« Ce n’est pas une question purement personnelle. C’est quelque chose qui intéresse tout le peuple cambodgien, par conséquent je ne voulais pas devenir partie civile »

« Pourquoi vous n’avez pas souhaité vous constituer partie civile ? » C’est l’avocate de Duch qui pose la question, lundi 29 juin 2009, à Vann Nath, 63 ans, lors de la première audience d’un survivant de S21.

« Maître les gens ont des objectifs différents. Moi, mon but premier c’est de m’occuper de ma santé », explique Vann Nath qui a de graves problèmes de reins. « Je craignais  de ne pas pouvoir assister de façon régulière au procès. »

« Deuxièmement, je crois que ce n’est pas une question purement personnelle. C’est quelque chose qui intéresse tout le peuple cambodgien et je ne voulais par conséquent pas devenir partie civile. Je ne pensais pas que je pourrais venir de façon régulière au tribunal. Par contre si la chambre souhaite m’entendre comme témoin, oui je suis tout disposé à témoigner. […]

En général, les gens qui se portent plaignants demandent réparation or pour ma part, je ne demande aucune réparation. Par contre si on a besoin de moi je suis tout à fait disposé à venir témoigner. »

Fuir ? « La question était de savoir où on pouvait se cacher »

L’avocat de la Défense Kar Savuth demande à son client jeudi 25 juin 2009 s’il était facile de s’évader après que ce-dernier ait dit qu’il fallait des autorisations pour se déplacer dans le pays et qu’elles étaient données dans très peu de cas.

Sur la possibilité de fuir, Duch assure qu’il était très difficile de se cacher dans le Kampuchéa démocratique et de prendre le maquis sans nourriture. « La question était de savoir où on pouvait se cacher », ajoute-t-il . « Si j’avais essayé de m’évader, quelqu’un aurait averti mes supérieurs. Je ne pouvais pas m’échapper. »


« La chambre fait droit à l’interrogatoire par les parties civiles de manière à soutenir le travail des co-procureurs »

Voyant les parties civiles questionner l’accusé à la manière des co-procureurs, François Roux, l’avocat de Duch, s’est inquiété lundi 22 juin de la tournure que prenait le procès et a souhaité recadrer le rôle des différentes parties. « Je rappelle qu’il y a un procureur qui poursuit pour les faits en général. Les parties civiles sont là pour nous faire état des souffrances vécues par les victimes, en aucun cas pour refaire l’accusation. Je souhaiterais que les parties civiles soient invitées à ne pas faire un nouvel interrogatoire comme si elles étaient procureurs. » En somme, pour l’avocat français, la plus-value apportée par les parties civiles, vient de ce qu’elles interrogent sur ce qui concerne directement les victimes.

Face à lui, Alain Werner, avocat du groupe 1 des parties civiles, plaide pour que les parties civiles posent toutes les questions qui les intéressent en prenant soin de ne pas être répétitives avec leurs prédécesseurs.

« Je ne cherche nullement à limiter le rôle des parties civiles, a enchaîné François Roux, mais à lui donner tout son sens. […] Les cinq juges de cette chambre ont interrogé à charge et à décharge, les procureurs à charge, c’est leur rôle. Les parties civiles ont un rôle autonome. »

Lisant des passages d’un ouvrage de Serge Guinchard sur la procédure pénale, François Roux a voulu resituer le rôle des victimes ou familles de victimes. « Vous ne pouvez suppléer les procureurs », a-t-il conclu. « C’est en cela que nous construirons tous ensemble, chacun dans notre rôle, un procès équitable. »

Le juge Nil Nonn décide de ne pas suivre l’argumentation théorique de la défense. « La chambre fait droit à l’interrogatoire par les parties civiles de manière à soutenir le travail des co-procureurs. » Il requiert cependant des questions courtes, non répétitives, et en accord avec le sujet traité.

« Je fais confiance aux CETC pour dégager la vérité mais je ne fais pas confiance à Christophe Peschoux »

Alors que le co-procureur demande à Duch s’il pouvait alors qu’il était directeur de S21 calculer le degré de vérité dans les aveux recueillis, l’accusé, sans répondre à la question posée plusieurs fois depuis le début du procès, s’empresse de distinguer le passé du présent. « Aujourd’hui devant le tribunal et la chambre, la situation est différente. Les aveux que je fais sont vrais. » Il en profite également pour envoyer une pique au représentant du Haut Commissariat des Nations unies aux droits de l’Homme, Christophe Peschoux, pile deux mois après avoir contesté la manière dont ce-dernier l’a interviewé en 1999. « Je fais confiance aux CETC pour dégager la vérité mais je ne fais pas confiance à Christophe Peschoux » a donc balancé Duch en s’enfonçant vivement dans son siège.

