Citation tirée de l’émission La fabrique de l’histoire sur France Culture le 11 décembre 2015, à propos de l’exposition qui se tient aux Archives nationales à Paris sur « Le secret de l’Etat. Surveiller, protéger, informer. »
«Vann Nath est mort, il n’a pas vu cette lumière de la justice»
Chum Mey, rescapé de S21 et président de l’association de victimes Ksaeum Ksan, a aujourd’hui 81 ans. A la sortie de l’audience où le verdict définitif contre Duch venait d’être prononcé il jubilait. Le regard pétillant, il ne cessait de répéter aux journalistes qu’il était très heureux de cette sentence à perpétuite. Extraits de ses déclarations à la sorti de l’audience :
«Je suis très heureux aujourd’hui, vraiment très heureux. Il a été condamné à perpétuité. J’espérais cela depuis le début. Si ça n’avait pas été à perpétuité mais seulement 35 ans, ce tribunal n’aurait pas rendu justice. Duch a tué tant de gens, est-ce qu’on aurait pu considérer comme un modèle une peine de 35 ans ? Avec la perpétuité, ce tribunal rend pleinement justice. Mon but maintenant c’est de travailler à la réconciliation entre les bourreaux et les victimes. Sans cette condamnation à perpétuité, il n’y aurait pas de réconciliation possible. Les Cambodgiens auraient gardé de la rancœur les uns contre les autres. Dans un autre pays peut-être que Duch aurait déjà été pendu. Nous c’est la perpétuité. Ce tribunal est un tribunal modèle pour le monde entier.
S’il n’y avait pas eu de justice, je n’aurais pas été au procès 002. Maintenant je vais aller jusqu’au bout. Si le cas 001 a rendu justice, certainement on rendra justice dans le cas 002.
Duch avait le visage sombre [quand il était debout face aux juges]. Il espérait être libéré et il se retrouve avec la perpétuité, alors forcément il a le visage sombre.
Vann Nath est mort, il n’a pas vu cette lumière de la justice. Je pense qu’il était avec moi pour écouter le verdict parce que je suis un rescapé encore en vie.
Je voudrais faire une stèle à l’intérieur de Tuol Sleng où on sculptera les noms des victimes pour que les prochaines générations sachent. Ces dizaines de milliers de noms, il faut les sculpter pour l’histoire.»
«Ieng Sary dit qu’il ne va pas parler. Seul Khieu Samphan dit qu’il va parler. Moi je dis que ceux qui savent ne parlent pas et ceux qui parlent vont dire qu’ils ne savent pas. Donc je n’attends pas grand chose de ce procès.»
«Les parties civiles sont la voix de toutes les victimes restées sans voix durant le régime du Kampuchea démocratique. Alors ce procès n’atteindrait pas son but ou sa pleine dimension si […] les parties civiles étaient comme dans le dossier numéro 1, privées de toute réparation au-delà de la seule publication du jugement et de la reconnaissance de leur statut de partie civile et de leurs souffrances. Cela ne peut suffire.»
Lors de l’audience sur les demandes de réparations qui s’est tenue le 19 octobre 2011 aux CETC, Vincent de Wild a défendu avec force, au nom du bureau des co-procureurs, la place des parties civiles dans le procès et a soutenu fermement leurs demandes de réparation. Extrait de sa déclaration :
«Rarement dans un pays la proportion de victimes, qu’elles soient décédées, survivantes ou membres de la famille de victimes directes aura été aussi grande qu’au Cambodge après la période du Kampuchea démocratique. […] Les victimes directes et indirectes constituent encore aujourd’hui une très grande majorité de la société cambodgienne. C’est la raison pour laquelle nous voulons souligner aujourd’hui l’importance capitale non seulement de la présence des victimes lors de ce procès, en tant que témoin ou partie civile, mais aussi de l’exercice des droits des parties civiles participant à ce procès via leurs avocats et les co-avocats principaux et en ce compris la possibilité d’obtenir des réparations fussent-elles collectives et morales et donc aussi à portée symbolique. Toutes les victimes du pays peuvent s’identifier à ces parties civiles individuelles. En raison de la nature de ce procès, ces PC représentent bien entendu leurs propres intérêts mais elles représentent, en quelque sorte aussi, plus qu’elles-mêmes. Elles sont la voix de toutes les victimes restées sans voix durant le régime du Kampuchea démocratique. Alors ce procès n’atteindrait pas son but ou sa pleine dimension si […] les parties civiles étaient comme dans le dossier numéro 1, privées de toute réparation au-delà de la seule publication du jugement et de la reconnaissance de leur statut de partie civile et de leurs souffrances. Cela ne peut suffire.»
