Pourquoi le verdict de Duch se fait attendre ?


Voici quelques raisons évoquées à l’intérieur et à l’extérieur du tribunal :
Les juges de la cour suprême n’arrivent pas à se mettre d’accord sur la définition de ce qu’est « un haut responsable khmer rouge ». Ils doivent répondre à cette question puisque l’avocat de Duch, Kar Savuth, les a interpellés à ce sujet. Leur réponse aurait une incidence sur les cas numéro 3 et 4, qui font débat au Cambodge et dont le gouvernement ne veut pas.
Les juges doivent se prononcer sur la définition des parties civiles. Ce volet aurait une incidence sur le procès numéro 2, dont les audiences sur le fond ont a été repoussées à 2012.
Les juges auraient sous-traité une partie de la rédaction du verdict à l’avocat de Julian Assange (le patron de Wikileaks), lequel serait en retard dans le rendu des documents rédigés. Pourquoi la cour suprême externalise-t-elle une partie de la rédaction du verdict ? Les juges n’ont pas souhaité répondre.
De plus en plus de critiques s’élèvent contre les juges soupçonnés de faire traîner les délais pour rester en poste en attendant le prochain appel et profiter de leurs confortables salaires, lesquels ont été augmenté en début d’année 2011 pour être alignés sur ceux du tribunal de La Haye. Le salaire d’un juge international au Cambodge avoisinerait, selon différentes sources, les 12 000 $ par mois.
Des questions ont été envoyées aux juges sur certains de ces points. Ils ont répondu par un communiqué de presse expliquant que les appels du cas numéro 1 restent sous examen judiciaire et qu’ils comptent bien rendre un jugement avant la fin 2011. Mais ils ne donnent pas de date…

Vann Nath sera incinéré demain







Samedi 10 septembre 2011. Une cérémonie a eu lieu au domicile de Vann Nath, avec 66 bonzes, à la veille de son incinération. (Anne-Laure Porée)








Lorsque l’ambulance ramène Vann Nath chez lui, pour la veillée funéraire, deux compagnons d’infortune l’attendent : Chum Mey et Bou Meng, les derniers survivants de S21 capables de témoigner de l’horreur vécue par les détenus du centre d’extermination khmer rouge. «On était trois, on n’est plus que deux…» se désespère Chum Mey les larmes aux yeux.


Miroirs masqués et litanies bouddhiques
Vann Nath est allongé au milieu de la galerie où sont présentés quelques-uns de ses tableaux. Rithy Panh, l’ami de toujours, fait décrocher les toiles figurant Duch et les fait retourner contre le mur.
Les couronnes de fleurs blanches et jaunes, couleurs du deuil au Cambodge, sont disposées derrière le corps. Devant Vann Nath, un autel est préparé avec des encens, des lampes, de petits bols de soupe et de riz, et ces fines feuilles d’or qu’on brûle pour envoyer de l’argent aux morts. Un énorme paquet rempli de vaisselle est également déposé en offrande à ses pieds. Il s’agit de l’équiper au mieux pour l’au-delà et ceux qui le connaissaient bien savent ses talents de cuisinier. Pendant que les vieux religieux, vêtus de blanc, préparent leur première prière, on masque les miroirs. La croyance dit qu’en se voyant dans un miroir, l’âme du défunt pourrait prendre peur et s’enfuir.
La famille et les proches se rassemblent et les mains en prière accompagnent par le chant et la pensée les litanies bouddhiques dédiées à Vann Nath.


De nombreux hommages
Mardi matin a lieu la mise en bière. Le fond du cercueil a été tapissé de feuilles de thé. La famille touche le corps une dernière fois et le lave avec des serviettes blanches trempées dans l’eau bénite. Dans son cercueil, Vann Nath emporte tout ce dont il pourrait avoir besoin : habits propres, serviettes, krama. Rithy Panh insiste pour que soient déposés des carnets de croquis et des crayons, des feuilles de papier, des pinceaux et de la peinture. Le cercueil est transporté au milieu du restaurant que tient la famille. Couvert de fleurs, entouré de couronnes, et protégé par des voiles blancs, le cercueil est une embarcation magnifique, digne du grand homme que fut Vann Nath. Derrière, une estrade a été dressée pour les bonzes qui viennent prier chaque jour. Devant le cercueil, des nattes accueillent ceux qui viennent lui rendre hommage, et ils sont nombreux : les employés du Centre Bophana où Vann Nath avait encadré un long atelier au côté de Sera avec de jeunes artistes cambodgiens, le bureau des co-avocats des parties civiles des CETC, la section des affaires publiques des CETC, la section administration des CETC, les employés du musée de Toul Sleng, des journalistes locaux, des représentants du Premier ministre Hun Sen, des ambassades de France et du Japon, des étudiants et des professeurs des Beaux-arts, des employés du DC-Cam, des amis, beaucoup d’amis… Sans compter tous ceux qui ont envoyé un hommage par mail ou par courrier.


Les souvenirs de Chum Mey
Chum Mey revient lui aussi. Il évoque avec tendresse et admiration, devant un Rithy Panh ému, la complicité unique qui liait Vann Nath au réalisateur, une complicité qu’il a vu se construire et se renforcer au cours de leurs longues années de travail. Chum Mey ne le précise pas mais ce sont ces deux comparses-là qui l’ont retrouvé au début des années 1990 alors que le Centre de documentation du Cambodge (DC-Cam) le croyait mort. C’est à leurs côtés qu’il est retourné à S21.


Le contradicteur des anciens Khmers rouges
Contrairement à Chum Mey qui aujourd’hui guide de nombreux visiteurs dans les salles du musée du génocide de Toul Sleng, Vann Nath s’est toujours rendu à S21 par devoir ou par obligation. Pourtant, depuis 1979, le peintre au regard doux et aux cheveux d’argent, témoignait sans relâche. Ses tableaux consacrés au quotidien des prisonniers à S21 et aux méthodes de torture constituent l’outil pédagogique le plus précieux du musée de Phnom Penh. Ils ont aussi profondément marqué ceux qui ont assisté à l’audience de Vann Nath en juin 2009, dans le procès de Duch, l’ex-directeur de S21. Dans le documentaire de Rithy Panh « S21, la machine de mort khmère rouge », il est un contradicteur exemplaire des anciens Khmers rouges : calme, ferme, intransigeant, sans esprit de vengeance. « Je n’ai jamais eu peur de témoigner parce que je n’ai jamais eu envie de me venger des Khmers rouges. Je suis comme ça, c’est ma nature. J’ai aussi toujours eu le sentiment que j’avais le droit de parler. Je dis la réalité, ni plus, ni moins. »





Quelques jours avant son arrêt cardiaque, Vann Nath participait à un atelier de gravure où cette photo a été prise. Il était un artiste curieux, heureux d'apprendre et de partager. (Anne-Laure Porée)






La peinture pour transmettre
Sa biographie, intitulée Dans l’enfer de Toul Sleng, raconte aussi son calvaire et celui de ses compagnons de cellule. Néanmoins, la peinture a toujours été son mode de transmission favori. « La peinture est accessible à toutes les générations et à tous les peuples, c’est le meilleur moyen de raconter l’histoire » confiait-il à la sortie d’un atelier de création avec de jeunes peintres cambodgiens qui travaillaient sur la mémoire.


