Le tribunal tourne en rond



 



Duch interrogé par la défense, s'apprête à exprimer des remords. (Anne-Laure Porée)
Duch, interrogé par la défense, s'apprête à exprimer des remords. Voir la citation de ce 9 juin 2009. (Anne-Laure Porée)




L’absence de direction des débats

Le président de la cour ne conduit pas les débats, il laisse les mêmes questions revenir en boucle. Certaines réponses données par l’accusé sont strictement identiques à celles des audiences de fin avril. Certaines questions également. Le découpage du procès en thématique n’est pas toujours respecté par les parties mais Nil Nonn ne trouve rien à y redire. Résultat : l’accusé, qui bénéficie d’un temps de parole conséquent, semble parfois le seul maître à bord.


La rengaine de l’exécutant…

« Les gens envoyés à S21 étaient considérés comme des ennemis d’emblée, ils devaient être éliminés. » Duch le répète pour la n-ième fois. « C’était ça la politique du PCK et c’est comme ça qu’elle était appliquée à S21. » Entre octobre 1975 et le 7 janvier 1979, Duch se souvient avoir libéré 3 personnes, membres du Front uni de lutte des races opprimées (Fulro), à la demande du parti. Tous les autres étaient « écrasés ». Peu importait la catégorie de leur crime du moment qu’ils avouaient. « Peu importait qu’ils soient innocents ou non, que les intellectuels n’aient pas de sang sur les mains ou que les cadres aient tués […], on ne classait pas ces personnes en fonction du sang qu’ils avaient sur les mains. Toute personne considérée comme ennemie était arrêtée, interrogée et ensuite emmenée à Choeung Ek. Nous ne pouvions pas rejeter l’ordre donné. » A part les trois libérés, les seuls épargnés furent six artistes. Vann Nath, peintre rescapé de S21, a eu des sueurs froides en lisant la mention « garder pour utiliser » sur la liste qui a envoyé tous ses compagnons à la mort. La marge de manœuvre vis-à-vis des prisonniers était nulle, martèle Duch. « S21 n’avait pas intérêt à libérer qui que ce soit autrement nous aurions été tués. »


… qui assume ses responsabilités

En même temps que l’accusé répète sous différentes formes avoir exécuté les ordres, il assume la responsabilité de ses crimes, en particulier concernant les enfants exécutés au nom du fait qu’ils pourraient plus tard se venger. « Tu n’as rien à gagner à les garder », lui aurait dit son supérieur Son Sen.

« A S21, j’ai observé moi-même le respect des règles politiques vis-à-vis des enfants », dit Duch qui aimerait s’adresser aux parties civiles ayant porté plainte pour la disparition d’enfants. Tous sont morts de sinistre évidence. Cependant Duch ne livre aucun détail sur les exécutions. « Je sais que j’ai une responsabilité criminelle pour l’élimination des jeunes enfants et des bébés. Certains ont été exécutés à S21, d’autres à Choeung Ek. » Sur la méthode d’exécution (notamment les enfants fracassés contre un arbre), il dit ne rien savoir. C’était l’affaire de ses subordonnés, comme l’étaient les photographies d’identité des détenus. A chacun son rôle à S21. Néanmoins Duch assume sobrement ses responsabilités.


« Un cadre moyen »

En lui faisant décrire l’organisation du Comité central, Hong Kim Suon, avocat du groupe 4 des parties civiles, obtient l’énumération de quatre niveaux d’implication des membres, le plus bas correspondant au niveau des « membres assistant » autorisés à être présents aux sessions de formation, comme Sou Meth ou Meas Muth, mais qui n’ont pas voix au chapitre. L’avocat demande à quel niveau se situe Duch, l’accusé répond qu’il n’était même pas au niveau des « membres assistant ». « J’étais un cadre moyen. Je n’étais pas membre du Centre du parti. »


L’obsession Koy Thuon

Depuis le début du procès, l’accusé s’attarde régulièrement sur le cas de Koy Thuon, nommé ministre du Commerce du Kampuchéa démocratique après avoir été Secrétaire de la zone Nord. Ce cas revient comme une litanie, Duch le ressasse à volonté sans que personne l’interrompe jamais. Accusé d’inconduite morale avec la femme d’un homme qu’il aurait tué, Koy Thuon est interrogé par le directeur en personne. « A S21 je n’ai interrogé qu’un prisonnier, c’était Koy Thuon », admet Duch. Il l’appelait avec respect « frère » tandis que les autres prisonniers avaient droit à l’injonction A’ exprimant le mépris. La détention dure plusieurs semaines. « La politique c’était que tout cadre qui commettait ce genre de délit devait être écarté. » Duch analyse la déchéance d’un homme qui, en sa qualité de Secrétaire de zone avait eu un court temps le pouvoir « d’écraser » mais qui, une fois devenu ministre, avait perdu ce « droit » (droit établi par une décision du 30 mars 1976).

Koy Thuon incarne le recours de l’accusé. Les avocats des parties civiles abordent le sujet de la torture ? Duch nomme ses subordonnés en charge de la torture, lui s’est seulement occupé de Koy Thuon, lequel n’a jamais été battu. « Je lui ai dit qu’il n’avait pas d’autre alternative que d’envoyer sa confession au parti à travers moi et il a compris. » C’est comme si le directeur et ses suppléants ne jouaient pas dans la même catégorie. Catégorie « mains sales » et catégorie « mains propres ».


Qui listait les ennemis ?

Dans la longue partie consacrée aux listes d’ennemis dressées à S21, Duch insiste : ces listes étaient préparées « sur la base des aveux concrets » des prisonniers. Mais Alain Werner perd le fil, ses questions sont confuses, il oublie de revenir à l’essentiel : qui rédigeait les listes d’ennemis. Duch est clair sur le fait que « les interrogateurs n’établissaient pas ces listes ». Ensuite il fait état du trajet des confessions : de lui à Son Sen, de Son Sen à Pol Pot ou Nuon Chea, puis retour à Son Sen avant le transfert dans les zones. La question directrice est noyée sous d’autres considérations et reste en suspens.

L’accusé refuse d’estimer le nombre de ces listes d’ennemis à exécuter. Alain Werner, avocat du groupe 1 des parties civiles suggère des milliers, Duch corrige : « Ces listes ne se comptent pas par milliers, mais les victimes se comptent par milliers. Plus de 10 000. »


Sans document pas de preuve

Duch sidère par sa mémoire extraordinaire. Il connaît son dossier sur le bout des doigts… et les cotes des documents par cœur ! Jusqu’ici il a rarement contesté les documents qui lui étaient présentés au tribunal. Ainsi il ne discute pas le nombre d’employés de S21 puisque des documents prouvent qu’ils étaient environ 2 300. Mais lorsque les documents sont absents, il fonce dans la brèche.

– L’expert Craig Etcheson décrit de nombreuses techniques de torture uniques à S21, Duch objecte : « Sur quoi Craig Etcheson s’est-il basé ? Nous devons examiner les documents des autres centres de sécurité[…]. Je ne me dérobe pas à la mort de 14 000 personnes mais pour avoir des informations précises, nous devons former notre jugement sur des documents. Sinon je ne peux pas réagir. »

– L’expert Craig Etcheson ajoute encore que les aveux sont plus détaillés à S21 que dans d’autres centres, l’accusé rétorque qu’il n’a jamais vu d’aveux d’autres centres de sécurité.

– Alain Werner demande si Duch maintient son estimation de 200 000 pages de confessions lues à S21. « A moins que des documents viennent me contredire, je maintiens. »

– L’expert Craig Etcheson écrit que S21 comptait le personnel le plus important, Duch botte en touche, sur la même base : « Faute de statistiques sur les autres centres de sécurité, je ne suis pas à même de le dire. Je n’accepte pas cette affirmation faute d’éléments de preuve supplémentaires. »

Ce qui intéresse Duch dans le rapport de Craig Etcheson ce sont les paragraphes sur la communication au sein du parti, strictement verticale, comme il le rapporte depuis toujours ; et la prise de décisions d’actes criminels à l’échelon supérieur du Comité permanent. En revanche il nie que son travail à S21 ait entretenu la paranoïa du Comité permanent.


Un as de la ligne politique

« A S21, personne ne comprenait la ligne du parti mieux que moi », explique Duch à son avocate. « J’étais la personne qui avait le plus étudié et qui avait le mieux compris la ligne du parti. » Duch faisait distribuer la revue Drapeau révolutionnaire aux cadres de S21 quand elle était livrée par l’état-major. Dans cette revue se trouvait « la théorie qui permettait de trouver des raisons scientifiques pour expliquer les arrestations ».

En tant que directeur, il avait trois tâches : envoyer les confessions à ses supérieurs, résoudre les problèmes de S21, et enseigner et former, donc diffuser la ligne politique. « Moi seul dispensait l’éducation politique à S21. » Les formations, obligatoires, avaient lieu régulièrement dans une école (il s’est rendu une seule fois à Prey Sâr) qu’il avait faite aménager près de son domicile, dans un souci pratique, notamment pour pouvoir courir répondre au téléphone quand Son Sen appelait…

Cette ligne politique, édictée par les différents congrès du parti, Duch déclare l’avoir enseignée dans les termes de Pol Pot. « J’étais le premier à ‘affûter le sabre’ », sous-entendu à affûter ses positions par l’étude de cette ligne. Il forme le personnel de S21 au concept « attaque rapide, succès rapide ». Il travaille sans relâche, assurant n’avoir aucune communication privée avec Son Sen qui se contentait de vérifier que Duch remplissait ses tâches. « Mon supérieur était quelqu’un de méticuleux qui travaillait dur. Il exigeait de ses subordonnés qu’ils suivent. »


Vers, asticots, microbes

Interrogé sur la déshumanisation des prisonniers par l’avocate Silke Studzinsky, Duch confirme l’emploi d’injonctions méprisantes à leur égard. Oui, les prisonniers étaient traités de « vers, asticots, microbes ». « C’était inévitable. Il n’y a même pas besoin d’en parler », tranche l’accusé qui n’y prêtait pas attention et se concentrait sur les réseaux de traîtres. Les prisonniers étaient également contraints de se prosterner devant des images de chiens. « L’objectif était-il d’avilir les prisonniers ? » renchérit l’avocate. « C’était une méthode pour permettre d’éviter de passer à tabac un détenu. A l’époque, c’était idéal. Mais avec le recul, c’était un acte criminel. »


De l’importance du contexte

Certes l’acte engage la responsabilité pénale de Duch, et des sanctions, mais ce-dernier ne manque jamais de rappeler le contexte. « Ce n’est pas comme ça qu’on pensait à l’époque. » Cette ligne de défense s’avère courante dans les anciens territoires khmers rouges. « Vous parlez d’exécutions extrajudiciaires mais nous à l’époque on parlait de lutte des classes, expose Duch. Cela recouvre la même réalité mais une terminologie différente », à savoir celle du parti communiste et celle de la justice internationale.


La révolution khmère rouge : unique

« La théorie de Pol Pot n’a pas suivi la politique de Mao. Pol Pot a appliqué la politique de la bande des Quatre. Peut-être n’êtes-vous pas familier avec la bande des Quatre, glisse Duch d’un ton professoral à l’avocat des parties civiles qui l’interroge. Il ont conduit la grande révolution culturelle. Le monde entier connaît leurs noms. Jiang Qing, Zhang Chunqiao, Yao Wenyuan et Wang Hongwen. […] Le fait que la révolution cambodgienne n’ait que deux classes fait qu’elle est différente de la révolution de Mao qui comptait des ouvriers, des paysans, des petits bourgeois et des capitalistes. […] Mao a gardé quatre classes, Pol Pot seulement deux, ce sont donc deux théories différentes. » Duch explique au passage que les trois tours d’Angkor Wat sur le drapeau khmer rouge correspondent à ces deux classes et au parti, pour la plus élevée d’entre elles. Il compare au drapeau chinois à une grosse étoiles et quatre petites qui se réfèrent selon lui à la même chose : les classes et le parti.

Duch achève son cours de théorie communiste en résumant les aspirations d’une société communiste : « chacun fait de son mieux pour ce dont il a besoin et non pour ce dont il a envie. » Cependant l’accusé ne reste pas dans la théorie, il reconnaît qu’en pratique, le résultat de cette politique fut d’affamer le peuple et de purger les rangs khmers rouges, y compris ceux qui avaient dès le début combattu pour la révolution.

« La politique du PCK était-elle bonne ? » questionne l’avocate du groupe 3 des parties civiles Elisabeth Rabesandratana. « Comment pouvez-vous demander cela ? C’était un politique criminelle, pire que la bande des Quatre. »

Filmer pour l’histoire ? Certainement pas !







Chrono en main : 55 minutes d'image fixe sur cette photo de Duch. (Anne-Laure Porée)
Chrono en main : 55 minutes d'image fixe sur cette photo de Duch. (Anne-Laure Porée)





Le son sans l’image

Cette journée du 8 juin restera peut-être dans les annales des tribunaux internationaux.

Chiffrons tout de suite :

– 35 minutes de plan fixe sur une ancienne photo en noir et blanc de Duch parlant au micro lors d’une formation.

– 20 minutes de plan fixe sur la même photo à la reprise des audiences après la pause déjeuner.

Pendant ce temps-là, les débats se poursuivent bien sûr. Les procureurs posent leurs questions, Duch réagit. Seuls les spectateurs de la salle d’audience remarquent quelques gestes et regards de l’accusé qui leur tourne le dos. Mais les archives ne garderont que le son comme trace des échanges entre les parties.

– Et que dire de ces 10 minutes accrochées à une liste de noms annotée par Duch et parfaitement illisible à l’écran ? Cerise sur le gâteau de ce filmage caricatural.


Ce n’est pas la première fois que le cas se produit. Par chance, cette heure d’archives zappées n’était pas un moment-clé du procès. Le 7 avril 2009 en revanche (pour ne citer qu’un exemple), la caméra manquait les démonstrations de Duch sur la façon dont les prisonniers étaient attachés à M13. A la sortie du tribunal ce 8 juin, un Cambodgien s’interrogeait sur ce que les jeunes comprendront du procès dans dix ans en découvrant ces images.


