’est comme ça qu’elle était appliquée à S21. » Entre octobre 1975 et le 7 janvier 1979, Duch se souvient avoir libéré 3 personnes, membres du Front uni de lutte des races opprimées (Fulro), à la demande du parti. Tous les autres étaient « écrasés ». Peu importait la catégorie de leur crime du moment qu’ils avouaient. « Peu importait qu’ils soient innocents ou non, que les intellectuels n’aient pas de sang sur les mains ou que les cadres aient tués […], on ne classait pas ces personnes en fonction du sang qu’ils avaient sur les mains. Toute personne considérée comme ennemie était arrêtée, interrogée et ensuite emmenée à Choeung Ek. Nous ne pouvions pas rejeter l’ordre donné. » A part les trois libérés, les seuls épargnés furent six artistes. Vann Nath, peintre rescapé de S21, a eu des sueurs froides en lisant la mention « garder pour utiliser » sur la liste qui a envoyé tous ses compagnons à la mort. La marge de manœuvre vis-à-vis des prisonniers était nulle, martèle Duch. « S21 n’avait pas intérêt à libérer qui que ce soit autrement nous aurions été tués. »
… qui assume ses responsabilités
En même temps que l’accusé répète sous différentes formes avoir exécuté les ordres, il assume la responsabilité de ses crimes, en particulier concernant les enfants exécutés au nom du fait qu’ils pourraient plus tard se venger. « Tu n’as rien à gagner à les garder », lui aurait dit son supérieur Son Sen.
« A S21, j’ai observé moi-même le respect des règles politiques vis-à-vis des enfants », dit Duch qui aimerait s’adresser aux parties civiles ayant porté plainte pour la disparition d’enfants. Tous sont morts de sinistre évidence. Cependant Duch ne livre aucun détail sur les exécutions. « Je sais que j’ai une responsabilité criminelle pour l’élimination des jeunes enfants et des bébés. Certains ont été exécutés à S21, d’autres à Choeung Ek. » Sur la méthode d’exécution (notamment les enfants fracassés contre un arbre), il dit ne rien savoir. C’était l’affaire de ses subordonnés, comme l’étaient les photographies d’identité des détenus. A chacun son rôle à S21. Néanmoins Duch assume sobrement ses responsabilités.
« Un cadre moyen »
En lui faisant décrire l’organisation du Comité central, Hong Kim Suon, avocat du groupe 4 des parties civiles, obtient l’énumération de quatre niveaux d’implication des membres, le plus bas correspondant au niveau des « membres assistant » autorisés à être présents aux sessions de formation, comme Sou Meth ou Meas Muth, mais qui n’ont pas voix au chapitre. L’avocat demande à quel niveau se situe Duch, l’accusé répond qu’il n’était même pas au niveau des « membres assistant ». « J’étais un cadre moyen. Je n’étais pas membre du Centre du parti. »
L’obsession Koy Thuon
Depuis le début du procès, l’accusé s’attarde régulièrement sur le cas de Koy Thuon, nommé ministre du Commerce du Kampuchéa démocratique après avoir été Secrétaire de la zone Nord. Ce cas revient comme une litanie, Duch le ressasse à volonté sans que personne l’interrompe jamais. Accusé d’inconduite morale avec la femme d’un homme qu’il aurait tué, Koy Thuon est interrogé par le directeur en personne. « A S21 je n’ai interrogé qu’un prisonnier, c’était Koy Thuon », admet Duch. Il l’appelait avec respect « frère » tandis que les autres prisonniers avaient droit à l’injonction A’ exprimant le mépris. La détention dure plusieurs semaines. « La politique c’était que tout cadre qui commettait ce genre de délit devait être écarté. » Duch analyse la déchéance d’un homme qui, en sa qualité de Secrétaire de zone avait eu un court temps le pouvoir « d’écraser » mais qui, une fois devenu ministre, avait perdu ce « droit » (droit établi par une décision du 30 mars 1976).
