Trente-trois ans après les crimes, enfin un verdict

«C’est un jour historique pour les victimes de ce régime», déclare Dim Sovannarom, le chef de la section des affaires publiques qui a orchestré cette vaste campagne. «Cette journée va marquer la fin de l’impunité pour celui qui était le haut responsable de la prison S21. Trente-trois ans après les faits, on y arrive et le pays du crime est le pays du jugement.»

Expliquer

Pourquoi cette vaste entreprise d’information sur le verdict ? «Ca vaut le coup de travailler pour que la justice soit comprise», répond Dim Sovannarom. «Notre rôle c’est d’expliquer ce qu’est un procès équitable, pourquoi la participation du public est importante, pourquoi témoigner est important. Le public cambodgien n’a jamais vu ça et se pose beaucoup de questions : pourquoi l’accusé parle comme il le fait, pourquoi il a tant d’avocats, pourquoi la justice est-elle si longue… Nous expliquons que les crimes ont eu lieu au Cambodge et que le tribunal travaille au Cambodge pour qu’ils comprennent leur histoire.»

Il y a encore quelques années, ceux qui croyaient à une procédure judiciaire étaient minoritaires. Pourtant le premier procès d’un ancien haut responsable khmer rouge s’achève. En juillet 2010, le tribunal parrainé par l’ONU et mandaté pour juger les anciens dirigeants et hauts responsables khmers rouges avait condamné Duch à 35 ans de prison pour crimes contre l’humanité et crimes de guerre. Duch avait fait appel et demandé sa libération. C’était dans la lignée de sa volte-face opérée une demie heure avant la fin des audiences de première instance, à la stupéfaction du public, des victimes et de la cour. Son avocat Kar Savuth argumentait que Duch n’était pas un haut responsable du régime étant donné que le Kampuchea démocratique avait compté 196 autres prisons, faisant pour certaines plus de victimes que S21. Le jugement final devrait répondre à cette question de la défense, argumenter sur la responsabilité de Duch et et peut-être définir qui sont les plus hauts responsables.

Angoisses autour de la sentence

Face à une telle position, pour les parties civiles, ce qui se joue ce vendredi, c’est bien sûr la sentence. Chum Mey et Bou Meng, tous deux survivants de S21, clament qu’ils voudraient voir Duch emprisonné à vie. Les réparations symboliques et morales sont aussi au cœur des attentes des parties civiles. «Ce qui m’intéresse, explique Chum Sirath, c’est si les juges ont trouvé des solutions imaginatives pour accorder des réparations parce que la décision en première instance de mettre la liste des noms des victimes de S21 sur internet, c’est de la rigolade.» Pour d’autres, c’est leur histoire qui se joue. Morn Sothea, 46 ans, a perdu sa mère et deux frères à S21 mais, en première instance, son dossier de partie civile a été rejeté, faute de documents étayant son lien de parenté avec sa mère. A la veille du verdict il retrouve les parties civiles réunies à Toul Sleng avant un dîner de solidarité. Pour tous, sur le site de S21, les histoires des disparus reviennent comme une vague douloureuse. Dans un coin reculé, Morn Sothea raconte en larmes qu’il attend seulement qu’on reconnaisse les siens comme victimes. «Depuis quatre jours, je ne me sens pas bien, je me fais beaucoup de souci sur le verdict et sur le résultat pour moi. J’attends depuis si longtemps.»

«Ce verdict on l’attend, on l’attend, depuis trop longtemps. On est très content de l’entendre enfin, déclare Chum Mey, rescapé de S21 âgé aujourd’hui de 81 ans. En même temps, j’ai peur et je me fais du souci. Toutes les parties civiles attendent le résultat du verdict. On est un peu soulagés parce que le tribunal a permis aux victimes de participer au procès, nos avocats nous ont aidé à entrer dans ce tribunal et avoir une voix. Mais on attend le résultat.»  

«La condamnation du criminel est dans la normalité d’une société qui avance», confie Rithy Panh, qui n’est pas partie civile mais dont l’oncle a été exécuté à S21. «Ca ne soulage rien au niveau personnel. Un oncle mort assassiné reste un oncle mort assassiné. Nous ne serons pas soulagés mais par contre il serait insupportable que le criminel ne soit pas condamné.» Rithy Panh ira entendre le verdict. Pas pour voir Duch sur lequel il a tourné un documentaire hallucinant intitulé “Duch, le maître des forges de l’enfer” et qui lui a inspiré un essai exemplaire, co-écrit avec Christophe Bataille : L’élimination. «La justice sépare les assassins et les victimes. Je veux voir la justice le dire. L’homme qui a commis un crime n’est pas comme nous.»