Le juge contrôle l’écran

Le problème qui s’est posé ce lundi 8 juin, c’est qu’une fois que le président de la cour, le juge Nil Nonn, demande aux techniciens de montrer à l’écran le document dont les procureurs parlent, personne n’en bouge. Non, non ! Le juge seul peut ordonner de revenir sur les images des débats. Or le juge est juge, il n’est ni réalisateur, ni documentariste, ni historien. Son rôle n’est pas de comprendre l’image. Par ailleurs personne autour de lui n’a réagi pour suggérer de supprimer la vieille photographie de Duch.


Interrogé début décembre sur les enjeux de ce filmage, le juge Jean-Marc Lavergne souhaitait combiner l’appui à la machine judiciaire à l’archivage historique : « On a connu des procès-spectacles où l’image est utilisée par les acteurs du procès. Il faut réfléchir à la manière d’éviter les dérapages. En même temps, il est souhaitable de conserver un témoignage aussi neutre que possible à des fins historiques. »


Des archives inestimables

Les historiens seront les premiers d’accord. « Un enregistrement audiovisuel du procès est important parce qu’il donnera aux spectateurs un sentiment que les enregistrements écrits échoueront à rendre, commente David Chandler. Les expressions du visage, le ton de la voix, etc. Les caméras complètent en fait l’enregistrement écrit et en un sens, le surpassent. »

Pour Ong Thong Hoeung, auteur de J’ai cru aux Khmers rouges, les images du procès sont essentielles pour concerner la population rurale qui ne peut pas lire. « Ils auront ainsi la possibilité de voir ce qui se passe. S’il n’y a que des écrits, personne ne les lira. »

Journaliste aguerri aux documentaires basés sur des archives audiovisuelles, Philip Short explique l’intérêt de filmer : « L’exemple qui me vient tout de suite en tête n’est pas le procès Eichmann ni celui de Nuremberg mais le procès de la ‘Bande des Quatre’ à Pékin en 1980. Avoir la possibilité de regarder ces enregistrements aujourd’hui, et de voir comment Jiang Qing (la veuve de Mao) se comporte au banc des accusés – en fait elle a fait le spectacle de sa vie, tour à tour dédaigneuse, méprisante, agressive – donne à l’historien un aperçu qui n’aurait jamais pu être rendu par une transcription papier de ses paroles. De même pour les coupes sur les réactions du public dans la salle d’audience. Pour les générations futures, ce genre d’enregistrement est inestimable. Il est impossible de comprendre la dynamique d’un procès – au sens où le procès se déroule comme une pièce de théâtre – sans l’avoir vu. »


Caméras de surveillance

Concrètement, quelques semaines après l’ouverture du premier procès, les ratages audiovisuels aux CETC montrent que les archives filmées ont été négligées voire détournées de leur raison d’être. Cela couvait dès la conception du filmage.


Pour conserver la mémoire des procès, cinq caméras ont été installées aussi discrètement que possible dans la cour. Semblables à des caméras de surveillance, elles filment de haut les différents protagonistes : quatre sont placées dans les coins de la salle et une en face des juges. L’équipe audiovisuelle, consciente de son rôle, (« Nous voulons prendre part à ce processus historique », déclarent-ils tous) a préenregistré plusieurs cadres sur chaque caméra. Pendant l’audience, depuis une cabine que le public peut voir à droite de la salle, elle visualise sur des écrans les images prises par les cinq caméras. L’homme qui est aux manettes, choisit, en live, quelle image provenant de quelle caméra il enregistre. Avec tout de même des directives : il doit par exemple filmer la personne qui est en train de parler. Finalement, il enregistre de la même manière qu’une télévision retransmet en direct un match de football. C’est ce seul enregistrement que les CETC ont à ce jour prévu d’archiver.


Regard critique contre objectivité

La façon de filmer et d’enregistrer est un vrai défi et aux CETC elle est loin de faire l’unanimité.

L’idée directrice de l’équipe audiovisuelle est de filmer les procès le plus objectivement possible. « Enregistrer un procès ce n’est pas tourner un film. Nous ne voulons pas dramatiser [au sens de rendre émouvant ou dramatique]. Notre but est d’avoir une vue très clinique », explique Tarik Abdulhak, directeur technique de l’équipe.

Mais nombre de personnes répondent qu’aucune image n’est objective. Parmi elles, le réalisateur Rithy Panh : « Il y a toujours un point de vue. Quand vous filmez en plan serré, ça n’a rien de naturel. Nos yeux ont un champ de vision à 180°. Alors pourquoi choisissez-vous de filmer en plan serré ? Les images cliniques font référence à quelque chose de propre et mécanique. Mais la mécanique, c’est l’opposé de la pensée. Dans ce genre de procès, vous avez besoin d’un regard critique, vous avez besoin d’une âme. »

Or ce regard critique ne peut être apporté que par un réalisateur qui aura un point de vue sur ce qui se passe dans le prétoire.


« On ne tourne pas une série »

Les règles sont claires pour Rob Barsony, directeur de l’unité de télévision au tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie, qui a formé l’équipe des CETC avant l’audience initiale de Duch : « La différence majeure à souligner dans ce type d’enregistrement est que les réalisateurs des tribunaux ne racontent pas une histoire. Ils suivent simplement visuellement les procédures en cours et le verdict des juges. En outre, ils doivent opérer avec des caméras pré-positionnées, alimenter le programme et surveiller toutes les opérations techniques en cours dans la salle d’audience, tout en appliquant et assurant les mesures de protection des témoins et la confidentialité de leur témoignage. Ces préoccupations de base doivent garantir la représentation entière et objective des procédures, dans les limites et les lignes directrices fixées en amont. » « On ne tourne pas une série, insiste l’expert des Nations unies. On n’est pas là pour faire de l’argent. Les réalisateurs des tribunaux ont le devoir de produire un enregistrement audiovisuel dont le cadre et la composition n’accentuent pas les émotions qui sont déjà présentes pendant le procès. Cette opération audiovisuelle a été conçue pour équilibrer les besoins du public de voir la justice à l’œuvre et le désir de la cour d’avoir une représentation équilibrée de la procédure. »


Une théâtralité inévitable

Concrètement, cela signifie « fixer le cadre sur les intervenants qui ont la parole, éviter les plans serrés, limiter les images de réaction à un témoignage et rester en plans larges quand les membres de la cour ou les parties discutent entre eux », afin de garantir l’égalité et de minimiser toute manipulation parce que la cour a peu de contrôle sur l’usage qui est fait des séquences une fois qu’elles sont diffusées.

Cette distance est aussi perçue comme un moyen de contrer la tendance à jouer, au sens théâtral du terme. Effectivement, chacun sait dans la cour qu’il va être filmé, il peut se voir lui-même sur les écrans placés devant lui. Certains prétendent qu’avec le temps, on oublie la caméra. Certains ne l’oublient jamais. Par exemple en décembre 2008, pendant l’appel de Khieu Samphan à la Chambre préliminaire, la caméra s’est arrêtée rapidement sur son avocat, Jacques Vergès, pour qui « la justice est un jeu* ». Ce-dernier a immédiatement souri à l’écran… Les longs temps de parole accordés à Duch permettent de mesurer combien lui aussi maîtrise l’image, quand par exemple il répond à un avocat sans le regarder mais en prenant soin de s’orienter face caméra.


Pas de réalisateur, des choix techniques

Pour Helen Jarvis, ex-responsable des relations publiques aujourd’hui à la tête de l’Unité des victimes, les règles établies correspondent à une version audiovisuelle des transcriptions. « Cela doit être aussi neutre que possible. » Elle cite en exemple le fait qu’on ne trouvera jamais sur une transcription la mention « il a commencé à pleurer », alors que le juge voit toutes les réactions dans la cour. « Si vous n’avez pas la réaction de la défense à un propos tenu, vous n’avez pas non plus les réactions du public en dehors de la cour, lesquelles pourraient être tout aussi intéressantes. Il s’agit d’un enregistrement de la cour. »

Par manque de moyen et pour surmonter les premières difficultés techniques, les CETC ont décidé d’embaucher un directeur technique plutôt qu’un réalisateur. « Un directeur technique, ce n’est pas suffisant, considère Philip Short. Dépenser de l’argent pour filmer le procès sans réalisateur revient à jeter l’argent par les fenêtres. »


Documenter l’histoire

Selon Rithy Panh, le choix de filmer de cette manière ne répond pas aux enjeux historiques du tribunal. « Dans de tels cas de crimes contre l’humanité, le rôle de ce tribunal n’est pas seulement de juger mais de documenter l’histoire, de mettre en lumière l’histoire. Argumentant que « le silence vaut la parole et le champ vaut le hors-champ », Rithy Panh a plaidé pour l’enregistrement sur plusieurs caméras au lieu du seul enregistrement de l’équipe audiovisuelle qui sera a fortiori le regard officiel sur les procès. Il réclame l’accès à plusieurs sources. Philip Short abonde dans son sens car l’enregistrement de l’ensemble sur cinq caméras permettrait par exemple de revoir, selon des angles différents, un incident qui aurait échappé à l’équipe audiovisuelle.

« Je ne parle pas d’un problème esthétique, argumente encore Rithy Panh, je parle de notre liberté de regarder l’histoire. Au-delà des procès, nous devons penser à ce que les CETC vont laisser aux générations futures. Quel sera le matériau en dehors de la version officielle ? Au-delà de la justice, filmer est un acte majeur pour l’histoire des Khmers rouges, cela doit être bien considéré et bien archivé afin de rendre possible dans l’avenir l’étude et l’analyse. »


Dérives généralisées

Aujourd’hui, aucun tribunal n’enregistre sur toutes les caméras comme en témoigne Thierry Cruvellier, qui a travaillé sur le filmage des procès dans les tribunaux internationaux. « Le TPIY [Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie] enregistrait sur toutes les caméras mais a abandonné parce qu’il considérait que c’était inutile. On assiste à une grande dérive depuis quinze ans sur les raisons pour lesquelles les procès sont filmés. Au début, c’était clairement dans un but historique. Mais ces images sont devenues de plus en plus une sorte de propriété judiciaire, un outil de travail. Au TPIR [Tribunal pénal international pour le Rwanda] par exemple, les images sont devenues de moins en moins accessibles, elles travaillent à un but judiciaire et non plus historique. »


Mieux comprendre l’événement

Est-ce que le changement d’objectif altère la manière de filmer ? Les CETC semblent incarner la démonstration que oui.

Les choix faits à Phnom Penh s’opposent à ceux faits par le passé dans certains tribunaux. Le procès de Nuremberg avait son propre réalisateur, John Ford, le procès Eichmann aussi avec Leo Hurwitz. Sylvie Lindeperg, historienne française qui a analysé le procès Eichmann à travers les images tournées à l’époque, pense que filmer des procès internationaux avec une liberté restreinte, avec pour directive de tendre à l’objectivité et avec ce rôle d’enregistrer absolument tout des procès est « une grande illusion ». Pour elle, la subjectivité du regard est bien plus intéressante. « Que pouvons-nous faire d’une image sans qualité, au sens du regard critique ? Ce regard critique nous permet de mieux comprendre l’événement. Prenons un exemple : Leo Hurwitz avait prévu de filmer Eichmann face-à-face avec les témoins. Mais ça n’a pas marché parce que cela ne s’est pas passé. Les témoins étaient concentrés sur leurs déclarations, Eichmann ne les regardait pas. Grâce à la liberté qui lui était accordée, Hurwitz a pu changé d’idée et il a montré le bouleversement que ce procès a été pour les Israéliens. »


Bien entendu l’argument budgétaire a été invoqué par les CETC pour justifier de ces choix a minima (par exemple le coût de multiples enregistrements et de leur archivage). Cependant l’évolution similaire dans d’autres tribunaux et le peu d’entrain des responsables à vouloir modifier la politique de filmage aux CETC laissent penser qu’il s’agit d’une volonté plus que d’un non-choix. Et tant pis pour l’histoire.



* Titre d’un de ses livres publié en 1992.

Le Kampuchéa démocratique raconté par François Ponchaud


François Ponchaud, prêtre missionnaire, conteur de l'histoire cambodgienne. (Anne-Laure Porée)
François Ponchaud, prêtre missionnaire, conteur de l'histoire cambodgienne. (Anne-Laure Porée)


44 ans d’attachement au Cambodge

François Ponchaud, 70 ans, est probablement le prêtre catholique le plus connu du Cambodge. Après avoir servi un peu plus de deux ans comme parachutiste en Algérie (il aime à rappeler son expérience de soldat), il décide de devenir prêtre missionnaire. Il est envoyé au Cambodge en 1965 où bien sûr il apprend à lire et écrire le khmer ce qui lui permet de traduire la Bible. Il assiste à l’évacuation de Phnom Penh par les Khmers rouges en 1975 et compte parmi les Occidentaux qui ferment le portail de l’ambassade de France. En France, il est le premier à raconter, en 1976, dans le journal Le Monde, puis en 1977, dans Cambodge année zéro, le drame qui se joue au Cambodge. Il écrit sur la base de très nombreux témoignages de réfugiés mais aussi sur l’écoute de la radio khmère rouge enregistrée par le père Venet.


Conseil de lecture

Mercredi 28 mai, François Ponchaud conseille d’emblée de lire ce qu’il considère comme le livre de référence sur les Khmers rouges : Pol Pot, anatomie d’un cauchemar (Denoël, 2007)*, du journaliste Philip Short. Selon le prêtre missionnaire, il s’agit du meilleur ouvrage pour comprendre le contexte historique et culturel. Difficile pour le néophyte de se faire une idée. Un coup d’œil aux critiques disponibles sur internet permet de comprendre que le livre, malgré ses grandes qualités, ne fait pas l’unanimité. Dans un article du Washington Post, Nayan Chanda (auteur de l’ouvrage de référence Les frères ennemis)  reproche à l’auteur ses « généralisations sur la culture cambodgienne et une tentative étrange d’exonérer les Khmers rouges du génocide ». Philip Short, qui prend position contre les procès des anciens dirigeants khmers rouges, estime qu’il n’y a pas eu génocide au Cambodge tandis que pour certains chercheurs le racisme des Khmers rouges ne fait pas le moindre doute, en particulier contre les Vietnamiens ou les Cham (musulmans).