La promesse aux disparus
A chaque évocation de son sinistre passé, les cauchemars revenaient. Pourtant Vann Nath a toujours mené sa mission à bien : convaincre les jeunes générations, pour beaucoup incrédules, de l’existence de S21 où la barbarie khmère rouge fut poussée à son plus haut degré de paranoïa et de perversité. Le survivant avait aussi fait une promesse aux disparus. La promesse de témoigner. « Je sens qu’ils sont avec moi. Leurs fantômes ne me font pas peur, ils me donnent confiance et espoir. Moi aussi je suis mort sous les Khmers rouges. Je n’ai pas vécu jusqu’à aujourd’hui pour l’argent, le travail ou le bonheur familial mais pour eux. »


« La souffrance reste au corps »
A ceux qui prétendaient impossible de se souvenir en détail du passé trente ans après les faits, Vann Nath répondait fermement que « cette histoire est trop importante pour être oubliée ». Son souci d’exactitude et son honnêteté en faisaient un témoin capital dans le procès de Duch. Vann Nath a en effet été détenu un an à S21, du 7 janvier 1978 au 7 janvier 1979. « Je n’ai jamais su pourquoi on m’avait arrêté. Un jour que je travaillais dans la rizière, un responsable est venu me chercher en prétextant qu’on allait couper du rotin. Au lieu de ça, je me suis retrouvé dans un grenier avec les fers aux pieds. » Transféré dans une pagode convertie en prison, Vann Nath est questionné à coups de décharges électriques. Les bourreaux n’obtiendront aucune confession de ce père de trois enfants, discret et travailleur, qui ne comprend pas ce qui lui est reproché. Il est donc envoyé à S21, fourgué avec 35 autres hommes dans des camions, comme du bétail. « Nous n’étions pas considérés comme des êtres humains. Même après trente ans, la souffrance reste au corps. Elle restera inoubliable jusqu’à la mort. » La gorge serrée, il glisse que pas un de ses compagnons n’a survécu.

La torture et les privations de cette époque ont probablement engendré le dysfonctionnement de ses reins et les nombreux problèmes de santé de Vann Nath. Voilà pour les traces visibles. Mais le peintre portait aussi un autre fardeau. Celui d’une injuste culpabilité. Après son arrestation, en son absence, ses enfants sont morts. Il ne s’en est jamais remis. Il aurait voulu les protéger de la faim, de la maladie. Il n’était pas là.


De la pagode à la peinture d’affiches
Vann Nath était d’origine paysanne. Il avait dû arrêter l’école après son certificat pour aider sa mère à cultiver la rizière. Plus tard, il vécut quatre ans à la pagode où il étudia le bouddhisme et apprit à écrire sur des feuilles de latanier, puis il suivit quatre ans d’apprentissage auprès d’un peintre d’affiches avant de s’installer à son compte. Jusqu’au début des années 1970, il peignait à partir de photos les Alain Delon, Johnny Halliday et autres stars du moment dont les films remplissaient les salles de cinéma cambodgiennes. C’est ce talent particulier qui l’a sauvé à S21.
Un mois après son arrivée à la prison de Phnom Penh, Duch le teste en commandant un portrait de Pol Pot. Son style plaît, en particulier les joues rosées qu’il fait au leader khmer rouge. Il gagne ainsi sa survie sachant que le moindre faux pas le conduira à la mort. « Duch venait tous les jours à l’atelier de peinture. Il ne m’a jamais fait de mal. » Mais le directeur a donné des ordres, il est du côté des bourreaux. Et quand ses subordonnés prétendent n’avoir pas eu d’autre choix que d’obéir, Vann Nath rétorque que « les bourreaux de S21 n’étaient pas n’importe qui ».


Le cri des survivants
A la chute du régime khmer rouge, les geôliers entraînent les prisonniers dans leur fuite. La confusion générale permet à certains de s’échapper, dont Vann Nath. A son retour à Phnom Penh, il est engagé comme militaire par les nouvelles autorités. Avec d’autres rescapés, il travaille à la création du musée de Toul Sleng. A la demande des autorités, il peint dans un style réaliste le quotidien des prisonniers à S21, la torture et la mort. C’est du vécu. Ses tableaux, saisissants d’horreur, sont exposés depuis cette époque. Pourtant Vann Nath en a reçu des lettres l’accusant d’être un valet des Vietnamiens ! Le peintre est toujours resté discret à ce sujet, las des provocations inutiles. Il assumait la création de la fameuse carte du Cambodge faite avec des crânes des victimes. Les crânes, c’était son idée. Le fleuve Mekong peint en rouge sang, c’était l’idée d’un autre ancien détenu, Ing Pech. Cette carte, c’était le cri des survivants.

Dans les archives de S21, Vann Nath découvre la photo anthropométrique qui a été prise de lui le jour de son arrivée, dont il conserve précieusement l’original. Il trouve aussi une liste de prisonniers où figure son nom et à côté une mention peut-être écrite de la main de Duch : « garder pour utiliser ».


Le témoin à sa place
En 1979, ils étaient sept hommes rescapés de S21. A l’heure où s’ouvrait le procès de Duch en mars 2009, ils n’étaient plus que trois encore en vie. Seuls Chum Mey et Bou Meng se sont portés parties civiles. Vann Nath, lui, s’est volontairement cantonné au rôle de témoin. C’est là qu’était sa place, pensait-il. Il ne travaillait pas pour le symbole mais pour la justice. Il ne voulait pas entendre parler de réparation là où aucune réparation n’était possible. « L’important n’est pas de porter plainte mais que le tribunal démontre les faits », expliquait-il calmement. « Nous attendons la justice depuis plus de trente ans. Nous ne savons pas ce que cela donnera. Mais je garde espoir que les anciens dirigeants récolteront ce qu’ils ont semé », confiait-il à la veille du procès.


Mort sans avoir entendu le verdict définitif
Nul doute que la justice l’a déçu. «J’ai attendu trente ans pour une journée de déposition», déclarait-il en mars 2010. Vann Nath aurait voulu aller plus loin mais personne n’a recherché son analyse, au-delà du récit du rescapé. Le comble, c’est que Vann Nath soit mort sans avoir entendu le verdict définitif contre Duch.

A l’heure de cette disparition, de nombreuses voix s’élèvent pour déplorer la différence de traitement entre les victimes, qui n’ont pas toujours les moyens d’accéder à des soins et les accusés, sous surveillance médicale permanente. Le blâme n’est pas nouveau, les amis de Vann Nath ont bataillé pendant des années pour financer ses dialyses et son suivi médical. Il y a un peu plus d’un an, il frôlait déjà la mort.
Le décès de Vann Nath, qui a toujours travaillé avec exigence et humilité pour que le monde se souvienne (au-delà du Cambodge), met en relief les failles d’une justice qui traîne et perd chaque jour en crédibilité.


Une toile en héritage
Dans sa grande sagesse, Vann Nath nous a laissé une toile en héritage, comme pour nous guider dans la tourmente. Il s’agit d’un de ses derniers tableaux. Il a peint Duch assis au milieu de montagnes de crânes avec devant lui le verdict prononcé en première instance et distribué sous forme de livret par les CETC. Le peintre y a glissé un clin d’œil, non sans humour : Duch est assis dans la même position que lui, Vann Nath, dans son Autoportrait à S21.
Dès 1979 Vann Nath avait choisi l’art comme refuge contre l’injustice et l’oubli. En 2011, il persiste et signe. Et jusqu’ici, l’histoire lui a donné raison.


Cérémonies d’hommage :

Au Cambodge :

Cérémonie d’incinération de Vann Nath, dimanche 11 septembre 2011, au Wat Kambol, 300 m après les CETC, le long de la route numéro 4.

En France :

Pensées vers Vann Nath à Paris ce dimanche 11 septembre à 8h, face à la fontaine, jardin des Tuileries, en arrivant de la place de la Concorde (métro : Concorde).

Cérémonie bouddhique des 7 jours, dimanche 18 septembre, 10:00 à la pagode de Créteil (Vatt Khémararam).

Les parties civiles attendent des réparations







A chaque journée d'audience, des groupes de bonzes viennent écouter les débats. Mercredi 29 juin, ils ont entre autres entendu les demandes de réparations des parties civiles. (CETC)





Des réparations collectives et morales
Pich Ang co-avocat principal des parties civiles rappelle d’abord que «pour les victimes, les réparations constituent un des éléments fondamentaux de la justice», «un moyen important de réconciliation pour elles et la société, un moyen pour cicatriser les blessures et permettre une amélioration psychologique chez les victimes». Il ajoute que le tribunal (les CETC) est compétent en la matière. Bien sûr ces réparations sont collectives et morales, certainement pas individuelles et devant les juges elles sont des indications de ce qu’il est possible de faire.


