« La vérité. Je sais la vérité sur la mort de ma tante. J’ai vu de mes yeux la mort de mon grand-père et de ma grand-tante. Je connais le sort de mon oncle. De toute la lignée. Mais je ne sais rien sur la mort de mon père à Toul Sleng. » Le film « About my father » s’ouvre sur cette confidence de Sunthary Phung-Guth, face caméra. D’emblée il se présente comme un récit sur la quête personnelle et la demande de justice de cette femme qui cherche des réponses pour pouvoir faire le deuil. A travers ce portrait sensible, Guillaume-Suon Petit a cherché à illustrer le parcours long et douloureux des parties civiles qui sont pour la première fois partie prenante dans un tribunal à composante internationale.
Réaction vive aux images de propagande khmère rouge
Sunthary Phung-Guth attend des informations de Duch, ancien directeur khmer rouge de S21, mais aussi des anciens dirigeants comme Ieng Sary que ses parents connaissaient. Elle sera donc partie civile dans le procès numéro 2. En mémoire de son père, Phung Ton, éminent professeur de droit, recteur de l’Université de Phnom Penh, mort à S21 en juillet 1977 après six mois de détention.
Pour réactiver les souvenirs de la période khmère rouge, Guillaume-Suon Petit demande à Sunthary Phung-Guth de décrire l’expulsion de Phnom Penh, photographies d’époque en main. Elle raconte, dans la circulation d’une capitale aujourd’hui bruyante, comment sa famille a quitté la ville sous la surveillance des hommes en noir, comment elle a compris plus tard qu’ils étaient considérés comme des « ennemis ». Des archives de films de propagande khmère rouge tournés sur les grands chantiers de digue ou de construction accompagnés au son par des chants révolutionnaires rappellent la mise en esclavage de la population, à laquelle Sunthary Phung-Guth, alors jeune femme de 19 ans, dut se soumettre. Dans la salle d’audience, le public réagit vivement aux images de propagande, les pointe du doigt et les commentent. Un homme glisse : « ça, c’est la propagande khmère rouge, mais dans la réalité, c’était pas comme ça. »
Tout ramène au père
Fouiller son propre passé conduit Sunthary Phung-Guth à retourner dans la province de Kratié où elle a été envoyée par les Khmers rouges. Elle reconnaît un barrage et la digue de ses cauchemars. Une femme l’accompagne, une ancienne cadre khmère rouge de la région, qui lui révèle les consignes de l’Angkar à l’époque : ils pouvaient faire ce qu’ils voulaient des « 17 Avril », ceux qui venaient de la ville… La pilule est amère pour Sunthary Phung-Guth mais sa propre souffrance passe au second plan. Ce qui la mine n’est pas son vécu à elle mais la disparition de son père.
Dès lors le film se recentre sur Toul Sleng, la découverte de la photo du détenu numéro 17, Phung Ton, par hasard, et les traces qu’il reste de lui aujourd’hui dans les archives de S21. Après une échappée dans la maison familiale où eut lieu le dernier au revoir au père, direction le tribunal.
Le procès de Duch en archives
Les archives du procès numéro 1 présentent un extrait d’audience pendant laquelle Duch, ancien élève de Phung Ton, déclare aux juges qu’il ignorait la présence de son professeur à S21. La seule information qu’il déduit concernant le disparu, c’est que son corps a été enterré au sein du complexe S21, quelque part autour de l’actuel musée du génocide, s’il a bien été assassiné à Phnom Penh. Piètre consolation pour la famille.
Le choc des peintures de Vann Nath
La quête se poursuit. Sunthary Phung-Guth suit la piste indiquée par Duch lui-même dans une lettre qu’il lui a fait transmettre par son avocat Kar Savuth en plein procès, avant même qu’elle ait déposé devant la cour. Décidée à en savoir plus, elle explore cette piste malgré sa défiance à l’égard de l’accusé. Elle rencontre les anciens membres du personnel de S21 que Duch lui indique. Son face-à-face avec Prak Khân, ancien interrogateur, et Him Houy, ancien chef de gardes, constitue un moment fort du film pendant lequel la tension, palpable, ne baisse pas d’un cran. Prak Khân et Him Houy ne révèlent aucun détail sur Phung Ton, ils ne le reconnaissent pas sur les photos qui leur sont présentées. Mais ils racontent comment étaient traités les prisonniers, comment ils étaient torturés.
Leurs mots décrivent l’horreur, comme des couperets. Mais lorsque les peintures du rescapé de S21 Vann Nath illustrent en images les propos des anciens bourreaux, un malaise parcourt la salle comme en ce jour du 29 juin 2010 où il témoignait devant les juges. L’effet de ses tableaux sur le public est saisissant. Par ses représentations, Vann Nath bouleverse les villageois qui lâchent à haute voix leurs commentaires réprobateurs contre les auteurs des crimes. Les enfants arrachés à leur mère par les Khmers rouges, insupportable. Leur massacre, insoutenable. Un « tut tut tut tut tut » résonne. Les images d’archives montrant les fosses de Chœung Ek filmées en 1979 provoquent la même réaction épidermique.