Comment les Khmers rouges arrivent au pouvoir

Evidemment, le propos de François Ponchaud n’est pas de débattre de ces questions mais de raconter au public ce qui s’est passé au Cambodge. Il commence par donner des clés de compréhension : « Lon Nol [qui a renversé Sihanouk en 1970 et avait le soutien des Américains] était un fou, un mystique ! Il a fait une guerre de religion contre les Khmers rouges ! » Sans vouloir trop s’avancer sur les chiffres, François Ponchaud explique qu’il y aurait eu peut-être 600 000 morts causés par ce régime. Autre erreur, des Américains cette fois : déverser 257 000 tonnes de bombes sur le Cambodge « entre le 6 février 1973 et le 15 août 1973 ». « C’est une petite raison mais c’est une des raisons pour lesquelles les Khmers rouges sont devenus fous », commente François Ponchaud. Sihanouk aussi est responsable « parce qu’il a porté le drapeau khmer rouge auprès de la communauté internationale ». Pour accompagner son propos, le père Ponchaud montre des photographies de Sihanouk et de sa femme Monique à Phnom Kulen en visite en 1973 dans le maquis khmer rouge, encadrés par les dirigeants du mouvement. Puis une image les montre seuls, assis sur l’escalier en bois d’une maison sur pilotis. Le prêtre-conférencier a placé à côté de la photographie un commentaire ironique sur les « vacances romantiques » du couple chez les Khmers rouges. Enfin il montre Sihanouk touillant le contenu d’une grande marmite à la cuisine.


Aux portes de Phnom Penh

Après l’intermède culinaire, retour à l’histoire, en khmer-anglais, car François Ponchaud passe parfois au khmer sans même s’en rendre compte. Petit à petit donc, les Khmers rouges ont encerclé Phnom Penh. « La chute de Phnom Penh a commencé le 1er janvier à minuit. J’étais au centre de Phnom Penh, j’ai dit : ‘C’est fini’. Duch l’a confirmé la semaine dernière : le 1er janvier 1975 à minuit. » Tous les jours, il grimpe au sommet de la cathédrale de Phnom Penh et repère la progression des Khmers rouges aux fumées dans les campagnes. « Nous espérions les Khmers rouges. Nous n’avions aucun espoir en Lon Nol. Nous avons commis une erreur. Même la diplomatie américaine a demandé en 1975 à Sihanouk de revenir au Cambodge mais il a refusé, c’était trop tard. »


Avec le même souvenir précis et vivant, François Ponchaud raconte le départ de l’ambassadeur américain John Gunther Dean quittant le pays en hélicoptère, en emportant sous son bras le drapeau américain et les larmes que ce-dernier verse lors de sa prestation télévisée. Pour l’anecdote, François Ponchaud cite une interview de cet ancien ambassadeur qui déclare en substance : « J’en voulais terriblement à mon gouvernement qui m’avait demandé d’appliquer une politique stupide ». Des propos francs comme les affecte le père Ponchaud.


Le 17 avril, vu de la cathédrale

Vient ensuite le déroulement de la prise de Phnom Penh, vu depuis la cathédrale. « Il y avait deux à trois millions de personnes en ville, beaucoup venus se réfugier pour échapper aux bombardements et à la guerre dans les campagnes. »

A 7 heures, silence. Tractations entre un homme en costume noir qui sort d’une voiture blanche et les militaires des tanks qui rendent les armes.

Jusqu’à 10 heures, tout le monde se réjouit parce que la paix est revenue. « Les journalistes ont mal interprété les manifestations de joie de la population. Les gens n’applaudissaient pas l’arrivée des Khmers rouges, ils applaudissaient l’armée cambodgienne qui se rendait. » Un peu plus tard, le père Ponchaud croise des Khmers rouges froids, sérieux, qui ne décrochent pas un sourire. « J’ai murmuré en les voyant : ‘Avec ceux-là, on ne rira pas’ », se rappelle François Ponchaud.

Soudain, l’attitude des Khmers rouges change. « Nous ne sommes pas arrivés là par la négociation mais par la puissance de nos armes ! » entend dire le père Ponchaud. « Vous savez, confie-t-il, nous avions très peur des Khmers rouges pas parce qu’ils tuaient mais à cause de leur regard. » Et le prêtre d’imiter un homme terrorisé et tremblant.

A midi, la population commence à être expulsée de la capitale. Les Khmers rouges entrent dans toutes les maisons en criant : « Sortez de Phnom Penh parce que les Américains vont bombarder ! » Pourquoi les gens y croient ? « En 1973, les Américains avaient déjà bombardé la campagne proche de Phnom Penh, explique le père Ponchaud en se rappelant l’horizon rouge et le bruit des bombes. Peut-être était-ce vrai, alors tout le monde est sorti. » De toute manière, ils s’entendent dire qu’ils pourront bientôt revenir. « Ne fermez pas votre porte, l’Angkar n’est pas un voleur », ajoutent les soldats khmers rouges.

Jusqu’à 18 heures, le prêtre voit la population quitter Phnom Penh en masse. « C’était pénible de voir tous ces gens sortir de Phnom Penh, témoigne-t-il. Et ce spectacle horrible des malades, des blessés, des invalides, obligés de sortir des hôpitaux. C’était terrible, terrible, terrible ! » Mais il ne voit aucune exécution. Il insiste. Personne n’est tué.



François Ponchaud. (Anne-Laure Porée)
François Ponchaud. (Anne-Laure Porée)


« Le matin du 18, je peux vous certifier qu’il ne restait personne à Phnom Penh à part des Khmers rouges. Plus d’habitants ! » Lui refuse d’être évacué jusqu’au bout, avec un poignée d’Occidentaux qui par foi, et par solidarité, ne peuvent se résoudre à abandonner le navire. « Je suis resté à l’ambassade de France jusqu’au 4 mai, jour où j’ai donné les clés à Met (Camarade) Meth, vice-président du secteur Nord de Phnom Penh. » Il part par le dernier convoi.


Pourquoi vider les villes ?

Toutes les villes du pays ont subi le même scénario. En route vers la Thaïlande il constate que les villes traversées sont toutes vidées de leurs habitants. « Ce n’était pas de l’improvisation », affirme François Ponchaud qui imagine quelques raisons : la première, inspirée des propos de Duch et Ieng Sary, c’est que Phnom Penh était difficile à gérer du point de vue de la sécurité ; la deuxième, c’est qu’il n’y avait pas à manger pour tout le monde ; la troisième, et pour lui la plus importante, est l’idéologie : « les anciens Khmers rouges disaient que la ville était mauvaise, malfaisante parce que la ville c’était l’argent. ‘Plantez du riz et vous saurez la vraie valeur de tout’, pensaient-ils. » Cette mesure radicale aurait attiré les louanges de Mao Zedong.


Quel scénario pour la population ?

Pour les soldats de l’ancien régime et les fonctionnaires de haut rang, la mort est programmée. François Ponchaud raconte comment ils sont conviés à accueillir Sihanouk à l’aéroport, comment ils disent joyeusement au revoir à leur femme et comment ils sont exécutés à 30 km de Battambang. Les Khmers rouges avaient décidé de tuer ceux qui avaient servi « le valet de l’Amérique Lon Nol ».

Ceux qui vivent dans les zones sous contrôle khmer rouge depuis longtemps sont appelés « Ancien peuple » ou « Peuple de base » tandis que les autres, forcés à l’exode ou habitant les régions sous contrôle de Lon Nol, sont affublés des sobriquets de « prisonniers de guerre », « 17 Avril » ou encore « Nouveau peuple ».

Dans les villages, les Cambodgiens sont répartis en différents groupes d’âge, des tâches précises leur sont attribuées. « La population était organisée comme une armée qui va au combat », commente François Ponchaud. Les personnes éduquées étaient tuées. Il y avait très peu à manger, des journées de travail de 14 heures parfois, pas de médicaments et ceux qui étaient fatigués ou critiquaient l’Angkar étaient exécutés, résume-t-il. Les marginaux ou les ignorants étaient au pouvoir. « On ne peut pas imaginer le climat de peur, cette peur permanente d’être tué. Parfois les enfants espionnaient leurs propres parents. J’ai entendu des histoires de Khmers rouges disant aux enfants : ‘Il n’est pas ton père, il est l’ennemi.’ La dépersonnalisation de la société a été terrible. »


Une révolution par étapes

François Ponchaud évoque deux étapes. La première consiste à se débarrasser des éléments de l’Ancien régime. La seconde vise à faire devenir tout le monde paysan. Mais au cours de la seconde révolution, les Khmers rouges purgent leurs rangs. « Ils voulaient changer tout le personnel afin d’être purs. » D’où les plus de 200 centres de détention et de torture dans le pays. « Le procès de Duch est important mais il faut savoir qu’il y en avait beaucoup d’autres. » A l’époque, les slogans qui justifient la mort ne manquent pas : « Mieux vaut tuer un innocent que garder en vie un ennemi » ; « A les garder en vie, nul profit, à les faire disparaître, nulle perte ». « Le Vietnam et la Chine avait des conceptions différentes de la révolution, la population pouvait être rééduquée », constate François Ponchaud.


Connivences avec le bouddhisme

Pas au Cambodge. « La révolution cambodgienne a des connivences avec le bouddhisme. » Le prêtre tente une courte démonstration : « Dans le bouddhisme, un slogan dit ‘vos mérites et vos démérites vous suivent comme une ombre’. Par conséquent, on ne peut pas rééduquer quelqu’un. Et la notion de pardon n’existe pas, pas plus que la notion de personne. Nous sommes juste des énergies qui formons un être humain. Des énergies positives et des énergies négatives. La seule solution possible, c’est la mort, qui supprime ce poids du karma. »

Hors conférence, François Ponchaud insiste : « Je ne dis pas que les Khmers rouges sont bouddhistes ! Je dis que leur culture est imprégnée de bouddhisme, que leur révolution est khmère. » Il renvoie au livre L’utopie meurtrière dans lequel Pin Yathay soutient l’idée que les Khmers rouges ont développé la société cambodgienne à l’image d’une société monastique. « C’est un peu vrai. Et tous les chefs khmers rouges ont fait un séjour à la pagode. » Le père Ponchaud argumente également que les Khmers rouges ont utilisé dans leur propagande des images bouddhiques, des mots ou encore des adages. Il établit par exemple un parallèle entre la roue de la révolution dont les Khmers rouges disaient qu’elle écrase la main ou le pied qui se met en travers, de la même manière que la roue de Bouddha, la roue de la loi, écrase l’ignorance.


La place du Vietnam

Pour comprendre les relations du Cambodge avec le Vietnam et avec la Chine, François Ponchaud recommande vivement la lecture des Frères ennemis de Nayan Chanda avant de présenter un condensé des enjeux : le Vietnam communiste voulait unifier l’Indochine, les Khmers rouges refusaient de passer sous le contrôle des Vietnamiens à qui ils rêvaient de reprendre le Kampuchéa krom (au sud du pays). Sans compter le problème des frontières sur les îles du golfe de Thaïlande. « Au tribunal, Duch a dit à Nayan Chanda : ‘Nous ne sommes pas frères ennemis, nous sommes ennemis’. Pour les Khmers rouges, tout ce qui est mauvais vient des Vietnamiens. […] Mais quand Nayan Chanda a témoigné sur les attaques khmères rouges au Vietnam, il a dit qu’il n’avait jamais vu tant de brutalité. »


Thiounn Mumm, cerveau de la révolution ?

Pour le père Ponchaud, le penseur de la révolution cambodgienne n’est autre que Thiounn Mumm, le premier polytechnicien cambodgien, qui à l’âge de 84 ans vit dans le Nord de la France. François Ponchaud a cette intuition. « J’ai dit aux juges du tribunal de le convoquer. » Malheureusement, il ne détaille pas ce point en conférence. Il dit simplement qu’il a demandé il y a près de trois ans à Khieu Samphan (ancien président du Kampuchéa démocratique aujourd’hui incarcéré à Phnom Penh), qui était le penseur de la révolution. Khieu Samphan, aurait répondu : « Autrefois je croyais que c’était Nuon Chea, plus maintenant ».

Thiounn Mumm aurait contribué à la formation politique de Pol Pot en France au sein du Cercle marxiste des étudiants khmers. Il fut ministre de l’Economie et des Finances du gouvernement en exil à Pékin (à partir de 1970) avant de prendre, sous le Kampuchéa démocratique, des fonctions dans le domaine des sciences et techniques, toujours avec le rang de ministre. Cependant il est toujours resté en retrait par rapport à ses frères Thiounn Prasidh, ambassadeur des Khmers rouges à l’Onu, et Thiounn Thioeunn, ministre de la Santé des Khmers rouges. François Ponchaud suppose qu’il était « l’ombre de Pol Pot ». Il suggère que le cerveau de ce brillant ingénieur aurait pu concevoir le développement du système de digues, de canaux et d’irrigation à l’échelle du pays.


Ponchaud le « nouveau Khmer rouge »

Le Cambodge n’ayant pas grand chose d’industriel, les Khmers rouges veulent le transformer en un immense damier de rizières en ambitionnant des rendements de 3 t/ha au lieu d’une tonne. Par conséquent ils font creuser des canaux, construire des digues initiant des chantiers gigantesques, vastes fourmilières humaines comme en témoignent les images de propagande khmère rouge. « Ce n’était pas stupide parce que j’ai fait comme eux. Je suis un nouveau Khmer rouge », plaisante le père Ponchaud en racontant comment il a fait creuser 15 km de canaux et un réservoir dans la plus pure inspiration khmère rouge. Mais la différence entre le prêtre missionnaire et les Khmers rouges est nette : pas de mort sur le chantier, les paysans reçoivent du riz en échange des travaux et les revenus supplémentaires générés grâce à ces chantiers vont à ceux qui ont creusé.