Retour sur le rôle des parties civiles
Elisabeth Simoneau Fort, co-avocate principale des parties civiles, revient sur le rôle des parties civiles après avoir précisé certaines définitions du droit à réparations dans le droit international. «La partie civile n’est pas comme une sorte d’invitée au procès, dans le but de faire plaisir à la victime qu’elle est, comme s’il convenait de lui offrir une sorte de gratification, une sorte de réparation avant l’heure. La partie civile ce n’est pas simplement un moyen de donner aux victimes l’impression qu’elles sont associées au procès et y participent un peu.» La partie civile possède un droit égal à celui dont dispose un accusé. Elle a été impliquée dans les faits et les a subis. «Elle est face aux accusés la victimes de l’infraction. […] Elle est plus qu’un témoin, elle est l’un des protagonistes des faits jugés. […] Elle est en mesure de contribuer à l’établissement de la vérité.» Ceci est d’ailleurs sont premier objectif. La réparation constitue son deuxième objectif, selon Elisabeth Simonneau Fort.


Réparer par une journée internationale du souvenir
Les avocats des parties civiles ont classé leurs propositions de réparation en quatre catégories : mémoire et souvenir, réhabilitation, documentation et éducation, autres projets de réparation. Concrètement, cela signifie que les victimes proposent : l’adoption d’un jour férié ou une journée internationale du souvenir, un stupa érigé dans un lieu approprié, la préservation des sites d’exécution, l’accès gratuit à des services de soins psychologiques, le développement de l’éducation sur l’histoire du Kampuchea démocratique, la création d’un centre-musée-bibliothèque à Phnom Penh où seraient déposés les documents khmers rouges, la création d’une liste des victimes, la fondation d’un centre d’éducation pour les enfants nés des mariages forcés sous les Khmers rouges, la création d’un fonds d’indemnisation, et, plus original : un projet d’offrir la citoyenneté cambodgienne aux victimes vietnamiennes…


Les réparations, une charge pour les parties civiles
En conclusion, Elisabeth Simoneau Fort souligne les énormes contraintes imposées aux parties civiles dans l’élaboration de ces mesures de réparation, en particulier celles «d’apporter l’assurance qu’il y aura des garanties financières suffisantes». «De telles contraintes sont uniques dans le système judiciaire national et international et elles pourraient constituer de quasi sanctions pour les parties civiles. Elles pourraient constituer un obstacle potentiel au droit à réparation.»
«Lorsque nous serons partis, ce qu’il restera ici, c’est la sanction et ce sont bien sûr les réparations», rappelle l’avocate. «Nous nous en remettons à la chambre pour que quoi qu’il arrive les réparations demeurent un droit et non pas une charge.»


Ne pas oublier les archives
Bou Meng, rescapé du centre de détention S21, considère les réparations comme indispensables. «Si nous gagnons le procès, même 1$ symbolique, j’accepte. Il ne faut pas écarter les parties civiles.» Em Oeun, partie civile défendu par Avocats sans frontières (ASF) souhaiterait quant à lui que les accusés réalisent eux-mêmes des panneaux documentaires qui circulent dans le monde. Il s’inquiète également des archives. «Je demande aux dirigeants de bien classer les archives du pays et de les mettre à disposition dans tous les musées du pays et du monde pour qu’on sache ce qui s’est passé.»

Khieu Samphan demande que ses témoins soient entendus


Khieu Samphan s'exprime en s'adressant surtout au public de la salle d'audience qui était pleine. (Anne-Laure Porée)


Avant que Khieu Samphan ne s’exprime, l’avocat de Nuon Chea, Victor Koppe profite de l’audience sur la liste des témoins pour déplorer les procédures adoptées jusqu’ici, comme l’impossibilité pour les avocats de la défense d’assister à l’audition des témoins pendant l’instruction ou l’interdiction à la défense de conduire sa propre enquête. Nuon Chea voulait une enquête sur le rôle du Vietnam avant, pendant et après le régime khmer rouge, insiste-t-il, il voulait une enquête sur les conséquences des bombardements américains, une enquête sur une éventuelle crise alimentaire avant la prise du pouvoir par les Khmers rouges, une enquête sur le rôle des commandants de la zone Est, une enquête sur la fiabilité du témoignage de Duch [ex-directeur du centre d’extermination S21, qui a travaillé sous l’autorité de Nuon Chea]. Ces demandes n’auraient pas abouti.


Les provocations de Victor Koppe
Victor Koppe choisit un exemple concret, celui de monsieur X (il n’a pas le droit de citer le nom à ce stade de la procédure), pour démontrer que la défense n’a pas été suivie. Monsieur X était membre des Khmers rouges, il a fui au Vietnam et est connu pour avoir été le premier Premier ministre de la république populaire du Kampuchea. L’homme est évidemment identifiable, le procureur bondit, le président interrompt l’avocat de la défense. Un témoin ne doit pas être identifiable. Victor Koppe polémique encore. William Smith met un terme au discours de la défense en s’adressant aux juges : «Vous perdrez le contrôle de ce procès si vous permettez aux parties de prononcer des discours sans respecter les directives que vous leur avez données.»


Khieu Samphan promet de coopérer
Le président n’a pas l’intention de laisser faire ce genre d’intervention, il retire la parole à Victor Koppe. Il fait de même un peu plus tard avec Silke Studzinsky, avocate des parties civiles, elle aussi hors-sujet.
Khieu Samphan lui, reste dans le sujet. Il se lève, visiblement beaucoup plus en forme que ses voisins. Il s’adresse respectueusement à la cour et au public, il salue les bonzes assis en nombre dans le public. Il est le premier des quatre accusés à prendre la parole quelques minutes pour évoquer son cas. «J’attends ce moment depuis bien longtemps» confie-t-il à l’audience. Il promet de coopérer avec la mission du tribunal tant que sa santé le permettra. «Je ne sais pas tout mais je contribuerai au mieux de mes connaissances et de mes capacités.» C’est la voix d’un vieil homme qui résonne, mais c’est une voix sûre d’elle, ferme et décidée.


Il plaide discrètement l’innocence
«J’ai lu la liste et j’ai remarqué que la plupart des témoins sur la liste ont été proposés par les co-procureurs. Il n’y a que très peu de témoins que j’ai proposés. Et des témoins que nous avions proposés font maintenant partie de la liste des co-procureurs, ils deviennent des témoins à charge plutôt que des témoins à décharge.»
Habile orateur, il glisse que sa contribution vise à rechercher la vérité, garantir l’équité du procès et établir son innocence. Dans le public, les étudiants notent ses propos. «Les témoins que je propose sont des témoins qui me connaissent très bien, qui ont été mes proches et qui savaient très bien que je ne ferais rien. Ils peuvent dire qui j’étais.» Il insiste : entendre ces témoins est fondamental. Il remercie les juges de l’avoir écouté, ses compatriotes et les bonzes assis dans la galerie publique. Un dernier regard vers le public, un salut traditionnel et Khieu Samphan se rassoit.


Une lueur d’espoir
Parmi les Cambodgiens venus à l’audience, certains estiment qu’il joue la carte de la coopération pour atténuer sa peine. D’autres sont moins tranchés. Phalla, 18 ans, assiste pour la quatrième fois à une audience du tribunal. Elle trouve Khieu Samphan éloquent : «Il parle très bien, il parle comme un dirigeant». Ses amies, elles, ont été surprises de voir l’ancien Khmer rouge s’adresser au public. «Nous n’arrivons pas à comprendre pourquoi il a fait beaucoup de mal.» Tout près, Om Rouh, 82 ans, s’emporte : «Khieu Samphan n’a pas fait de mal, c’est un homme bien, ce sont les autres qui l’accusent. Le coupable c’est Ieng Sary le Vietnamien.» Em Oeun, partie civile, est lui convaincu que Khieu Samphan ne joue pas. «Je crois qu’il va dire la vérité.» Elisabeth Simmoneau Fort confirme ce sentiment partagé par les victimes quelle représente : «Toute déclaration qui va dans le sens d’une explication fait plaisir aux parties civiles. C’est un espoir, une porte ouverte qui correspond à leurs attentes.»