La remarque subite et hors contexte de l’accusé fait étrangement écho aux propos du Premier ministre Hun Sen jeudi 18 juin 2009. L’homme fort du pays a répété à Surya Subedi, le rapporteur spécial des Nations unies pour les droits de l’Homme en visite au Cambodge, les allégations de Duch selon lesquelles, en substance, Christophe Peschoux aurait tenté de l’exfiltrer vers la Belgique en 1999 via la Thaïlande. Hun Sen a ensuite suggéré au rapporteur que la présence de Christophe Peschoux au Cambodge soit reconsidérée.

Le problème dans cette affaire, c’est que jusqu’ici, le public n’a entendu que la version de Duch.

« Pol Pot n’a jamais rejoint les rangs des Khmers krom considérés comme des ennemis, affiliés aux Etats-Unis. »

Dans le conflit entre le Cambodge et le Vietnam, le mouvement de résistance des Khmers krom (vivant dans le delta du Mékong vietnamien) aurait logiquement dû trouver un soutien en Pol Pot mais Duch affirme qu’en 1977, ce mouvement « a envoyé une délégation de trois personnes pour négocier avec le Parti communiste du Kampuchéa, pour demander son appui ». Consigne fut donnée de les « écraser ». « Pol Pot n’a jamais rejoint les rangs khmers krom considérés comme des ennemis, affiliés aux Etats-Unis. »

Surpris, le juge Jean-Marc Lavergne fait confirmer son propos par Duch qui acquiesce.

Comment comprendre alors que les envoyés spéciaux du Fulro (Front uni de lutte des races opprimées) aient été relâchés de S21 ? L’Angkar avait donné l’ordre de les épargner après la visite d’une deuxième délégation, assure l’accusé. A l’avocat Hong Kim Suon, il précise que « dans une situation de catastrophe les ennemis ont été amenés à être considérés comme des amis », sans autre détail.

« Je ressens une telle douleur. Je dis toujours qu’une mauvaise décision conduit à sentir ce remords pendant toute la vie »

L’avocate de la défense, Marie-Paule Canizares, qui remplace François Roux demande à son client s’il a survécu parce qu’il était celui qui maîtrisait le mieux la ligne du parti à S21. Duch répond :

« Il s’agit là d’une question-clé qui m’a permis de vivre jusqu’à maintenant. Premièrement, j’ai fait ce qu’on me demandait de faire, ni plus, ni moins. Deuxièmement, pour quelque question que ce soit, je n’ai jamais rien dissimulé. Pour conclure, mon honnêteté associée au fait que je faisais correctement les choses constituent les principaux facteurs qui expliquent que j’ai survécu. »

L’avocate cite dans la foulée la déclaration de Duch lors de la reconstitution à S21 le 27 février 2008 : « Je suis en colère contre moi-même qui avais cédé aux conceptions des autres et respecté aveuglément leurs ordres criminels. Je regrette sincèrement d’avoir cédé aux conceptions des autres et d’avoir accepté les tâches criminelles qui m’avaient été confiées. »

Duch saisit la perche pour dire son remords. « Je ressens une telle douleur. Je dis toujours qu’une mauvaise décision conduit à sentir ce remords pendant toute la vie. […] L’objet est que je sois traduit en justice pour les crimes commis. Je ne ferai pas porter le blâme sur les épaules de mes supérieurs ni sur les épaules de mes subordonnés. Cela signifie que je ne vais pas me dérober à mes responsabilités. Ce crime, bien qu’il relève de la compétence de mes supérieurs, il relève également de mon rôle. A S21, je suis responsable de tous les crimes. »

Les yeux rougis et l’air pincé, il répète sa responsabilité idéologique et psychologique.

C’en est trop pour l’avocate des parties civiles Silke Studzinsky qui interrompt vivement les épanchements de l’accusé. Elle requiert auprès du président un recadrage des propos sur la politique du PCK, thème à l’ordre du jour. Objection rejetée.

Duch reprend la parole, en se contrôlant. L’avocate a bel et bien coupé l’élan émotionnel de l’accusé.

Marie-Paule Canizares tente de faire visionner 18 mn d’images tournées lors de la reconstitution à S21 pour montrer à la fois le bouleversement de Duch et le fond de sa pensée sur la mise en oeuvre de la politique du PCK à S21. Les juges débattent pour savoir s’il s’agit d’un moment approprié mais la question est vite tranchée car des témoins encore anonymes et appelés à comparaître ont été filmés en même temps que l’accusé. Les juges refusent donc la projection. C’est un flop pour la défense qui n’avait pas anticipé ce problème.