*L’édition originale en anglais Pol Pot, The History of a Nightmare a été publiée en 2004.


Livres de François Ponchaud

– Cambodge année zéro, Julliard, 1977, réédité par Kailash en 1998

– La cathédrale de la rizière, Fayard, 1990

– Une brève histoire du Cambodge, éditions Siloë, 2007


François Ponchaud a également participé à la réalisation d’un livre documentaire pour les jeunes, très bien fait :

J’ai vécu la guerre du Cambodge, les Khmers rouges, écrit par Benoît Fidelin, éditions Bayard Jeunesse, 2005.


Sur François Ponchaud :

– Prêtre au Cambodge, de Benoît Fidelin, édition Albin Michel, 2000.

Le tribunal entre dans le procès




Fin des audiences le 28 mai. Elles reprendront le 8 juin 2009. (Anne-Laure Porée)
Fin des audiences le 28 mai. Elles reprendront le 8 juin 2009. (Anne-Laure Porée)



Les neuf lettres de Sou Meth

Craig Etcheson n’aura quasiment pas pu ouvrir la bouche dans l’après-midi du 26 mai, le co-procureur Alex Bates bataillant contre l’avocat de la défense François Roux sur le cas de neuf lettres écrites par Sou Meth, commandant de la 502e division, à l’accusé entre avril et octobre 1977. Les avocats des parties civiles montent au front en soutien au co-procureur. François Roux ne souhaite pas que ces neuf documents soient soumis à l’expert alors qu’il en a eu connaissance après avoir rédigé son rapport, à une époque où la défense considère qu’il n’est plus neutre mais partie prenante dans le processus judiciaire puisqu’il travaille pour le Bureau des co-procureurs contre l’accusé. Deux jours plus tard, Craig Etcheson affirmera qu’il a rédigé son rapport en connaissant déjà huit de ces lettres… La défense se demande pourquoi les co-procureurs n’ont pas convoqué Sou Meth pour le confronter à Duch plutôt que le confronter à une correspondance à sens unique (aucune réponse de Duch n’est présentée devant la Chambre).

A travers cette correspondance, Alex Bates tente de comprendre si des relations entre les deux hommes étaient possibles indépendamment de leur hiérarchie. En somme y avait-il une communication horizontale entre eux ? Duch campe sur ses positions : non. Ce type de communication était impossible. Tout passait par son supérieur Son Sen, chef de l’état-major et vice-Premier ministre chargé de la Défense. Concrètement, à en croire l’accusé, il transmettait des listes de noms à Sou Meth par l’intermédiaire de Son Sen, Sou Meth et Son Sen en discutaient, Son Sen décidaient des nouveaux traîtres à arrêter puis il transmettait ses ordres, ses instructions à Duch. L’accusé assure n’avoir jamais rencontré Sou Meth.


Le groupe 1 des parties civiles prend la main

Le 27 mai, en fin d’après-midi, l’avocate Ty Srinna interroge Craig Etcheson sur la nécessité pour toute correspondance de passer par l’échelon supérieur. L’expert livre quelques explications sur les méthodes de transmission des messages sous le Kampuchéa démocratique, mais il ne répond pas à la question posée. Ty Srinna reprend deux fois encore sa question avant d’obtenir une réponse : il n’y a pas d’annotation qui témoigne d’un transit obligatoire par l’échelon supérieur. Par conséquent, en dehors de la parole de l’accusé, rien ne permet d’établir que la lettre est passée par Son Sen, son supérieur. Le 28 mai au matin, Alain Werner prend le relais de sa collègue. Il s’intéresse d’abord au sens précis du mot « kamtech ». « Je ne suis pas linguiste de la langue khmère, explique Craig Etcheson, mais ‘kamtech’ est souvent traduit par ‘écraser pour réduire en miettes’. Il apparaît que c’est souvent un processus long, il comprend l’écrasement physique et psychique. S21 était adapté à la déshumanisation de l’individu. Donc oui, cela signifie plus que simplement tuer. » Alain Werner oriente ensuite ses questions autour de la torture. Craig Etcheson lui précise l’absence de directives ordonnant la torture mais, selon lui, « il est clair sur la base de diverses déclarations qu’ils souhaitaient une plus grande souffrance pour leurs ennemis ». Craig Etcheson mentionne les cahiers de cadres de S21 montrant que les techniques de torture avaient été débattues. Il indique que ces techniques se sont développées par la pratique même si elles constituaient un héritage des pratiques des communistes vietnamiens. Le formateur principal sur la torture était Duch, atteste-t-il, qui donnait ses ordres par oral ou par écrit.


Les responsabilités de Duch

En cherchant à comprendre comment a commencé le système d’annotations écrites sur les aveux, Alain Werner amène Craig Etcheson à s’exprimer sur la très grande variété des annotations : notes aide-mémoire, sentence d’interrogatoire terminé, demande d’appliquer un certain type de torture, instruction sur les questions à poser, analyse, commentaire d’un supérieur… Cette thématique conduit également l’expert à se prononcer sur le rôle de l’accusé. « Le système d’annotations est le produit des méthodes de travail de l’accusé. L’accusé était enseignant, par conséquent il avait l’habitude de porter des annotations sur les copies de ses élèves. Il a transposé les méthodes propres à sa profession à celles de l’interrogatoire. »

Alain Werner s’interroge sur la possibilité d’orienter les aveux, dans le but d’arrêter une personne. « Je pense que c’est une chose qui est survenue dans certains cas », confirme Craig Etcheson. Mais il est difficile de prouver qui pouvait modifier le contenu d’une confession. « Son Sen, Nuon Chea et même Pol Pot auraient pu être responsables de telles interventions. » Rien ne montre non plus que Duch ait pu déformer des aveux. En revanche, l’expert assure que le directeur de S21 avait un « accès direct et personnel aux grands dirigeants du régime, donc il avait accès à un nombre significatifs d’informations confidentielles. » Le fait de rendre compte aux niveaux les plus élevés apparaît à l’expert comme une différence caractérisant Duch par rapport aux autres directeurs de prisons. S’il n’a pas été purgé, contrairement à de nombreux directeurs d’autres centres de sécurité en fonctionnement entre 1975 et 1979, c’est parce que « ses supérieurs le considéraient comme efficace et fidèle » dit le chercheur américain.


Un système qui s’autoalimente

Dans le dialogue qui s’établit entre l’avocat des parties civiles et l’expert, les purges généralisées dans les rangs de l’armée révolutionnaire du Kampuchéa (ARK) sont en bonne place. En effet, 45% des prisonniers de S21, seraient originaires de ces troupes militaires khmères rouges. Selon Craig Etcheson, le rang de Son Sen, chef d’état-major et supérieur de Duch ne suffit pas à expliquer ces purges généralisées. « Je crois que c’était la terreur des aveux obtenus à S21 qui a convaincu les supérieurs hiérarchiques qu’il y avait conspiration contre eux. » Le système visait à pister l’ennemi, il a aussi alimenté la paranoïa. « C’est un bon exemple de ce que les analystes appellent un système de feed back loop, un système qui se nourrit de lui-même et génère de plus en plus d’énergie. »


La place de Son Sen

Se pose alors la question de la place de Son Sen au sein de l’appareil décisionnaire khmer rouge. Membre titulaire du Comité permanent au plus tard en novembre 1978, selon Craig Etcheson, il est « plausible » qu’il ait eu, à un moment donné, le rang formel de numéro 7 dans la hiérarchie. « En terme de capacité de commandement militaire, Son Sen était plus puissant que Vorn Vet et Ieng Sary mais en terme d’influence sur les décisions du Comité permanent, c’est une autre affaire », suggère Craig Etcheson.

Ce supérieur hiérarchique que Duch avait au téléphone quotidiennement, ou, dans le pire des cas, tous les deux ou trois jours, vérifiait-il toutes les confessions ? Probablement pas. Craig Etcheson doute qu’il se soit occupé des aveux des simples soldats, en revanche, il ne doute pas qu’il ait suivi de près les confessions de personnages importants.


Les spécificités de S21


Craig Etcheson a compté parmi les fondateurs du DC-Cam qu’il a dirigé pendant deux ans avant de quitter ce poste pour garder un rôle de conseiller pendant trois ans. Il a travaille au bureau des co-procureurs depuis 2006. (Anne-Laure Porée)
Craig Etcheson a compté parmi les fondateurs du DC-Cam qu’il a dirigé pendant deux ans avant de quitter ce poste pour garder un rôle de conseiller pendant trois ans. Il a travaille au bureau des co-procureurs depuis 2006. (Anne-Laure Porée)


En mettant en perspective l’application de la politique du PCK à l’échelle du pays, Craig Etcheson souligne les spécificités de S21.

Une gamme élargie de tortures. « Il est clair pour moi que la torture a été pratiquée de manière généralisée sur l’ensemble du Kampuchéa démocratique », formule l’expert avant de prêter une plus grande variété de techniques de torture à S21 : « au niveau des centres de sécurité des zones, secteurs, districts, la gamme de torture a semblé restreinte au tabassage, aux coups de fouet, à la suffocation par sac en plastique, à l’électrocution. A S21 il y avait un certain nombre de techniques supplémentaires comme les brûlures, l’arrachage des ongles, le dépôt de sel sur des plaies ouvertes, le recours à des insectes venimeux, différentes sortes de torture à l’eau… »

Un processus d’aveu sophistiqué. Des documents ont été retrouvé qui prouvent que des aveux ont été extorqués dans d’autres centres de détention du Kampuchéa démocratique, mais « le processus d’aveu à S21 est plus détaillé, beaucoup plus rigoureux et plus sophistiqué, à cause de la nature des personnes interrogées. Beaucoup étaient des révolutionnaires chevronnés et avaient donc davantage de sujets sur lesquels ils pouvaient parler. Certaines confessions à S21 ont été obtenues sur plusieurs mois et ont pu contenir jusqu’à 1 000 pages. C’est incomparable par rapport aux autres centres. »

Le centre de sécurité le plus important en terme d’effectifs. A Kar Savuth, avocat de la défense, qui lui demande quel est le centre de sécurité le plus important sous le Kampuchéa démocratique, Craig Etcheson réplique qu’en terme d’effectifs, il s’agit sans hésiter de S21. La veille, le 27 mai, il a déjà signalé que « au niveau de l’échelon des districts, le nombre de personnel d’un centre de sécurité type était de 10 à 15 personnes. La dotation de personnel au niveau de l’échelon du secteur était un peu plus importante, de 20 à 30 personnes, et au niveau de la zone, les effectifs pouvaient monter jusqu’à 50 personnes voire davantage. Selon le document Statistiques combinées des forces armées en date de mars 1977, S21 figurait dans une catégorie unique en terme d’effectif. On peut ainsi y lire qu’en mars 1977, S21 comptait 2 327 personnes y travaillant. Ceci indique, à mon avis, que S21 était effectivement un organe unique au sein du Kampuchéa démocratique. »

« Si l’on mesure par le nombre de victimes, ajoute le chercheur le 28 mai, il est difficile de savoir quel centre a tué le plus de personnes. » A François Roux qui veut en savoir davantage sur la « comptabilité macabre » des centres de détention et sur le rang auquel S21 a été placé dans la liste du DC-Cam, Craig Etcheson livre ses doutes sur la fiabilité des données récoltées par le DC-Cam (qui s’explique selon lui par le manque d’expérience). Il ne croit pas aux 510 000 victimes de la prison de Ko Phal, dans la province de Kompong Cham. Puis il déclare ne pas être en mesure de répondre à la question posée. Il précise par ailleurs à François Roux, en livrant ses sources, que le nombre de centre de détention sous le Kampuchéa démocratique « est supérieur et de loin aux quelque 200 centres de sécurité identifiés par le DC-Cam ».

Une zone opérationnelle à l’échelle nationale. A la connaissance de Craig Etcheson, aucun autre centre de sécurité n’avait une zone opérationnelle aussi large que celle de S21.


Qui était l’Angkar ?

Quand la défense entame sa série de questions, elle en vient rapidement à interroger Craig Etcheson le sens du mot « angkar ». « Pour certains, il désignait l’ensemble de l’organisation du PCK. Pour d’autres, tout membre individuel du PCK. Pour d’autres encore, les plus hauts dirigeants du PCK comprenant le Comité permanent et les organes jouxtant le Centre du parti comme le bureau 870. Pour d’autres enfin, il désignait seulement Pol Pot ou Nuon Chea » décrypte l’expert.


Exercice d’organigramme

Craig Etcheson aura eu une courte pause déjeuner car François Roux lui a demandé de combiner deux organigrammes, celui de la hiérarchie du gouvernement du Kampuchéa démocratique avec celui de l’état-major. Objectif affiché : resituer la place de S21. Il maintient sa demande malgré les justifications du chercheur auprès du juge Jean-Marc Lavergne : « S21 était une unité spéciale. Parfois on faisait référence à S21 comme le service spécial. Cela indique la nature particulière de l’institution. Ce n’était pas une unité militaire ordinaire. Elle avait des fonctions très différentes dans la mesure où ce n’était pas une unité combattante mais une unité de renseignement. Voilà pourquoi il m’a paru approprié de l’inclure dans l’organigramme représentant le gouvernement plus que dans celui décrivant les unités combattantes. » La défense insiste. Elle constate à l’étude du document final que le chercheur a maintenu Duch au-dessus des divisions alors que hiérarchiquement il est au-dessous.  « Vous mettez S21 à une place qui n’est pas la sienne et omettez un certain nombre de personnes qu’on aurait aimé retrouver à leur juste place », assène François Roux. « Je n’aime et je n’ai jamais aimé les boucs-émissaires. » Alex Bates s’offusque du commentaire de la défense qui le rembarre sèchement en lui rappelant qu’il est intervenu dans l’interrogatoire de la défense, en donnant son avis sur les choix de l’accusé alors que l’heure n’était pas au réquisitoire.