Quand les débats juridiques ont besoin de rappels historiques


Ieng Sary, caché par son avocat Michael G.Karnavas. (Anne-Laure Porée)



Le code pénal cambodgien de 1956 était en vigueur quand les Khmers rouges ont pris le pouvoir, il constitue donc une loi de référence pour les crimes qu’ils ont commis.  
Comme l’explique Ang Udom, l’avocat cambodgien de Ieng Sary, le code pénal impose un délai de prescription de dix ans pour ces infractions. Dix ans après les faits il devient donc impossible d’engager des poursuites. L’avocat calcule. Si de tels faits ont été commis entre 1975 et 1979, ils sont prescrits depuis 1989. Conclusion immédiate de la défense : l’action engagée contre Ieng Sary doit être levée.


La défense de Ieng Sary réclame l’égalité devant la loi
Sauf que ce tribunal extraordinaire, qui est justement en train d’écouter la défense de Ieng Sary, a été créé par une loi en 2001, laquelle prolongeait le délai de prescription de ces crimes à vingt ans. «En 2004, ce délai a été modifié, ajoute Ang Udom. Un délai de vingt ans n’était pas suffisant, il y avait un risque qu’il expire avant que les CETC aient traité toutes les affaires prévues. Le délai de prescription est alors passé de vingt à trente ans.» La démonstration de l’avocat est limpide : la loi a été modelée pour juger les anciens dirigeants khmers rouges.

Selon lui, deux problèmes majeurs surviennent alors. «Ieng Sary peut être poursuivi devant les CETC alors que l’auteur de faits similaires ne pourrait pas être poursuivi devant une autre juridiction cambodgienne. Cela porte atteinte au principe de l’égalité devant la loi» plaide Ang Udom. Deuxième principe bafoué : celui de la non rétroactivité de la loi. Normalement, la loi s’applique à partir du moment où elle est adoptée, elle ne s’applique pas sur des faits antérieurs à sa promulgation.


Karnavas et les interférences politiques
Il est des cas où la prescription est suspendue, par exemple quand une enquête est en cours. Michael G.Karnavas, l’avocat international de Ieng Sary en convient. Mais après le procès de 1979, «il n’existe aucun indice qu’il y ait eu quelque instruction ou enquête que ce soit, note-t-il. Il est possible qu’il n’y ait eu aucune volonté politique de le faire. […] Notre position est que le Cambodge avait la capacité d’enquêter s’il le souhaitait. […] Comme pour les dossiers 3 et 4 [les potentiels procès suivants qui font débat en ce moment au Cambodge et dont le gouvernement ne veut pas] il y a pu avoir absence de volonté politique de poursuivre.»
Qu’est-ce qui se joue ici ? La défense est obligée de démontrer que la justice n’a pas fait son travail pour justifier qu’il est trop tard pour poursuivre les accusés. Michael G. Karnavas déclare ainsi que «le système juridique de 1979 à 1991 était opérationnel».


Ieng Sary quitte le prétoire
Les procureurs démontent les arguments de la défense, un par un, avec méthode. Ils offrent en même temps une plongée dans l’histoire du système judiciaire qui rappelle ce que les Cambodgiens ont traversé. Une mise au point salutaire. Ieng Sary n’y assiste pas, il a quitté la salle d’audience juste avant la prise de parole des procureurs pour cause de douleurs au dos.


L’intermède Sa Sovan
L’avocat cambodgien de Khieu Samphan a vingt minutes pour joindre ses arguments à ceux de la défense de Ieng Sary. Il est seul. Son partenaire Jacques Vergès, qui n’a pas dit un mot depuis le début des audiences et a siégé impassible, n’est plus à ses côtés. Sa Sovan se tourne vers le public qui assiste à l’audience. Il lui adresse gestes et regards, il s’agite, il fait rire le public, il se montre volubile sur tout sauf le sujet attendu. «Mon client était l’ancien chef d’Etat. […] Sa fonction à l’époque n’était pas bien différente de celle de monsieur Sarkozy.» Le président du tribunal interrompt le spectacle pour recadrer l’avocat. Sa Sovan souscrit aux arguments de Micheal G.Karnavas. Après 7 minutes d’intervention, il remercie les parties civiles pour leurs efforts, il rend hommage à la mémoire des personnes décédées et déclare : «Je veux que le tribunal s’assure que justice soit rendue.»


Les responsabilités des accusés
Seng Bunkheang, le procureur adjoint, s’applique à reprendre le fil de l’audience. Retour à cette fameuse prescription des crimes relevant du code pénal de 1956. «Le délai de prescription n’est pas encore expiré, assure-t-il. Un délai peut être prolongé s’il existe des motifs raisonnables de le faire.» Parmi ces motifs : un système juridique qui n’a pas été fonctionnel pendant des années ou une situation de guerre. Seng Bunkheang rappelle que «le Parti communiste du Kampuchea [le PCK] a considéré que les juges et les avocats étaient des cibles à exécuter.» Les hommes et les femmes qui faisaient fonctionner le système judiciaire cambodgien ont été dans leur grande majorité éliminés par les Khmers rouges.


Treize années sans action judiciaire possible
Seng Bunkheang décrit dans le détail comment Ieng Sary et Nuon Chea contrôlaient des régions entières du pays qui échappaient au gouvernement cambodgien. «Dans ce contexte de guerre civile, il était impossible qu’une action judiciaire aboutisse. Le système judiciaire n’était pas pleinement indépendant. Par conséquent les enquêtes et instructions concernant le Kampuchea démocratique n’ont pas pu avoir lieu.» Entre 1979 et 1992, le système judiciaire ne fonctionnait pas, selon le bureau des co-procureurs. «La prescription ne court pas contre celui qui est dans l’impossibilité d’agir», cite Vincent de Wild, procureur adjoint.


Les Khmers rouges ont fait table rase du passé
Vincent de Wild décortique également la loi en vigueur sous le régime khmer rouge. La défense prétend que le code pénal de 1956 était en vigueur puisqu’il n’avait pas été abrogé. Vincent de Wild rafraîchit la mémoire de ses adversaires. Les Khmers rouges ont rédigé leur propre décret-loi couvrant tous les types d’infraction. Ils ont fait table rase du passé, le code pénal de 1956, nul part mentionné, est tombé dans l’oubli. Pour le bureau des co-procureurs, ce code est, dans les faits, suspendu. La prescription aussi. Il faut attendre la mise en place d’un nouveau code en novembre 1992 pour réactiver le principe de la prescription, insiste Vincent de Wild. Cette chronologie et les réalités historiques conduisent le bureau des co-procureurs à conclure qu’il n’y a pas d’obstacle légal au jugement de Ieng Sary comme des trois autres accusés pour homicide, torture et persécution religieuse.

Le cas Ieng Sary en débat


L'ancien ministre des Affaires étrangères khmer rouge, Ieng Sary, sort régulièrement du prétoire et invoque des problèmes de santé pour quitter les audiences. (CETC)



Les juges devront donc se prononcer sur la règle non bis in idem stipulant que nul ne peut être poursuivi ou condamné deux fois pour le même crime, sur l’amnistie et sur la grâce royale dont a bénéficié Ieng Sary. Les arguments des avocats de l’ancien ministre des Affaires étrangères khmer rouge ont déjà été entendus et contredits par les procureurs à plusieurs reprises devant les magistrats de la Chambre préliminaire. Mais la défense revient à la charge devant la Chambre de première instance. La partie de ping pong s’est déroulée les 27 juin et 28 juin. Michael G.Karnavas s’est révélé offensif dans le ton mais routinier dans les arguments, les procureurs sérieux et précis dans leurs références aux procédures, les parties civiles, elles, ont contribué à donner l’avantage à l’accusation.