Koy Thuon incarne le recours de l’accusé. Les avocats des parties civiles abordent le sujet de la torture ? Duch nomme ses subordonnés en charge de la torture, lui s’est seulement occupé de Koy Thuon, lequel n’a jamais été battu. « Je lui ai dit qu’il n’avait pas d’autre alternative que d’envoyer sa confession au parti à travers moi et il a compris. » C’est comme si le directeur et ses suppléants ne jouaient pas dans la même catégorie. Catégorie « mains sales » et catégorie « mains propres ».
Qui listait les ennemis ?
Dans la longue partie consacrée aux listes d’ennemis dressées à S21, Duch insiste : ces listes étaient préparées « sur la base des aveux concrets » des prisonniers. Mais Alain Werner perd le fil, ses questions sont confuses, il oublie de revenir à l’essentiel : qui rédigeait les listes d’ennemis. Duch est clair sur le fait que « les interrogateurs n’établissaient pas ces listes ». Ensuite il fait état du trajet des confessions : de lui à Son Sen, de Son Sen à Pol Pot ou Nuon Chea, puis retour à Son Sen avant le transfert dans les zones. La question directrice est noyée sous d’autres considérations et reste en suspens.
L’accusé refuse d’estimer le nombre de ces listes d’ennemis à exécuter. Alain Werner, avocat du groupe 1 des parties civiles suggère des milliers, Duch corrige : « Ces listes ne se comptent pas par milliers, mais les victimes se comptent par milliers. Plus de 10 000. »
Sans document pas de preuve
Duch sidère par sa mémoire extraordinaire. Il connaît son dossier sur le bout des doigts… et les cotes des documents par cœur ! Jusqu’ici il a rarement contesté les documents qui lui étaient présentés au tribunal. Ainsi il ne discute pas le nombre d’employés de S21 puisque des documents prouvent qu’ils étaient environ 2 300. Mais lorsque les documents sont absents, il fonce dans la brèche.
– L’expert Craig Etcheson décrit de nombreuses techniques de torture uniques à S21, Duch objecte : « Sur quoi Craig Etcheson s’est-il basé ? Nous devons examiner les documents des autres centres de sécurité[…]. Je ne me dérobe pas à la mort de 14 000 personnes mais pour avoir des informations précises, nous devons former notre jugement sur des documents. Sinon je ne peux pas réagir. »
– L’expert Craig Etcheson ajoute encore que les aveux sont plus détaillés à S21 que dans d’autres centres, l’accusé rétorque qu’il n’a jamais vu d’aveux d’autres centres de sécurité.
– Alain Werner demande si Duch maintient son estimation de 200 000 pages de confessions lues à S21. « A moins que des documents viennent me contredire, je maintiens. »
– L’expert Craig Etcheson écrit que S21 comptait le personnel le plus important, Duch botte en touche, sur la même base : « Faute de statistiques sur les autres centres de sécurité, je ne suis pas à même de le dire. Je n’accepte pas cette affirmation faute d’éléments de preuve supplémentaires. »
Ce qui intéresse Duch dans le rapport de Craig Etcheson ce sont les paragraphes sur la communication au sein du parti, strictement verticale, comme il le rapporte depuis toujours ; et la prise de décisions d’actes criminels à l’échelon supérieur du Comité permanent. En revanche il nie que son travail à S21 ait entretenu la paranoïa du Comité permanent.
Un as de la ligne politique
« A S21, personne ne comprenait la ligne du parti mieux que moi », explique Duch à son avocate. « J’étais la personne qui avait le plus étudié et qui avait le mieux compris la ligne du parti. » Duch faisait distribuer la revue Drapeau révolutionnaire aux cadres de S21 quand elle était livrée par l’état-major. Dans cette revue se trouvait « la théorie qui permettait de trouver des raisons scientifiques pour expliquer les arrestations ».