Les lignes de la défense


L'obéissance et la désobéissance civile sont des thèmes que François Roux explore depuis de longues années. (Anne-Laure Porée)
L'obéissance et la désobéissance civile sont des thèmes que François Roux explore depuis de longues années. (Anne-Laure Porée)


Au menu de la défense pour cette interview de l’expert : la terreur, le secret, la hiérarchie, l’endoctrinement, la politique générale du PCK, les purges, l’obéissance. Autant de thèmes qui semblent profilent les grandes lignes de la défense.

La terreur. François Roux prie Craig Etcheson de définir un régime de terreur. Le chercheur s’exécute de bonne grâce : « C’est un gouvernement, ou une organisation similaire, qui emploie des méthodes violentes et arbitraires pour obtenir l’obéissance de ses membres et la soumission de la population qu’il souhaite contrôler ». Pour l’avocat de Duch, cette terreur imprègne le langage khmer rouge. Citant en exemple un avertissement de Son Sen à ses commandants, à qui il demande de « réfléchir ou porter attention à la manière d’éliminer l’ennemi », François Roux constate qu’il n’y a pas d’ordre « direct »d’éliminer les ennemis. « Son Sen veillait à ce qu’ils comprennent la ligne politique du parti et leur rôle dans la mise en œuvre de cette politique », commente Craig Etcheson. Se référant au statut et au fonctionnement du Comité central, à la diffusion des instructions à tous les organes du parti et à tous les niveaux hiérarchiques, rappelant « l’emprise ferme et constante sur les biographies », ainsi que sur les positions politiques, idéologiques et organisationnelles, l’avocat de Duch interpelle : « N’est-ce pas déjà un programme de terreur ? » Craig Etcheson acquiesce : « dans la mesure où l’accent sur l’emprise des biographies va de concert avec les purges, je répondrai par l’affirmative. »

Le secret. « La politique du secret était telle que même dans la correspondance confidentielle, on évitait de donner les noms de Pol Pot, Nuon Chea… » Craig Etcheson confirme les propos de François Roux : « L’obligation du secret au sein du PCK était extrême. L’explication donnée par l’accusé sur ce point est plausible à mes yeux. »

La hiérarchie. Craig Etcheson estime aussi que le Centre du parti est le seul organe qui sait tout ce qui se passe dans le pays. Mais il glisse que Duch constitue une exception à ce principe général. « Alors qu’il n’est pas membre du Centre du parti, il interroge des membres de diverses structures, quel que soit leur échelon dans le pays. Il a obtenu une perspective unique sur ce qui se passait dans le pays. » « Obtenu et rendu des comptes au Centre ! », s’empresse d’ajouter François Roux. Au chapitre des questions de hiérarchie et donc des ordres donnés, la défense demande si le Comité permanent a bien décidé d’une politique générale d’exécution au sein et en dehors des rangs à dater du 30 mars 1976. Craig Etcheson nuance : « Les exécutions avaient déjà commencé depuis un certain temps à l’intérieur du territoire sous contrôle du PCK. Bien que cette décision du 30 mars 1976 définisse officiellement la ligne, on pourrait qualifier cette décision de ratification d’une pratique établie. »

L’endoctrinement. Craig Etcheson ne conteste pas que le régime s’appuyait sur l’endoctrinement des membres du parti mais lorsque l’avocat de Duch lui demande si un membre du parti avait le choix d’assister ou pas aux séances de formation, donc d’endoctrinement, il répond sans hésiter : « On a toujours le choix maître. » François Roux creuse alors. En cas de refus, que pouvait-il se passer ? « Des mesures disciplinaires ». L’expert reconnaît qu’il suffisait de peu pour disparaître, pour être « écrasé ». « Dans le Kampuchéa démocratique, si on faisait le choix de ne pas obéir, on avait quelques problèmes qui pouvaient aller jusqu’à la mort ? », insiste François Roux. « Sans aucun doute », réplique l’expert.

La défense cite le rapport de l’expert mentionnant la lecture obligatoire de la revue khmère rouge Le Drapeau révolutionnaire. « Ne pas le lire était s’exposer à un acte de trahison. »  L’expert corrobore. Sceptique sur le fait que Pol Pot en soit le rédacteur unique, il indique que différentes sources « font état que Pol Pot était très engagé dans la rédaction du Drapeau révolutionnaire. Il n’est pas difficile de croire que Pol Pot accordait de l’attention à cet organe essentiel d’endoctrinement des cadres. »

La politique générale du PCK. Renvoyant systématiquement à des paragraphes du rapport rédigé par Craig Etcheson, la défense rappelle la communication exclusivement verticale, la politique de l’espionnage et de la délation qui font du Kampuchéa démocratique « un Etat policier » (qualification approuvée par l’expert), et la mise en place de cette politique par les dirigeants du PCK « sans que Duch ait pris le moindre rôle dans la détermination de cette politique. » Craig Etcheson pondère cette version de la défense en invoquant la période d’avril à août 1975 pendant laquelle les activités de l’accusé restent obscures. François Roux réagit fermement :

– L’accusé a-t-il jamais été membre du Comité permanent du PCK ?

– Je ne crois pas.

– J’ai lu dans votre rapport que le Comité permanent décidait de la politique.

– Effectivement, c’était le cas.

– Je vous remercie.

Les purges. Quand François Roux aborde la question des purges, il choisit de distinguer « les purges générales qui échapperaient à tout contrôle de l’accusé » des purges évoquées pendant la matinée « que la méthodologie de Duch aurait pu contribuer à rendre possible ». Très vite, le désaccord de Craig Etcheson émerge. Ce-dernier évoque le nombre inhabituel d’arrestations au niveau des cadres de districts, les purges dans les zones Nord-Ouest et Est. François Roux recadre sur « le processus de recherche et d’élimination de l’ennemi à tous les niveaux », arguant qu’au niveau du peuple, c’est-à-dire des districts, « tout ça est extérieur à Duch ». Mais Craig Etcheson persiste : « Je pense que S21 a joué un rôle central en tant qu’axe dans cet effort, à savoir déloger les vers de la chair. »

L’obéissance. La défense fait nommer par l’expert les dirigeants à qui Duch avait accès : « Son Sen, Nuon Chea, plusieurs autres membres du Comité permanent et un nombre inconnu de membres du Comité central ainsi que toutes sortes de dirigeants de zones et secteurs interrogés sous la supervision de l’accusé ». Craig Etcheson en profite pour glisser encore qu’à travers les interrogatoires, Duch a pu « apprendre beaucoup sur la structure et le fonctionnement de la politique du PCK ». « Les hauts dirigeants interrogés, ceux-là, n’avaient plus beaucoup de pouvoir sur la ligne politique du PCK », intervient François Roux. « Oui, naturellement, ils étaient tout près de la fin de leur carrière », ironise l’expert. Le ton de ce très court échange relate la tension sous-jacente à l’interrogatoire et cette obstination de l’avocat comme de l’accusé à être rigoureux, à maîtriser le discours.

Quand ils abordent la question des listes de traîtres, Craig Etcheson formule une différence entre « les listes établies par les victimes en train de rédiger leurs aveux et un autre type de listes qui est le produit d’une analyse rédigée par l’accusé, les interrogateurs ou toute autre personne sous autorité de l’accusé. » Au total, le nombre de listes est évalué à un millier ou plus par l’expert sans qu’il puisse chiffrer le nombre attribuable au seul Duch.


Le débat amorcé sur le pouvoir de décision de l’accusé

Au cœur des débats sur l’obéissance figure celui sur le pouvoir de décision de l’accusé, question que le tribunal devra trancher. C’est pourquoi François Roux demande à Craig Etcheson d’étayer ses propos selon lesquels « les purges résultaient d’une part de la paranoïa  et d’autre part qu’elles résultaient de la méthodologie utilisée par l’accusé pour chasser les ennemis ». « Nous avons parlé de la politique du parti, de la terreur, de l’obéissance absolue. En quoi la méthodologie de Duch est-elle différente de la politique du PCK ? En quoi relève-t-elle d’initiatives propres et personnelles ? »

Craig Etcheson rectifie d’abord : il n’a pas parlé des méthodes utilisées par l’accusé mais des « méthodes conçues et mises en pratique par l’accusé ». Puis il argumente : « Je crois comprendre que l’accusé a fait preuve de beaucoup de créativité et d’innovation et institutionnalisé des méthodes circonstanciées qu’il a mises au point pour obtenir des aveux, recueillis sur des périodes très longues. Dans certains cas, la victime était contrainte de nommer toutes les personnes qu’elle avait connues. Les listes de noms étaient utilisées pour arrêter de nouveaux réseaux de traîtres auxquels le même processus était appliqué. Il y a eu une croissance exponentielle du nombre de personnes arrêtées victimes de purges. C’est en partie le zèle avec lequel l’accusé a mis en œuvre ce projet qui explique les résultats obtenus avec ces méthodes et le grand nombre de victimes. La politique du Comité permanent du PCK a joué un rôle de mise en place de cette stratégie et d’autre part, la créativité, l’inventivité et le zèle ont aussi contribué de manière substantielle à l’ampleur du désastre. »

« Avait-il le choix ? » questionne François Roux. « On a toujours des choix possibles », assure Craig Etcheson pour la deuxième fois de l’après-midi.

L’avocat de la défense ne désarme pas : « Vous parlez du pouvoir d’innovation de l’accusé. Ça sonne curieusement à mes oreilles. Dans l’organisation que vous avez décrite du Kampuchéa démocratique, je n’ai pas l’impression, du haut en bas de la chaîne, qu’un cadre quel qu’il soit puisse se permettre des innovations sans qu’elles aient été fortement encouragées. Je considère pour ma part que le meilleur terme applicable à S21 est qu’il était sous tutelle absolue. » Et l’avocat de requérir à nouveau un exercice auprès du chercheur à savoir celui de fournir, en toute indépendance, des arguments « pour dire que Duch n’a fait qu’appliquer scrupuleusement la politique demandée par ses supérieurs. » Craig Etcheson esquive. Il en appelle au concept « qui dit que les cadres devaient pouvoir maîtriser toutes les situations auxquelles ils étaient soumis avec des moyens novateurs conformes avec la ligne du parti pour obtenir le résultat recherché. »

Nayan Chanda contrebalance la version khmère rouge de l’histoire












Nayan Chanda, né en Inde en 1946, a obtenu une bourse pour faire sa thèse en France en 1971, sur la politique étrangère du Cambodge sous Sihanouk. (Anne-Laure Porée)
Nayan Chanda, né en Inde en 1946, a obtenu une bourse pour faire sa thèse en France en 1971, sur la politique étrangère du Cambodge sous Sihanouk. (Anne-Laure Porée)







Qui est Nayan Chanda ?

Aujourd’hui rédacteur en chef du magazine en ligne YaleGlobal , qui émane du Centre d’études sur la mondialisation de l’université américaine Yale, Nayan Chanda a couvert l’actualité de la région (Cambodge, Laos, Vietnam, Thaïlande…) pendant plus de trente ans pour la Far Eastern Economic Review, magazine de référence en anglais consacré à l’Asie et basé à Hong-Kong. Il est aussi l’auteur d’un livre majeur, Les frères ennemis (Brother Enemy : The War After The War en version anglaise), écrit dans les années 1980 et qui lui vaut cette convocation au tribunal de Kambol. L’ouvrage analyse les conflits et les alliances entre les partis communistes cambodgien, vietnamien, chinois… et permet de comprendre ce qui a mené à « la troisième guerre d’Indochine », à savoir un conflit armé entre le Vietnam et le Cambodge, officiellement déclenché début 1978, et un conflit armé entre la Chine et le Vietnam en 1979. En toile de fond : le jeu diplomatique des puissances soviétique et américaine. Les frères ennemis associe avec rigueur la démarche du chercheur à celle du journaliste. Nayan Chanda, qui revendique cette double casquette, continue à recueillir des documents pour mieux comprendre l’histoire de cette région. Le travail colossal (douze ans d’enquête) qu’il a réalisé l’amène à conclure dans son livre que « ce sont les pesanteurs historiques et le nationalisme, et non l’idéologie, qui recèlent les clés de l’avenir de la région ».


L’enjeu de cette expertise

Quand Nayan Chanda arrive au tribunal, il sait qu’il va évoquer les relations entre le Cambodge et le Vietnam mais personne ne lui a présenté plus avant les enjeux de sa présence. François Roux, avocat de la défense, s’en charge mardi 26 mai alors que l’audition du témoin est quasiment finie. « A partir du moment où il y a conflit armé depuis avril 1975, cela signifie que tous les prisonniers vietnamiens envoyés à S21 ont été victimes de crime de guerre. » Selon François Roux, cela n’a pas d’incidence pour l’accusé qui reconnaît que « au moins pendant toute l’année 1978 les Vietnamiens ont bien été victimes de crimes de guerre ». Duch, dans sa reconnaissance du crime, se range donc strictement derrière la thèse officielle. « Jusqu’à présent, renchérit son avocat, on a toujours entendu que la thèse officielle était que le conflit armé international avait commencé le 31 décembre 1977 et les co-procureurs demandent à la Chambre de contredire par décision de justice cette date. »

François Roux a le sentiment, à la fin du témoignage de l’expert, que l’existence d’un conflit armé international d’avril 1975 au 6 janvier 1979 n’a pas été confirmée. Il retient des explications de Nayan Chanda les « nombreuses escarmouches », les « nombreux engagements ponctuels des armées », et la volonté du gouvernement vietnamien d’empêcher « que le conflit ne dégénère ». Nayan Chanda  répond alors très clairement : « les Vietnamiens espéraient que le conflit puisse être contenu, étouffé. […] La guerre a été gardée soigneusement secrète. […] Je ne sais pas comment la guerre est définie en droit, doit-elle être un événement déclaré ? Est-ce que la guerre peut exister sans qu’il y ait déclaration ? Si la déclaration n’est pas nécessaire alors les deux pays étaient en guerre depuis avril 1975 ».