Alors que la cour s’apprête mardi matin à relancer les débats en cours, Nuon Chea l’interrompt. Le vieil homme au bonnet et aux lunettes noires s’impose avec un naturel sidérant, le ton est ferme, l’attitude sans équivoque : Nuon Chea demande à retourner en cellule de détention. «L’ordre du jour ne concerne pas ma situation». Demande accordée.
Michael G.Karnavas reprend alors ses arguments de la veille et de toutes les précédentes audiences pendant lesquelles il a tenté de mettre fin à l’action engagée par le tribunal contre son client.


A propos du procès de 1979
Entre le 15 et le 19 août 1979, un tribunal populaire révolutionnaire jugeait «la clique Pol Pot-Ieng Sary» pour génocide et les condamnait à mort par contumace. C’est à ce procès que la défense se réfère. Pour elle, Ieng Sary a déjà été jugé en 1979 pour les mêmes crimes que ceux dont il est accusé aujourd’hui. «Comme dit l’adage, ‘une rose est une rose’, quel que soit le nom qu’on lui donne.[…] Selon nous ce procès couvrait l’ensemble des chefs d’accusation portés contre Ieng Sary aujourd’hui. Certes des termes différents ont été utilisés mais si on se penche sur les infractions sous-jacentes, et c’est cela qui compte —c’est la substance qui compte et qui prime sur le style— on constate qu’il s’agit de la même chose.» Michael G.Karnavas convient que personne ne souhaiterait subir un procès tel que celui de 1979, lequel ne respectait pas les garanties d’équité, ni les procédures. Cependant, comme personne n’a contesté le jugement, le jugement doit être considéré comme valable, plaide-t-il.
Les procureurs évidemment s’opposent tandis que derrière eux certaines parties civiles s’endorment : «La procédure nationale doit être impartiale et indépendante sinon le ne bis in idem ne s’applique pas.»


La nature du tribunal en question
L’échange d’arguments se déplace sur la nature du tribunal. Pour la défense, le droit cambodgien garantit l’application du principe ne bis in idem. Puisque ce tribunal est cambodgien, la loi cambodgienne doit y être appliquée. Michael G.Karnavas s’échine à démontrer que les Chambres extraordinaires au sein des tribunaux cambodgiens (CETC) sont tout ce qu’il y a de plus cambodgien : «Quand mon client va à l’hôpital, je ne peux pas le contacter. Pourquoi ? Parce que le centre de détention est administré par le ministère de l’Intérieur. Ce tribunal est un tribunal national pas international et encore moins internationalisé.» Les procureurs, que ces arguments ne surprennent plus, rappellent, références à l’appui, qu’aux CETC le droit cambodgien est appliqué sauf s’il est en contradiction avec le droit international. Puis William Smith ajoute que, justement, selon les Nations unies, il n’y a pas d’amnistie contre les crimes de génocide ni contre les crimes contre l’humanité…


Une page d’histoire
Pour contester l’action contre son client, l’avocat cambodgien Ang Udom décide de rappeler le contexte du procès de 1979 puis de la grâce et de l’amnistie censées empêcher que Ieng Sary soit jugé. Voici ce qu’il retient :
Août 79 : Ieng Sary est jugé et condamné à mort par contumace pour crime de génocide. Le jugement ordonne la confiscation de tous ses biens.
15 juillet 94 : une loi met les Khmers rouges hors-la-loi. Toute appartenance à ce groupe devient illégale. L’objectif : tenter de mettre fin à la guerre et de lancer un processus de réconciliation nationale.
Septembre 96 : Ieng Sary et le gouvernement royal négocient la réhabilitation de Ieng Sary. Celui-ci déclare qu’il ne rejoindra pas le gouvernement du Cambodge à moins qu’il reçoive une immunité de poursuites pour n’importe quel acte allégué. «C’était une condition non négociable» insiste Ang Udom. Puis les deux Premier ministres ont demandé au roi Norodom Sihanouk d’accorder une grâce et une amnistie à Ieng Sary.


Les circonstances de l’amnistie
Ang Udom interprète ensuite à sa manière : «Le geste de Ieng Sary a été utile pour la paix et la réconciliation nationale». Plus tard Et Michael G.Karnavas insiste : «Sans la réintégration de M.Ieng Sary, la guerre civile au Cambodge aurait continué de plein fouet et pourrait encore durer aujourd’hui. Ce qui aurait amené beaucoup plus de morts.». Ang Udom enchaîne : «le roi a accordé la grâce et l’amnistie à condition que les deux tiers de l’Assemblée nationale appuient cette mesure», «la population soutenait l’amnistie et la grâce royale».
Hors du prétoire, des Cambodgiens ayant vécu cette période contestent la popularité d’une telle mesure. Olivier Bahougne, avocat des parties civiles, livre une interprétation des faits bien différente. Il rappelle combien les Khmers rouges ont été un obstacle à la paix, générant «des centaines de milliers de victimes et de réfugiés», boycottant les élections de 1993, attaquant les Nations unies. Il rappelle que la loi qui met les Khmers rouges hors-la-loi survient après que Khieu Samphan ait refusé un cessez-le-feu préalable à des négociations. Selon lui, Ieng Sary «a profité de la faiblesse de son peuple», il a «marchandé sa grâce», «arraché» son amnistie. Quant à l’Assemblée nationale, elle n’a pas voté la grâce royale et l’amnistie de manière constitutionnelle, les votants avaient été sollicités lors de consultations privées.
Olivier Bahougne conclut : «Il est évident que dans une atmosphère de sérénité, d’absence de menace, d’absence de prise d’otage, jamais ce décret de grâce n’aurait été accordé. La cour devra donc apprécier cet élément qui permet finalement de considérer ce décret de grâce comme nul. Dans le cas contraire, cela confirmerait que les terroristes peuvent obtenir par tous moyens, notamment la violence et la séquestration, absolution de leurs crimes.»

Le décret d’amnistie promulgué en septembre 1996 donnait six mois aux soldats khmers rouges pour se rendre et intégrer l’armée nationale. Pour la défense de Ieng Sary, ce décret est on ne peut plus légal. Pour le bureau des procureurs, il est limité dans sa portée et sa validité. «Les CETC ont obligation de ne pas confirmer une amnistie soustrayant Ieng Sary à être traduit en justice pour ses crimes», conclut William Smith.


La voix des parties civiles
Les parties civiles s’engouffrent dans la brèche de cette intervention côté procureur. Martine Jacquin, d’Avocats sans frontières (ASF) cite une déclaration de Ieng Sary à Jean-François Tain sur les ondes de Radio France Internationale : «Rappelez-vous que le tribunal révolutionnaire de 1979 qui m’avait condamné à mort, n’est pas légitime car c’était un tribunal organisé sous l’occupation vietnamienne. Inutile de faire marche arrière, je ne suis pas coupable.» Mok Sovannary, avocate cambodgienne des parties civiles, insiste : le procès de 1979 n’était pas équitable, le droit des victimes n’a donc pas été respecté. «Les victimes ont besoin des CETC pour regagner leurs droits et leur dignité», explique-t-elle avant de demander aux magistrats de tenir compte des besoins et des attentes des victimes. Les deux femmes évoquent le procès Touvier en France pour démontrer qu’un homme poursuivi après la guerre, puis grâcié par le président Pompidou, avait finalement été en procès. «La justice ne peut réparer l’irréparable, mais elle peut aboutir à une vérité, à une reconnaissance des faits, […] ouvrir la voie à un travail de deuil», estime Martine Jacquin.

Mardi 28 juin, Michael G.Karnavas s’inscrit en désaccord et rabroue les parties civiles. Ce n’est pas le moment pour elles de faire part de leur colère. Quant à leur recherche de vérité… « La vérité historique ne sera jamais révélée dans un tribunal parce que les tribunaux n’ont pas pour vocation d’établir la vérité historique.» L’avocat, en orateur habile, minimise les enjeux : les victimes disent que la vérité pourrait ne pas émerger et qu’alors elles se sentiraient flouées. «En fait nous parlons d’une seule personne, rappelle Michael G.Karnavas. L’amnistie n’empêche pas de juger les autres dirigeants.»