« Un bon point pour le Cambodge »

Le procès de Duch a connu une fréquentation sans précédent dans l’histoire de la justice internationale : 31 000 Cambodgiens ont assisté aux audiences et aujourd’hui le tribunal annonce des chiffres record : 111 000 visiteurs accueillis jusqu’ici. Le procès de Duch a permis de libérer la parole sur cette page sombre de l’histoire, dans les familles, et a initié sa réintroduction dans les programmes et les manuels scolaires. «C’est un bon point pour le Cambodge de demain», estime Rithy Panh. «C’est un exemple important pour le pays quand un haut responsable qui a commis un crime doit trente ans plus tard faire face à la justice. Ce que je crains c’est que Duch soit le seul condamné.» Des craintes alimentées par les débuts poussifs du deuxième procès contre les trois accusés, Khieu Samphan, Nuon Chea et Ieng Sary, âgés entre 80 et 86 ans.

Forte présence politique au verdict

Chaque année, le tribunal fait face à des défauts de financements qui occasionnent d’important retards de salaires côté cambodgien. A ce jour, le personnel juridique cambodgien n’est plus payé depuis octobre et le reste du personnel n’est plus payé depuis janvier. Le verdict définitif est une bonne nouvelle pour le tribunal, une journée historique pour le Cambodge, que le gouvernement cambodgien ne manquera pas de souligner par la présence de hauts représentants de l’Etat à la cour ce vendredi matin : des députés, des sénateurs, le Secrétaire d’Etat à l’information et surtout Sok An, ministre du Conseil des ministres, sont attendus à l’ouverture de l’audience. Un soutien politique marqué pour un jugement final qui arrive à point nommé pour motiver les donateurs à rallonger leur aide.

Dans quelle mesure le bras de fer entre Phnom Penh et les Nations unies sur les poursuites contre d’autres accusés (les fameux cas 003 et 004) influe-t-il la bonne volonté des pays donateurs ? Difficile à dire. Le tribunal a coûté 141 millions de dollars depuis son démarrage, il n’est pas sûr que les donateurs, fort discrets, aient très envie de subventionner de nouveaux procès. Pour le coup ils seraient en phase avec le gouvernement cambodgien qui ne veut pas de ces procès. Il reste à trouver une porte de sortie au grand dam de la société civile et des victimes qui souhaiteraient aller au-delà du cas 002.

Malgré ces tensions, le Cambodge signe une victoire avec ce verdict. Après la paix, gagnée en 1998 suite à trente ans de guerre, vient le temps de la justice et d’une plus grande crédibilité sur la scène internationale.

3 réponses sur “Trente-trois ans après les crimes, enfin un verdict”

  1. C’est déjà ça, Merci, C’est un début du commencement !
    Ce directeur de S21 n’est qu’un exécuteur d’ordre.
    celà soularge un peu, jamais assez.(on veut les voir souffrir . . . comme les Victimes).
    Il nous faut plus, plus plus dur que ça pour les donneurs d’ordre : Qui ont été chef du Cambodge entre avril 1975 et janvier 1979 ???
    Je souhaite que ce Tribunal creuse cet Abcès, et les condamnerait vraiment. (l’indépendance du tribunal international!).
    Pendant cette période QUI avant et QUI après KHIEU Samphan ?
    Que les journalistes parlent plus de ces dirigeants,
    même Monsieur PANH peut parler sur ces dirigents khmer durant cette période, vous êtes écouté.
    sans ça, vous pouvez condamné tous les cambodgiens en dessous et Ces Dirigents, donneurs d’ordre, continuent à TUER (ça se transmet de père en fils).
    Tim

  2. La condamnation de Duch
    Comme tous ceux qui luttent contre l’impunité au Cambodge, je me réjouis de la décision des Chambres Extraordinaires (CETC) du 3 février 2012 condamnant Duch, ancien Directeur de S21, à la réclusion à perpétuité pour crimes contre l’humanité, un pas décisif vers la vérité et la justice.

    Cette condamnation est une première au Cambodge, et ce à plusieurs titres :
    1. CETC a déclaré Duch coupable de meurtre, torture, viol et crimes contre l’humanité, responsable de la mort de 14 000 personnes, en application directe du droit international ;
    2. Les quatre années du régime du Kampuchea démocratique sont pour la première fois reconnue officiellement par un tribunal soutenu par les Nations Unies ;
    3. Duch désormais âgé de 69 ans purgera sa peine dans une prison.
    Ces premières décisions sont très importantes. Il s’agit d’un premier pas dans la condamnation d’un des crimes les plus barbares du XXème siècle. Maintenant il faut poursuivre sans tarder le procès contre les autres criminels.
    Enfin, un autre élément me paraît crucial. Je pense que tout ce qui se passe au niveau des juridictions de caractère international doit avoir des répercussions au niveau de jurisprudence nationale, c’est-à-dire là où les crimes ont été commis. Dans ce pays, à partir d’aujourd’hui, les crimes devront être jugés de manière analogue.
    Ong
    Le 3 février 2012

  3. La condamnation est prononcée, la justice est passée. N’accablons pas plus Douch, si en voulant le voir souffrir autant qu’il avait fait souffrir ses victimes, nous risquons de devenir bourreau à notre tour.

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