Retour aux sources

Lors de la première journée d’audience, Nayan Chanda justifie, auprès notamment du co-procureur Alex Bates, de ses sources voire de ses méthodes d’enquête (voir la citation du 25 mai 2009) : Combien de témoins a-t-il interrogé sur les lieux de telle enquête ?, combien d’interview a-t-il réalisé sur tel sujet ?, Quelle était sa source d’information sur telle affaire ?, Pourquoi les plus hauts responsables dans la région acceptaient de répondre à ses questions ?

Quant à la juge Silvia Cartwright, elle sollicite sa mémoire lui demandant s’il se souvient de certaines dépêches, de certains télégrammes ou rapports. Prudent, Nayan Chanda rappelle régulièrement que sa mémoire n’est pas infaillible mais trouve toujours des réponses précises dans son ouvrage ou dans les notes de ses chapitres, prouvant encore la rigueur de son travail.

Comme il l’explique à la cour, Nayan Chanda ne met pas les pieds au Cambodge sous le régime du Kampuchéa démocratique. Il en part après le 10 avril 1975 pour couvrir la prise de Saïgon par les troupes communistes du Nord Vietnam. Sur le Cambodge, il travaille donc souvent depuis le Vietnam. Cependant, il trouve dans les écoutes de la radio de Phnom Penh (la radio khmère rouge), transcrites par la CIA et mises à disposition contre le prix d’un abonnement, une source d’information essentielle. Il en extrait d’ailleurs en 1978 le virulent appel de Pol Pot du 10 mai invitant à broyer l’ennemi vietnamien : « En terme de nombre, [chacun] d’entre nous peut tuer trente Vietnamiens. Nous avons besoin de seulement deux millions de troupes pour écraser les 50 millions de Vietnamiens et il nous restera encore six millions de Cambodgiens. » A l’époque de cette déclaration, la zone Est vient de faire l’objet de purges massives.


Les motifs du conflit khméro-vietnamien

Pour Nayan Chanda, il ne fait aucun doute que le conflit du Kampuchéa démocratique avec son voisin thaïlandais n’a pas pour les Khmers rouges la même importance que celui qui les oppose aux Vietnamiens : « le Vietnam était la source d’inquiétude principale. Les Khmers rouges s’inquiétaient énormément du désir expansionniste des Vietnamiens. C’est le motif qui les amenés à s’opposer au Vietnam. »

Pour le chercheur, la conférence de Genève en 1954 constitue le moment fondateur à partir duquel l’idéologie khmère rouge perçoit le Vietnam comme une menace. En effet à cette conférence qui marque la fin de la guerre d’Indochine contre la puissance coloniale française et qui partage le Vietnam en deux, le Parti révolutionnaire du peuple khmer, émanation du Parti communiste indochinois fondé par Ho Chi Minh, n’est pas invité à la table des négociations. Il n’est donc pas reconnu comme contributeur à la lutte anticoloniale. « C’est perçu comme étant une trahison du Vietnam », analyse Nayan Chanda. Par ailleurs les Cambodgiens ont une divergence profonde avec les Vietnamiens, ils n’ont « aucun désir de former une fédération indochinoise ».

Cette divergence éclaire le choix de Pol Pot de dater la naissance du parti communiste cambodgien en 1960 plutôt qu’en 1951, année de la scission du parti communiste indochinois en trois partis au Vietnam, au Laos et au Cambodge. « Cette démarche servait à couper le cordon ombilical avec le Vietnam », estime Nayan Chanda.

Les Khmers rouges ont toujours projeté que leur ennemi historique n’avait qu’une idée en tête, « avaler » le Cambodge. Cette position radicale se traduit par un discours ouvertement raciste. Nayan Chanda cite pour preuve le Livre noir, faits et preuves des actes d’agression et d’annexion du Vietnam contre le Kampuchéa publié en 1978 par le ministère des Affaires étrangères khmer rouge : « Il décrit les Vietnamiens comme agressifs par nature. A partir de là, toutes les personnes qui ont des liens avec le Vietnam sont des ennemis du Kampuchéa démocratique ».  Les confessions des prisonniers vietnamiens lues à la radio et dans lesquelles ils ont admis (probablement sous la torture) le désir d’expansion du Vietnam sur le Cambodge constituent elles aussi des outils de cette propagande. Nayan Chanda se souvient d’en avoir entendu quelques-unes.

Côté vietnamien, le soutien de la Chine au Kampuchéa démocratique ne peut qu’aviver le sentiment d’être pris en tenailles au nord et au sud-ouest et rappeler au pays son histoire ponctuée de résistances aux invasions de l’Empire du Milieu.


Le silence des médias

Pendant longtemps, les combats entre les deux pays ne sont pas relatés par les médias parce que, selon Nayan Chanda, ni les Khmers rouges, ni le Vietnam ne tiennent à les reconnaître ouvertement. « Cambodgiens et Vietnamiens ont gardé pendant longtemps un voile de silence sur leurs attaques. Pour nous qui étions sur place et essayions de comprendre, il fallait lire entre les lignes pour comprendre ce qui se passait. » A la mi-décembre, le Premier ministre du Vietnam, Pham Van Dong, interviewé par Nayan Chanda, admet du bout des lèvres qu’il y a des problèmes mais n’entre pas dans les détails. « Le calcul du Vietnam était le suivant : un conflit ouvert avec le Cambodge impliquerait la réaction d’autres pays. Les Vietnamiens voulaient donner la réplique aux attaques khmères rouges et pensaient que la défaite inspirerait la rébellion à l’intérieur du Cambodge. Alors soit Pol Pot deviendrait raisonnable, soit l’opposition se ferait à l’intérieur du parti. »

Finalement, l’officialisation du conflit vient du Kampuchéa démocratique avec la rupture officielle des relations diplomatiques le 31 décembre 1977. Dès lors, le nombre de victimes est rendu public, la portée des affrontements également.


Les Khmers rouges ont attaqué les premiers

Le discours bien souvent en vigueur au Cambodge est que les hostilités ont été déclenchées soit par les Vietnamiens, soit à cause de leur présence sur le territoire khmer. Le témoignage de Nayan Chanda apporte un point de vue contradictoire, en se référant à un passage du livre de David Chandler S21 ou le crime impuni des Khmers rouges. « Il écrit que l’accusé a pu mettre au point une conception très sophistiquée de la trahison entre 1972 et 1973. Il y est question de chaînes de traîtres, d’une opération secrète, qui fut alors mise en oeuvre par les Khmers rouges pour purger ceux qu’on appelait les « Khmers Hanoï », ceux qui étaient revenus en 1970 après des années d’exil au Nord Vietnam pour y aider la révolution. En 1973, des centaines d’entre eux furent arrêtés et assassinés dans le plus grand secret, après que les Vietnamiens eurent retiré le gros de leurs troupes du Cambodge. Certains réussirent à fuir au Vietnam, après leur détention, d’autres furent arrêtés après avril 1975, beaucoup furent arrêtés dans la Zone spéciale. L’aspect furtif et impitoyable de cette campagne d’épuration répondait peut-être au style administratif naissant spécifique à Duch. Cette campagne laissait déjà présager du mode opératoire de S21 ».

« Depuis 1973, la présence vietnamienne était terminée », affirme Nayan Chanda. Mais à l’époque les Khmers rouges, eux, dénoncent cette présence pour justifier leurs répliques armées, qu’ils disent défensives. Selon Nayan Chanda, la tâche primordiale des Vietnamiens est alors de gérer l’afflux de réfugiés en provenance du Cambodge plutôt que d’y maintenir des bases. Sur ce point, il confirme son désaccord avec les sources américaines « hautement fiables » auxquelles la juge Cartwright se réfère.

En 1975, ce sont encore les Khmers rouges qui déclenchent les premiers incidents frontaliers sur les îles vietnamiennes du golfe de Thaïlande (le 4 mai), quelques jours après la prise de Saïgon par les communistes vietnamiens. Dans les mois qui suivent, aucune tentative de négociation aboutit à une trêve durable. La seule transaction dont Nayan Chanda ait été informé, plus tard, concerne la livraison de 49 réfugiés par les Vietnamiens en échange de bétail, en pleine conscience de ce qui attendaient les réfugiés une fois remis aux mains des Khmers rouges.

Enfin, selon le journaliste, « l’initiative d’attaquer les villages frontaliers revenait aux Khmers rouges. Le Vietnam a suivi mais n’a pas précédé les attaques khmères rouges. »


Nuon Chea, l’ami du Vietnam

Les Vietnamiens semblent avoir commis quelques erreurs dans leur perception des événements et dans leur stratégie. Quand ils fournissent des armes aux Khmers rouges et les forment pour prendre la capitale Phnom Penh, à un moment où la Chine ne peut pas offrir son aide, ils pensent gagner les révolutionnaires cambodgiens à leur cause, à savoir l’unité des communistes de la péninsule indochinoise. Mais ils se trompent, les Khmers rouges clament leur victoire, et revendiquent qu’ils l’ont remportée seuls, sans aucune aide étrangère.

Pendant près de deux années, les Vietnamiens évitent les provocations, se contentent de répliques d’après le journaliste expert. « J’ai le sentiment que fin 1977 le Vietnam avait conclu qu’il ne s’agissait pas de malentendus ni de conflits territoriaux mais d’une question fondamentale de la politique khmère rouge contre le Vietnam », déclare Nayan Chanda. Cette prise de conscience tardive engendre une nouvelle stratégie. Les options sont simples : soit la politique du PCK change, soit les personnes au pouvoir changent, soit, pour retrouver paix et stabilité, il faut prendre Phnom Penh, ce qui sera finalement la solution choisie.

Autre erreur d’appréciation que Nayan Chanda a découvert récemment dans la lecture d’un travail de recherche basé sur des documents diplomatiques soviétiques : Nuon Chea était le « Monsieur Vietnam » des Khmers rouges, c’est lui que Pol Pot envoyait en émissaire auprès des Vietnamiens à la veille de la chute de Phnom Penh. « Jusqu’en 1978, les Vietnamiens pensaient que Nuon Chea était un modéré et un ami du Vietnam », rapporte Nayan Chanda conscient que c’est difficile à imaginer, tant cela contraste avec les propos anti-Vietnamiens de l’ex-bras droit de Pol Pot.


L’envers de la propagande khmère rouge

Le travail de Nayan Chanda ouvre des perspectives, il permet d’entendre le point de vue des différents protagonistes interrogés au fil des ans et d’offrir une contradiction à la propagande khmère rouge dont ont été abreuvés les Cambodgiens. Exemple caractéristique : le 6 janvier 1978, le Kampuchéa démocratique publie un communiqué clamant sa victoire sur les Vietnamiens. « Il s’agit d’un communiqué sur leur supposée victoire qui n’est pas prise au sérieux par toutes les parties connaissant la nature de ce conflit », détaille Nayan Chanda d’un air sceptique. « En mars 1978, j’étais au Vietnam. Je me suis rendu le long de la frontière. A moins que les Khmers rouges considèrent les tueries de civils comme une victoire, je n’ai pas constaté de pertes militaires sur cette zone frontalière. » Quelques semaines plus tard Pol Pot appelle à anéantir l’ennemi vietnamien à 1 Khmer contre 30 Vietnamiens. « L’objectif [de ce communiqué] était de remonter le moral des Khmers rouges au combat », interprète Nayan Chanda.


L’impudente version historique de Duch

A la fin de la déposition de Nayan Chanda, l’accusé demande à la cour l’autorisation de faire quelques observations. Par le biais de ses commentaires, il livre une autre version de l’histoire qui charge Pol Pot, dans la plus pure tradition du discours des anciens Khmers rouges. « Ho Chi Minh a mis en avant que la cause principale était la lutte contre les Français. Par conséquent il fallait un seul parti au pouvoir, le Parti communiste d’Indochine. Un parti, un soldat, un gouvernement et un pays : la fédération indochinoise. C’était une source d’hostilité entre Le Duan, secrétaire du Parti communiste vietnamien, et Pol Pot. Le conflit entre Le Duan et Pol Pot était un conflit mortel, s’étendant sur une longue période de temps depuis 1954. […] Ils ont essayé de se renverser l’un l’autre. Malgré le conflit armé, Le Duan souhaitait que Pol Pot le suive. […] Pol Pot et Le Duan étaient en conflit personnel. Chacun avait son propre parti, disposait de ses propres soldats. Par conséquent ce fut un bain de sang et un désastre pour la population civile. Mon but n’est pas de dire que Pol Pot était le grand patriote du pays. Pol Pot était un assassin. C’était le père de l’assassinat du Cambodge.  »

Duch évoque un million de personnes qui ont perdu la vie au Cambodge, à cause de Pol Pot et « dans ce cadre-là, à S21, mes mains ont été tâchées du sang des personnes qui ont perdu la vie : 12 380 personnes. »

Expliquer la mort du quart de la population cambodgienne par un conflit de personnalité est une version de l’histoire qui apparaît bien grossière après la subtilité et la complexité des analyses de Nayan Chanda compilées à ses enquêtes de terrain. Mais une fois encore, il semble que Duch tienne à sa part d’écriture de l’histoire. Il se place au niveau de l’expert en le félicitant pour son travail, en le critiquant et en donnant son avis. Il conteste par exemple le titre Les frères ennemis : « Si vous parliez de Corée par exemple, je serais tout à fait d’accord. Il y a une histoire commune, un territoire commun, une langue commune. Pour ce qui nous concerne, ça n’a jamais été une histoire unique. » Comme si Duch n’admettait pas le bagage commun des partis communistes de la péninsule indochinoise auxquels le titre du livre de Nayan Chanda fait très précisément référence. Dommage que les juges n’aient pas demandé à Nayan Chanda de répondre à cette lecture caricaturale de l’histoire…

Craig Etcheson répond aux co-procureurs




Craig Etcheson, interrogé par Alex Bates, co-procureur sur le départ. (Anne-Laure Porée)
Craig Etcheson, interrogé par Alex Bates, co-procureur sur le départ. (Anne-Laure Porée)



La surprise du jour

Ambiance molle à 9 heures ce matin au tribunal. Les habitués se demandent avec combien de minutes de retard les magistrats vont ouvrir la séance… Vingt minutes. Les juges s’installent, le président ouvre l’audience et annonce tout de go un huis-clos pour régler les questions soulevées par les parties la veille. Il faut sortir de l’ornière… Le public est prié de patienter une heure et demie selon les traductions khmère et anglaise, seulement une demie heure en version française. A cette réunion de mise en état, terme technique définissant ce type de mise au point entre les parties, les parties civiles sont priées de ne pas assister. Une décision dont Silke Studzinsky, avocate des parties civiles, se plaindra au nom de ses trois clients présents chaque jour à l’audience, arguant que l’accusé, lui, était à cette réunion. L’avocate réclame pour eux un traitement juste et équitable.