Les accusés donnent le ton de leur participation







Nuon Chea, dit frère numéro 2 sous les Khmers rouges, portait un bonnet pour se protéger contre le froid de la climatisation et ses habituelles lunettes noires. (Anne-Laure Porée)






Nuon Chea quitte le tribunal
Le numéro 2 de la hiérarchie khmère rouge après Pol Pot, Nuon Chea, a 84 ans. Il peine à se lever pour demander la parole. Mais le ton de sa voix est ferme, et son propos autoritaire. «Je ne suis pas satisfait de la tenue de cette audience. Je demande à mes avocats d’expliquer pourquoi.» Le président refuse l’intervention mais Michiel Pestman est un avocat tenace, il ne tarde pas à revenir à la charge pour faire passer le message de son client. La défense de Nuon Chea met en cause l’instruction «si inéquitable et si préjudiciable au droit de Nuon Chea que nous sommes d’avis qu’il faut mettre fin à la procédure». L’équipe a également demandé que plus de 300 témoins comparaissent sur le contexte historique et l’instruction, dans le cadre d’un d’un débat public. Or durant ces quatre journées d’audiences techniques, les exceptions préliminaires de la défense de Nuon Chea ne sont pas au programme. «Le temps est venu pour un peu de transparence et pas seulement pour des enveloppes scellées, déclare Michiel Pestman. […] Mon client ne veut plus donner le privilège de sa présence à moins que ses exceptions et les témoins qu’il a proposés soient mis à l’ordre du jour. »


Le refrain de l’obstruction politique
Au passage, l’avocat accuse le gouvernement cambodgien d’obstruction dans le dossier de Nuon Chea, en particulier à propos de «sept témoins capitaux». «Ces témoins étaient tous des leaders de la zone Est où, aux dires du procureur, des crimes atroces ont été commis, mais ces témoins n’ont pas été entendus car le gouvernement de ce pays a refusé de coopérer.[…] Les gouvernements ne doivent pas dire aux juges quoi faire.» Michiel Pestman dénonce également l’absence d’enquête sur les bombardements américains et «le rôle douteux joué par le Vietnam pendant et après les Khmers rouges», dont il sait pourtant qu’ils sont hors du mandat du tribunal. Et l’avocat d’ajouter une pique supplémentaire contre le gouvernement cambodgien : «En 1979, Pol Pot et Ieng Sary ont été reconnus coupables de génocide après un procès qui avait été contrôlé et imaginé par les Vietnamiens. Depuis 1979, il y a eu peu de changements… […] Un procès correct n’est pas simplement une note de bas de page dans un livre d’histoire écrit par les Vietnamiens.  Nous voulons une discussion sur l’instruction, sur les fondements du procès, sur les témoins, sur ce qui compte.»







Khieu Samphan a été chef de l'Etat du Kampuchea démocratique. (Anne-Laure Porée)







Khieu Samphan veut savoir qui a tué tous ces gens

Le président de la cour prévient qu’une autre intervention de ce type ne sera pas autorisée. Cependant Nuon Chea quitte le prétoire, avec son bonnet et ses lunettes noires. Aucune image n’en atteste : comme il n’est plus au micro aucune caméra ne le suit. Inutile de protester contre ces règles de filmage, ce sont les règles. «Que voulez-vous ? s’énerve Lars Olsen, porte-parole du tribunal. Vous voulez qu’ils soient filmés comme à Nuremberg ? Vous voulez qu’ils soient filmés comme dans un zoo ?» Le président de la cour a dit qu’il autorisait Nuon Chea à sortir donc Nuon Chea est sorti. Il est 10 heures. Ils ne sont plus que trois face aux juges.







Ieng Thirith, ex-ministre khmère rouge de l'Action sociale. (Anne-Laure Porée)







A 11 heures, Ieng Thirith sort à son tour de la salle d’audience. Elle regagne sa cellule pour raison de santé. C’est là qu’elle suivra les audiences.

A 11h10, l’avocat cambodgien de Khieu Samphan tente à son tour d’exfiltrer son client de la cour, en changeant le genre du discours. «Mon client souhaite la manifestation de la vérité. […] Lui aussi veut participer à la manifestation de la vérité, savoir qui a tué tous ces gens.» Sa Sovan reconnaît que Khieu Samphan est l’accusé qui affiche le meilleur état de santé. Néanmoins, Khieu Samphan est «épuisé», assure-t-il. «Mon client souhaite quitter temporairement la cour mais il reviendra pour coopérer.»


La présence des accusés en débat
Le président de la cour indique alors : «Nous reconnaissons que les accusés, qui sont d’un âge avancé, ont le droit de quitter le prétoire. Ils n’ont pas besoin de demander la permission pour ce faire.» La souplesse du président se révèle de courte durée. Au retour du déjeuner, il recadre. Les accusés doivent être présents pendant leur procès, sauf état de santé problématique. «Mon client préférerait économiser ses forces pour demain», plaide Sa Sovan. En vain. Les juges refusent qu’ils sortent. En mettant au clair les règles en vigueur au tribunal, le juge Jean-Marc Lavergne rappelle opportunément que Khieu Samphan a refusé toute expertise médicale parce qu’il se portait très bien.


4-3 = Khieu Samphan





Ieng Sary, ancien ministre des Affaires étrangères, qui a rappelé les Cambodgiens de l'étranger à revenir servir le régime khmer rouge. Un retour qui a conduit la majorité d'entre eux à la mort. (Anne-Laure Porée




Michael G.Karnavas, avocat de l’ancien ministre des Affaires étrangères khmer rouge Ieng Sary, argumente à son tour. Un accusé peut renoncer à son droit d’être présent, comme ce fut plusieurs fois le cas au Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie (TPIY). Selon l’avocat, ce droit ne devrait pas lui être refusé. «Si un accusé souhaite ne pas être présent, il s’agit d’une décision personnelle de l’accusé». Le procureur Andrew Cayley entre dans la joute, Micheal G.Karnavas s’impatiente. L’avocate Elisabeth Simonneau-Fort, rappelle au nom de toutes les parties civiles, que ces dernières attendent la présence des accusés et que leur présence traduit une forme de respect envers les victimes.
Finalement, Ieng Sary est autorisé à regagner sa cellule. Khieu Samphan reste le seul des quatre à la cour, à écouter les débats juridiques sur le cas Ieng Sary.


«Déconcertées et en colère»
A la sortie du tribunal, Elisabeth Simmoneau-Fort résume ainsi le sentiment des parties civiles : «déconcertées et en colère». «Les parties civiles sont interloquées par les arguments très juridiques soulevés par la défense et difficiles à comprendre. Elles sont le sentiment que ces exceptions préliminaires sont inutiles et détournent des vrais problèmes. Devant le comportement des accusés, elles ont l’impression qu’ils essayent d’éviter le procès et les débats de fond. Or elles attendent des explications. Mais elles sont satisfaites que le cas numéro 2 commence.»


Le public trouve son intérêt
Comme d’habitude, le public a assisté en nombre à cette audience. Malgré des débats parfois soporifiques ou difficiles d’accès, 600 personnes ont rempli le tribunal ce lundi 27 juin. Parmi elles, Yin Nean, un homme de 51 ans qui travaille aux archives du musée de Toul Sleng. Il vient pour la 3e ou la 4e fois au tribunal voir les accusés en chair et en os. «Depuis ce matin, je vois les accusés qui réclament ci, qui réclament ça mais pas les victimes. Les accusés ont beaucoup de droits. J’attends de voir si ils reconnaissent leurs erreurs, j’attends de voir s’ils sont responsables ou non, j’attends que justice soit rendue.» Au milieu d’une bande d’étudiants en 2e année de droit, Sann Socheat, 23 ans, explique sa satisfaction au terme de cette première journée d’audience : «J’avais vu des audiences à la télévision, je voulais me rendre compte par moi-même. Pour moi qui étudie le droit c’est une expérience extraordinaire. Par ailleurs, quand ma grand-mère me raconte le régime khmer rouge, ça me bouleverse, je n’ai pas envie d’entendre. Mon grand-père est mort à l’époque. Alors je suis aussi venu pour eux.»