Un documentaire pédagogique
A travers le cas particulier de Sunthary Phung-Guth, à travers son regard, le documentaire aborde nombre de questions essentielles : que peuvent reconstruire les familles sur la disparition de leurs proches ?, qu’est-ce que la mémoire ?, comment la réactiver ?, la justice est-elle utile ?, à quoi sert-elle ?, la réconciliation est-elle possible ?, les bourreaux de S21 avaient-ils le choix ?, Duch est-il sincère ?…
L’attention particulièrement soutenue que le public porte aux propos des anciens Khmers rouges, comme Duch ou Mam Nay (ancien chef d’un groupe d’interrogateurs), prouve à quel point la parole des bourreaux est fondamentale pour comprendre ce qui s’est passé. Cependant le documentaire prend soin de toujours contrer cette parole par un regard critique, celui d’une victime directe comme Vann Nath, ou celui de Sunthary Phung-Guth. Cette répartie sonne comme un avertissement au spectateur : il ne faut jamais se contenter du point de vue khmer rouge.
« L’histoire de cette femme, c’est mon histoire »
Hors de la salle d’audience, après la projection du film, j’engage la conversation avec un groupe de femmes de Svay Rieng. Je me demande dans quelle mesure elles adhèrent à la quête de Sunthary Phung-Guth, une femme de la ville, avec un haut niveau d’éducation, qui parle français… Yeay Meth, qui ne paraît pas ses plus de 60 ans, coupe court à mes a priori : « L’histoire de cette femme, c’est mon histoire. Moi aussi je cherche mes parents disparus. Ce matin, lorsque nous avons visité S21, j’ai cherché leur photo sur les panneaux de Toul Sleng. Je ne les ai pas trouvés. »
Dans la foulée, Yeay Meth et ses amies racontent ce qu’elles ont vécu sous les Khmers rouges. Elles miment des scènes auxquelles elles ont assisté, l’autorité hargneuse des soldats de l’Angkar, l’absence de pitié et les morts. Restées sous le choc des peintures de Vann Nath, elles en viennent à décrire leurs angoisses du quotidien. Elles évoquent en particulier les attouchements dont elles étaient l’objet. Cette effusion de souvenirs indique que le film atteint un de ses objectifs : libérer la parole sur le passé khmer rouge. Distribuant du bétel à ses amies, Yeay Meth devient intarissable. Autour d’elle, discrètement, des villageoises plus jeunes approchent leur chaise et tendent l’oreille au récit animé de leur aînée.
Filiation assumée avec Rithy Panh
« About my father » s’inscrit dans le sillon du film de Rithy Panh « S21 la machine de mort khmère rouge ». Beaucoup de protagonistes en commun, même lieu, même sujet, parfois mêmes méthodes. La filiation est revendiquée : « Sunthary Phung-Guth m’avait confié avoir entamé ses recherches et constitué un dossier sur son père après avoir vu ‘S21’, explique Rithy Panh. Je vois le film de Guillaume-Suon comme une prolongation, sur un autre plan, du travail entamé dans ‘S21’. Il a travaillé presque un an en parallèle du procès, il s’est plongé dans l’histoire de son pays et dans celle de Sunthary. Qu’un jeune cinéaste cambodgien porte ce projet avec une équipe cambodgienne de sa génération, cela signifie pour moi un chose essentielle : une transmission est en cours. »
Guillaume-Suon Petit assume lui aussi la filiation : « C’est mon premier documentaire. Je me suis nourri de l’expérience de Rithy Panh et de celle de son équipe. Sur un tel sujet, on se réfère, parfois sans le vouloir, à celui qui fait le mieux les choses. Par exemple, la séquence qui réunit Sunthary avec Prak Khân et Him Houy à S21 n’était pas celle prévue au départ. Mais quand je filmais ces protagonistes individuellement, chez eux, ça ne marchait pas. Quand ils sont ensemble à S21, face à Sunthary, cela n’a plus rien à voir. J’ai tenté mes propres expériences avant de revenir à cette technique, qui résulte d’années de travail de Rithy Panh. J’aurais été idiot de ne pas m’en inspirer. » Dans le dialogue instauré avec son aîné, Guillaume-Suon Petit s’est toujours senti totalement libre sur la forme et sur la façon de traiter le fond. « La présence de Rithy Panh s’est surtout manifestée sur les questions d’éthique et la vérification des informations », confie-t-il.
Sélectionné au Fipa
« About my father », réalisé avec le soutien de la fondation Soros, du Centre de ressources audiovisuelles Bophana et Bophana production est le premier film cambodgien sélectionné par le Fipa, le Festival international de programmes audiovisuels. Il sera en compétition à Biarritz, en France, dans la section « documentaires de création » laquelle se déroule du 26 au 31 janvier.
Pour info : Le Centre Bophana organise une projection spéciale le samedi 30 janvier à 18 h 30 qui sera précédée par le court-métrage « Testimonal therapy, a path towards justice and healing ». Coproduit avec Bophana Production et Transcultural Psychosocial Organisation (TPO), avec le soutien du Rehabilitation and Research Centre for Torture Victims (RCT), ce film de 14′ (à l’initiative de Judith Strasser de TPO) montre une approche novatrice pour la guérison des traumatismes : les survivants du régime khmer rouge reconstituent leurs souvenirs traumatiques et les convertissent en un témoignage qui est prononcé au cours d’une cérémonie bouddhiste. Cette pratique permet aux survivants de retrouver leur dignité et d’apaiser les esprits des morts.