«Dans l’après-Première guerre mondiale, un groupe de non-artistes a formé un non-mouvement pour créer un non-art qu’ils ont appelé Dada. De la même manière, le Conseil des ministres semble avoir créé un non-porte-parole pour transmettre une non-information.»
[suite de la citation] Comment expliquer autrement l’affirmation bizarre de M.Remy [chef adjoint de l’unité presse et réaction rapide du Conseil des ministres] selon laquelle Mme O’Brien [Sous-secrétaire général des Nations unies aux affaires juridiques] «n’a jamais dit au gouvernement de cesser de faire des déclarations» alors qu’elle publie une déclaration qui dit le contraire ? Et si elle ne l’avait pas fait, pourquoi M.Sok An aurait-il ensuite été obligé de prétendre que «le gouvernement cambodgien n’a jamais fait de déclaration relative au tribunal pour les Khmers rouges» alors qu’il revendiquait récemment sa liberté d’expression sur le sujet ? Je dois admettre que je suis très excité par le potentiel du Cambodge pour le dadaïsme et félicite le Conseil des ministres d’une approche si créative en matière de relations publiques
«Mon client Nuon Chea ne se sent pas très bien, il a mal dormi la nuit dernière. […] Il demande à être excusé.»
«J’avais 15 ans sous les Khmers rouges. On m’a demandé de creuser 1 mètre cube de terre par jour pour les digues. J’ai été torturée parce que je ramassais une peau de citrouille… Je crains que les accusés meurent avant d’être jugés, que la justice ne soit pas rendue par ce tribunal.»
« A l’étranger on confond Khmers et Khmers rouges. Grâce au tribunal, j’espère que les étrangers feront désormais la différence entre les Khmers et les Khmers rouges »
Rencontre avec la partie civile Sunthary Phung, deux jours avant le verdict. Elle dresse un bilan de ce que le procès a apporté au Cambodge et à elle-même.
« En tant que Cambodgienne, je pense que :
– le procès sert de modèle pour le système judiciaire au Cambodge, parce qu’il y a un vrai débat. C’est très important.
– Le procès assure aussi le non retour des Khmers rouges. Avec ce jugement, c’est impossible maintenant qu’ils reprennent le pouvoir. C’est une bonne nouvelle pour les Cambodgiens et pour la paix.
– Le tribunal montre aux dirigeants que malgré de longues années on peut toujours les juger.
– Il montre bien ce qui s’est passé sous les Khmers rouges, que ce qu’on raconte à nos enfants et petits-enfants n’a rien d’une légende. Il y a eu des horreurs, la famine, des massacres, des morts. Le tribunal a montré l’ampleur de la catastrophe. Ce n’est pas pareil de lire des livres et d’assister au procès.
En tant que partie civile, j’ai souffert en 79 à cause de la mort de mon père, cette souffrance reste enfouie en moi. Le tribunal m’a fait souffrir mais j’ai accepté car il était important pour moi de savoir à quel point mon père avait souffert. Et puis ma présence aux audiences m’a permis de mieux connaître l’accusé devant la cour, devant les juges, et l’accusé à la pause. Quand j’ai entendu le 9 juillet qu’il avait rejeté son avocat international, je n’étais pas surprise du tout. Je l’ai observé. J’ai appris à le connaître pendant presque un an de déroulement du procès. J’ai toujours dit que Duch reste Khmer rouge de la tête aux pieds. Ce n’est pas François Roux qui a manipulé Duch, c’est plutôt Duch qui a manipulé François Roux. François Roux malheureusement ne connaissait pas assez les Khmers rouges.