Demain : Focus sur le cas Ieng Sary

Ouverture du procès numéro 2


200 étudiants sont venus assister à la première audience du procès contre Khieu Samphan, Nuon Chea, Ieng Sary et Ieng Thirith. (Anne-Laure Porée)



Ils sont là tous les quatre, assis derrière leurs avocats : Khieu Samphan, ancien chef de l’Etat du Kampuchea démocratique, Nuon Chea, ancien bras droit de Pol Pot et pilier de l’appareil sécuritaire, Ieng Sary, ex-ministre des Affaires étrangères et sa femme Ieng Thirith, ex-ministre de l’Action sociale. Ils comparaissent pour génocide commis à l’encontre des Cham (population musulmane du Cambodge) et des Vietnamiens, ils devront répondre également de crimes contre l’humanité et violations graves des conventions de Genève.


Nuremberg à Phnom Penh

Pour le procureur international Andrew Cayley, ce procès, qui concerne plusieurs dirigeants en même temps, sera le plus important et le plus complexe depuis Nuremberg. «Le défi sera de tout faire pour qu’il soit rapide et qu’il satisfasse les victimes et leurs familles. Et le peuple cambodgien. Cette cour va soulever la question des circonstances de la mort de plus d’1,8 million de personnes. Une des pires catastrophes humaines du XXe siècle.»

La complexité du cas tient, selon le bureau du co-procureur, au nombre de crimes, à leur durée, au nombre de victimes, au nombre de témoins, à la quantité de preuves… A travers le jugement de ces dirigeants, l’idéologie du régime (qui a conduit à la déportation de population, à la famine, à la destruction de classe, aux exécutions massives, au travail et aux mariages forcés…) devrait être au cœur des débats… à partir de septembre. Car les audiences sur le fond ne débuteront pas avant la rentrée.


3 850 parties civiles

Dans ce procès d’envergure, les victimes sont représentées par 3 850 parties civiles, une première dans l’histoire de la justice pénale internationale. 1 747 dossiers avaient pourtant  été déboutés par le bureau des juges d’instruction mais la Chambre préliminaire a annoncé la réintégration de 1 728 personnes dans la procédure à deux jours de l’ouverture du procès. Le nombre de parties civiles démontre leur besoin de justice et prouve une certaine confiance dans le processus judiciaire. «A travers elles, c’est tout un pays qui va parler», note un observateur du tribunal. «Beaucoup de Cambodgiens ne disent pas ce qu’ils ont vécu. La voix des parties civiles et la qualité des témoignages est essentielle, elles doivent être écoutées pour reconstituer l’histoire commune car il n’y a rien à attendre du côté des accusés.»

De la même manière que le procès de Duch avait poussé à l’inscription d’un chapitre d’histoire sur le régime khmer rouge dans les programmes scolaires et libéré, au sein des familles, une parole contenue pendant plus de trente ans, le procès de ces dirigeants, beaucoup plus connus que Duch, devrait creuser le même sillon.

« En me voyant sur cette photo, je n’arrive pas à croire que je suis encore vivante »




Sur les panneaux du musée de Toul Sleng, Mom Kim Sèn a retrouvé sa propre photo ainsi que celle de sa sœur et de sa mère. (Anne-Laure Porée)



Trente-quatre ans plus tard l’incompréhension se lit encore dans le regard de Sèn. «On nous a rassemblés, on nous a accusés d’être des traîtres. Ma sœur et ma mère ont été arrêtées avec moi.» Le groupe est conduit à S24, l’annexe la moins connue de S21. Elle décrit le régime du travail forcé, de la faim qui tenaille, les nuits enfermée dans un dortoir avec les autres. «Pieds contre pieds, dos contre dos, on ne pouvait plus bouger.» Pendant presque deux ans. Spontanément, elle raconte deux épreuves qui furent ses victoires, comme un sursis gagné après un arrêt de mort. «Un soir ils m’ont réveillée, j’ai reçu l’ordre de trouver dix sangsues pendant la nuit. Je les ai ramenées, j’ai pu reprendre le repiquage du riz. Une autre fois, ils m’ont demandée de fabriquer une corde à partir de feuilles de palmier. J’avais trois jours pour produire 100 m de corde si je voulais rester en vie.»


Le conseil des voisins
Pour Sèn, 61 ans, les souvenirs sont pénibles mais la découverte de sa photo sur les panneaux du musée de Toul Sleng, au milieu de tous ces morts, est un véritable choc. Les journalistes, venus en masse rencontrer l’ancienne prisonnière de S24, lui demandent de pointer du doigt sa photo. Elle s’exécute, l’émotion déborde. Elle tente en vain de retenir ses larmes. «A chaque visite je pleure. En me voyant sur cette photo, je n’arrive pas à croire que je suis encore vivante.» C’est la deuxième fois qu’elle vient au musée, qu’elle traverse ses salles, qu’elle croise ces regards fantômes. Devant sa photo d’identité, elle s’excuse presque de n’être pas aussi maigre que d’autres : «A l’époque j’avais 27 ans, j’avais le corps gonflé par la faim».

Si Sèn se retrouve aujourd’hui sur le site de S21, c’est grâce à ses voisins. «Ils m’ont dit qu’il existait plein de photos au musée de Toul Sleng. Je suis venue chercher des traces de mes proches, disparus sous les Khmers rouges.» La surprise, c’est qu’elle ne trouve trace que des vivantes : la photo de sa mère, Kœut Hen, et celle de sa sœur cadette, Mom Kim Sieng, qui vivent près d’elle dans la province de Kompong Cham.


Trois noms de plus
Pour Dim Sovannarom, qui orchestre les visites au tribunal et à S21, ce témoignage illustre la proximité des CETC et de la population. «Il y a un tribunal en scène et un tribunal en coulisses…», confie-t-il avec fierté. «Le rôle du tribunal est d’informer. Grâce à Mom Kim Sèn, les Cambodgiens se rendent compte qu’après trois décennies, on trouve encore des traces. En général, les personnes sur les photos à S21 ont été tuées sous les Khmers rouges, cette exception mérite d’être mentionnée. C’est une belle histoire qui donne de l’espoir aux Cambodgiens.» Pour la direction du musée, qui va questionner Sèn au calme, voilà des informations précieuses : trois noms de plus parmi des milliers d’inconnus.

Alors que le tribunal ouvre le procès numéro 2 lundi 27 juin, Sèn, comme de nombreux Cambodgiens, n’attend qu’un verdict contre les anciens hauts responsables khmers rouges : la perpétuité.

Trois demandes de remise en liberté monotones





Maux de tête ou vertiges, Nuon Chea n'est pas en forme pour l'audience. (Anne-Laure Porée)









Un sourire entre deux maux de tête. (Anne-Laure Porée)































Les arguments sont les mêmes pour les trois équipes de défense : comme le procès n’a pas commencé dans les quatre mois qui ont suivi l’ordonnance de clôture des juges d’instruction (rendue le 15 septembre 2010), les inculpés sont détenus illégalement, ils doivent être libérés.

La seule parade juridique à la libération des inculpés, c’était que la chambre préliminaire prolonge leur détention provisoire jusqu’à l’ouverture du procès. Ce fut fait le 13 janvier dernier, soit deux jours avant l’expiration du délai légal. Mais pour la défense, cette décision n’est pas recevable. Les avocats déclarent que “la décision de la chambre préliminaire n’en est pas une” car elle n’est pas justifiée contrairement à ce qu’exige le règlement intérieur. “Le préjudice est réel du fait que la décision n’est pas motivée” insiste Jasper Pauw. “La seule réparation possible est la mise en liberté immédiate, pour respecter la primauté du droit. Cela montrerait que le tribunal respecte le réglement et le droit des accusés.”