Que fait le public pendant que la Chambre cogite ?

Il y a ceux qui attendent : pause café, lecture ou cigarette, sieste ou jeux vidéo. Il y a ceux qui bossent : enregistrer le magazine télé de lundi consacré au procès, faire des interviews, écouter les histoires des villageois de Kompong Chhnang amenés par le DC-Cam, photographier le quotidien du tribunal.


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Une décision ponctuelle

Quand l’audience reprend à midi, la Chambre observe que « la défense reconnaît la qualité d’expert de Craig Etcheson et ne conteste pas son rapport », ni les documents placés en annexe qui, de fait, en constituent une partie intégrante. Par conséquent, « ces documents sont disponibles à la Chambre à des fins de décisions prises par elle ». Il ne sera donc pas nécessaire de procéder à la lecture de tous ces documents. Voilà qui est tranché. Cependant le problème n’est résolu que pour le cas de Craig Etcheson. La méthodologie n’est pas fixée de manière générale.


Expert jusqu’en juillet 2007

Après la pause déjeuner, la défense précise qu’elle distingue la période qui court jusqu’en juillet 2007, de la période qui suit. Pour elle, Craig Etcheson est un expert jusqu’à ce que Duch soit mis en examen. Une fois que ce dernier devient accusé, Craig Etcheson, qui travaille pour le bureau des co-procureurs, devient partie prenante versant accusatoire (« la voix de l’accusation »,  avait expliqué la veille François Roux) et n’est plus considéré par les avocats de l’accusé comme expert.


Les dates clés de l’histoire du PCK

A la demande des co-procureurs, Craig Etcheson revient sur l’évolution du Parti, de sa création en 1960 sous le nom de Parti des travailleurs du Kampuchea (Nuon Chea en est dèjà secrétaire adjoint), à la chute du régime. Il retient qu’en 1963 Saloth Sâr, alias Pol Pot, devient secrétaire général ; que le parti change de nom au congrès de 1971 pour devenir Parti communiste du Kampuchea (PCK), date à laquelle Khieu Samphan devient membre titulaire du Comité central ; et qu’au congrès de 1978 le PCK doit désigner de nouveaux  secrétaires de zone à la suite des purges.


Mort ou rééducation

La Constitution du Kampuchea démocratique définit dans son article 10 que « les activités dangereuses contraires aux intérêts de l’Etat du peuple doivent être condamnées au plus haut degré ». Cette peine la plus sévère est probablement la peine de mort. « Un très grand nombre de délits étaient passibles de la peine de mort au Kampuchea démocratique, explique Craig Etcheson. Ne pas travailler avec enthousiasme, ne pas travailler dur douze à quatorze heures par jour, c’était passible de la peine de mort. »

La Constitution stipule également : « Les autres affaires font l’objet d’une rééducation constructive dans le cadre d’organisations étatiques ou populaires ». Il n’est pas difficile d’interpréter la différence entre ce qui est écrit sur le papier et la réalité des camps de rééducation. « Si quelqu’un commettait une infraction légère ou mineure, il était condamné au travail forcé. Les conditions de vie étaient à tel point inhumaines que le taux de mortalité était très élevé parmi les détenus. Les auteurs de délits graves travaillaient jusqu’à mourir ou être exécutés. La discipline qui s’exerçait dans le Kampuchea démocratique était extrêmement arbitraire », conclut l’expert.


Le principe de l’indépendance poussé à l’extrême

Craig Etcheson est amené par le procureur à expliquer un des principes fondateurs promus par le PCK : l’autarcie et le contrôle de l’indépendance, ainsi que d’ébaucher ses dérives. Concrètement, ce principe s’est traduit, toujours selon Craig Etcheson, par un refus de puiser des conseils auprès d’autres pays dits communistes. Les dirigeants du PCK expliquaient l’échec des autres révolutions par le fait qu’ils n’avaient « pas réussi à éliminer les classes opprimantes, les capitalistes, les bourgeois, les classes féodales ». « Ils estimaient leur révolution unique. » Leur objectif était de « transformer la société afin d’arriver à un communisme pur. » Cette démarche, selon le chercheur, a ignoré l’ensemble de la théorie fondée par Marx, Engels, Lénine, Staline… « Les dirigeants du PCK avaient la conviction que par le biais de ce concept d’indépendance souveraine et l’annihilation des relations avec l’extérieur, ils pourraient devenir un modèle. »


La pureté selon les Khmers rouges

Les critères d’adhésion au parti, inscrits dans les statuts du PCK et rapportés par Craig Etcheson à l’audience, permettent de comprendre ce qu’est un homme pur pour les Khmers rouges. « Il doit avoir de bonnes mœurs, il doit être bon et pur politiquement, il doit ne jamais avoir été impliqué avec l’ennemi », résume Craig Etcheson. Un exemple typique selon lui de ces hommes aux biographies pures, ce sont les jeunes garçons recrutés par Duch à Kompong Tralach pour travailler à S21. Recrutés dans une région pauvre et éloignée, « il est peu vraisemblable qu’ils aient été influencés par des citadins, des capitalistes, ou des bourgeois. »


S21 aussi purgé

L’expert américain confirme ensuite que les cadres et les employés de S21 ont fait eux aussi l’objet de purges, comme toutes les autres structures dans le pays : « Certains cadres de S21 ont été arrêtés et envoyés à S24 pour y être rééduqués. Les registres de S21 montrent qu’une proportion importante ont fini par tomber dans la catégorie des victimes de S21 ».


Priorité nationale de chasse à l’ennemi

En décortiquant par la suite le fonctionnement des organes directeurs du Kampuchea démocratique (Comité permanent, Comité central, Bureau 870…), en citant la présence de Nuon Chea et Khieu Samphan aux plus hauts niveaux, en analysant les modes de communication entre ces structures et les zones, secteurs, districts, en étudiant la propagande du régime… il apparaît que tous les cadres khmers rouges ne pouvaient ignorer la ligne du parti, et que partout les priorités du régime étaient claires. Craig Etcheson se réfère ainsi aux rapports remis par les zones au Centre du parti, calqués sur un modèle laissant une place prépondérante aux questions de sécurité : « Les zones comprenaient que l’intérêt principal portait sur la chasse à l’ennemi de l’intérieur plus que sur l’économie et le développement ».


Communication verticale

Sur la base de ses recherches, Craig Etcheson décrit comment chacun devait rendre compte à son supérieur hiérarchique le plus proche. Il confirme que « communiquer par les voies officielles était quelque chose d’extrêmement respecté ». « En règle générale, dans l’ensemble de l’appareil administratif, politique et militaire, les communications se faisaient de manière strictement verticale. Cette règle était strictement appliquée », affirme-t-il. Les exemples ne manquent pas. A S21, si un détenu évoquait une communication qui sortait de ce rapport hiérarchique, vertical, c’était « considéré comme un acte de trahison ». Selon Craig Etcheson, ce type de communication était appliqué de manière encore plus accentuée dans le domaine militaire.


Le co-procureur sert la défense

Curieusement, en interrogeant Craig Etcheson sur un procès-verbal de réunion entre Duch et les commandants des divisions 170 et 290, Alex Bates semble faire le jeu de la défense. Cherche-t-il à montrer que Duch enfreint la règle, que S21 a des relations directes avec d’autres structures sans passer par le voie verticale ? « S21 rencontre des divisions, discute avec elles du nom des prisonniers, collabore pour les arrestations, dit le co-procureur. Comment cela s’inscrit-il dans le tableau général ? » La réponse de Craig Etcheson est claire : « D’après ce document, il y avait aussi à cette réunion Son Sen. L’accusé rendait compte au sommet de la hiérarchie du PCK et par le truchement de Son Sen coopérait avec les divisions pour procéder à ce qui a constitué des purges très importantes dans l’appareil militaire. » Duch agissait sous l’autorité de Son Sen, ce qu’il ne cesse de clamer depuis le début de son procès.

Le procès s’embourbe dans les questions de procédure


Le 20 mai, "Journée de la Haine" au Cambodge, journée déprime au tribunal. (Anne-Laure Porée)
Le 20 mai, "Journée de la Haine" au Cambodge, journée déprime au tribunal. (Anne-Laure Porée)


Le président de la chambre de première instance, Nil Nonn, avait donné rendez-vous à 10h30 aux parties comme au public. Il entre en scène à 11 heures. Seul. Si les retards deviennent ici monnaie courante, l’arrivée d’un unique juge est exceptionnelle. Rapidement, Nil Nonn annonce que l’audience de la matinée ne peut se dérouler. Les débats sont complexes, les magistrats ont besoin de temps pour discuter et prendre leurs décisions. L’audience ne reprendra qu’à 13h30… Déception générale. Les dizaines de villageois amenés en bus par une ONG depuis la province de Kompong Chhnang, sortent bredouilles.


Trois documents irrecevables

A 13h50 (au lieu de 13h30), les magistrats reprennent leur place à la cour. Le président annonce deux décisions. La première décision est une réponse aux requêtes soulevées en avril (voir le compte-rendu du 22 avril). Elle concerne la recevabilité des documents versés au dossier comme éléments de preuve. Deux déclarations de deux témoins décédés (dont celle de Ham In, survivant de M13) prises par des représentants du Centre de documentation du Cambodge (DC-Cam) ne pourront pas être utilisées par les co-procureurs comme élément de preuve. La déclaration de l’accusé en date de mai 1999 faite à Christophe Peschoux, délégué du représentant du Haut Commissariat des Nations unies aux droits de l’Homme ne sera pas non plus admise. En revanche la chambre de première instance fait droit aux co-procureurs d’utiliser le rapport de Choeun Sothy.


Une demie-décision sur la méthode de présentation des preuves

La deuxième décision du jour n’est pas formulée de manière aussi claire que la première. Elle concerne la méthode à mettre en oeuvre s’agissant des documents à produire au débat. Parce que dans le fond, le problème est celui-ci : dans un système de civil law normal, le dossier des juges d’instruction est d’emblée accepté comme élément de preuve, mais dans le règlement établi par ces chambres extraordinaires, il est stipulé que seules les pièces débattues contradictoirement devant les magistrats peuvent servir à fonder leur jugement. Résultat : la chambre de première instance invite les parties à produire les documents pendant l’audience avec lecture intégrale ou résumé. C’est le seul moyen selon eux d’apprécier la valeur d’un document. Ils rappellent l’obligation de soumettre un document à débat contradictoire, condition là encore d’un procès équitable. La chambre s’autorise à décider si ce débat doit porter sur une partie ou sur l’ensemble d’un document. Dans cette décision, les juges ne tranchent pas sur un point essentiel : faut-il trier, hiérarchiser les documents présentés ?


Prouver que l’expert est un expert…

L’absence de décision sur ce point précis va empoisonner la fin de l’audience. Quand le co-procureur Alex Bates se lance dans l’interrogatoire de l’expert Craig Etcheson, qui attend patiemment que quelqu’un veuille bien lui poser des questions, il s’empresse de justifier la lecture de plusieurs dizaines de documents ou de leurs résumés.

Alex Bates : Combien de documents avez-vous lus et examinés dans les douze mois précédant la rédaction de votre rapport ?

Craig Etcheson : Environ 50 000, dont 2 000 à 3 000 de manière plus précise. 161 documents ont été sélectionnés dans le cadre de la rédaction de ce rapport.

AB : pourquoi avoir sélectionné 16 télégrammes plutôt qu’un seul ?

CE : Ces télégrammes illustrent différents types de communication entre les structures du Kampuchea démocratique et le Centre du Kampuchea démocratique. […] Ils témoignent de la mise en oeuvre de la politique du Kampuchea démocratique.

AB : Après deux années de recul [le rapport a été rédigé en juillet 2007], diriez-vous que ces 16 télégrammes sont superflus ?

CE : Non.

Comme n’importe quel chercheur ou expert, Craig Etcheson confirme la nécessité de recourir à l’analyse d’une diversité de sources. Alex Bates embraye : « De l’avis des co-procureurs, pour apprécier la fiabilité du rapport de monsieur Craig Etcheson, la Chambre doit elle-même pouvoir apprécier la fiabilité des conclusions. Comment le faire sinon en s’assurant de la fiabilité de la teneur des documents sur lesquels s’est porté le rapport ? »

Quelle étrange situation que de voir cet homme convoqué en qualité d’expert parce qu’il travaille depuis trente ans sur le Cambodge, assis au milieu d’une cour qui ne lui pose pas de questions de fond. Quel paradoxe de voir les co-procureurs s’échiner à prouver que l’homme qui travaille pour eux depuis juillet 2006 est un expert digne de ce nom.


Partie de cache-cache avec les documents

La liste des documents présentés par les co-procureurs comme éléments de preuve aux magistrats n’est pas non plus au point, pour des raisons techniques d’enregistrement sur la base informatique, expliquera Alex Bates. Résultat, la cour passe près d’interminables minutes à chercher à quoi correspondent réellement certains documents énoncés. Cela donne lieu à des dialogues surréalistes :

François Roux : Il s’agit des deux derniers documents sur la liste que vous avez distribuée aux parties hier. Le premier : IS annexe C D2-15 annexe C numéro 39. Le deuxième : D2-15 annexe C numéro 30. Où se trouvent ces deux documents dans votre tableau E55 point 1 ?