Quand le tribunal va finir son travail, que les internationaux vont partir ailleurs, pour le Cambodge il restera un grand travail de mémoire à faire. Il ne faudra pas dire : voilà, c’est fini, le tribunal des Khmers rouges a fait son travail, l’affaire est bouclée. Il faudra faire revivre cette mémoire, ce travail. J’espère que les jeunes vont se rendre compte de ce qui s’est passé. Il ne faut pas leur montrer que le Cambodge des temples. C’est le côté positif mais il ne faut pas enterrer le côté négatif. On a perdu notre identité à cause des problèmes khmers rouges. A l’étranger on confond Khmers et Khmers rouges. Grâce à ce tribunal, j’espère que désormais les étrangers feront la différence entre les Khmers et les Khmers rouges. »
« Selon moi, Duch devrait être condamné à un an de prison par détenu exécuté à S21. Combien a-t-il reconnu de morts au procès ? Plus de 12 000… »
Le dimanche 6 décembre 2009, Vann Nath rencontrait dans la cour du musée de Toul Sleng une trentaine d’élèves de seconde venus de Hong-Kong qui venaient de prendre l’histoire des Khmers rouges en pleine figure. A ces jeunes d’environ 15 ans, Vann Nath faisait remarquer que les gardes de S21 avaient leur âge à l’époque. Silence dans l’assemblée. Puis un élève interroge : « Duch a demandé à être relâché à la fin de son procès. Selon vous, quelle peine mérite-t-il ? Si vous aviez été son juge, à quoi l’auriez-vous condamné ? »
Un sourire amusé effleure le visage de Vann Nath. « Selon moi, Duch devrait être condamné à un an de prison par détenu exécuté à S21. Combien a-t-il reconnu de morts au procès ? Plus de 12 000… Ca lui ferait au moins 12 000 ans de détention. » Il va de soi pour le rescapé de S21 que le nombre de morts est plus important, Duch n’ayant reconnu que les morts « documentés », dont les noms apparaissent sur les listes compilées par les procureurs.
« Je pense que l’auteur de 17 000 crimes mérite la perpétuité. Si on ne le condamne pas à la perpétuité, il me semble qu’on ne reconnaîtrait pas la gravité des faits et le meurtre de ces 17 000 personnes »
Antonya Tioulong, s’est constituée partie civile pour défendre la mémoire de sa sœur exécutée à S21. Sa déposition devant les juges le 18 août compte parmi les moments forts de ce procès. Elle est venue de Paris spécialement pour assister à la dernière semaine d’audiences. Entretien réalisé en compagnie de la journaliste suisse Carole Vann à la veille des plaidoiries.
Pourquoi avez-vous fait le trajet depuis Paris ?
Je tenais à venir assister aux plaidoiries car je pense que c’était important pour les parties civiles, auxquelles on a donné pour la première fois une place officielle, d’être là, d’appuyer une demande de jugement qui soit proportionnel à la gravité des crimes. Par notre présence, nous appuyons les paroles de nos avocats, nous disons que les familles des victimes sont là et qu’elles réitèrent leur demande d’un véritable jugement à l’issue du procès.
Qu’attendez-vous de cette dernière phase du procès ?
J’attends une synthèse de ce qui a été dit et j’attends que le rôle et la responsabilité de l’accusé soient établis.
Quelle condamnation vous paraîtrait juste ?
La perpétuité. C’est ce que la majorité chez les parties civiles attend, en raison de la gravité extrême des crimes qui ont été commis. La perpétuité est la peine la plus grave prévue dans ce procès. Je la demande. Je renouvelle cette supplique adressée au tribunal en août. Je ne veux pas argumenter sur les critères juridiques. Je pense que l’auteur de 17 000 crimes mérite au moins la perpétuité.
En droit pénal international, le condamner à la perpétuité reviendrait, selon certains, à ne pas faire la différence entre un accusé qui plaide coupable et collabore avec le tribunal et ses supérieurs qui se réfugient dans le silence et le déni…
Ce n’est pas parce que des supérieurs de Duch seraient condamnés à perpétuité que lui doit y échapper. Cela ne doit pas minimiser les actes qu’il a commis. Ce n’est pas une raison. Peut-être peut-on trouver un libellé qui soit plus lourd dans la condamnation prévue pour ses supérieurs hiérarchiques… Il n’empêche qu’il est l’auteur de crimes extrêmement graves, qui ont ôté la vie de 15 à 17 000 personnes. Le fait qu’il plaide coupable ne doit pas enlever cette possibilité de prison à vie. Qu’est-ce qu’il aurait fallu qu’il fasse ? Qu’il tue 20 000, 30 000 personnes pour qu’on prononce la perpétuité ? Ce serait inimaginable ! Si on ne le condamne pas à la perpétuité, il me semble qu’on ne reconnaîtrait pas la gravité des faits et le meurtre de ces 17 000 personnes.