Les maux de tête de Nuon Chea

Derrière lui, son client, Nuon Chea, semble lancer quelques commentaires amusés, puis il s’agite. Il porte la main à sa tête, à plusieurs reprises, il retire ses lunettes noires, il les remet. Son avocat cambodgien, maître Son Arun, interrompt l’audience. Il demande à ce que son client soit ausculté par un médecin pour les maux de tête dont il se plaint. Nuon Chea est conduit hors du prétoire, il sort lentement. Il est le deuxième ce matin à quitter l’audience.






Ieng Thirith a demandé à quitter l'audience. (Anne-Laure Porée)





Ieng Thirith, un petit tour et puis s’en va

Peu avant lui, Ieng Thirith a, elle aussi, renoncé à son droit d’assister à l’audience. Elle avait formulé cette demande par écrit aux juges qui l’ont tou de même convoquée pour vérifier sa requête. Son avocat suggère qu’elle reste assise car “il lui est difficile de se tenir debout”. Temps mort dans la salle. A cet instant, il est impossible de comprendre via les écrans ce qui provoque la confusion, l’équipe audiovisuelle ne filme pas l’inculpée. Au son, on entend simplement sa voix : “Je ne comprends pas”. Puis Ieng Thirith apparaît en plan moyen. Depuis son fauteuil, elle réitère sa demande de quitter la salle d’audience et de laisser faire son avocat Phat Pouv Seang. Accord des juges. Deux gardiennes la guident vers la sortie, une fois les fauteuils de la défense dépassés, elle s’éclipse sans plus avoir besoin de leur aide.


Beaucoup de répétitions, peu de conviction

Les avocats de la défense brandissent tour à tour les mêmes arguments. Une impression de déjà entendu rend l’audience monotone. Son Arun, avocat cambodgien de Nuon Chea, dénonce “les abus de pouvoir” de la chambre. Sa Sovan calcule que son client, Khieu Samphan, a été maintenu en détention “14 jours de trop”. Puis il a une envolée déconcertante, qui n’est pas traduite en français : “Il faut le libérer aujourd’hui, maintenant ! Bientôt c’est le Nouvel an chinois… même si je suis pas Chinois.” Khieu Samphan rit, le public cambodgien aussi.


Nuon Chea, le “respectable”

Après Sa Sovan, Phat Pouv Seang répète en cinq minutes les arguments de ses prédécesseurs. Jusqu’ici, aucun d’entre eux ne répond sur le fond aux deux questions posées par le président en ouverture de séance, à savoir : quel est le préjudice causé à l’accusé ? Pourquoi la remise en liberté immédiate est-elle la seule réparation possible au vu de ce préjudice allégué ? Les avocats de Nuon Chea abordent le sujet seulement en fin de matinée. Selon eux, l’état de santé de leur client de 84 ans, qui “peut à peine marcher sans être aidé”et “ne peut rester assis très longtemps car sa pression artérielle fluctue beaucoup”`, n’a pas le profil d’un candidat à la fuite. La défense invoque la respectabilité de Nuon Chea. “On voit difficilement comment il pourrait perturber l’ordre public”. Ainsi l’ancien bras droit de Pol Pot ne ferait pas de vagues. “Depuis l’intégration, il vit dans la paix et l’harmonie, il participe aux rituels bouddhiques avec les villageois.”






La détention de Khieu Samphan est illégale depuis 14 jours, estime son avocat Sa Sovan. (Anne-Laure Porée)




La phrase de Khieu Samphan

Sa Sovan embraye sur l’absence de risques encourus si les juges remettent en liberté Khieu Samphan. “Je suis reconnaissant aux chambres de porter autant d’attention à la sécurité de mon client… […] Il n’y a aucun risque à le libérer. […] Mon client n’a aucun intérêt à exercer quelque pression que ce soit sur les témoins et les victimes.” Quant à l’intéressé, il est bref, lorsque le président de la cour lui propose de s’exprimer : “Je n’ai qu’une suggestion : respectez la loi !”


Les raisons de l’accusation

Sans surprise, le co-procureur Andrew Cayley s’oppose à la libération des accusés. Au-delà des arguments juridiques (il évoque différentes jurisprudences du Tribunal pénal pour l’ex-Yougoslavie, en particulier celle selon laquelle un inculpé détenu en comparution initiale reste en détention jusqu’au jour du jugement), il rappelle “les raisons plausibles de croire que l’accusé [Nuon Chea] a commis les crimes dont il est accusé.” Il souligne que les risques de pression sur les témoins demeurent, “d’autant que le dossier est accessible à l’accusé, donc il en sait beaucoup plus que par le passé”. Des pressions exercées par Nuon Chea sur Duch pour obtenir des aveux de prisonniers de S21, Andrew Cayley déduit “la capacité d’interférer” de l’accusé. Il s’appuie également sur le témoignage de Duch daté du 20 mars 2008. Celui-ci a en effet rapporté aux juges d’instruction que Nuon Chea lui aurait reproché de ne pas avoir détruit les preuves à S21. L’argumentation des procureurs sera complétée par la Cambodgienne Chea Leang : tant que les audiences sur le fond n’ont pas commencé, des témoins peuvent être dissuadés de se présenter devant la cour.

Pour Andrew Cayley, il serait par ailleurs “irréaliste” de prétendre qu’un accusé, qui risque une condamnation entre 5 ans et la perpétuité, ne pourrait pas être tenté de se soustraire à la justice. Enfin, le procureur international insiste sur le contexte de trente années d’impunité qui ont protégé Nuon Chea mais n’ont pas diminué l’impact des crimes.


La défense de Nuon Chea s’appuie sur le documentaire Enemies of The People

Sécurité, maintien de l’ordre public, hypothétiques pressions sur des témoins… sont des arguments “abstraits” aux yeux de la défense. Son Arun se réfère au documentaire de Thet Sambath, Enemies of The People, dont Nuon Chea est le sujet. “Dans ce film, Nuon Chea dit qu’il veut coopérer avec le tribunal pour dire aux Cambodgiens et à la communauté internationale ce qu’il a vraiment fait.” En somme, après avoir vu ces images, comment imaginer Nuon Chea en fuyard ? Son Arun accuse les co-procureurs de mettre à profit des arguments non juridiques relevés dans les médias. Il déplore leur manque de preuve sérieuse pour affirmer que Nuon Chea a fait des reproches à Duch.


La thèse et les intentions de Khieu Samphan

Son Arun s’éternise. Au bout de 20 mn, il demande à passer la parole à son collègue international. Dans sa mansuétude, la cour laisse l’équipe de défense tripler le temps qui lui était imparti. Jasper Pauw plaide laborieusement : les procureurs n’ont pas compris les propos de son équipe, Nuon Chea subit réellement un préjudice.

Sa Sovan prend le relais. Il demande à ce que Khieu Samphan soit libéré et mis sous contrôle judiciaire. “Monsieur Khieu Samphan, ancien chef d’Etat, est connu dans le monde entier, non pas parce que c’est un voleur mais pour ce qu’il a fait pour le pays. Croyez-moi ! Il ne fuira pas. Il n’essayera pas d’intimider des témoins. […] M.Khieu Samphan aurait de mauvaises motivations parce qu’il a écrit une thèse de doctorat ? Qu’on lise sa thèse de doctorat ! Qu’on vérifie si ses intentions étaient mauvaises ! Il faut éviter toute vengeance.”


Les juges de première instance ont trente jours pour statuer. Ils rendront une décision écrite. A la sortie, les plaisanteries vont bon train. Personne n’ose parier sur la libération d’un des trois détenus. En revanche les pronostics penchent pour une audience technique, dite initiale, autour de la mi-mai et le début des audiences sur le fond fin juin-début juillet. Le procès numéro 2 serait ainsi sur les rails cet été.