Pour les avocats des parties civiles, ne pas accéder à une expertise médicale concernant les accusés revient à nier leur existence en tant que partie au procès. Dans les faits, les co-avocats principaux ont évidemment transmis le dossier d’expertise à ceux qui le souhaitaient, comme les juges les y autorisaient. Néanmoins les avocats des parties civiles se sentent menacés dans leur rôle au tribunal. Pour ceux qui ont participé au procès contre Duch, le souvenir de cette même Chambre de première instance leur interdisant de poser des questions sur la personnalité de l’accusé revient en mémoire comme un boomerang.
4 contre 1
Début juillet, la majorité de la Chambre est sûre de son bon droit. Elle considère qu’il y a des co-avocats principaux pour représenter les intérêts des parties civiles et que ce cadre suffit. Non, elle ne porte pas atteinte au principe de l’égalité des armes, déclare-t-elle, non, elle n’enfreint pas les droits des parties civiles. Pourtant, le juge français Jean-Marc Lavergne, le plus expérimenté en terme de juste représentation des parties civiles dans une procédure de droit romano-germanique, s’inscrit en désaccord avec ses collègues. «Les limitations d’accès aux rapports d’expertises médicales imposées aux avocats des parties civiles ne sont pas justifiées, écrit-il dans son opinion dissidente du 29 juillet, parce qu’il s’agit d’éléments de preuve soumis à un débat judiciaire, lequel doit d’une part être contradictoire entre toutes les parties sans aucune exclusion et d’autre part s’effectuer de la façon la plus transparente possible.»
Les arguments du juge dissident
Le juge rappelle que jusqu’ici (dans le procès de Duch ou dans l’instruction du procès 2) toutes les parties ont lu les dossiers médicaux sans que ça n’émeuve personne. L’exclusion des avocats des parties civiles, ajoute-t-il, n’est justifiée ni du point de vue du droit, ni du point de vue de la nouvelle organisation mise en place dans le procès 2 (la création des co-avocats principaux). Le nombre important d’avocats n’est pas non plus une excuse, il «ne fait que démontrer l’importance de la défense [des intérêts des parties civiles].»
Quand l’existence du procès est en jeu
Jean-Marc Lavergne évoque une «mesure de défiance», «préjudiciable» à la bonne représentation des intérêts des parties civiles. Elle complique le travail entre les co-avocats principaux et les avocats des parties civiles. Il note que l’expert a un mandat judiciaire et que son analyse doit faire l’objet d’un débat contradictoire. Donc les parties civiles doivent être en mesure de répondre aux arguments de la défense.
Il s’étonne que la défense brandisse le droit au respect de la vie privée pour empêcher la communication d’informations médicales que les accusés ont eux-mêmes réclamées, d’autant que ce qui est en jeu, c’est l’existence même du procès. Dans le cas de Ieng Thirith par exemple, si les experts confirment qu’elle n’est pas en état d’être jugée, elle ne sera pas jugée. Elle sera aussi libérée.
Une insidieuse manœuvre ?
Barnabé Nekuie, d’Avocats sans frontières (ASF) abonde dans le sens du juge Lavergne : «Les juges font une interprétation erronée du rôle des parties civiles et des victimes dans ce procès.» Cet avocat rompu à la justice pénale internationale prend pour preuve le paragraphe 8 de la décision de disjonction publiée par la Chambre de première instance fin septembre 2011. Voici la phrase qui lui met la puce à l’oreille : « les Parties civiles ne participent plus individuellement au procès en raison du dommage personnel qu’elles ont subi, mais elles forment un collectif dont les intérêts sont représentés par les co-avocats principaux des parties civiles au stade du procès et au-delà.» Les avocats des parties civiles, représentants choisis par leurs clients, ont disparu. « La Chambre règle subrepticement la question des parties civiles dans une décision de disjonction en les privant de leur droit de représentation, analyse Barnabé Nekuie, et ils le font en intervenant sur une question dont les parties civiles ne constituent pas le sujet central.» Sans jamais contester le cadrage et la coordination nécessaires des co-avocats principaux, il déplore que ces-derniers soient considérés comme les seuls représentants des parties civiles dans ce procès. Pour Barnabé Nekuie, cet insidieuse manœuvre équivaut à une déshumanisation de la justice.
Les indices de la défiance
Pour plusieurs avocats de parties civiles, les indices d’une progressive mise hors jeu se sont multipliés ces dernières semaines. Leurs noms disparaissent des documents internes. Fin août, leur accès aux audiences consacrées à l’état de santé de Ieng Thirith et Nuon Chea est réduit.
«Je ne suis plus avocate, se désespère Silke Studzinsky, je suis assistante juridique. C’est ridicule, ils font comme si nous n’étions pas avocats, comme si nous ne savions pas ce qu’est la confidentialité qui fait notre pain quotidien…» Et sans avocats des parties civiles à leur côté, quelle serait la légitimité des co-avocats principaux ?
«On vient de nous annoncer qu’à l’audience sur les réparations [fin octobre], nous ne serons que 4 personnes autorisées à siéger la cour, s’insurge Elisabeth Simmoneau Fort, co-avocate principale. Nous sommes considérés comme un organe administratif pas comme une partie au procès qui peut faire valoir des droits. Qu’on nous laisse notre place !»
Dissensions internes
Evidemment tout serait plus simple si tout le monde était sur la même longueur d’ondes. Mais dans le monde des avocats des parties civiles, le tableau est complexe : il y a ceux qui râlent, ceux qui ont un ego surdimensionné, ceux qui planchent, ceux qui paradent, ceux qu’on n’entend pas, ceux qui discourent, ceux qui savent travailler ensemble, ceux qui ne savent pas ou ne veulent pas. Il y a ceux qui tirent les leçons du procès de Duch et ceux qui ne les entendent pas. Un vrai terreau de discorde dont les adeptes du système common law (c’est-à-dire sans représentation des parties civiles) se servent pour mettre les parties civiles sur le banc de touche.
Faire leurs preuves sur le fond
Pour clouer le bec de ceux qui ne veulent pas des parties civiles et qui prônent une justice pénale internationale en cols blancs ancrée à La Haye, les avocats des parties civiles n’ont pas beaucoup d’options. Olivier Bahougne considère que la solution c’est le travail des avocats sur le fond des dossiers. Les représentants des parties civiles devront en effet faire la démonstration lors des audiences sur le fond qu’ils apportent une dimension unique au procès : celle de cas concrets, approfondis, fouillés dans le moindre détail, qui ne laisseront pas de doute sur ce qui s’est passé. Les faits et la parole des victimes, seront leurs meilleurs atouts.