– Duch avait-il le choix ?
– On a toujours des choix possibles

L’échange entre l’avocat de la Défense François Roux et l’expert Craig Etcheson sur la question du choix de Duch est revenue à deux reprises au cours de la journée d’audience du 28 mai.

La première fois, François Roux conduit Craig Etcheson a reconnaître que quelqu’un qui n’allait pas dans le sens du Parti risquait des mesures disciplinaires voire la mort. « Dans le Kampuchéa démocratique, si on faisait le choix de ne pas obéir, on avait quelques problèmes qui pouvaient aller jusqu’à la mort ? » « Sans aucun doute », répond l’expert.

Le deuxième échange sur le même thème a lieu en fin d’audience, alors que la défense vient de fouiller et d’argumenter sur la culture du secret, l’obéissance, le régime de terreur, le respect strict de la hiérarchie…

– Duch avait-il le choix ?

– On a toujours des choix possibles

– Vous êtes d’accord qu’aujourd’hui il est toujours en vie ?

– Oui

A cet instant, Alex Bates n’y tient plus et intervient :

– Un certain nombre de questions posées par la défense implique qu’il n’y aurait que deux choix pour les membres du PCK : la mort ou le devoir. Peut-être faudrait-il demander à l’expert s’il y avait un troisième choix possible, à savoir la fuite.

François Roux s’offusque de cette intervention : « L’heure n’est pas au réquisitoire ! »


Alex Bates ne finira pas cette partie de ping-pong car il arrive en fin de contrat, quitte le Cambodge et passe le relais à un autre co-procureur.

« Quand vous avez écrit Brother Enemy, votre mémoire était-elle plus précise que maintenant ? »

La volonté de justifier la qualité de l’expert appelé à témoigner devant la cour conduit à des questions saugrenues ou choquantes, laissant parfois l’impression d’assister à une inspection du travail. Voici un extrait des questions qu’Alex Bates, co-procureur britannique, a posé à Nayan Chanda que l’exercice a laissé calme et imperturbable :


Alex Bates : Quand vous avez écrit Brother Enemy, votre mémoire était-elle plus précise que maintenant ?

Nayan Chanda : Oui, j’ai écrit en 1985.

AB : Vos notes de bas de page font état de vos sources. Considérez-vous vos sources comme fiables ou non ?

NC : Ce sont des sources très fiables et fondées sur des bases documentaires.

AB : Avez-vous utilisé des sources pas suffisamment fiables ?

NC : Non.

AB : J’ai une question relative à vos méthodes d’investigation. Preniez-vous des notes ? Enregistriez-vos sur cassettes ?

NC : Pour les interviews officielles, j’écoutais les bandes enregistrées. Pour les autres, quelquefois l’enregistrement les décourageait et je me contentais de prendre des notes.


Toute une série de questions du même acabit suit : en quelles langues avaient lieu les interviews ? Combien d’interviews ? Comment avez-vous eu accès à des personnalités influentes ? Pourquoi vous parlaient-elles ? Comment interrogiez-vous les personnes sur le terrain ? Auriez-vous utilisé les mêmes sources pour écrire le livre aujourd’hui ? Pourquoi ces sources-là ?

Devant l’expertise de l’expert, l’avocat de la défense François Roux perd patience : « Si nous continuons ainsi, nous sommes encore en audience l’année prochaine ! » Il se plaint d’un double détournement de la procédure : le premier qui consiste à faire un interrogatoire ou un contre-interrogatoire à la manière common law alors que le procès a lieu en civil law, et qui conduit à ignorer le travail réalisé au cours de l’instruction, le deuxième qui consiste, selon lui, à réunir des preuves pour le dossier numéro 2. « Il n’est pas correct de vouloir acter aujourd’hui des preuves contre des hommes qui ne sont pas là. Nous sommes là pour des faits dont Duch est accusé à S21. Il y a bien longtemps que je n’ai pas entendu parler de S21. »


Alex Bates déplore le nombre d’interventions de la défense qui font perdre du temps à la cour. Il rappelle que Nayan Chanda n’a pas été entendu au cours de l’instruction. « Les co-procureurs souhaitent établir la qualité d’expert de monsieur Chanda. L’objectif est d’exposer les connaissances de M.Chanda sur la politique des deux pays. »

Les parties civiles soutiennent les co-procureurs, la défense est déboutée par le président de la Chambre.