Quel souvenir gardez-vous de votre face-à-face avec Duch en août dernier, lorsque vous avez déposé ?
J’ai vu une personne désinvolte, cynique, froide, qui tout en répétant mécaniquement « Je reconnais ma responsabilité, je suis coupable, je demande pardon » ne pensait pas ce qu’elle disait. J’ai vu une personne qui se réfugiait derrière la justice internationale pour essayer d’échapper à la perpétuité.
Que pensez-vous de la proposition d’aller le rencontrer dans sa cellule (formulée le 16 septembre dernier) pour poursuivre votre quête de vérité ?
Je pense que ce n’est pas approprié. Le procès sert de cadre pour une recherche de vérité. Si les questions sont posées à Duch, elles doivent l’être devant un tribunal et les réponses doivent être formulées devant un tribunal, devant des juges, devant des avocats, devant des procureurs. Cela ne peut pas se passer entre les familles des victimes et l’accusé. Il faut que ce soit formalisé juridiquement, il faut que tout soit enregistré de façon officielle.
Quelles étaient vos questions pendant ce procès ?
J’ai surtout voulu avoir une vérité sur le sort tragique qu’a connu ma sœur dans cette prison. J’aurais souhaité avoir de l’accusé des informations beaucoup plus concrètes que des généralités, des mensonges, des contradictions.
Pouvez-vous nous donner un exemple concret ?
Il a osé dire devant le tribunal que ma sœur était décédée de maladie. C’est une réponse choquante, extrêmement insultante pour la victime car on sait que le sort réservé à ma sœur a été particulièrement odieux, qu’elle a enduré les pires souffrances. Je pense que cette réponse est une infamie.
Dans quel état d’esprit êtes-vous à la veille des plaidoiries ?
Je suis un peu dubitative. Je mettais énormément d’espoir dans ce procès. Ce que j’en ai vu moi-même et la tournure que prend le procès provoque des craintes chez moi. J’ai peur que l’accusé ne bénéficie de trop d’indulgence par rapport à la gravité des crimes qu’il a commis. J’espère que je me trompe.
Voyez-vous Duch comme un simple exécutant ?
C’était un exécutant, certes, il a été désigné comme directeur de la prison mais il a vraiment poussé le zèle très très loin dans la réalisation des instructions de l’Angkar. Il a pratiqué une politique d’extermination systématique des prisonniers avec une rare cruauté. Il est de sa seule responsabilité d’avoir appliqué de façon extrêmement atroce ce qui s’est passé dans sa prison. On ne peut pas l’oublier.
La défense va certainement plaider pour une remise de peine. Qu’en pensez-vous ?
J’ai très peur de l’impact et de l’écoute qu’aura la défense. Je crois que ce serait tout à fait immoral et révoltant qu’il y ait une remise de peine et que la perpétuité soit écartée. Si c’était le cas, cela voudrait dire que le fait que Duch ait éliminé 17 000 personnes n’aurait aucune importance. Ce serait très grave pour la justice cambodgienne et pour la justice internationale.
Un des arguments de la défense c’est la coopération de Duch avec le tribunal…
Il y a toujours, me semble-t-il, une concentration sur l’argumentaire « C’est un exécutant, il plaide coupable, il collabore à l’expression d’une vérité » que, moi, je ne vois pas. Je ne vois pas où est la vérité. Je ne vois pas du tout ce qui pourrait amoindrir sa culpabilité, ou qui pourrait justifier une clémence éventuelle ou une remise de peine ou une atténuation de la responsabilité de Duch.
Est-ce que d’entendre la parole de Duch ne permet pas une « réécriture de l’histoire » ?
Lorsqu’on lui pose des questions précises, concrètes, sur le sort qu’il a fait subir aux victimes, il a des réponses très vagues. Je ne vois pas ce que l’on a obtenu au-delà de ces bribes de vérité établies pendant l’instruction. Pour ma part, en ce qui concerne ma sœur, qu’il a massacrée, je n’ai pas une once de vérité supplémentaire.