En tant que directeur, il avait trois tâches : envoyer les confessions à ses supérieurs, résoudre les problèmes de S21, et enseigner et former, donc diffuser la ligne politique. « Moi seul dispensait l’éducation politique à S21. » Les formations, obligatoires, avaient lieu régulièrement dans une école (il s’est rendu une seule fois à Prey Sâr) qu’il avait faite aménager près de son domicile, dans un souci pratique, notamment pour pouvoir courir répondre au téléphone quand Son Sen appelait…
Cette ligne politique, édictée par les différents congrès du parti, Duch déclare l’avoir enseignée dans les termes de Pol Pot. « J’étais le premier à ‘affûter le sabre’ », sous-entendu à affûter ses positions par l’étude de cette ligne. Il forme le personnel de S21 au concept « attaque rapide, succès rapide ». Il travaille sans relâche, assurant n’avoir aucune communication privée avec Son Sen qui se contentait de vérifier que Duch remplissait ses tâches. « Mon supérieur était quelqu’un de méticuleux qui travaillait dur. Il exigeait de ses subordonnés qu’ils suivent. »
Vers, asticots, microbes
Interrogé sur la déshumanisation des prisonniers par l’avocate Silke Studzinsky, Duch confirme l’emploi d’injonctions méprisantes à leur égard. Oui, les prisonniers étaient traités de « vers, asticots, microbes ». « C’était inévitable. Il n’y a même pas besoin d’en parler », tranche l’accusé qui n’y prêtait pas attention et se concentrait sur les réseaux de traîtres. Les prisonniers étaient également contraints de se prosterner devant des images de chiens. « L’objectif était-il d’avilir les prisonniers ? » renchérit l’avocate. « C’était une méthode pour permettre d’éviter de passer à tabac un détenu. A l’époque, c’était idéal. Mais avec le recul, c’était un acte criminel. »
De l’importance du contexte
Certes l’acte engage la responsabilité pénale de Duch, et des sanctions, mais ce-dernier ne manque jamais de rappeler le contexte. « Ce n’est pas comme ça qu’on pensait à l’époque. » Cette ligne de défense s’avère courante dans les anciens territoires khmers rouges. « Vous parlez d’exécutions extrajudiciaires mais nous à l’époque on parlait de lutte des classes, expose Duch. Cela recouvre la même réalité mais une terminologie différente », à savoir celle du parti communiste et celle de la justice internationale.
La révolution khmère rouge : unique
« La théorie de Pol Pot n’a pas suivi la politique de Mao. Pol Pot a appliqué la politique de la bande des Quatre. Peut-être n’êtes-vous pas familier avec la bande des Quatre, glisse Duch d’un ton professoral à l’avocat des parties civiles qui l’interroge. Il ont conduit la grande révolution culturelle. Le monde entier connaît leurs noms. Jiang Qing, Zhang Chunqiao, Yao Wenyuan et Wang Hongwen. […] Le fait que la révolution cambodgienne n’ait que deux classes fait qu’elle est différente de la révolution de Mao qui comptait des ouvriers, des paysans, des petits bourgeois et des capitalistes. […] Mao a gardé quatre classes, Pol Pot seulement deux, ce sont donc deux théories différentes. » Duch explique au passage que les trois tours d’Angkor Wat sur le drapeau khmer rouge correspondent à ces deux classes et au parti, pour la plus élevée d’entre elles. Il compare au drapeau chinois à une grosse étoiles et quatre petites qui se réfèrent selon lui à la même chose : les classes et le parti.
Duch achève son cours de théorie communiste en résumant les aspirations d’une société communiste : « chacun fait de son mieux pour ce dont il a besoin et non pour ce dont il a envie. » Cependant l’accusé ne reste pas dans la théorie, il reconnaît qu’en pratique, le résultat de cette politique fut d’affamer le peuple et de purger les rangs khmers rouges, y compris ceux qui avaient dès le début combattu pour la révolution.
« La politique du PCK était-elle bonne ? » questionne l’avocate du groupe 3 des parties civiles Elisabeth Rabesandratana. « Comment pouvez-vous demander cela ? C’était un politique criminelle, pire que la bande des Quatre. »