«Je fais un rêve. Je rêve que devant les juridictions pénales internationales les procureurs arrêtent de nous inonder de documents parfaitement inutiles»

Le co-procureur Alex Bates demande aux magistrats une décision pour savoir comment doivent être présentés les documents en audience. Il lance ainsi un débat avec François Roux qui réagit vivement, sur le mode de l’invasion de documents. Un problème qu’il a déjà à plusieurs reprises souligné au sein du tribunal.

« Nous étions il y a une semaine avec Me Silke Studzinsky et Me Karim Khan au séminaire de la Cour pénale internationale en présence de hauts magistrats. Je leur ai dit : Je fais un rêve. Je rêve que devant les juridictions pénales internationales les procureurs arrêtent de nous inonder de documents parfaitement inutiles. Il y a dix ans que je fréquente les juridictions pénales internationales et c’est toujours la même chose ! Parce qu’il n’y a aucune hiérarchie établie par les procureurs dans l’important par rapport à l’accessoire. Quand vous réalisez tous les documents que les procureurs voudraient, on dit en français : ‘ça donne le tournis’. A-t-on vraiment besoin de tous ces documents ? » Selon François Roux, cette mauvaise habitude des procureurs est en grande partie responsable de la longueur des procédures dans les tribunaux pénaux internationaux. « Dans ma culture juridique, on m’a appris trois qualités : être clair, net et précis. Vouloir absolument verser au dossier sans aucun tri entre l’essentiel et l’accessoire, c’est tout l’inverse du clair, net, précis. »

Après avoir demandé aux juges d’adopter la règle 85 qui autorise le président à rejeter tout ce qui ralentit les débats, l’avocat français souligne que si la défense a bien accepté le principe du résumé en une page de 200 articles de presse consacré au conflit armé entre le Cambodge et le Vietnam, c’était pour éviter la redondance et la traduction inutile de 200 documents qui parlent de la même chose. « Mon rêve aurait été que le bureau des co-procureurs fasse une sélection des plus importants. […] Avez-vous besoin de 200 articles de presse pour savoir qu’il y a eu un conflit armé entre le Cambodge et le Vietnam ? Je vous demande d’utiliser la règle 85. Ils ne peuvent pas ensevelir les débats sous des tonnes de documents. »

 

A la suite de cette déclaration, Alex Bates soutient que la démarche des co-procureurs va dans le sens d’une justice équitable et rapide. François Roux intervient une dernière fois : « Qu’est-ce qui est plus intéressant pour nous aujourd’hui ? Commenter des tonnes et des tonnes de documents ou donner la parole aux victimes et aux parties civiles. Il y a des témoins qui attendent de venir. Personnellement je pense que c’est plus utile que d’inonder la chambre de documents. »

“Le terme ‘écraser’ n’est pas un terme de mon choix. Ce mot veut dire : arrêter secrètement, interroger avec torture à la clé et ensuite exécuter, toujours secrètement, sans que la famille soit mise au courant.”

L’accusé a demandé à revenir sur le terme « kamtech » au cours de l’audience de ce lundi 18 mai. D’abord pour dire que sous Son Sen, c’était plutôt ce mot qui était employé. Ensuite pour insister sur le fait qu’il n’avait pas eu l’initiative du mot. Enfin, pour rappeler que son emploi sous-entendait d’emblée « pas de remise en liberté », « pas de procédure judiciaire ». « La politique d’écraser les ennemis était claire : personne ne pouvait violer cette politique », insiste-t-il avant de rappeler qui pouvait décider de leur élimination. Et la répartition des rôles était stricte. « Les personnes non habilitées à appliquer la politique du parti auraient été décapitées si elles avaient tenté de le faire. »

Par la même occasion, l’accusé se fend d’un rappel de vocabulaire : le comité permanent, dont Pol Pot était le secrétaire, était aussi dénommé :

  • – Angkar
  • – Le centre
  • – Le parti

« Ultérieurement, le peuple cambodgien fait référence à ces entités sous le nom de ‘dirigeants Khmers rouges’ et les CETC sous le nom de ‘principaux responsables ou dirigeants du Parti communiste du Kampuchea. »

Le juge Lavergne tente de basculer du sens politique de kamtech au sens littéral, et interroge Duch sur la différence entre « écraser » et « résoudre ». « Dans la pratique, ces deux termes ne sont pas différents, répond Duch. La seule différence c’est qu’à l’époque des faits, à M13, peu d’importance était portée à ce qu’il advenait des cadavres. Mais ces termes véhiculent le caractère secret. S’agissant du terme ‘résoudre’, il me semble qu’il s’agit là d’un terme plus politique. »