Juge Lavergne, souriant : Je crois que j’en ai trouvé un ! S’agissant du numéro 30, il semblerait que ce soit le numéro 111 de votre liste. Je ne sais pas quel est le numéro de l’annexe 39…


Recevabilité des documents

En plus de s’embrouiller dans la nature des documents, les parties doivent faire le point sur ce qui, du document ou du résumé, est traduit et dans quelle langue. Puis surgit une question cruciale : quels documents doivent au final retenir les juges ? Jean-Marc Lavergne en perd son latin et requiert l’aide de l’expert : « Sur quoi vous êtes-vous fondé ? » Craig Etcheson ayant parfois travaillé sur des versions en khmer, parfois sur des résumés d’analyse en anglais, il conclut que le document original, dans sa version intégrale comme le résumé doivent être considérés.

Après la présentation d’un document qui compte 153 pages dont le résumé s’étire sur 12 pages, l’avocat de la défense François Roux implore un tri et propose de se limiter à 3 ou 4 documents pour les faits contestés et à 2 documents pour les faits non contestés. Il fait chou blanc. « Ce n’est pas le rôle de la Chambre de dire aux parties quel document utiliser avant d’avoir eu l’occasion de les entendre », tranche Silvia Cartwright. Plus tard Alex Bates, agacé par les « interruptions constantes de la défense » invoque « le droit du public à entendre les éléments de preuve qui fonderont le jugement ». « On entend souvent dire que le tribunal manque de transparence, les rapports sont de plus en plus nombreux sur les questions de corruption. Que souhaitons-nous réaliser au terme de ce processus ? » Pour le co-procureur la réponse se trouve dans « un jugement fondé sur des preuves solides et corroborées ». L’avocate des parties civiles Elisabeth-Joëlle Rabesandratana argumente en soutien aux co-procureurs que « la défense n’a pas à dicter les modes de preuve qui sont admissibles quand ces modes de preuves ne lui conviennent pas. Au regard de la règle 87, tous les éléments de preuve doivent être produits devant la Chambre. »


La place de l’instruction

« Nous nous battons à nouveau sur un problème de méthode et de culture juridique, contredit François Roux. Nous sommes ici à la suite d’une ordonnance de renvoi qui elle-même fait suite à un an d’instruction, instruction à laquelle ont participé de manière régulière et systématique les co-procureurs. Pendant un an nous avons pu débattre contradictoirement chez les juges. A la suite, les co-juges d’instruction ont rendu leur ordonnance de clôture. C’est cette ordonnance qui vous saisit. […] Mais a-t-on besoin de prendre connaissance de tous les documents dont s’est inspiré l’auteur de ce rapport ? En common law certainement, en civil law, ce n’est pas nécessaire. […] Une lecture exhaustive, c’est du temps perdu pour ce tribunal, c’est de l’argent perdu pour ce tribunal, c’est du temps perdu pour les victimes. Je demande que nous n’ayons pas les uns et les autres travaillé pendant un an et demi pour rien. »


La journée s’achève sur ces paroles de la défense. La seule bonne nouvelle du jour est l’annonce de l’audition de Nayan Chanda les 25 et 26 mai sur le conflit armé entre le Cambodge et le Vietnam.

De décisions à prendre en décisions à prendre






Craig Etcheson, 53 ans, attaché au bureau des co-procureurs, est entendu depuis lundi 18 mai. (Anne-Laure Porée)
Craig Etcheson, 53 ans, attaché au bureau des co-procureurs, est entendu comme expert depuis lundi 18 mai. (Anne-Laure Porée)





 

L’expert Craig Etcheson, interrogé par la juge Silvia Cartwright, a à peine eu le temps de décrire les purges généralisées dans tout le pays, de dire que les commandants des divisions connaissaient l’existence de S21 et que le centre de détention accueillait des membres de toutes les unités organisationnelles et de toutes les régions du pays que la défense objecte. Le témoin-expert n’est pas interrogé selon le programme prévu, à savoir « la structure militaire du Kampuchea démocratique, la structure politique et gouvernementale du régime khmer rouge et la configuration de la communication du régime ainsi que de sa politique et de son idéologie. » François Roux s’oppose à ce que l’expert appelé pour témoigner sur l’organisation générale du régime fasse « l’analyse du dossier des juges d’instruction qui n’a rien à voir ». Autre problème soulevé : Craig Etcheson se réfère à des documents postérieurs à son rapport rédigé en juillet 2007. « Mon malaise est qu’aujourd’hui, presque deux ans plus tard, le même expert ayant pris connaissance du dossier d’instruction, apporte des spécifications à son rapport qui peuvent être intéressantes pour la manifestation de la vérité mais qui auraient dû faire l’objet d’un rapport complémentaire. » François Roux saisit l’occasion pour rappeler que l’historien David Chandler sera appelé à la barre pour témoigner spécifiquement sur S21.

Le résultat de ces désaccords est une suspension d’audience jusqu’en début d’après-midi. Les juges ont besoin de temps pour débattre…

Deuxième round

14h30. Reprise avec une demie heure de retard de l’interrogatoire devant un parterre de 70 personnes. Les juges rejettent les objections de la défense en indiquant que « la chambre et les parties ont le droit de poser les questions que la chambre estime pertinente. Lorsqu’il répond aux questions, l’expert n’est pas tenu à son rapport. » L’objection de la défense sur la portée du témoignage de Craig Etcheson est rejetée. Les questions reprennent. L’expert américain explique que les purges ont été particulièrement importantes dans les zones Nord-Ouest, centrale et Est. Il date les périodes les plus meurtrières. François Roux déplore que la défense n’ait pas eu accès à ces documents avant l’audition de l’expert. « Ce n’est pas ma conception d’un procès contradictoire » conclut-il.

De vastes généralités

Les compétences et les connaissances de Craig Etcheson ont été jusqu’ici fort peu exploitées. Il explique que « la zone où opérait S21 était au niveau national » et que le centre était « autorisé à procéder à des arrestations sur l’ensemble du territoire ». Il argumente sur la dimension du niveau du secret dans ce régime mais il ne lui est guère laissé de place pour développer son propos et entrer en profondeur dans le sujet.

Des libérations à S21

Craig Etcheson distingue le centre S21 situé au coeur de Phnom Penh de S24, situé à Prey Sâr, en banlieue de la capitale. « Je crois comprendre que S24 était sous l’autorité de l’accusé et que sur le plan administratif il dépendait de S21. S24 était un camp de rééducation d’où beaucoup de gens sont sortis vivants. » Il n’omet pas de préciser les conditions de vie « extrêmement inhumaines » qui y régnaient.

Qu’en fut-il du centre de sécurité de Phnom Penh ? « Il apparaît au vu de documents reçus récemment du DC-Cam qu’il y a des indications convaincantes que des libérations ont été faites à S21. » Il cite l’exemple d’un groupe important de soldats de plus de 100 personnes qui auraient été relâchés après leur arrivée à S21. Cependant le document n’est pas encore versé au dossier, impossible d’en donner la cote. « Puisque ce sont des informations à décharge de l’accusé, j’espère que la défense ne m’en voudra pas » dit l’expert en adressant un sourire à François Roux. Une petite phrase que l’avocate du groupe 3 des parties civiles Elisabeth-Joelle Rabesandratana n’a pas digéré… « Ce document émanant du DC-Cam n’est pas versé au dossier mais ce n’est pas gênant puisque c’est un document à décharge ?! Si c’est extrêmement gênant pour les parties civiles. Il y a une neutralité à observer ! Comment objecter à des pièces qui ne sont pas produites ? C’est une violation du droit des victimes. »

Un silence confus s’installe avant que l’avocat du groupe 4 des parties civiles Hong Kim Suon reprenne la parole.

Duch pouvait organiser des arrestations

Depuis le début du procès, l’accusé sépare clairement les tâches qui consistent à détenir des prisonniers des tâches qui consistent à les arrêter. Le juge Jean-Marc Lavergne demande à Craig Etcheson si Duch avait la possibilité de procéder à des arrestations. Évidemment, dans la majorité des cas, c’étaient les unités concernées qui organisaient le transport de leurs prisonniers jusqu’à S21. « C’était le scenario le plus commun mais pas le seul possible, invoque Craig Etcheson. L’accusé a décrit des cas où des dirigeants ont été attirés sous de faux prétextes au domicile ou au bureau de l’accusé et arrêtés. L’accusé a aussi décrit au juge d’instruction au moins un cas où les forces placées sous sa direction ont quitté S21 pour procéder à des arrestations. »

L’enjeu des preuves

Pour Craig Etcheson, le questionnaire s’arrête là car avant de poser ses questions, le co-procureur britannique Alex Bates se lance dans une nouvelle joute avec la défense. Stoïque, impassible, Craig Etcheson observe les parties tel un arbitre sur la ligne du milieu.

L’enjeu, c’est que les juges ne fondent leur décision finale que sur les preuves produites en audience.

Alex Bates demande comment présenter les documents sur la base desquels il compte interroger l’expert et qu’il souhaiterait voir considérés comme preuves. Pour éviter d’avoir des semaines, des jours de lecture des documents, le bureau des co-procureurs suggère « par souci d’efficacité » de fournir avant l’audience une liste des documents avec un résumé écrit et en audience de procéder à un résumé oral par types de documents. En cas d’objection sur un document, un débat contradictoire pourrait avoir lieu.

Réaction vive de la défense

François Roux réagit au quart de tour : « Je fais un rêve. Je rêve que devant les juridictions pénales internationales les procureurs arrêtent de nous inonder de documents parfaitement inutiles. Il y a dix ans que je fréquente les juridictions pénales internationales et c’est toujours la même chose ! Parce qu’il n’y a aucune hiérarchie établie par les procureurs dans l’important par rapport à l’accessoire. » L’avocat de Duch demande donc à la chambre de se saisir de la règle 85 qui donne pouvoir au président de l’audience « d’exclure des débats tout ce qui tend à les prolonger inutilement sans contribuer à la manifestation de la vérité. »

Les co-procureurs ont reçu l’appui de tous les avocats des parties civiles. Personne n’a mentionné l’intérêt du public, pour lequel ces audiences ont aussi lieu, qui a droit à une information complète et ne se satisferait peut-être pas de résumés de documents…

Verdict demain matin à 10h30.

Les juges reviennent sur les confessions de S21 et ébauchent la question des luttes internes




Journalistes face aux diagrammes de Craig Etcheson. (Anne-Laure Porée)
Journalistes face aux diagrammes de Craig Etcheson. (Anne-Laure Porée)



Bavardage matinal

Avant que les juges n’entrent à la cour, les bavardages vont bon train derrière la vitre du tribunal. Sans son retransmis, le regard se focalise sur les attitudes. Après ces quinze jours de « vacances », Duch a l’air reposé. Il discute avec son avocat Kar Savuth, il rit et accompagne ses propos de gestes vifs comme s’il cherchait à convaincre. Un peu après, François Roux prend le relais de cette conversation, Duch opine du chef, Kar Savuth leur tourne le dos et baille. L’accusé, détendu, semble très à son aise dans le prétoire.

Sur les bancs des parties civiles, il n’y a toujours que trois personnes (sur 93) qui siègent derrière les deux rangées d’avocats. Continuer la lecture de « Les juges reviennent sur les confessions de S21 et ébauchent la question des luttes internes »

Une jeune Cambodgienne expérimente le dessin de procès


Dalin à la sortie du tribunal. (Anne-Laure Porée)
Dalin à la sortie du tribunal. (Anne-Laure Porée)


Au deuxième rang de la salle d’audience, une jeune fille en chemise bleue d’écolière et sandales de paillettes argentées a placé sur ses genoux un paquet de feuilles blanches et une boîte à crayon métallique. Elle se concentre, son regard fait des aller-retour sur l’écran qui retransmet l’image en gros-plan de l’accusé tandis que son crayon court sur la feuille. Elle hésite, elle gomme, elle reprend. A la fin de la journée, elle a esquissé quelques portraits (Duch, un juge, un co-procureur…) de face ou de profil, plus ou moins serrés, et croqué une scène plus large où un homme siège face aux juges. En l’espace de cette seule journée, le regard s’est affuté, le coup de crayon a gagné en assurance. Pour Dalin, l’expérience est réussie.


A 18 ans, cette Cambodgienne timide et douée, met pour la première fois les pieds dans un tribunal. Pour la première fois aussi, elle s’attaque à un dessin très particulier, loin de la reproduction ou de la mise sur papier d’une scène imaginaire. « C’est difficile de dessiner parce qu’il y a toujours du mouvement, jamais de pose », explique-t-elle à la sortie du tribunal. Cependant elle explore ce nouveau champ avec plaisir et sérieux.


Elle doit sa présence au tribunal à quelques circonstances heureuses. D’abord l’association Taramana, qui organise le parrainage d’enfants défavorisés, repère son talent lors d’un concours de dessin entre les enfants parrainés. Elle décroche le premier prix à l’unanimité. Son talent impressionne. Elle est alors encouragée par son entourage à le travailler et l’approfondir. Dans cette affaire, elle reçoit le soutien inconditionnel de sa mère et de sa grand-mère. « Elles veulent que j’étudie ce que j’aime pour avoir un bon avenir et être capable de subvenir à mes besoins. » Le soutien financier de son parrain lui a rendu l’espoir de réaliser son rêve de devenir architecte ou designer. « Ce sont des métiers populaires dans mon école », glisse-t-elle en évoquant son envie de concevoir des bâtiments. Comme le pays se développe, cet avenir devient possible. En parallèle de ses études en classe de 12e, l’équivalent d’une classe de terminale, elle se prépare donc en suivant des cours à l’Université royale des beaux-arts où elle compte entrer l’année prochaine comme étudiante.


L’idée des dessins de procès vient d’un Français en stage aux CETC et de son contact avec les membres de Taramana. Ensemble, ils accompagnent ce lundi matin la jolie Dalin au procès de Duch. Dans l’enceinte du tribunal, en entendant les magistrats décortiquer la période khmère rouge, la jeune fille se souvient des récits de sa grand-mère et de sa mère sur le régime de Pol Pot, sur la survie, sur les morts dans la famille. Elle fait le lien avec l’histoire des siens. Et déterminée à construire son avenir, elle dessine.